Bulletin
mensuel de la Société d'archéologie lorraine et du Musée
1911
Les élections
municipales de 1788 et 1790 dans le bailliage de Blamont (1).
I
On sait qu'au nombre des
réformes dont le gouvernement de Louis XVI tenta l'expérience en
1787, figurait la constitution d'assemblées municipales qui
devaient, après avoir élu des délégués aux assemblées de
district, participer d'une manière permanente à la gestion des
affaires communales.
Dans les campagnes, ces assemblées municipales devaient se
composer du seigneur, du curé, du maire et d'un nombre variable
de représentants du tiers-état, au minimum trois, élus par
l'Assemblée générale de la communauté. Le seigneur et, à son
défaut le curé en étaient les présidents nés.
C'était une nouveauté que la collaboration du seigneur et du
curé à la gestion des affaires de la communauté. On en attendait
les plus heureux résultats, d'autant qu'il était de mode
d'imputer à l'ignorance du paysan, à son entêtement, et aux
passions qui s'agitaient dans les assemblées tumultueuses des
communautés rurales, une large part des maux dont souffrait le
pays.
L'un des syndics généraux de l' Assemblée provinciale,
Joseph-François Coster, avocat au Parlement, saluait les
bienfaits de cette grande innovation avec une pompe sentimentale
sous laquelle il faut chercher la justesse et la sagacité du
raisonnement. « Si l'on pouvait se retrouver, dit-il, dans les
annales des communautés, on remarquerait à coup sûr que presque
tous les procès qui les ont ruinées, sont nés dans des
assemblées tumultueuses dans lesquelles la présence de tous est
souvent le triomphe d'un seul, et trop souvent de celui qui
joint la hardiesse des vues à la force des moyens, » Il n'y aura
plus d'assemblées de communauté, mais seulement des assemblées
restreintes, élues par le peuple; et alors: « on sent avec quel
doux épanchement, les seigneurs, les curés, les membres des deux
premiers ordres se rapprocheront de cette élite du peuple. On
sent combien les élus du tiers sont loin de s'ecarter des égards
que la naissance, le rang, les fonctions inspireraient seuls
quand la supériorité des lumières ne les commanderait pas.... On
voit disparaitre et s'effacer de notre code ancien les lois
fâcheuses qui interdisaient au seigneur et au curé de s'immiscer
dans les délibérations des communautés. Ces utiles précautions
contre les inconvénients du gouvernement féodal vont se perdre
avec lui. »
Quel fut dans les campagnes l'écho de ce discours qui commentait
à la fois les intentions du roi et les espoirs des classes
dirigeantes ?
Coster se faisait, croyons-nous, illusion sur l'influence que la
noblesse et le clergé étaient appelés à exercer dans ces
assemblées villageoises, où, de temps immémorial, l'objet
presque unique des délibérations avait été la lutte contre le
seigneur ou les fermiers du domaine, à cause des droits féodaux,
et contre le clergé, à cause des dimes. On voit en parcourant
les procès-verbaux de ces premières assemblées rurales, que,
quels qu'aient été le zèle patriotique et la sincérité de ceux
qui les dirigèrent, elles ne se dégagèrent entièrement ni de
leurs rancunes séculaires, ni de leurs querelles de clocher. La
méfiance se devine déjà dans les premières élections municipales
de 1788, Sous la pompe officielle qui les enveloppe et les
contient, Mais ce sont certainement les passions locales qui ont
inspiré et souvent dominé les assemblées populaires de 1790.
Elles se présentent, croyons-nous, avec ce double aspect dans
toutes les parties de la Lorraine.
Mais comme il ne faut pas isoler les incidents qu'elles ont fait
naître des menus faits locaux qui en ont été la cause ou le
prétexte, l'étude n'en est guère intéressante que si on la
limite à une région déterminée. Je choisis ici celle de l'ancien
bailliage de Blâmont, parce qu'il se trouve que dans cette
région, la plupart. des procès-verbaux sont entièrement
manuscrits, Ailleurs ils ont été le plus souvent dressés au
moyen de formules imprimées sur lesquelles il ne restait à
écrire que le nom des élus, ce qui ne laisse plus aucune place
au pittoresque ni à la couleur locale.
Sur les vingt-trois communautés qui composaient le comté de
Blâmont, les procès-verbaux n'en mentionnent que deux, Gogney et
Igney, où l'assemblée paroissiale ait été tenue sous la
présidence du seigneur.
A Gogney, les 26 électeurs de ce petit village se réunissent en
présence de Messire J. Thomas Comte de Mitry, chevalier de
l'ancienne chevalerie, ancien officier au
service de France, seigneur de Vigneules, du fief de Blâmont, et
seigneur censitaire de Gogney.
A Igney, l'assemblée composée de 21 personnes se tient dans
l'une des salles du château, où M. Le Creulx (2), seigneur de la
paroisse, l'un des hauts fonctionnaires de l'Intendance de
Lorraine, explique en termes très clairs, et en un langage élevé
et paternel, le rôle réservé aux représentants du tiers dans le
mécanisme des nouvelles institutions : « Le prince, Messieurs,
que le ciel a placé sur le trône de France et qui nous gouverne,
guidé par sa sagesse, ...., a voulu que la province soit
dorénavant administrée par un corps toujours subsistant, composé
de gens sages, éclairés, judicieux, amis de la vérité, et
choisis parmi tous les ordres de l'Etat... Les membres de
l'assemblée provinciale, vivement occupés du bien des provinces,
consacrent leurs talents et leurs veilles, pour tâcher de
diminuer le poids des charges publiques et les rendre
supportables..... C'est ce corps distingué que vous êtes
destinés par la suite à régénérer dans l'ordre du tiers-état.
J'aime à me persuader que ma communauté se distinguera par son
zèle et son esprit d'équité ..... Les membres qui vont être
élus, ne doivent jamais oublier qu'ils sont destinés à protéger
le faible et à faire triompher l'équité.... Le service public
dont je suis habituellement chargé et qui m'oblige une partie de
l'année à parcourir la province, ne me permettra pas de
participer souvent à vos opérations, ni d'avoir l'avantage de
les présider, mais je serai remplacé par un pasteur distingué,
qui.... »
Ce langage si correct et si sincère était écouté avec beaucoup
de respect et un peu d'étonnement. Le peuple fondait sur les
intentions généreuses du souverain un immense espoir. Il voulait
croire qu'on travaillait sérieusement à alléger ses charges,
mais il ne voyait pas très clairement comment devait sortir de
cette superposition d'assemblées élémentaires et génératrices
les unes des autres, l'allègement promis, Et comme le doute,
dans l'âme lorraine, est proche cousin de la méfiance, voici le
curieux galimatias par lequel l'orateur anonyme de la petite
paroisse d'Autrepierre, qui n'avait pas de seigneur résidant, a
plaisamment traduit les sentiments confus et complexes de ses
concitoyens : « Ce jour des déclarations de Sa Majesté régnante
qui, par ses édits, nous fait connaître ses charitables desseins
pour le bien et bon ordre universel de son royaume, sera
l'époque dans les ciècles (sic) à venir de la reconnaissance de
ses fidèles sujets pour de si grands et tant riches bienfaits;
et quoique ce jour paraisse pour quelqu'un obscur dans son
aurore, tous enfin en ouvrant les yeux, sensibles aux
inspirations divines, adoreront en obéissant et servant sous Sa
Majesté, la puissance qui nous gouverne (3) ».
Le scepticisme qui perce sous la naïveté de l'emphase se
manifeste toujours à la manière lorraine, par le silence plus
souvent que par des discours. Dans nombre de villages on vote
sans aucun empressement, A Montigny, où « le greffier reçoit les
voix qu'on introduisait par un trou dans une boîte cachetée »,
beaucoup d'habitants ont refusé d'en donner. A Bertrambois, «
partie des habitants se sont trouvés à cette assemblée, et
partie des autres n'y ont pas paru, malgré qu'au son de la
caisse ils étaient derechef avertis. » En sorte que le syndic,
dans son zèle, se croit obligé de dresser procès-verbal contre
les défaillants, « pour ètre présenté à MM. les officiers du
bureau interrnédiaire, .... et les condamner à l'amende qui leur
plaira. »
Les hésitations et les réticences populaires n'étaient
d'ailleurs que trop encouragées par la complication même du
système de votation. Dans son souci de justice et
d'impartialité, poussé jusqu'au scrupule, et il faut ajouter
dans son inexpérience des mentalités rurales, le gouvernement
avait tellement multiplié les incompatibilités pour cause de
parenté, que dans les petites communes il devenait extrêmement
difficile de composer régulièrement la municipalité. Nombre
d'élections durent être recommencées pour ce motif, en sorte que
dans bien des localités on était las du nouveau régime avant
d'en avoir éprouvé les bienfaits.
En l'absence du seigneur, ce fut le curé qui s'employa à
constituer, puis à stimuler l'assemblée paroissiale, dont il
devenait le président; et c'est son influence qui y prévalut en
définitive, et d'autant mieux qu'il l'exerça, en général, dans
un esprit nettement favorable aux réformes.
Malheureusement l'existence de ces premières assemblées
municipales fut fort éphémère. A peine avaient-elles eu le temps
de prendre connaissance d'elles-mêmes, que le rappel de Necker
et la convocation des États-Généraux emportaient les aspirations
et les passions des masses, bien au delà de l'horizon étroit des
intérêts locaux; en sorte que la courte histoire des assemblées
de paroisses serait entièrement tombée dans l'oubli, si ce
n'était par elles que, deux ans plus tard, en février 1790,
devaient être constituées et installées les municipalités
purement démocratiques créées en décembre 1789 par les décrets
de l'Assemblée nationale.
II
L'Assemblée nationale, dans
ses décrets de décembre 1789, ne semble pas s'être préoccupée
des difficultés qu'avait fait naître la complication des
élections de 1788. Elle en aggrava les formalités et les
incompatibilités.
La municipalité démocratique de 1790 doit émaner d'une assemblée
générale des membres de la commune, ouverte sous la présidence
ou plus justement en présence d'un délégué de l'ancienne
municipalité. Le rôle de ce délégué se limite en effet à
constater le nombre des citoyens présents, et à provoquer un
premier scrutin pour la nomination du président effectif de
l'assemblée communale, scrutin dont le dépouillement est fait
par les trois citoyens les plus âgés. Mais outre ce premier
vote, il n'en faut pas moins de sept autres pour parfaire la
constitution du corps communal, non comprises trois prestations
solennelles de serment pour conférer l'investiture aux divers
élus: maire, secrétaire, procureur, officiers municipaux,
notables, etc.
Ce furent assez généralement les cures, présidents-nés des
anciennes municipalités à défaut de seigneurs, qui furent
délégués pour ouvrir les nouvelles assemblées générales des
communes. Assez généralement aussi, ils y furent maintenus dans
leurs fonctions de présidents, quelquefois avec une mention
respectueuse comme celle-ci : Monsieur X..., très digne prêtre.
Mais, bien qu'il n'y eût aucune incompatibilité entre le
sacerdoce et la mairie, fort peu de curés furent investis des
fonctions de maire, Peut-être ne les briguèrent-ils pas.
Toutefois, il eut semblé naturel que, du moins en compensation
des anciens privilèges dont ils avaient généreusement accepté la
suppression, une place leur fût faite dans les nouvelles
assemblées. Il n'en fut pas ainsi. On ne retrouve pas dans les
élections de 1790 le calme, la dignité qui avaient présidé à
celles de 1788. Les passions qu'une autorité traditionnelle ne
contient plus, s'y montrent déjà assez vives pour que la
complexité des opérations suffise à elle seule, par les lenteurs
qu'elle entraîne, à lasser, à énerver le corps électoral. Mais,
là où la situation se complique de quelque querelle intestine,
les opérations deviennent immédiatement laborieuses et agitées;
la journée n'y suffit plus; la cabale, l'obstruction, la fraude
même y jettent la confusion.
Plusieurs procès-verbaux sont à cet égard aussi pittoresques
qu'instructifs.
A Vacqueville, village de l'ancien temporel de l'évêché de Metz,
la séance s'ouvre après vêpres sous la présidence d'un prêtre
instruit et distingué, M. de Mirbeck, curé de la paroisse et
vicaire général de l'évêché. Il rappelle tout d'abord la
lecture, qu'il a faite au prône, des décrets de l'Assemblée
nationale et des lettres patentes du roi. Il y ajoute une
explication particulière « pour faciliter, dit-il,
l'intelligence de plusieurs mots qui, étant inusités parmi les
habitants des campagnes, n'auraient pas été entendus ou auraient
souffert des interprétations différentes. » On ne s'est réuni ni
à la maison commune, ni à la cure, « mais dans la maison du
sieur Gridel, ancien syndic, lequel étant hors d'état de pouvoir
se transporter au lieu où se tiennent ordinairement les
assemblées, ayant désiré être témoin des élections, la
communauté a été bien aise de donner cette marque de déférence à
un citoyen qui s'est toujours distingué par ses vertus et sa
charité... »
Après cet hommage à la vertu civique, qui honore à la fois le
vieillard qui en est l'objet et les électeurs qui ont tenu à le
lui rendre, mais qui n'abrège pas les formalités du vote, on
procède à l'élection du président effectif par un scrutin que
dépouillent les trois citoyens les plus âgés. Élu sans
opposition, M. de Mirbeck, qui conserve sa place au fauteuil,
fait immédiatement observer qu'il sera certainement impossible
de constituer complètement le corps des notables, à raison des
incompatibilités édictées par les décrets entre parents ou
alliés du degré de père, de fils, de beau-père ou de gendre, de
frère, de beau-frère, d'oncle et de neveu, Dans ce petit village
tout le monde est parent. Il propose donc de se contenter de
l'essentiel, c'est-à-dire d'un maire et de deux officiers
municipaux. On commence par l'élection du maire, mais aucun nom
ne réunit la majorité absolue. Au second tour, on constate
malheureusement que beaucoup de citoyens ont déjà quitté la
salle. Quelques-uns ont remis Ieur bulletin aux mains du maitre
d'école, mais c'est une pratique fâcheuse qui peut vicier
l'élection. Entre temps, la nuit est venue, et il faut se
séparer sans avoir réussi à faire aboutir le scrutin principal,
celui de l'élection du maire, après lequel il en reste encore
cinq.
Cette indifférence, à laquelle a bien pu se joindre quelque
pointe de malice, indigne les patriotes zélés. Ceux-ci, « ancien
maire et autres notables, ayant fait observer qu'il régnait dans
la paroisse une négligence et une indifférence punissables »,
concluent « qu'il faut faire un règlement en vertu duquel tous
les citoyens actifs sans exception seraient tenus de se trouver
aux heures et lieux indiqués, sous peine d'amende », et par
provision veulent appliquer tout de suite cette pénalité à ceux
qui viennent de se retirer « pour faire manquer l'élection ». On
se met donc à l'oeuvre séance tenante, pour rédiger ce nouveau
code du devoir civique, et « considérant qu'une indifférence
aussi marquée ne peut se concilier avec les sentiments de
respect et de reconnaissance dont la communauté est pénétrée
pour le roi et l'Assemblée nationale », on fixe à trois francs
l'amende applicable aux absents. Enfin, pour prévenir une ruse
trop facile à prévoir, on décide qu'une fois entré, dans la
salle, nul ne pourra plus en sortir sans la permission du
président.
Le lendemain lundi, on se remet à l'oeuvre. En dépit des
sévérités du nouveau règlement, il faut trois scrutins
successifs pour arriver à l'élection du maire. Au premier tour,
personne n'a réuni la pluralité; le second tour ne donne qu'une
majorité relative ; le troisième enfin tranche l'élection, Vient
ensuite l'élection des trois officiers municipaux. La nomination
du premier exige également trois tours, et il est midi quand
cette dernière étape est franchie. Il faut donc encore une
séance de relevée pour la nomination des deux autres officiers,
et tout ce labeur n'a produit qu'une municipalité incomplète,
puisqu'il y a impossibilité de trouver les douze notables.
L'élection de Vacqueville n'avait cependant présenté aucune
autre difficulté que celle de la complexité même du système; M.
de Mirbeck l'avait dirigée avec un tact et une compétence
indiscutables. Ogéviller va nous offrir le tableau d'une
assemblée troublée par les compétitions de l'intérêt privé.
La cure d'Ogéviller, du diocèse de Nancy, dépendait de celle de
Mignéville, mais elle était desservie par un vicaire, qui
officiait en même temps à Fréménil. C'est ce dernier qui avait
présidé l'assemblée municipale élue en 1788, et qui avait été
désigné pour ouvrir la séance aux élections de 1790. Mais on
avait fait courir le bruit que cette présidence de l'assemblée
du corps municipal, supposant le droit de résidence dans la
commune, le vicaire méditait de s'en prévaloir pour se faire
payer une location en qualité de vicaire-résident. En vain
protestait-il de son désintéressement, offrant même de renoncer
à certaine redevance qu'on lui payait; il ne parvint pas à
réunir à la maison commune la totalité des citoyens. Une
fraction dissidente, dont le chef n'était autre que M. Couroux,
curé de Mignéville, prêtre populaire nouvellement élu maire dans
cette commune, se réunit ailleurs, à la convocation de ce
dernier. Le parti du curé contestait au vicaire son droit à la
présidence. C'est à Fréménil, disait-on, et non à Ogéviller
qu'était le siège de son vicariat. Son insistance cachait
l'intention de faire augmenter la portion congrue que lui devait
le curé. Bref, chacun des deux partis élut un maire et une
municipalité. L'affaire fut déférée à la Commission
intermédiaire du district, avec un dossier bourré de
protestations et d'insinuations malicieuses, qui n'aboutirent
qu'à l'annulation des deux élections rivales. Mais la difficulté
était grande d'en faire une nouvelle qui fût valable. La
querelle du curé et de son vicaire avait privé l'un et l'autre
de l'autorité nécessaire, et il fallut députer l'un des membres
du bureau intermédiaire du district de Blâmont, l'avocat
Regnault, pour présider la nouvelle élection et calmer les
esprits. M. Regnault donna tort à M. Couroux, auquel la
politique réservait d'ailleurs de bien plus graves déceptions.
L'élection de Domêvre fut plus significative encore. L'assemblée
s'y tint, dit le procès-verbal, « sous l'inspection » d'un des
chanoines de l'abbaye, M. Barrois, curé de la paroisse; et cette
expression voulue trahit déjà la méfiance. C'est le curé
cependant que favorise le premier scrutin pour la présidence,
mais à la faible majorité de six voix. Quand il s'agit d'élire
les scrutateurs, dix-neuf citoyens manifestent leur
mécontentement en se retirant, et bientôt la bataille s'engage
sur l'élection du maire, qui met en présence un villageois,
Nicolas Leroy, et un grand dignitaire de l'Église, M. de
Saintignon, abbé de Domêvre, général des chanoines réguliers de
la congrégation de Notre-Sauveur, membre nommé par le roi de
l'Assemblée provinciale de Lorraine, ex-seigneur du lieu et
membre de l'Académie de Metz. La lutte est passionnée. Le
premier vote ne donne pas de résultat; au second tour, on trouve
dans l'urne douze voix de plus qu'il n'y avait de citoyens
présents. Au troisième tour, M. de Saintignon est battu par 56
voix contre 30. C'est un échec sanglant pour l'abbaye.
Néanmoins, le curé dont la laborieuse présidence ne doit prendre
fin qu'après la constitution complète de la nouvelle
municipalité, poursuit sa tâche ingrate.
Les deux premiers scrutins pour l'élection des officiers
municipaux s'accomplissent sans incident, mais pour le
troisième, « le maire s'est trouvé n'avoir plus avec lui que
cinq citoyens, le reste étant sorti l'un après l'autre, sans
rien dire »... C'est l'obstruction. Le curé se décide à remettre
l'opération au lendemain, et fait avertir les électeurs à son de
caisse et de cloche; mais il consigne au procès-verbal « ses
inquiétudes sur la crainte que la convocation ne soit pas
régulière ».
Il passe outre cependant, et le lendemain, à l'ouverture de la
nouvelle réunion, se présentent quatre citoyens seulement.
Domêvre continue à bouder. Le président attendit « une
demi-heure pour voir s'il n'arriverait pas plus rie monde, et
n'y en étant point arrivé davantage, il a demandé à M. le Maire
élu, qui était présent, et aux trois autres citoyens la
permission de se retirer, attendu qu'il se disait indisposé »,
Et le pauvre chanoine s'enfuit écoeuré. Alors, comme par
enchantement, surgissent cinquante citoyens pleins de zèle, qui
nomment allègrement deux officiers municipaux, puis le procureur
de la commune, puis douze notables, dont aucun chanoine de
l'abbaye.
N'est-ce pas là un tableau saisissant de cette mentalité
lorraine pétrie par les siècles ? Pendant huit cents ans, le
paysan de Domêvre, sujet de l'abbaye, n'a eu pour armes que son
inertie tenace et son silence plein de malice. Promu citoyen et
électeur de fraîche date, c'est par la même tactique qu'il
satisfait sa vieille rancune de vassal.
Ce verdict sévère était-il mérité? M. de Saintignon n'était
point un prêtre rétrograde ni égoïste. Si l'on en croit ses
déclarations dans un mémoire qu'Il adressa à l'Assemblée
nationale, il aurait, en dix-sept ans, versé pour les pauvres
plus de 250.000 francs. Il allait prêter avec empressement le
serment à la Constitution civile du clergé, ainsi que M. Couroux,
curé de Mignéville, dont nous avons parlé tout à l'heure. On
peut donc les ranger l'un et l'autre dans ce groupe
d'ecclésiastiques patriotes qui avait entrepris, avec un zèle
hâtif, d'expliquer et de justifier dans les paroisses les actes
de l'Assemblée, la nouvelle constitution du clergé. Ses
inspirateurs étaient, à n'en pas douter, l'abbé Grégoire, curé
d'Emberménil, et M. Lamourette, ancien lazariste, autrefois
supérieur du séminaire de Toul, et depuis évêque de
Rhône-et-Loire et métropolitain du Sud-Est. Leur doctrine se
résumait en quelques propositions très hardies: « La primatie
spirituelle et honorifique du pape ... est le seul article de
foi... Le Concordat de François 1er avec Léon X est la
capitulation d'un prince timide avec un prélat- ambitieux, - Les
papes se rendirent souverains du patrimoine de Saint-Pierre,
alors plus que jamais ils mirent la puissance spirituelle dans
la balance politique. L'Assemblée nationale a fait un ensemble
de Canons sacrés et de lois profanes ... ; elle a sapé les abus,
rétabli la discipline; conservé le dogme et la morale ... La
nation française s'est donc chargée des biens ecclésiastiques.
Il est temps que les prêtres prient Dieu, au lieu de conduire
les affaires. - En conséquence, la Société a décidé que chacun
de ses membres prêterait le serment ordonné par le décret du 27
mai, même sans attendre la décision du pape ou l'avis de
l'évêque, persuadée que l'un et l'autre ne s'opposeront pas à la
justice et à l'équité. »
On sait quels amers remords cette hâte indisciplinée ménageait à
ceux qui en subirent l'entraînement; comment elle ne leur valut
même pas la faveur des masses dont ils flattaient les
convoitises. L'abbé Couroux ne devait pas tarder à reconnaître
son erreur, et à la réparer noblement par un acte de courage.
Lorsque, en 1793, on le pressa de livrer ses lettres
d'ordination, il refusa net. « On me guillotinera, s'écria-t-il;
tant mieux, je l'ai mérité. » (4) M. de Saintignon n'était point
un homme de cette trempe. Bien que général des chanoines
réguliers et par conséquent gardien des règles de l'ordre, il
avait commencé par supprimer l'abstinence du Carême, puis
institué à Domêvre une vie fastueuse qui contrastait avec la
simplicité de ses prédécesseurs. L'abbé Chatrian rapporte qu'il
voyageait dans un carrosse élégant, avec quatre chevaux, cocher,
postillon et laquais; qu'il allai t souvent à Paris promener son
excellente perruque dans un équipage leste et fastueux; que
l'été il fréquentait les eaux de Plombières. En 1778, lors de la
confirmation donnée par l'évêque, il avait dîné à l'abbatiale
avec les dames du voisinage, pendant que les curés et les
vicaires dînaient au réfectoire.
Aussi quand on vint demander aux religieux leur sentiment sur la
liberté que l'Assemblée nationale donnait de quitter le cloitre,
ils furent unanimes à déclarer qu'ils ne demandaient pas mieux
que d'en user, et aucun ne voulut demeurer à Domêvre avec
l'ex-abbé, qui y vécut, âgé et infirme, jusqu'en 1795, de la
pension de 6.000 livres que lui servit la nation. On ajoute que
M. de Saintignon mourut dans la misère; que personne
n'accompagna son corps, et que le chien de l'abbaye suivit seul
le tombereau qui le conduisit au cimetière.
Pourtant si Domêvre était à cette époque le plus gros et le plus
riche village du pays, ne devait-il pas à l'abbaye une large
part de sa prospérité, elle y nourrissait régulièrement 60
pauvres deux fois par semaine, et appartenait-il à cette jeune
démocratie de venger de cette façon les griefs particuliers de
la Congrégation des chanoines ?
Mais nous venons de voir que, dès 1790, les passions et les
rancunes parlaient déjà très haut au sein des assemblées
populaires; et l'on ne saurait s'étonner qu'au cours des années
suivantes, lorsque les événements eurent découragé les timides
et enflammé les agités, les affaires communales, délaissées par
la masse des citoyens paisibles, aient été livrées aux
fantaisies d'une minorité d'exaltés et d'ambitieux.
EMILE AMBROISE
(1) SOURCES:
Archives de Meurthe-et-Moselle, C. 559, 560, 561. - Abbé MARTIN,
Histoire du diocèse de Toul, t. III, p. 149. - Abbé CHATTON,
Histoire de l'abbaye de Domêvre (M.S.A. L., 1898, p. 43 à 45,
avec un portrait de M. de Saintignon.) - Recueil de documents
imprimés sur la Constitution civile du clergé, à la Bibliothèque
de Lunéville.
(2) Françols-Michel Le Creulx, né à Orléans en 1734, ingénieur
en chef de Lorraine en 1775, devint inspecteur général des ponts
et chaussées en 1801, et mourut à Paris en 1812. C'est d'après
ses plans qu'a été construit en 1786 le grand manège du quartier
La Barolière à Lunéville, que la tradition attribue faussement à
Stanislas. (Biographie universelle, et MCHEL, Biographie et
généalogique des hommes marquants de la Lorraine.)
(3) Arch.de M.-et-M., C. 560.
(4) CHATRIAN, cité par l'abbé MARTIN, Histoire du diocèse de
Toul, t. Ill, p. 149. |