Les derniers
Jansénistes, depuis la ruine de Port-Royal jusqu'a nos jours
(1710-1870)
Léon Séché
Ed. Paris 1891
CHAPITRE VI
L'abbé Grégoire et la
Constitution civile du clergé. - Tête de fer et coeur d'or. - Le
curé de campagne défini par Grégoire. - Sa bibliothèque à
Embermesnil. - Sa simplicité, sa sobriété, son courage civique.
- Comment le jugeait l'abbé de Pradt. - Son essai sur la
régénération des juifs. - Du Guet et la soeur Rose. - Résumé de
la vie politique de l'abbé Grégoire. - Ses motions, ses projets
à la Constituante et à la Convention. - Sa biographie par M.
Carnot. - « Toujours foudroyé et toujours serein. » ! - Les
reproches que lui fait Sainte-Beuve. - Histoire de ses derniers
jours. - M. de Quélen lui refuse les sacrements. - Il est
administré par l'abbé Barabère et l'abbé Guillon. - Aman et
Mardochée. - Le gouvernement fait enfoncer les portes de
l'Abbaye-aux-Rois. - L'église de Haïti à la nouvelle de la mort
de Grégoire.
Avant d'étudier la Constitution civile au point de vue
religieux, qu'il me soit permis de m'arrêter un instant devant
la grande figure de l'abbé Grégoire (1). Comme la plupart des
curés de son époque, l'abbé Grégoire était janséniste, mais un
janséniste de la grande école, des temps glorieux de Port-Royal
et non de la décadence. Il tenait de Saint-Cyran par son esprit
d'initiative et la hardiesse de ses conceptions, et d'Antoine
Arnauld par son opiniâtreté, son humeur batailleuse,
l'inébranlable fermeté de son caractère. Tête de fer, disait
Michelet ; coeur d'or, ajouterai-je. Il avait appris à aimer la
liberté dans les Vindicioe contra tyrannos publiés par Hubert
Languet, sous le pseudonyme de Junius Brutus. Madame Roland et
Charlotte Corday avaient, elles aussi, puisé leur foi
républicaine dans la lecture des vieux Romains ; et, sans sortir
de notre horizon, c'est en lisant les Hommes illustres de
Plutarque, que la Mère Angélique se prépara au gouvernement de
son abbaye.
Nommé curé d'Embermesnil, Grégoire laissa deviner son jansénisme
dans la haute idée qu'il se faisait du ministère pastoral : «
Prêtre par choix, dit-il, vicaire et curé par goût, je formai le
projet de porter aussi loin qu'il est possible la piété
éclairée, la pureté des moeurs et la culture de l'intelligence
chez les campagnards, non-seulement sans les éloigner des
travaux agricoles, mais en fortifiant leur attachement à ce
genre d'occupations. J'avais une bibliothèque uniquement
destinée aux gens de la campagne : elle se composait de livres
ascétiques bien choisis, et d'ouvrages relatifs à l'agriculture,
à l'hygiène, aux arts mécaniques. » Ainsi avait fait le grand
oncle de Royer-Collard à la cure de Sompuis, en Champagne ; et
ce que rêvait Grégoire pour ses paroissiens, les solitaires
l'avaient accompli dès le principe à Port-Royal des Champs.
C'est aussi pour développer chez le paysan les connaissances
agricoles que, dans l'Assemblée nationale, lors de la discussion
des articles de la Constitution civile, il témoignait le désir
qu'on assignat aux curés une dotation en fonds territoriaux.
Devenus cultivateurs, disait-il, les curés ne pourraient que
donner à leurs paroissiens des exemples de progrès.
« L'époque la plus heureuse de ma vie, répétait-il souvent, est
celle où j'ai été curé. Un curé digne de ce nom est un ange de
paix ; il n'est pas un jour, un seul jour où il ne puisse, en le
finissant, s'applaudir d'avoir fait une foule de bonnes actions.
» Qui sait si Lamartine ne pensait pas à Collard ou à Grégoire,
quand il traça le beau portrait de son « laboureur vêtu de deuil
! ».
Grégoire avait, en effet, toutes les vertus requises pour faire
un excellent curé de campagne : il était d'une piété exemplaire,
d'une simplicité tout évangélique, d'une frugalité qui touchait
à la parcimonie, et il avait une prédilection marquée pour la
vie des champs.
Un exemple de sa simplicité : M. Carnot, rapporte qu'un jour, à
l'expiration de ses pouvoirs, comme président de l'Assemblée
constituante, il se rendit à l'église des Feuillants pour
remercier Dieu d'avoir soutenu ses forces pendant cette mission
difficile, et que, le prêtre chargé d officier se trouvant seul,
Grégoire s'agenouilla derrière lui et servit la messe,
remplissant ainsi les plus humbles fonctions de l'Église, après
avoir occupé le plus haut poste de l'État.
A Blois, il n'habitait ni le bas ni le haut du palais épiscopal
; il prit une chambre au second, rapporte le comte de Chaverny,
qui fut un de ses électeurs, et y vécut en sans-culotte (2).
Quant à sa sobriété, elle éclate dans ce trait magnifique : A
son retour du comté de Nice où il avait été envoyé en mission,
il disait à la bonne madame Dubois, qui, jusqu'à la fin lui
servit de mère : « Devinez combien mon souper de chaque soir
coûtait à la nation ? Juste deux sous; car je soupais avec deux
oranges. Aussi je n'ai pas dépensé tout mon argent ; voyez ce
que je rapporte au trésor public... » Et il montrait, nouée dans
le coin d'un mouchoir, la petite somme épargnée sur ses frais de
voyage, et se glorifiait naïvement de sa patriotique économie
(3).
Que voilà bien le janséniste ! honnête jusqu'au scrupule
désintéressé jusqu'au sacrifice !
L'abbé de Pradt, qui fut son collègue et son adversaire à la
Constituante, a dit que le langage de l'abbé Grégoire avait plus
d'ardeur que de feu, plus d'impétuosité que de vivacité ; qu'il
se trouvait presque toujours dans ce qu'il disait quelque chose
de provocateur et qu'il se défendait comme les autres attaquent.
Le fait est qu'il était terrible et d'une audace extraordinaire
quand il défendait sa croyance. C'est en habit violet alors que
le port du costume ecclésiastique était interdit qu'il présidait
la Convention et qu'il s'en allait à cheval haranguer les
troupes au camp de Brau (4), et vous vous souvenez du jour où
sommé d'abjurer comme l'évêque Gobel, il se précipita à la
tribune et s'écria dans un superbe mouvement d'éloquence : «
Cette croyance est hors de votre domaine : catholique par
conviction et par sentiment, prêtre par choix, j'ai été désigné
par le peuple pour être évêque ; mais ce n'est ni de lui, ni de
vous, que je tiens ma mission... Agissant d'après les principes
sacrés qui me sont chers et que je vous défie de me ravir, j'ai
tâché de faire du bien dans mon diocèse ; je reste évêque pour
en faire encore. » Et il tint parole au péril de sa vie.
Élu le même jour évêque au Mans et à Blois, il opta pour ce
dernier siège. Peut-être se souvenait-il que la dernière prieure
de Port-Royal y avait été exilée, et que l'évêque d'alors,
Bertier, lui avait refusé les sacrements, au moment de mourir, à
cause de son refus de signer le formulaire.
Mais où sa grandeur d'âme et ses sentiments jansénistes se font
jour, c'est dans son Essai sur la Régénération physique et
morale des Juifs (5). De tout temps Port-Royal crut tenir la
clef des figures de l'Ancien Testament ; sur la fin il avait mis
son espérance dans la conversion des Juifs. Pascal nous a laissé
deux ou trois pages admirables sur eux. Du Guet, surtout, qui
est resté le docteur de la secte des figuristes, avait conçu
tout un plan en vue de leur conversion.
D'après lui, cette conversion des Juifs à la religion chrétienne
devait être marquée par de grands maux dans l'Église, et la soeur
Rose, une sorte de béate hallucinée dont il avait fait son
Égérie, lui avait prédit qu'après Clément XI, sous le pontificat
duquel s'était consommée la destruction de Port-Royal, un pape
viendrait qui rétablirait les choses. Il est encore à venir.
Nous verrons dans un autre chapitre que les derniers Jansénistes
du Lyonnais et du Forez ont presque tous donné dans le figurisme
et se sont endormis dans l'attente du prophète Élie.
Plus pratique et moins confiant dans les promesses de
l'Écriture, Grégoire estima que le meilleur moyen de convertir
les Juifs c'était de les régénérer ; et pour préparer les voies
de Dieu, il demanda aux hommes d'effacer dans une loi l'iniquité
des siècles : « Quand même tous les crimes imputés aux Juifs
seraient vrais, disait-il, les Juifs seraient moins coupables
que les nations qui les ont forcés à le devenir. » Et alors il
retrace, dans un style impétueux mais qui n'a rien encore de
l'emphase révolutionnaire, les persécutions subies par le peuple
juif, les humiliations de toutes sortes dont il a été abreuvé,
sa vie errante et misérable ; il réfute Michaélis qui prétend
que le judaïsme s'oppose à une rénovation ; il développe la
possibilité de former les israélites aux arts, aux métiers, à
l'agriculture, à l'état militaire, et il demande que la loi
civile devienne la même pour eux que pour les chrétiens.
Mais en même temps, et comme pour indiquer qu'il a pesé le pour
et le contre et prévu les difficultés que présenterait
l'émancipation pure et simple des Juifs, il admet qu'on prenne à
leur égard certaines mesures d'ordre et de police en vue de
réprimer leur penchant au mercantilisme et à l'agiotage, fruit
d'une existence si longtemps tourmentée. Et voici par quelle
invocation généreuse et vraiment humaine il termine son ouvrage
: « Un siècle nouveau va s'ouvrir ; que les palmes de l'humanité
en ornent le frontispice, et que la postérité applaudisse
d'avance à la réunion de vos coeurs. Les Juifs sont membres de
cette famille universelle qui doit établir la fraternité entre
tous les peuples ; et sur eux comme sur vous, la révélation
étend son voile majestueux. Enfants du même père, dérobez tout
prétexte à l'aversion de vos frères, qui seront un jour réunis
dans le même bercail ; ouvrez-leur des asiles où il puissent
tranquillement reposer leurs têtes et sécher leurs larmes; et
qu'enfin le juif, accordant au chrétien un retour de tendresse,
embrasse en moi son concitoyen et son ami. »
On comprend après cela que ce prêtre ait exercé une si grande
influence sur les assemblées dont il fit partie. L'abbé Grégoire
est sans contredit la plus belle incarnation de l'esprit
révolutionnaire. La Constituante et la Convention ont eu des
orateurs d'une plus haute volée, des légistes plus ferrés sur la
jurisprudence ; elles n'ont eu qu'une seule intelligence assez
vaste pour embrasser le champ de leurs travaux. Grégoire a
touché à tout, aux lettres, aux sciences, aux arts ; il n'est
pas une réforme du domaine politique ou ecclésiastique qui ne
porte sa marque ; pas une loi d'utilité publique et
d'émancipation sociale dont le principe ne soit sorti de son
cerveau ou de son coeur. Son oeuvre est si considérable que
Depping, un de ses biographes, a pu dire en toute vérité : «
Quand on considère la prodigieuse activité de Grégoire à cette
époque, on croirait qu'il était arrivé aux Etats généraux
porteur de tous les plans de perfectionnement inventés dans
l'univers entier, et qu'il s'empressait de les mettre au jour,
de peur qu'il ne s'en égarât quelques-uns. Ses travaux dans
cette Assemblée furent tellement multipliés, que l'historien a
peine à énumérer tout ce que produisit cet esprit ardent et
fécond dans un si court espace de temps. »
Résumons-les au courant de la plume, en respectant l'ordre
chronologique dans lequel il les accomplit :
Dès le mois de janvier 1789, à la suite d'une réunion électorale
tenue à Nancy, il adresse aux curés lorrains une lettre
empreinte d'un bout à l'autre de son patriotisme : « Nous sommes
d'abord citoyens, leur disait-il, toutes les autres qualités
s'effacent devant celle-là.
Mais, comme curés, nous avons des droits. Et c'est tout d'abord,
d'être compris avec le tiers et comme le tiers dans toutes les
impositions pécuniaires ; et ensuite d'obtenir pour le clergé
séculier de second ordre une représentation aux états
provinciaux et généraux. »
Elu député par les trois ordres réunis à Nancy, son premier
acte, en arrivant à Versailles, est de décider les autres
députés ecclésiastiques à s'unir avec le tiers-état. Puis il
écrit à ses confrères et collègues une lettre politique dans
laquelle il appelle leur attention sur les abus qu'il importe
d'abolir, et les adjure d'accepter la vérification des pouvoirs
en commun et le vote par tête et non par ordre, seul moyen
d'assurer aux idées de réforme une majorité dans l'Assemblée. La
réunion des ordres étant accomplie, et les États généraux étant
constitués en Assemblée nationale, il appuie la motion de
Mirabeau qui réclamait l'éloignement des troupes que la cour
avait rassemblées autour de Paris et de Versailles.
Il demande l'abolition du droit d'aînesse, et propose de joindre
à la déclaration des droits une déclaration des devoirs. La
question de la responsabilité royale ayant été posée à la suite
de la fuite du roi à. Varennes, il se prononce pour la
responsabilité et demande qu'une commission soit chargée de
faire le procès du monarque (6). Il est le premier
ecclésiastique qui prête serment à la Constitution civile du
clergé ; et c'est sur sa motion qu'est ajoutée à l'article de la
loi qui déclarait que la France ne reconnaîtrait plus l'autorité
d'aucun évêque ou archevêque étranger, la clause fameuse « sans
pour cela porter atteinte à l'autorité papale.» Il dénonce les
persécutions exercées en Alsace contre les Juifs et obtient leur
émancipation. Il demande l'abolition de l'esclavage, et après
deux ans d'une lutte opiniâtre, il fait décréter l'abolition de
la traite des noirs et l'admission aux droits civiques des
nègres qui s'appartiennent et des mulâtres ou sang mêlé.
Envoyé à la Convention nationale, c'est sur sa rédaction que la
royauté est abolie et la République proclamée ; et il avoue que,
pendant plusieurs jours, l'excès de la joie lui ôta l'appétit et
le sommeil. Quelque temps après, il est envoyé dans le nouveau
département du Mont-Blanc, pour installer l'administration
républicaine. C'est lui qui préside à l'organisation du
département des Alpes-Maritimes. A son retour, il prend part à
la discussion du pacte constitutionnel et demande qu'on place en
tête du titre : « Des rapports de la République française avec
les nations étrangères » une série d'articles formant une
déclaration du droit des gens. Membre du comité de l'instruction
publique, il s'efforce de créer entre les écrivains et les
savants une sorte de confédération littéraire. Il est un des
fondateurs de l'Institut national du Conservatoire des arts et
métiers ainsi que du Bureau des longitudes qu'il transporte
d'Angleterre. Pour répandre l'instruction dans le pays, il
demande qu'on répartisse entre les bibliothèques des
départements les six millions de volumes que possédait alors la
France. Il s'attaque aux patois locaux qu'il accuse d'entretenir
les anciennes individualités provinciales, et fait un rapport
sur la nécessité de généraliser l'usage de la langue française.
Il entretient une correspondance active avec les sociétés
savantes de tous les pays. Il propose d'établir dans chaque
département une maison modèle d'économie rurale, obtient une
somme de 150,000 francs pour la création de jardins botaniques
et réclame les honneurs du Panthéon pour Olivier de Serres,
l'auteur du Théâtre de l'agriculture. « Quel moment sublime,
disait-il, que celui où les représentants du peuple français
porteront en triomphe la statue d'un laboureur au Panthéon ! »
Enfin, il fait supprimer la prime accordée pour la traite des
nègres, et proclamer la liberté des cultes.
Membre du conseil des Cinq-Cents et du Corps législatif, il
s'oppose de toutes ses forces aux négociations et à la signature
du Concordat. Sénateur, il fait partie des Cinq (7) qui votèrent
contre l'érection du trône impérial, et se prononce un des
premiers pour la déchéance de Napoléon (8).
Voilà l'homme et voilà le citoyen. Nous verrons tout à l'heure
ce que fut l'évêque. Mais ce n'est pas tout; après
l'étranglement de nos libertés publiques, quand Bonaparte a fait
de la France son cheval de bataille, que la politique est morte
ou ne donne plus signe de vie que dans les coups de canon et les
coups d'encensoir, le grand conventionnel aiguise sa plume et
défend son oeuvre contre la calomnie et la mauvaise foi. Il écrit
l'Essai historique sur les libertés de l'Eglise gallicane et
l'Histoire des sectes religieuses ; il ouvre sa petite maison de
Passy aux vieux comme aux jeunes, aux libéraux et aux mécontents
; entretient une correspondance suivie avec le monde entier ;
voyage en Angleterre, en Hollande et en Allemagne ; rallie
autour de lui les adhérents dispersés de Port-Royal, et « cet
homme de bien et de colère, souvent si loin du pardon, » comme
le définit Sainte-Beuve, trouve encore dans son coeur, en
visitant les ruines de l'abbaye, une prière pour les Jésuites !
Grégoire n'oublia jamais qu'il avait étudié chez eux à Nancy, et
il aimait à répéter que, tout en détestant l'esprit de la
Société, il n'en conserverait pas moins jusqu'au tombeau un
respectueux attachement envers ses professeurs. Il avait
d'ailleurs le coeur trop haut placé pour avoir de la rancune.
Homme de principes, il ne voyait dans les hommes que leurs idées
; c'est même pour cela qu'il mettait tant de passion à les
combattre quand il les rencontrait sur le chemin de l'erreur ;
mais jamais il n'essaya de rendre à ses ennemis - et Dieu sait
s'il en eut ! - le mal qu'ils lui firent.
Chassé de l'Institut et de la Chambre des députés (9), comme
indigne, traité par les uns de régicide, et par les autres
d'apostat, honni, conspué, traîné dans la boue, tout autre fut
mort à la peine ; Grégoire garda jusqu'à la fin le calme, la
placidité des consciences satisfaites, « Toujours foudroyé et
toujours serein » a dit de lui Edgar Quinet. Ah ! l'admirable
caractère ! Sainte-Beuve lui a reproché d'avoir été « aussi
illogique et aussi peu ordonné que ces Messieurs de Port-Royal
étaient, au contraire, lumineux (10). » Je voudrais bien savoir
en quoi il fut si illogique ! Serait-ce, par hasard, en restant
catholique quand même et républicain envers et contre tout ?
Mais il me semble que Saint-Cyran et Arnauld protestèrent toute
leur vie, en dépit des censures ecclésiastiques, de leur
invincible attachement au centre de l'unité, et qu'ils étaient
républicains à leur façon, quand ils rêvaient d'introduire les
réformes que l'on sait dans la constitution de l'Église ! Si
l'abbé Grégoire a été « peu ordonné, érudit mais sans critique
et sans goût, » cela tient beaucoup aux circonstances, à
l'époque terrible qu'il a traversée. On n'avait guère le temps
de faire du style dans la tourmente révolutionnaire, et Grégoire
avait trop de choses en tête pour s'amuser à cueillir des fleurs
dans le jardin de la rhétorique. Et puis les Port-Royalistes
n'ont jamais brillé par la forme ; le fonds leur importait
davantage. Pascal et Racine mis de côté, quels sont les beaux
parleurs et les maîtres écrivains parmi les Messieurs et ceux de
leur lignée ? Je ne vois guère, dans leur lointaine descendance,
que Royer-Collard qui ait eu une bouche d'or. Port-Royal ne
faisait pas grand cas de l'art en général et de la poésie en
particulier : Jacqueline Pascal en sut quelque chose, et
Grégoire, qui avait courtisé les Muses, étant jeune, ne se
cachait pas pour dire que l'art était inutile et souvent
dangereux, ce qui ne l'empêcha pas de crier au « vandalisme »
quand il vit nos vieux monuments menacés de destruction.
Et maintenant que dire de sa mort, sinon qu'elle fut le digne
couronnement de sa vie ? Atteint depuis longtemps d'un mal
incurable, un jour il sent qu'il va mourir. Aussitôt il appelle
un prêtre. Le curé de sa paroisse arrive, flanqué d'un jeune
vicaire qui commence par disputer avec Grégoire sur l'orthodoxie
de la Constitution civile et finit par lui demander une
rétractation.
« Jeune homme, lui répond le vieux Janséniste, ce n'est pas sans
un mur examen que j'ai prêté le serment que vous me demandez de
renier ; ce n'est pas non plus sans de sérieuses méditations aux
pieds de la croix que j'ai accepté l'épiscopat, alors qu'il ne
pouvait être un sujet d'ambition ; et toutes ces choses, je les
ai faites avant que vous ne fussiez au monde. » Là-dessus, le
curé et sou jeune vicaire se retirent. L'archevêque de Paris
entre alors en scène. Dès qu'il apprend l'état désespéré de
L'ancien évêque de Blois, il lui écrit une longue lettre pour
lui poser ses conditions. Mais Grégoire qui, jusqu'à l'agonie,
garda toute sa connaissance, lui répond sur-le-champ par un
refus catégorique. Pendant quinze jours, M. de Quélen négocia le
rachat de cette âme fière. Quel soufflet pour l'Église
constitutionnelle et quelle victoire pour l'Église romaine s'il
était parvenu à lui arracher une rétractation ! L'archevêque en
fut malheureusement pour ses espérances.
Grégoire ne voulut rien signer, rien entendre ; et son dernier
mot, qui m'a été répété par un témoin, fut celui de Cambronne à
Waterloo : « Dites à l'archevêque que la garde meurt et ne se
rend pas ! » En sorte qu'il serait mort sans sacrements s'il ne
s'était trouvé deux ecclésiastiques pour l'administrer (11).
Ah ! dans cette quinzaine douloureuse qui fut pour lui la montée
du Calvaire, Grégoire dut être puissamment soutenu par le
souvenir des grands morts de Port-Royal, et peut-être
songea-t-il à Coffin. Le curé de sa paroisse ne voulait pas
l'enterrer, lui non plus, mais il y fut contraint par le
Parlement, si bien qu'en le conduisant au cimetière, il avait
l'air, dit Grégoire, d'Aman conduisant Mardochée en triomphe
(12). Moins heureux que Coffin, l'évêque constitutionnel s'en
alla au cimetière de Montparnasse sans l'absoute de son curé, et
tout ce que le gouvernement put faire pour lui, ce fut de lui
ouvrir les portes de l'Abbaye-aux-Bois où l'abbé Grien (13)
célébra l'office divin. Mais si l'Église de Paris lui refusa les
dernières prières, il n'en fut pas de même dans les synagogues
et dans l'Église catholique de Haïti. Les Juifs n'oublièrent pas
qu'ils lui devaient leur affranchissement, ni les nègres leur
liberté.
A Haïti, la mort de Grégoire fut annoncée par des décharges de
canon, tous les quarts d'heure, pendant une journée; et le
clergé célébra la messe des morts, à la même heure et avec la
plus grande pompe, dans toute l'étendue du pays.
C'est ainsi que l'ancien évêque de Blois se présenta devant Dieu
: renié par l'Église de France et béni par celle de Haïti. Si
Dieu est juste, je sais bien à laquelle des deux il aura donné
raison.
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