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L'abbé Grégoire et le jansénisme

(notes renumérotées)

(voir aussi les autres documents sur l'abbé Grégoire)

 

Les derniers Jansénistes, depuis la ruine de Port-Royal jusqu'a nos jours (1710-1870)
Léon Séché
Ed. Paris 1891

CHAPITRE VI

L'abbé Grégoire et la Constitution civile du clergé. - Tête de fer et coeur d'or. - Le curé de campagne défini par Grégoire. - Sa bibliothèque à Embermesnil. - Sa simplicité, sa sobriété, son courage civique. - Comment le jugeait l'abbé de Pradt. - Son essai sur la régénération des juifs. - Du Guet et la soeur Rose. - Résumé de la vie politique de l'abbé Grégoire. - Ses motions, ses projets à la Constituante et à la Convention. - Sa biographie par M. Carnot. - «  Toujours foudroyé et toujours serein. » ! - Les reproches que lui fait Sainte-Beuve. - Histoire de ses derniers jours. - M. de Quélen lui refuse les sacrements. - Il est administré par l'abbé Barabère et l'abbé Guillon. - Aman et Mardochée. - Le gouvernement fait enfoncer les portes de l'Abbaye-aux-Rois. - L'église de Haïti à la nouvelle de la mort de Grégoire.


Avant d'étudier la Constitution civile au point de vue religieux, qu'il me soit permis de m'arrêter un instant devant la grande figure de l'abbé Grégoire (1). Comme la plupart des curés de son époque, l'abbé Grégoire était janséniste, mais un janséniste de la grande école, des temps glorieux de Port-Royal et non de la décadence. Il tenait de Saint-Cyran par son esprit d'initiative et la hardiesse de ses conceptions, et d'Antoine Arnauld par son opiniâtreté, son humeur batailleuse, l'inébranlable fermeté de son caractère. Tête de fer, disait Michelet ; coeur d'or, ajouterai-je. Il avait appris à aimer la liberté dans les Vindicioe contra tyrannos publiés par Hubert Languet, sous le pseudonyme de Junius Brutus. Madame Roland et Charlotte Corday avaient, elles aussi, puisé leur foi républicaine dans la lecture des vieux Romains ; et, sans sortir de notre horizon, c'est en lisant les Hommes illustres de Plutarque, que la Mère Angélique se prépara au gouvernement de son abbaye.
Nommé curé d'Embermesnil, Grégoire laissa deviner son jansénisme dans la haute idée qu'il se faisait du ministère pastoral : «  Prêtre par choix, dit-il, vicaire et curé par goût, je formai le projet de porter aussi loin qu'il est possible la piété éclairée, la pureté des moeurs et la culture de l'intelligence chez les campagnards, non-seulement sans les éloigner des travaux agricoles, mais en fortifiant leur attachement à ce genre d'occupations. J'avais une bibliothèque uniquement destinée aux gens de la campagne : elle se composait de livres ascétiques bien choisis, et d'ouvrages relatifs à l'agriculture, à l'hygiène, aux arts mécaniques. » Ainsi avait fait le grand oncle de Royer-Collard à la cure de Sompuis, en Champagne ; et ce que rêvait Grégoire pour ses paroissiens, les solitaires l'avaient accompli dès le principe à Port-Royal des Champs. C'est aussi pour développer chez le paysan les connaissances agricoles que, dans l'Assemblée nationale, lors de la discussion des articles de la Constitution civile, il témoignait le désir qu'on assignat aux curés une dotation en fonds territoriaux. Devenus cultivateurs, disait-il, les curés ne pourraient que donner à leurs paroissiens des exemples de progrès.
«  L'époque la plus heureuse de ma vie, répétait-il souvent, est celle où j'ai été curé. Un curé digne de ce nom est un ange de paix ; il n'est pas un jour, un seul jour où il ne puisse, en le finissant, s'applaudir d'avoir fait une foule de bonnes actions. » Qui sait si Lamartine ne pensait pas à Collard ou à Grégoire, quand il traça le beau portrait de son «  laboureur vêtu de deuil ! ».
Grégoire avait, en effet, toutes les vertus requises pour faire un excellent curé de campagne : il était d'une piété exemplaire, d'une simplicité tout évangélique, d'une frugalité qui touchait à la parcimonie, et il avait une prédilection marquée pour la vie des champs.
Un exemple de sa simplicité : M. Carnot, rapporte qu'un jour, à l'expiration de ses pouvoirs, comme président de l'Assemblée constituante, il se rendit à l'église des Feuillants pour remercier Dieu d'avoir soutenu ses forces pendant cette mission difficile, et que, le prêtre chargé d officier se trouvant seul, Grégoire s'agenouilla derrière lui et servit la messe, remplissant ainsi les plus humbles fonctions de l'Église, après avoir occupé le plus haut poste de l'État.
A Blois, il n'habitait ni le bas ni le haut du palais épiscopal ; il prit une chambre au second, rapporte le comte de Chaverny, qui fut un de ses électeurs, et y vécut en sans-culotte (2).
Quant à sa sobriété, elle éclate dans ce trait magnifique : A son retour du comté de Nice où il avait été envoyé en mission, il disait à la bonne madame Dubois, qui, jusqu'à la fin lui servit de mère : «  Devinez combien mon souper de chaque soir coûtait à la nation ? Juste deux sous; car je soupais avec deux oranges. Aussi je n'ai pas dépensé tout mon argent ; voyez ce que je rapporte au trésor public... » Et il montrait, nouée dans le coin d'un mouchoir, la petite somme épargnée sur ses frais de voyage, et se glorifiait naïvement de sa patriotique économie (3).
Que voilà bien le janséniste ! honnête jusqu'au scrupule désintéressé jusqu'au sacrifice !
L'abbé de Pradt, qui fut son collègue et son adversaire à la Constituante, a dit que le langage de l'abbé Grégoire avait plus d'ardeur que de feu, plus d'impétuosité que de vivacité ; qu'il se trouvait presque toujours dans ce qu'il disait quelque chose de provocateur et qu'il se défendait comme les autres attaquent. Le fait est qu'il était terrible et d'une audace extraordinaire quand il défendait sa croyance. C'est en habit violet alors que le port du costume ecclésiastique était interdit qu'il présidait la Convention et qu'il s'en allait à cheval haranguer les troupes au camp de Brau (4), et vous vous souvenez du jour où sommé d'abjurer comme l'évêque Gobel, il se précipita à la tribune et s'écria dans un superbe mouvement d'éloquence : «  Cette croyance est hors de votre domaine : catholique par conviction et par sentiment, prêtre par choix, j'ai été désigné par le peuple pour être évêque ; mais ce n'est ni de lui, ni de vous, que je tiens ma mission... Agissant d'après les principes sacrés qui me sont chers et que je vous défie de me ravir, j'ai tâché de faire du bien dans mon diocèse ; je reste évêque pour en faire encore. » Et il tint parole au péril de sa vie.
Élu le même jour évêque au Mans et à Blois, il opta pour ce dernier siège. Peut-être se souvenait-il que la dernière prieure de Port-Royal y avait été exilée, et que l'évêque d'alors, Bertier, lui avait refusé les sacrements, au moment de mourir, à cause de son refus de signer le formulaire.
Mais où sa grandeur d'âme et ses sentiments jansénistes se font jour, c'est dans son Essai sur la Régénération physique et morale des Juifs (5). De tout temps Port-Royal crut tenir la clef des figures de l'Ancien Testament ; sur la fin il avait mis son espérance dans la conversion des Juifs. Pascal nous a laissé deux ou trois pages admirables sur eux. Du Guet, surtout, qui est resté le docteur de la secte des figuristes, avait conçu tout un plan en vue de leur conversion.
D'après lui, cette conversion des Juifs à la religion chrétienne devait être marquée par de grands maux dans l'Église, et la soeur Rose, une sorte de béate hallucinée dont il avait fait son Égérie, lui avait prédit qu'après Clément XI, sous le pontificat duquel s'était consommée la destruction de Port-Royal, un pape viendrait qui rétablirait les choses. Il est encore à venir. Nous verrons dans un autre chapitre que les derniers Jansénistes du Lyonnais et du Forez ont presque tous donné dans le figurisme et se sont endormis dans l'attente du prophète Élie.
Plus pratique et moins confiant dans les promesses de l'Écriture, Grégoire estima que le meilleur moyen de convertir les Juifs c'était de les régénérer ; et pour préparer les voies de Dieu, il demanda aux hommes d'effacer dans une loi l'iniquité des siècles : «  Quand même tous les crimes imputés aux Juifs seraient vrais, disait-il, les Juifs seraient moins coupables que les nations qui les ont forcés à le devenir. » Et alors il retrace, dans un style impétueux mais qui n'a rien encore de l'emphase révolutionnaire, les persécutions subies par le peuple juif, les humiliations de toutes sortes dont il a été abreuvé, sa vie errante et misérable ; il réfute Michaélis qui prétend que le judaïsme s'oppose à une rénovation ; il développe la possibilité de former les israélites aux arts, aux métiers, à l'agriculture, à l'état militaire, et il demande que la loi civile devienne la même pour eux que pour les chrétiens.
Mais en même temps, et comme pour indiquer qu'il a pesé le pour et le contre et prévu les difficultés que présenterait l'émancipation pure et simple des Juifs, il admet qu'on prenne à leur égard certaines mesures d'ordre et de police en vue de réprimer leur penchant au mercantilisme et à l'agiotage, fruit d'une existence si longtemps tourmentée. Et voici par quelle invocation généreuse et vraiment humaine il termine son ouvrage : «  Un siècle nouveau va s'ouvrir ; que les palmes de l'humanité en ornent le frontispice, et que la postérité applaudisse d'avance à la réunion de vos coeurs. Les Juifs sont membres de cette famille universelle qui doit établir la fraternité entre tous les peuples ; et sur eux comme sur vous, la révélation étend son voile majestueux. Enfants du même père, dérobez tout prétexte à l'aversion de vos frères, qui seront un jour réunis dans le même bercail ; ouvrez-leur des asiles où il puissent tranquillement reposer leurs têtes et sécher leurs larmes; et qu'enfin le juif, accordant au chrétien un retour de tendresse, embrasse en moi son concitoyen et son ami. »
On comprend après cela que ce prêtre ait exercé une si grande influence sur les assemblées dont il fit partie. L'abbé Grégoire est sans contredit la plus belle incarnation de l'esprit révolutionnaire. La Constituante et la Convention ont eu des orateurs d'une plus haute volée, des légistes plus ferrés sur la jurisprudence ; elles n'ont eu qu'une seule intelligence assez vaste pour embrasser le champ de leurs travaux. Grégoire a touché à tout, aux lettres, aux sciences, aux arts ; il n'est pas une réforme du domaine politique ou ecclésiastique qui ne porte sa marque ; pas une loi d'utilité publique et d'émancipation sociale dont le principe ne soit sorti de son cerveau ou de son coeur. Son oeuvre est si considérable que Depping, un de ses biographes, a pu dire en toute vérité : «  Quand on considère la prodigieuse activité de Grégoire à cette époque, on croirait qu'il était arrivé aux Etats généraux porteur de tous les plans de perfectionnement inventés dans l'univers entier, et qu'il s'empressait de les mettre au jour, de peur qu'il ne s'en égarât quelques-uns. Ses travaux dans cette Assemblée furent tellement multipliés, que l'historien a peine à énumérer tout ce que produisit cet esprit ardent et fécond dans un si court espace de temps. »
Résumons-les au courant de la plume, en respectant l'ordre chronologique dans lequel il les accomplit :
Dès le mois de janvier 1789, à la suite d'une réunion électorale tenue à Nancy, il adresse aux curés lorrains une lettre empreinte d'un bout à l'autre de son patriotisme : «  Nous sommes d'abord citoyens, leur disait-il, toutes les autres qualités s'effacent devant celle-là.
Mais, comme curés, nous avons des droits. Et c'est tout d'abord, d'être compris avec le tiers et comme le tiers dans toutes les impositions pécuniaires ; et ensuite d'obtenir pour le clergé séculier de second ordre une représentation aux états provinciaux et généraux. »
Elu député par les trois ordres réunis à Nancy, son premier acte, en arrivant à Versailles, est de décider les autres députés ecclésiastiques à s'unir avec le tiers-état. Puis il écrit à ses confrères et collègues une lettre politique dans laquelle il appelle leur attention sur les abus qu'il importe d'abolir, et les adjure d'accepter la vérification des pouvoirs en commun et le vote par tête et non par ordre, seul moyen d'assurer aux idées de réforme une majorité dans l'Assemblée. La réunion des ordres étant accomplie, et les États généraux étant constitués en Assemblée nationale, il appuie la motion de Mirabeau qui réclamait l'éloignement des troupes que la cour avait rassemblées autour de Paris et de Versailles.
Il demande l'abolition du droit d'aînesse, et propose de joindre à la déclaration des droits une déclaration des devoirs. La question de la responsabilité royale ayant été posée à la suite de la fuite du roi à. Varennes, il se prononce pour la responsabilité et demande qu'une commission soit chargée de faire le procès du monarque (6). Il est le premier ecclésiastique qui prête serment à la Constitution civile du clergé ; et c'est sur sa motion qu'est ajoutée à l'article de la loi qui déclarait que la France ne reconnaîtrait plus l'autorité d'aucun évêque ou archevêque étranger, la clause fameuse «  sans pour cela porter atteinte à l'autorité papale.» Il dénonce les persécutions exercées en Alsace contre les Juifs et obtient leur émancipation. Il demande l'abolition de l'esclavage, et après deux ans d'une lutte opiniâtre, il fait décréter l'abolition de la traite des noirs et l'admission aux droits civiques des nègres qui s'appartiennent et des mulâtres ou sang mêlé.
Envoyé à la Convention nationale, c'est sur sa rédaction que la royauté est abolie et la République proclamée ; et il avoue que, pendant plusieurs jours, l'excès de la joie lui ôta l'appétit et le sommeil. Quelque temps après, il est envoyé dans le nouveau département du Mont-Blanc, pour installer l'administration républicaine. C'est lui qui préside à l'organisation du département des Alpes-Maritimes. A son retour, il prend part à la discussion du pacte constitutionnel et demande qu'on place en tête du titre : «  Des rapports de la République française avec les nations étrangères » une série d'articles formant une déclaration du droit des gens. Membre du comité de l'instruction publique, il s'efforce de créer entre les écrivains et les savants une sorte de confédération littéraire. Il est un des fondateurs de l'Institut national du Conservatoire des arts et métiers ainsi que du Bureau des longitudes qu'il transporte d'Angleterre. Pour répandre l'instruction dans le pays, il demande qu'on répartisse entre les bibliothèques des départements les six millions de volumes que possédait alors la France. Il s'attaque aux patois locaux qu'il accuse d'entretenir les anciennes individualités provinciales, et fait un rapport sur la nécessité de généraliser l'usage de la langue française. Il entretient une correspondance active avec les sociétés savantes de tous les pays. Il propose d'établir dans chaque département une maison modèle d'économie rurale, obtient une somme de 150,000 francs pour la création de jardins botaniques et réclame les honneurs du Panthéon pour Olivier de Serres, l'auteur du Théâtre de l'agriculture. «  Quel moment sublime, disait-il, que celui où les représentants du peuple français porteront en triomphe la statue d'un laboureur au Panthéon ! » Enfin, il fait supprimer la prime accordée pour la traite des nègres, et proclamer la liberté des cultes.
Membre du conseil des Cinq-Cents et du Corps législatif, il s'oppose de toutes ses forces aux négociations et à la signature du Concordat. Sénateur, il fait partie des Cinq (7) qui votèrent contre l'érection du trône impérial, et se prononce un des premiers pour la déchéance de Napoléon (8).
Voilà l'homme et voilà le citoyen. Nous verrons tout à l'heure ce que fut l'évêque. Mais ce n'est pas tout; après l'étranglement de nos libertés publiques, quand Bonaparte a fait de la France son cheval de bataille, que la politique est morte ou ne donne plus signe de vie que dans les coups de canon et les coups d'encensoir, le grand conventionnel aiguise sa plume et défend son oeuvre contre la calomnie et la mauvaise foi. Il écrit l'Essai historique sur les libertés de l'Eglise gallicane et l'Histoire des sectes religieuses ; il ouvre sa petite maison de Passy aux vieux comme aux jeunes, aux libéraux et aux mécontents ; entretient une correspondance suivie avec le monde entier ; voyage en Angleterre, en Hollande et en Allemagne ; rallie autour de lui les adhérents dispersés de Port-Royal, et «  cet homme de bien et de colère, souvent si loin du pardon, » comme le définit Sainte-Beuve, trouve encore dans son coeur, en visitant les ruines de l'abbaye, une prière pour les Jésuites !
Grégoire n'oublia jamais qu'il avait étudié chez eux à Nancy, et il aimait à répéter que, tout en détestant l'esprit de la Société, il n'en conserverait pas moins jusqu'au tombeau un respectueux attachement envers ses professeurs. Il avait d'ailleurs le coeur trop haut placé pour avoir de la rancune. Homme de principes, il ne voyait dans les hommes que leurs idées ; c'est même pour cela qu'il mettait tant de passion à les combattre quand il les rencontrait sur le chemin de l'erreur ; mais jamais il n'essaya de rendre à ses ennemis - et Dieu sait s'il en eut ! - le mal qu'ils lui firent.
Chassé de l'Institut et de la Chambre des députés (9), comme indigne, traité par les uns de régicide, et par les autres d'apostat, honni, conspué, traîné dans la boue, tout autre fut mort à la peine ; Grégoire garda jusqu'à la fin le calme, la placidité des consciences satisfaites, «  Toujours foudroyé et toujours serein » a dit de lui Edgar Quinet. Ah ! l'admirable caractère ! Sainte-Beuve lui a reproché d'avoir été «  aussi illogique et aussi peu ordonné que ces Messieurs de Port-Royal étaient, au contraire, lumineux (10). » Je voudrais bien savoir en quoi il fut si illogique ! Serait-ce, par hasard, en restant catholique quand même et républicain envers et contre tout ? Mais il me semble que Saint-Cyran et Arnauld protestèrent toute leur vie, en dépit des censures ecclésiastiques, de leur invincible attachement au centre de l'unité, et qu'ils étaient républicains à leur façon, quand ils rêvaient d'introduire les réformes que l'on sait dans la constitution de l'Église ! Si l'abbé Grégoire a été «  peu ordonné, érudit mais sans critique et sans goût, » cela tient beaucoup aux circonstances, à l'époque terrible qu'il a traversée. On n'avait guère le temps de faire du style dans la tourmente révolutionnaire, et Grégoire avait trop de choses en tête pour s'amuser à cueillir des fleurs dans le jardin de la rhétorique. Et puis les Port-Royalistes n'ont jamais brillé par la forme ; le fonds leur importait davantage. Pascal et Racine mis de côté, quels sont les beaux parleurs et les maîtres écrivains parmi les Messieurs et ceux de leur lignée ? Je ne vois guère, dans leur lointaine descendance, que Royer-Collard qui ait eu une bouche d'or. Port-Royal ne faisait pas grand cas de l'art en général et de la poésie en particulier : Jacqueline Pascal en sut quelque chose, et Grégoire, qui avait courtisé les Muses, étant jeune, ne se cachait pas pour dire que l'art était inutile et souvent dangereux, ce qui ne l'empêcha pas de crier au «  vandalisme » quand il vit nos vieux monuments menacés de destruction.
Et maintenant que dire de sa mort, sinon qu'elle fut le digne couronnement de sa vie ? Atteint depuis longtemps d'un mal incurable, un jour il sent qu'il va mourir. Aussitôt il appelle un prêtre. Le curé de sa paroisse arrive, flanqué d'un jeune vicaire qui commence par disputer avec Grégoire sur l'orthodoxie de la Constitution civile et finit par lui demander une rétractation.
«  Jeune homme, lui répond le vieux Janséniste, ce n'est pas sans un mur examen que j'ai prêté le serment que vous me demandez de renier ; ce n'est pas non plus sans de sérieuses méditations aux pieds de la croix que j'ai accepté l'épiscopat, alors qu'il ne pouvait être un sujet d'ambition ; et toutes ces choses, je les ai faites avant que vous ne fussiez au monde. » Là-dessus, le curé et sou jeune vicaire se retirent. L'archevêque de Paris entre alors en scène. Dès qu'il apprend l'état désespéré de L'ancien évêque de Blois, il lui écrit une longue lettre pour lui poser ses conditions. Mais Grégoire qui, jusqu'à l'agonie, garda toute sa connaissance, lui répond sur-le-champ par un refus catégorique. Pendant quinze jours, M. de Quélen négocia le rachat de cette âme fière. Quel soufflet pour l'Église constitutionnelle et quelle victoire pour l'Église romaine s'il était parvenu à lui arracher une rétractation ! L'archevêque en fut malheureusement pour ses espérances.
Grégoire ne voulut rien signer, rien entendre ; et son dernier mot, qui m'a été répété par un témoin, fut celui de Cambronne à Waterloo : «  Dites à l'archevêque que la garde meurt et ne se rend pas ! » En sorte qu'il serait mort sans sacrements s'il ne s'était trouvé deux ecclésiastiques pour l'administrer (11).
Ah ! dans cette quinzaine douloureuse qui fut pour lui la montée du Calvaire, Grégoire dut être puissamment soutenu par le souvenir des grands morts de Port-Royal, et peut-être songea-t-il à Coffin. Le curé de sa paroisse ne voulait pas l'enterrer, lui non plus, mais il y fut contraint par le Parlement, si bien qu'en le conduisant au cimetière, il avait l'air, dit Grégoire, d'Aman conduisant Mardochée en triomphe (12). Moins heureux que Coffin, l'évêque constitutionnel s'en alla au cimetière de Montparnasse sans l'absoute de son curé, et tout ce que le gouvernement put faire pour lui, ce fut de lui ouvrir les portes de l'Abbaye-aux-Bois où l'abbé Grien (13) célébra l'office divin. Mais si l'Église de Paris lui refusa les dernières prières, il n'en fut pas de même dans les synagogues et dans l'Église catholique de Haïti. Les Juifs n'oublièrent pas qu'ils lui devaient leur affranchissement, ni les nègres leur liberté.
A Haïti, la mort de Grégoire fut annoncée par des décharges de canon, tous les quarts d'heure, pendant une journée; et le clergé célébra la messe des morts, à la même heure et avec la plus grande pompe, dans toute l'étendue du pays.
C'est ainsi que l'ancien évêque de Blois se présenta devant Dieu : renié par l'Église de France et béni par celle de Haïti. Si Dieu est juste, je sais bien à laquelle des deux il aura donné raison.
 

(1) Henri Grégoire, né à Vého, près Lunéville, le 4 décembre 1750, mort à Paris le 28 mai 1831, rue des Vieilles Tuilerie, n° 30.
(2) Mémoires sur le règne de Louis XV et Louis XVI et sur la Révolution, par J.-N. Dufort, comte de Chaverny, publiés avec une introduction et des notes par Robert de Grève-Coeur, 2 vol. in-8° chez Pion et Nourrit, 1886.
(3) Mémoires de Grégoire, publiés par M. Carnot.
(4) M. le comte de Chaverny nous apprend quel était le costume de voyage de l'abbé Grégoire : Un chapeau rond et très haut, une cocarde nationale, une énorme cravate, une redingote noisette, une veste rouge, une culotte noire et des bottines. C'est dans ce singulier costume que Grégoire quitta l'évêché de Blois pour aller présider la Convention.
(5) Ouvrage couronné par l'Académie de Metz en 1788.
(6) Est-il nécessaire de répéter ici que Grégoire s'est toujours détendu d'avoir voté la mort de Louis XVI ? Lors du jugement de ce prince, il se trouvait en Savoie avec Jagot, Simon, Hérault de Séchelles. Ceux-ci ayant rédigé une lettre destinée à être lue à la Convention, dans laquelle ils se prononçaient pour la condamnation à mort du roi, Grégoire refusa de la signer en se réclamant de ses principes et de son caractère de prêtre. Alors on en lit une seconde où les mots à mort ne se trouvent pas et qui fut lue dans la séance delà Convention du 20 janvier 1793. J'ajouterai que le nom de l'abbé Grégoire ne figure point sur la liste des votants à mort que la Convention envoya aux municipalités.
(7) N'est-ce pas une chose curieuse que le noyau de l'opposition ait été le même sous les deux empires !
(8) M. Carnot raconte que, dans une réunion des sénateurs opposants, le général Bournouville ayant laissé échapper ces mots : «  Comment le Sénat pourra-t-il exister sans tête? - Grégoire lui répliqua avec sa vivacité ordinaire : «  Voilà bien quatorze ans qu'il existe sans coeur ! »
(9) Grégoire dut son élection en grande partie aux Jansénistes, alors très nombreux dans l'Isère. On verra plus loin que, malgré la persécution, ils sont encore en majorité dans certaines communes, notamment dans celle de Notre-Dame-de-Vaulx où sur 1,000 habitants on compte près de 800 Port-Royalistes.
(10) Port-Royal, p. III 244.
(11) L'abbé Barabère lui administra le viatique et l'abbé Guillou professeur à la Sorbonne, l'extrême-onction. L'abbé Guillon fut nommé plus tard évêque de Béarnais. Son confesseur ordinaire était l'abbé Evrart, de l'église Saint-Séverin. C'est probablement à l'abbé Evrart que Grégoire légua ses papiers qui sont aujourd'hui à la bibliothèque janséniste dont M. Gazier est le conservateur.
(12) Les Ruines de Port-Royal, p. 63.
(13) L'abbé Grien avait été proscrit dans son diocèse, sous la Restauration, pour avoir baptisé un enfant dont Manuel était le parrain.

 

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