25 juin 1905
Contes et Nouvelles
LENDEMAIN DE NOCES
PAR
FERNAND ERIO
A Georges Courteline
En 1894, je faisais mes premières armes dans la noble et ingrate
carrière de journaliste au Progrès de l'Est,: un journal de
Nancy, où je traduisais en langue française les annales des
bureaux de police.
Après une discussion acharnée, le conseil d'administration de
cette feuille républicaine (républicaine de la veille,
naturellement), dans un élan de générosité folle, avait fixé mes
appointements de débutant à 1,500 francs, qu'un caissier
prévoyant reçut la charge de répartir en douze mensualités de
125 francs chacune. Cent vingt-cinq francs par mois, c'est une
somme : grosse, ou minime, suivant le point de vue auquel on se
place. Il est clair que l'homme d'équipe qui reçoit six louis de
M. Pierpont Morgan (*) pour porter une valise d'un fourgon à un
landau, réalise une opération fructueuse. Moi, quand j'acceptais
cent vingt-cinq francs pour me loger durant quatre semaines, me
nourrir, m'habiller en homme d'Etat et acheter l'indiscrétion
des inspecteurs de police, je concluais un marché désavantageux.
Mais, comme le n'avais pas le choix, je m'estimais relativement
heureux.
Je marchais beaucoup et vite. Il faut vous dire que les bureaux
de police de Nancy sont situés aux quatre points cardinaux de la
vieille cité lorraine; tandis que la rédaction du Progrès de
l'Est résidait au-centre, près de la place Stanislas. D'où des
déplacements fréquents du milieu de la ville à la périphérie et
vice versa. Que de fois j'ai couru de la Pépinière à Bon-Secours
- une marche militaire - pour apprendre qu'un feu de cheminée
avait semé la panique dans une cité de chiffonniers !
Bref, je faisais le métier de Job-trotter
Il parait qu'une Providence, aveugle comme un député
nationaliste et perfide comme un prédicateur de Carême, se plaît
à semer de clous la route où s'engagent les jeunes gens entrant
dans la vie. Cette croyance me semble fondée.
Ah ! Si la Providence en question avait résolu de m'embêter - en
1894 - elle dut avoir bien de la satisfaction. Car j'en vis de
dures.
Or, un jour, comme si ce n'était pas assez des difficultés
opposées à ma marche vers la gloire et vers la richesse, je m'en
créai une nouvelle de toutes pièces : l'amour, la fantaisie, et
quelque autre diable aussi me poussant, je me mariai.
A vrai dire, je ne me rendais pas compte sur le moment de
l'énormité de cet acte.
Mais l'avenir me réservait matière à réflexions sages; quoique
parfaitement inutiles, sur les inconvénients qu'il peut y avoir
à suivre, les yeux fermés, les augustes conseils de M. le
sénateur Piot.
Je me mariai donc, un samedi. Et, vers minuit, la noce terminée,
comme je rentrais - pardon ! comme nous rentrions - dans ma
chambre désormais conjugale, je trouvai sous la porte une lettre
ainsi conçue :
« Mon cher collaborateur,
« Vous voudrez bien aller, demain dimanche, à Blamont, pour y
représenter le Progrès de l'Est au concours de pompiers organisé
par la municipalité de cette ville, et rédiger un compte rendu
détaillé et pittoresque de cette fête.
« Amitiés sincères. »
La lettre émanait du cabinet du rédacteur en chef. C'était un
ordre de mobilisation inopportun, mais formel. Je n'avais qu'à
m'exécuter. Je consultai un indicateur des chemins de fer, et
j'appris que le seul train susceptible de me conduire à Blamont
quittait la gare de Nancy à 4 heures 7 du matin
Ma nuit de noces se trouvait singulièrement réduite.
Ici, je tire un voile opaque sur les événements qui suivirent
immédiatement...
A quatre heures, j'étais dans un compartiment du train en
partance pour Blamont, assis en face du capitaine Barbier,
comandant la compagnie des sapeurs-pompiers de Nancy, chef du
jury du concours auquel j'allais assister.
Un concours de pompiers : c'est une cérémonie importante et
complexe. Cela fait vibrer une foule de cordes et une foule de
sentiments, depuis le patriotisme le plus pur jusqu'au
désintéressement le plus noble des Compagnies d'assurances. Et
puis, c'est une source de profits pour les petits commerçants de
la localité où la fête se déroule. Quand, par hasard, le
concours de pompiers coïncide avec un concours de fanfares et
d'orphéons, alors l'affaire prend les proportions d'une
manifestation considérable, puisqu'elle attire des députés !
Tandis que nous roulions vers Blamont, le capitaine Barbier
m'initia à la technique de la pompe à incendie, et je connus par
le détail la meilleure méthode d'extinction des feux de cave, et
la différence entre l'échelle Gugumas et l'échelle ordinaire. Il
parlait avec flamme, en homme qui connaît son affaire et qui
sait circonscrire un incendie dans son foyer. De temps à autre,
j'essayais de faire la part du feu et de détourner la
conversation sur le paysage lorrain.
Mais le capitaine était tenace et poursuivait le cours de ses
explications. Il éteignait ainsi - théoriquement - une centaine
d'incendies allumés par son imagination dans les endroits les
plus invraisemblables.
(A suivre.)
(*) NDLR : impossible à ce jour
de déterminer si cette allusion fait référence à une anecdote
précise relative au
milliardaire américain John Pierpont Morgan (1834-1913).
26 juin 1905 Contes et
Nouvelles
LENDEMAIN DE NOCES
PAR
FERNAND ERIO
Cependant, à chaque station le train stoppait. Et, au milieu des
sonneries de clairons, des roulements de tambours, et des cris
des employés et des voyageurs, des équipes de pompiers
embarquaient le matériel dans des fourgons et s'entassaient
ensuite dans des voitures de 3e classe, tandis que des délégués
des municipalités prenaient place dans des wagons de seconde.
Et moi, bercé par le rythme des roues et par la conférence du
président du jury, je revoyais en rêve ma jeune femme. Le
capitaine s'en aperçut :
- Hé ! fit-il, vous paraissez songeur. Qu'y a-t-il donc ?
Je lui expliquai la situation : ma nuit de noces écourtée, ma
fatigue.
Il parut touché et m'assura que la journée me réservait des
distractions qui me feraient oublier « tout cela ». Au surplus,
nous arrivions à Blamont.
Sur le quai de la gare, le Tout-Blamont nous attendait : maire,
adjoint, conseillers municipaux, notables, fanfare, enfants des
écoles, etc.
Nous descendîmes. Des gens s'avancèrent, apportant des souhaits
de bienvenue. Le capitaine Barbier, en une chaude improvisation,
répondit. Il eut un mot charmant pour tous et termina ainsi :
- Maintenant, Messieurs, j'ai un agréable devoir à remplir. Je
vous présente le délégué de la presse nancéenne : M. Fernand
Erio, rédacteur au Progrès de l'Est, qui n'a pas hésité à
s'arracher aux douceurs d'une nuit de noces pour venir assister
à votre concours de pompes à incendie.
On me fit une ovation. Une fillette m'offrit un bouquet, et
l'Harmonie blamontoise joua la Marseillaise. La musique me
réveilla.
Alors, un cortège se forma : le capitaine Barbier en tête, avec
le maire, les hauts personnages derrière, et plus loin, fermant
la marche, les sections de pompiers traînant leurs appareils,
entourés de gamins et de jeunes filles.
Sur le parcours de la gare à l'Hôtel de Ville - 1,800 mètres -
les cinq gendarmes et les vingt-deux sapeurs de Blamont
formaient la haie. Et la musique jouait un pas redoublé,
agrémenté d'un chant de basses exécuté - pour des raisons
mystérieuses - par les clarinettes.
A l'Hôtel de Ville, un vin d'honneur était servi. On le but. Et
le maire porta un toast dont voici les dernières paroles :
- Je n'aurai garde, Messieurs, d'oublier la presse, représentée
ici par M. Fernand Erio, qui n'a pas hésité à s'arracher aux
douceurs d'une nuit de noces pour venir assister à notre
concours de pompes à incendie.
Cette fois encore, je fus l'objet d'une ovation.
De là, nous nous rendîmes sur la place, toujours en cortège et
aux sons du pas redoublé, pour voir les pompiers en lice.
Le concours commençait par la revue de matériel et d'équipement.
Il y avait là des sapeurs en tunique, en vareuse, en blouse, en
dolman, en bourgeron, avec des coiffures variées.
A midi, banquet à l'hôtel du Cheval-Blanc. La plus franche
cordialité ne cessa de régner pendant tout le repas.
Cependant, le sommeil me livrait une contre-attaque sérieuse;
mais les toasts me réveillèrent.
Quand ce fut le tour du sous-préfet de prendre la parole, on se
leva. Moi aussi.
Le discours terminé, l'orateur allait se rasseoir, quand son
regard tomba sur moi.
Alors ce fonctionnaire ajouta :
- Vous ne me pardonneriez pas, messieurs. si j'oubliais de
saluer le représentant de la presse, M. Fernand Erio, qui n'a
pas hésité à s'arracher aux douceurs d'une nuit de noces pour
venir assister à votre concours de pompes à incendie.
Et ce compliment me poursuivit toute la journée : à la
distribution des prix, à l'hôpital, au lunch, partout. Les
orateurs se le repassaient. Tour à tour le conseiller
d'arrondissement, un délégué cantonal, le juge de paix, le
président de la société de secours mutuels. me remercièrent de
m'être arraché aux douceurs d'une nuit de noces pour venir
assister à ce concours de pompes à incendie. C'était un leit-motif,
que ramenait invariablement chaque numéro du programme.
Enfin, à dix heures du soir, à l'issue du second et dernier
banquet, le restaurateur lui-même remercia les convives de
l'avoir choisi pour les traiter et il me décocha, lui aussi, le
fameux compliment.
- C'est fini, pensai-je. Je n'entendrai plus cette scie.
Or, vers minuit, fourbu, éreinté, je regagnais seul la gare. Au
tournant d'une ruelle obscure, j'aperçus à la clarté vague d'un
réverbère à l'huile deux silhouettes : c'étaient deux pompiers
qui se soulageaient devant un mur.
Et comme je passais près d'eux, j'entendis ce colloque :
- Tu l'as vu ?
- Qui ?
- Le journaliste : celui qui n'as pas hésité à s'arracher aux
douceurs d'une nuit de noces pour venir assister au concours de
pompes à incendie.
Alors, je compris qu'il était des obsessions, des scies, qui
sont des forces de la nature. Et la preuve, c'est que le
lendemain, rédigeant le compte rendu de cette inoubliable
journée, j'écrivis cette phrase,:
« La presse nancéenne était représentée par notre collaborateur
Fernand Erio, qui n'avait pas hésité à s'arracher aux douceurs
d'une nuit de noces pour aller assister à ce concours de pompes
à incendie.
Fernand Erio. |