Mémoires de
l'Académie de Stanislas
1875
L'INSTRUCTION PUBLIQUE DANS LE DISTRICT DE LUNÉVILLE DE 1789 A
1802 (1)
PAR M. MAGGIOLO
RECTEUR HONORAIRE
MESSIEURS,
Dans un précédent mémoire sur l'Enseignement public en Lorraine,
j'ai eu l'honneur de vous signaler, d'une manière trop générale
peut-être, l'influence de l'esprit matérialiste et
révolutionnaire qui, durant un-siècle de dix années, empêcha
l'application des idées enthousiastes et des grands principes
qui, à la veille des États généraux, unissaient tous les coeurs
en une même pensée de concorde, de réformes, d'améliorations
politiques et sociales.
Aujourd'hui, je compléterai mon oeuvre, je justifierai les
conclusions sévères de mon mémoire de 1874, en étudiant avec
vous, sur un théâtre plus restreint, mieux défini, dans le
district de Lunéville, les transformations, la décadence, la
ruine des établissements d'instruction secondaire et primaire de
1789 à 1802.
En cette étude rétrospective d'un passé trop peu connu et mal
appréciée je reste fidèle à la méthode que je me suis imposée;
je repousse les hypothèses et les théories; je consulte les
registres des communes, je ne cite que des chiffres et des
documents officiels puisés dans les pièces d'archives récemment
découvertes et classées : res non verba.
Et d'abord, afin de bien préciser le point de départ, je
donnerai le nom et la population des communes de ce district, le
nombre des écoles des deux sexes, le chiffre des enfants en âge
de les fréquenter, et j'établirai ensuite, en quelques mots, la
situation véritable des institutions publiques d'enseignement,
en 1789. I.
Décrété le 26 février 1790, organisé le 4
mars de la même année, le district de Lunéville comprenait 99
communes réparties en 9 cantons, savoir
1° Canton de Lunéville (10 communes) : Chanteheux, Deuxville,
Haudonviller (Croixmare), Hériménil, Huviller (Jolivet), Moncel,
Réhainviller, Vitrimont. - Population 13,452 habit. - Ecoles
spéciales de garçons, 3; de filles, 3; mixtes, 9. -836 garçons,
850 filles (2).
2° Canton d'Azerailles (8 communes) : Vathiménil, Chenevières,
Flin, Magnières, Moyen;, Saint-Clément, Laronxe. - Population
4,578 habit. - Écoles spéciales de garçons, 4; de filles, 4;
mixtes, 4. - 266 garçons, 304 filles (3).
3° Canton de Baccarat (9 communes) : Bertrichamps, Deneuvre,
Fontenoy, Gelacourt, Glonville, Lachapelle, Thiaville, Les
Verreries Sainte-Anne. - Population 4~446 habit. - Écoles
spéciales de garçons, 3; de filles, 3; mixtes, 6. 329 garçons,
266 filles (4).
4° Canton de Bayon (15 communes) : Brémoncourt, Borville,
Clayeures, Froville, Haigneville, Lorray, Loro-Montzey,
Roselieures, Saint-Boing, Saint-Germain, Saint-Mard (Libre-Mard
en 1793), Saint-Remy, Villacourt, Virecourt. - Population 4,412
habit. - Écoles spéciales de garçons, 3; de filles, 3; mixtes,
12. - 252 garçons, 193 filIes (5).
5° Canton de Blainville (14 communes) : Barbonville, Charmois,
Damelevières, Domptai], Einvaux, Haussonville, Lamath,
Landécourt, Mehoncourt, Mont, Velle Romain, Vigneulles. -
Population 3,555 habit. - École spéciale de garçons, 1, de
filles, 1; mixtes, 13. - 272 gardons, 257 filles (6).
6° Canton de Crévic (9 communes) : Grandvezin, Anthelupt,
Drouville, Flainval, Hudiviller, Maixe, Sommerviller. -
Population 2,884 habit. - Écoles spéciales de garçons, 2; de
filles 2; mixtes, 7. - 203 garçons, 197 filles (7).
7°Canton d'EinviIle (11 communes) : Bauzemont, Bonviller, Crion,
Hénaménil, Ohéville, La Petite-Blainville, Raville, Sionviller,
Serres, Valhey. - Population 3,360 habit. - École spéciale de
garçons, 1; de filles, 1; mixtes, 10. - 242 garçons, 244 filles
(8).
8°. Canton de Gerbéviller (12 communes) : Essey la-Côte,
Fraimbois, Franconville, Giriviller, Haudonville, Mattexey,
Moriviller, Remenoville, Serauville, Vallois, Venezey. -
Population 1,438 habit. - École spéciale de garçons, 1; de
filles, 1; mixtes, 11. - 251 garçons, 234 filles (9).
9° Canton de La Neuveville-aux-Bois (11 communes) : Bénaménil,
Buriville, Domjevin, Emberménil, Manonviller Marainviller,
Mouacourt, Parroy, Thiébauménil, Vaucourt. - Population 3,781
habit. - Écoles mixtes, 11. - 233 garçons, 207 filles (10).
II.
Le 16 janvier 1792, le Directoire du district de Lunéville
reçoit des administrateurs du Directoire de la Meurthe la
communication suivante « Nous vous adressons une lettre de M.
Argobast, l'un des membres du Comité de l'instruction publique
chargé de correspondre avec le département. Les instructions
qu'elle renferme vous faciliteront le travail que nous vous
avons demandé nous y joignons les exemplaires des tableaux que
vous avez à remplir, en vous priant de nous les faire repasser
le plus tôt possible. »
La circulaire du ministre de l'intérieur (24 décembre 1791),
celle de M. Argobast (27 décembre) sont un modèle de sagesse et
de modération « L'Assemblée nationale, dit ce dernier, vient
d'autoriser, par un décret du 20 novembre, son comité
d'instruction a correspondre avec tous les corps administratifs
et à leur demander directement et immédiatement, tous les
renseignements dont il pourra avoir besoin pour ses travaux. Le
comité m'a chargé en particulier de recueillir tous les
matériaux que votre district peut fournir... afin que la
subordination du pouvoir administratif ne reçoive aucune
atteinte, c'est par l'intermédiaire du Directoire de votre
département que vous recevrez cette lettre et les deux modèles
d'états à colonnes qui y sont relatifs. »
Le 17 janvier, les membres de la municipalité, réunis à
l'Hôtel-de-Ville, rédigent une notice sur les établissements de
la commune; c'est la base du travail réclamé. Je cite
textuellement « Depuis un temps immémoriai, il y a à Lunéville
un collège où des ci-devant chanoines de la congrégation du
Sauveur étaient chargés par la réunion des biens de la manse
abbatiale avec ceux de la manse capitulaire, d'enseigner
gratuitement, au nombre de quatre professeurs, depuis les
principes de la langue latine jusqu'à la rhétorique
inclusivement. La multiplicité des élèves, jointe au succès de
l'instruction, a porté le zèle des religieux à tenir un cours
d'étude de philosophie. Le bâtiment du collège donne sur une
belle et grande rue; il fait partie de la maison des ci-devant
chanoines, il a 44 pieds de longueur sur 22 de largeur, il se
compose d'un rez-de-chaussée, de deux étages.... etc. »
Le 3 mars, la municipalité envoie au Directoire une réponse
précise à chacune des 24 questions des états à colonnes; rien
n'est oublié, pas même, au chapitre des dépenses domestiques,
les 50 livres de salaire attribué au correcteur. L'énoncé de ces
questions, que je crois utile de publier, montrera avec quelle
scrupuleuse exactitude on procéda à l'inventaire des
établissements d'éducation publique du district.
Premier programme. - 1° Désignation des établissements
d'éducation, même des maîtrises d'école de l'un et de l'autre
sexe; 2° leurs revenus fonciers 3° leurs droits réels fonciers
non supprimés; 4° leurs droits réels fonciers supprimés 5° les
rentes constituées, créances et capitaux; 6° les bâtiments
donnés à loyer; 7° les dimensions et valeurs locatives des cours
et terrains vides; 8° l'étendue et la valeur locative des
jardins potagers et fruitiers; 9° l'étendue des jardins
d'agrément.
Deuxième programme. - 1° Désigner les établissements d'éducation
publique autres que les maîtrises d'école de l'un et de l'autre
sexe; 2° le nombre et la désignation des professeurs, maîtres,
boursiers et autres membres de ces établissements; 3° les sommes
affectées sur les revenus communaux à leur profit; 4° les
souscriptions; 5° les rétributions payées par les élèves; 6" les
bourses; 7° les dimensions et distributions 8° les valeurs
locatives des bâtiments; 9° les honoraires et pensions des
maîtres; 10° leurs rétributions casuelles; 11° à la charge de
qui est l'entretien des biens et bâtiments, ce qu'il coûte
annuellement; 12° l'entretien du mobilier; 13° les dépenses
domestiques; 14° les dettes non constituées 15° les dettes
constituées (11).
Au point de vue de l'instruction primaire, la situation n'était
ni moins bonne ni moins assurée. En mars et avril 1750, dit la
notice déjà citée, Stanislas avait établi, pour les enfants
pauvres, des écoles dirigées par cinq frères et par six soeurs de
Saint-Lazare. Le titre de fondation porte que les enfants des
familles pauvres seront seuls admis; on leur enseignera à lire,
à écrire, à chiffrer, l'orthographe et la religion, selon le
catéchisme du diocèse. Les revenus s'élèvent à une somme
considérable : 1° 16,129 livres 7 deniers, affectés sur les
domaines, gabelles et tabacs de Lorraine, outre 1,870 livres 19
sous 5 deniers, payés comptant au frère Exupère, directeur des
Écoles chrétiennes de Nancy; 2° 8,000 livres payées au décès du
fondateur, à charge de les placer surement à intérêts, ce qui a
été fait; 3° 300 livres de rente, que les chanoines réguliers
payeront annuellement, pour l'extinction du titre abbatial de
leur maison; 4° 50 livres de rente constituée sur les états de
Bourgogne ; 5° 108 livres de loyer d'un jardin de 1 jour 4
nommées 16 toises, donné par Stanislas, qui acheté à ce dessein.
Les écoles de filles ne sont pas dotées avec moins de
munificence Stanislas avait complété la maison de charité fondée
par Léopold pour l'instruction des jeunes filles, en lui
assurant : 1° 20,000 livres employées en acquisitions de rentes
ou de biens-fonds ; 2° 600 livres de rente affectées sur le
Trésor de France; 3° 500 livres de rente sur la maison des
chanoines; 4° un jardin potager de 5 ommées 20 verges, du
rapport de 33 livres 3 sous 2 deniers.
L'installation matérielle ne laissait rien à désirer le bâtiment
des frères, au centre de la ville, est vaste; il comprend deux
corps de logis et deux petits jardins. Le rez-de-chaussée est
distribué en salles de classe de 37 pieds de long sur 18 de
large. A côté des écoles, une très-petite cour avec des latrines
pour les écoliers; rien n'est oublié.
La description des bâtiments occupés par les soeurs de la
Congrégation est plus belle encore et plus complète.
Ce qui ressort avec évidence du classement et de l'étude des 24
colonnes des états dressés par les directoires des 9 cantons du
district, c'est qu'il y avait, dans chacune des 99 communes, au
moins une école publique et environ 18 écoles spéciales de
filles rétribuées par la générosité des particuliers ou par de
pieuses fondations.
Aussi, j'ai le droit de l'affirmer, le district de Lunéville,
avec son collège, ses régents prêtres ou laïques, son personnel
de maîtres d'école, ses institutions de frères, ses
congrégations religieuses de filles, ses petites écoles libres,
que « soutiennent la commodité et la confiance des familles »
présentait, en 1790, un ensemble remarquable de ressources pour
l'éducation intellectuelle, morale et religieuse de la jeunesse.
Il était nécessaire, facile et juste, de compléter ces
établissements, de les améliorer, de les accommoder aux idées
nouvelles, selon le voeu du clergé, des municipalités, des
maîtres (12), mais il ne fallait ni les dénigrer, ni les
détruire. Ce que l'esprit matérialiste et révolutionnaire, que
je suis loin de confondre avec l'élan généreux de 1789 a fait de
nos institutions scolaires, je le dirai, ou plutôt les documents
inédits et les pièces d'archives vous le diront avec une
autorité dont le témoignage ne saurait être contesté.
III.
ENSEIGNEMENT SECONDAIRE.
Le 4 novembre 1790, le corps municipal de
Lunéville vote le maintien du collège entre les mains des
chanoines réguliers; il rappelle leurs services appréciés, leur
science, leur dévouement à la jeunesse. Il accorde un léger
secours (18 livres) à un régent d'école, qui se plaint de la
diminution de ses élèves.
La suppression des ordres religieux, la dépossession de leurs
biens éloignent les chanoines réguliers.
Le 11 octobre 1791, le corps municipal, réuni à
l'Hôtel-de-Ville, s'adresse avec confiance à MM. les
administrateurs du Directoire du département pour être autorisé,
dans le plus bref délai, à nommer, par voie de concours ou
autrement, les quatre régents nécessaires audit collège; il
observe qu'il serait peut-être à propos d'y admettre de
préférence quelques prêtres, qui, étant assermentés (13),
s'empresseront sans doute d'insinuer aux élèves les principes de
la morale évangélique et de leur inculquer les éléments de la
Constitution. Il invite en outre MM. les administrateurs à fixer
et à asseoir le traitement provisoire desdits régents sur la
Caisse nationale, dans laquelle sont versés tous les revenus de
l'abbaye de Saint-Remy. Il se repose entièrement sur la sagesse
et la justice des administrateurs et reste dans la douce
espérance que la plupart étant pères et tous citoyens prendront
un vif intérêt à la prompte exécution de la présente
délibération.
Le 20 octobre, le Directoire, ouï le suppléant du procureur
syndic, observe qu'en dernier lieu le nombre des élèves a
beaucoup diminué, qu'il n'y a pas apparence qu'il augmente pour
la présente année, qu'il suffira de deux professeurs aux gages
de 600 livres, d'autant mieux que les professeurs en ce moment
sont rares à trouver. Il est d'ailleurs d'avis qu'il y a lieu
d'autoriser l'ouverture d'un concours.
Le 26 octobre, le Directoire du département, vu la pétition de
la municipalité et l'avis du Directoire du district, ouï le
rapport de M. le procureur syndic, considérant que la nation
ayant disposé des biens de la maison de Saint-Remy, il est juste
qu'elle remplisse les charges dont elle était grevée, prend
l'arrêté suivant « 1° Le collège sera composé de quatre
instituteurs, dont l'un enseignera les premiers principes, le
second, la belle latinité, le troisième, les humanités et la
rhétorique réunies, le quatrième, les mathématiques; 2° un
concours sera incessamment affiché; il sera tenu en présence
d'un commissaire du Directoire et du procureur syndic par trois
personnes ayant professé les collèges et à leur défaut par des
personnes dont la science sera connue... les unes et les autres
désignées par le même Directoire; 3° le procès-verbal dudit
concours renfermera, l'opinion des juges sur chacun des
concurrents pour ce procès-verbal être, sur l'avis du
Directoire, statué ce qu'au cas appartiendra; 4° le traitement
de chacune des places dont s'agit sera fixé annuellement à la
somme de 600 livres. »
Le 28 octobre, le Directoire fixe le concours au 10 novembre; il
désigne pour examinateurs MM. les curés de Lunéville et de
Manonviller et M. Gérôme, ci-devant bénédictin, en cas
d'empêchement de l'un d'eux, M. le curé de Mont, lesquels seront
invités à cet effet par le procureur syndic. Le dossier complet
de ce concours se trouve aux archives départementales il se
compose de il pièces nomination de membres supplémentaires,
requête des candidats avec leur curriculum vitae, lettres des
membres du jury, compositions française et latine (texte et
copies), enfin procès-verbal dressé et signé, à sept heures du
soir, le 10 novembre, par les administrateurs, le jury et les
élus (14).
En général, j'ai constaté, avec plaisir, sur les registres de
délibérations de 1787 à 1792, le bon sens, l'activité
prodigieuse, la patriotique sollicitude de nos municipalités en
ce qui concerne les intérêts de l'instruction publique; l'esprit
révolutionnaire n'a pas encore envahi la province (15) !
Le corps municipal de Lunéville accueille avec faveur les
projets de réforme de l'ex-chanoine Gaussin, il l'autorise à
ouvrir un cours spécial de français et de géographie. Le 19
janvier 1792, il rédige un mémoire habile pour obtenir une école
départementale. « La ville a successivement perdu le roi
Stanislas, ses privilèges, ses maisons religieuses, la
gendarmerie, les carabiniers, ses octrois; elle n'a opposé à
tous ses' revers que courage, résignation, patience. » Plus tard
(3 brumaire an IV), lorsque la Convention rendit un décret sur
l'organisation des écoles centrales, la même municipalité, par
une délibération motivée, fit valoir ses droits pour la disputer
à Nancy (16).
Le 21 août 1792, les professeurs demandent un supplément
d'allocation pour la distribution des prix; le conseil refuse à
regret, la ville n'a plus de ressources; il faut se contenter de
60 livres allouées par le département. La distribution eut lieu
cependant le 11 septembre. Les pièces suivantes, que j'ai
réunies en un dossier, ne manquent pas d'intérêt et justifient
mon opinion sur l'esprit public : procès-verbal de la correction
des copies de composition, 3 septembre; palmarès dressé le même
jour; listes des livres donnés en prix; factures et quittances
pour livres, fournitures de lauriers et fleurs, imprimés, timbre
et musique.
Le 8 novembre 1792, on institue un bureau de surveillance du
collège; il se compose d'un des administrateurs du district,
d'un officier municipal, d'un notable et de deux citoyens
lettrés.
La décadence s'affirme, le nombre des élèves diminue, les
charges du budget augmentent; 1,140 livres en 1791, 2,560 livres
en 1792, 2,716 livres en 1793, 4,500 livres en 1794... on ne
paie plus en argent. En 1793, il n'y a plus que trois
professeurs ; ils réclament le bienfait dérisoire des décrets
des 14 et 16 février relatifs aux traitements; ils n'osent plus,
dans leur humble requête, user des formules de l'ancienne
urbanité française « Aux citoyens administrateurs du Directoire
de la Meurthe, salut et soumission ». La pétition est appuyée
par le Directoire de Lunéville; j'y trouve un détail patriotique
que j'aime à citer (17) « Le nombre des élèves a diminué dans
les hautes classes, c'est que l'ardeur des jeunes citoyens, en
état de porter les armes, les a fait voler à la défense de la
patrie. » L'arrêté du Directoire fixe à 1,500 livres (8 juin
1793) le traitement des professeurs, il accorde des éloges bien
mérités à ces braves jeunes gens qui, « avant de continuer la
culture des sciences, ont voulu combattre et terrasser les
ennemis de la République ».
En 1794, nous entrons résolument dans la période
révolutionnaire, la modération, la justice, le bon sens
disparaissent sous une pression impie, dont je signalerai tout à
l'heure les causes, les progrès et les conséquences en parlant
de l'enseignement primaire. Il se produit une perturbation
étrange dans les habitudes, les moeurs, le langage. Le 29
frimaire, le district charge le citoyen Humbert d'occuper
provisoirement la chaire de belle latinité. Voici sa lettre «
L'administration, pénétrée de l'importance du choix d'un citoyen
propre à remplir la place de professeur vacante au collège, t'a
choisi pour faire provisoirement ces fonctions; convaincue de
ton patriotisme autant qu'elle est assurée de tes talents, elle
se persuade que tu t'empresseras de répondre a sa confiance. »
Le 23 juillet 1794 (an II), on réorganise le collège; par ordre
supérieur, les membres du Directoire du district nommeront à
toutes les places vacantes, qu'il y ait ou non des élèves. «
L'un des instituteurs enseignera la dialectique, la morale, la
déclaration des droits de l'homme et du citoyen et l'acte
additionnel, afin que les élèves entendent le développement des
principes de justice et de raison qui ont servi d'éléments à la
charte qui doit assurer le bonheur des Français. »
Le 16 nivôse an III, le district annonce un concours pour la
chaire de belle latinité : il aura lieu décadi prochain, à 7
heures; il sera présidé par lui et par le conseil d'instruction,
avec le concours du jury spécial. La lettre au président se
termine par ces mots « Nous t'invitons, en conséquence, à te
rendre, avec les membres de ce conseil, que tu préviendras, au
jour et à l'heure indiqués, en la salle de nos adjudications,
afin de procéder à un choix propre à remplir la place dont il
s'agit. »
Ce concours n'eut pas lieu. Le citoyen Cafax, qui avait été
suspendu comme suspect, fut autorisé, par le représentant du
peuple en mission, à reprendre l'exercice de ses fonctions, à
charge de les remplir avec zèle et exactitude. La Société
populaire lui avait accordé un certificat de civisme. Le 7
floréal an III, le district, par une lettre, que j'ai sous les
yeux, invite les professeurs à reprendre incessamment l'exercice
de leurs fonctions, il importe de prévenir le relâchement dans
lequel la cessation de l'enseignement jette les élèves... »
Le 21 floréal, l'administration du département annonce l'arrivée
prochaine du représentant du peuple Jard-Pauvilliers, chargé
d'organiser l'école centrale; elle demande un tableau indicatif
des professeurs. La minute, dressée et signée par chacun d'eux
indique leur âge et leur programme.
A l'exception de l'ex-bénédictin Gérôme, qui se borne à
enseigner la logique et la morale, les trois autres professent
les droits de l'homme et du citoyen et la Constitution. A dater
de cette époque, les registres de la ville, les archives du
département ne font plus mention ni des maîtres, ni des élèves,
ni des traitements; l'oeuvre de destruction est accomplie !
IV.
ENSEIGNEMENT PRIMAIRE.
Trois documents officiels retrouvés dans les archives du
département nous donnent avec certitude la mesure de la
décadence progressive de l'instruction primaire, durant la
période qui nous occupe; je les indique et je les analyse
rapidement.
1° Le concours de 1791 et les programmes de 1792; 2° le concours
de 1793 et les programmes de 1794; 3° la réponse du district aux
circulaires relatives à l'application du décret du 28 brumaire
an III.
Le dépouillement des notices et des mémoires fournis par les
officiers municipaux des 9 cantons du district, en réponse à la
circulaire du 31 janvier 1792, a été long et difficile il m'a
fallu visiter les archives des communes pour compléter ou
rectifier les renseignements obtenus à grand'peine, à la suite
de lettres de rappel et surtout de la menace formelle de
n'expédier aucun ordre de payement lorsque le département
n'aurait pas reçu les états dûment arrêtés et certifiés. « La
municipalité de Bayon ne peut répondre pour les autres
municipalités, vu que lorsqu'on les a averties de se transporter
au chef-lieu, non-seulement la plupart s'y refusent, mais
refusent même de payer l'exprès qu'on leur envoie, sous prétexte
qu'elles n'ont pas besoin de deux piétons. »
A Azerailles, les présents programmes ont été communiqués à
toutes les municipalités par un messager exprès; on les
convoquait au chef-lieu pour le dimanche 19 février. Elles
avaient toutes promis, Moyen seul est venu, les autres enverront
sans doute leur réponse directement
Une chose étrange, qu'il importe de bien constater, c'est qu'en
1792, et même plus tard, les maîtres et les maîtresses d'école,
ceux qui ont prêté le serment et ceux dont on ne l'a pas exigé,
continuent, comme avant 1789, leurs fonctions aux conditions des
traités consentis avec les curés et les municipalités. J'en veux
citer quelques exemples :
A Baccarat, les octrois qui se percevaient sur les vendants vins
étaient destinés à payer le maître et la maîtresse d'école.
A Azerailles, « la dixme de la troisième charrue a toujours été
laissée au maître pour gages, en sa double qualité de maître
d'école et de marguillier, avec charge de fournir les bêtes
mâles.... et la suppression de la dixme est un grand préjudice à
la communauté, qui pai aujourd'hui le maître d'école et en outre
les bêtes mâles à un autre particulier. »
A Deneuvre, la maîtresse d'école a déserté, faute de payement;
les deux sexes sont réunis.
A Moyen, les honoraires varient suivant le nombre des citoyens,
des écoliers, des conventions, à peu près 900 livres depuis 3
ans et 50 livres pour le casuel.
« A Magnières et à Saint-Pierremont, les droits réels fonciers
supprimés sont considérables : 6 paires de résaux, moitié blé,
moitié avoine, payés ci-devant par M. le curé pour un tiers et
les deux autres tiers par les ci-devant seigneurs comme
décimateurs. Lesdits seigneurs et curé étaient obligés de
fournir les bêtes mâles, comme le taureau, le porc et deux
béliers. Le marguillier avait 6 paires de résaux; comme il n'y a
plus de marguillier, le maître d'école en fait fonction, à
l'aide d'un sous-maître. Pour lors, la rétribution lui en doit
être remise. On lui alloue, sur les revenus communaux, 6 louis,
a charge de fournir les moillieux des battans et les cordes des
cloches, des cordeaux pour les poids de l'horloge, le conduire,
l'huile pour la graisser, pour raccommoder et blanchir le linge
de l'église, et se fournir d'un sous-maître capable. »
A la veille de la tempête, les Campagnes restent calmes; je ne
trouve aucune trace des inquiétudes et de l'agitation, que je
signalais dans un mémoire précédent, dans les écoles de
Lunéville et de Gerbéviller (18)... Les religieuses de la
Congrégation, celles de Saint-Lazare, de Saint-Charles, les
Vatelotines, refusent le serment elles repoussent les prêtres
assermentés, elles cessent de fréquenter les paroisses et de
diriger les écoles. Le 29 mars 1791, les instituteurs
congréganistes, mandés à la barre de la commune, prêtent le
serment, à l'exception de deux, qui donnent leur démission. Les
municipalités interviennent; elles appuient l'autorité des
curés; à Lunéville, le corps municipal fait annoncer, au prône
de l'église Saint-Jacques (1er août) et par affiches,
l'ouverture d'un concours pour remplacer les insermentés. Les
prescriptions de l'arrêté ne manquent ni de sagesse ni
d'intelligence pratique.
Les aspirants feront une dictée; ils liront, ils feront des
exemples d'écriture, les quatre règles; ils seront interrogés
par M. le curé sur les principes de la religion et le
catéchisme. Les aspirantes justifieront en outre qu'elles savent
coudre et tricoter.
Le concours a lieu le mardi, 16 août; deux commissaires
assistent M. le curé; à quatre heures et demie après midi, le
conseil général de la commune étant assemblé, M. le curé fait le
rapport des preuves de capacité des candidats de l'un et de
l'autre sexe... Sébastien Moutier est élu ainsi que les
demoiselles Petitjean et Berdouche et Mme veuve Dubuisson..., tous lesquels mandés à l'instant ont prêté individuellement le
serment... Il a été arrêté en outre qu'ils seraient installés le
lendemain matin et que M. le curé se trouverait à l'ouverture
des classes pour recommander aux élèves la soumission et le
respect. L'article 7 de ce règlement, qui n'a rien de
révolutionnaire, porte que les instituteurs enseigneront les
principes de la religion, la grammaire française, la lecture,
l'écriture, l'arithmétique et feront chaque jour une lecture de
la Constitution, sans se permettre d'autres observations que
celles que l'Assemblée nationale pourrait faire.
V.
Le 22 avril 1792, le Directoire du district reçoit un arrêté
sévère du Directoire du département, la persécution commence ;
les sinistres événements de 1793 et de 1794 précipitent la
décadence de nos établissements primaires. On exige des
certificats de civisme certifiés par les sociétés populaires, on
multiplie les livres impies rendus obligatoires, on révoque, on
chasse, on emprisonne les maîtres insermentés ou suspects, on
ferme les églises, on érige la paroisse Saint-Jacques en temple
de la Raison, on fixe la rentrée des classes au jour vénéré de
la fête de tous les saints !
Le 10e jour de la première décade du 2e mois de l'an II de la
République une et indivisible (31 octobre 1793), les
administrateurs de Lunéville reçoivent, à huit heures du soir,
la lettre suivante du commissaire du département : « Citoyens,
je vous invite de requérir la municipalité de faire la rentrée
des écoles demain, 1er jour de la 2e décade (1er novembre, vieux
style), et de surveiller l'exécution de la présente réquisition,
dont je vous prie de me rendre compte. Salut et fraternité ! »
Pour de nouvelles institutions, pour un culte nouveau, il faut
des hommes nouveaux; un concours est annoncé. Le jury
d'instruction invite les citoyens à se présenter... Le programme
est curieux.
Les aspirantes seront examinées « 1° sur l'art de lire et
d'écrire; 2° sur la Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen et la Constitution de la République; 3° sur les premiers
principes de la morale républicaine; 4° sur les éléments de la
langue française; 5° sur les règles du calcul simple. »
L'administration du district, ouï l'agent national, arrête que
la présente proclamation sera imprimée, amenée et publiée dans
toutes les communes, que les municipalités convoqueront à cet
effet les citoyens pour leur en faire lecture dans les
vingt-quatre heures.
La montagne en travail enfanta une souris, les citoyennes
répondirent mal à l'invitation du jury d'instruction; il
n'existe pas de procès-verbal de ce concours, mais si l'on peut
juger du mérite et de la capacité des maîtres par le style et
l'orthographe de leurs pétitions, les résultats furent
déplorables, surtout en ce qui concerne les institutrices.
Voici textuellement l'une des pétitions, qui permet d'apprécier
en quelles mains était tombée la direction des écoles
Aux citoyens administrateurs du Directoire du distric de
Lunéville. Les cinq instituteurs de cette commune, exposent que
depuis le 1er nivôse jusqu'au 1er ventôse, leurs traitement
leurs est dû sur le pied de six cent franc, et d'après la
dernière loi, il leur est dû sur le pied de quinze franc par ans
pare chacun enfant à récupérer, sure les municipalité, or comme
les mois nivôse et pluviôse leur sont dû a raisons de six cent
franc, ce qui fait pour chacune des exposantes cent francs. Elle
sont obligés de recourir à vous citoyens et elle de mandent
d'être payer.
V. BARBIER, Agnès PETITJEAN, M. Madelaine VOGiEN femme BAGARD,
Marie THERESSE, M. B. GAUTIER, femme CUNY.
Comment expliquer. Messieurs, cette transformation rapide,
complète, dans le langage et les actes de nos municipalités, et
ce contraste étrange et douloureux entre le concours de 1793 et
celui de 1791 ? Pour moi, la cause n'est pas douteuse; c'est à
l'influence, à la pression des représentants de la Convention,
c'est aux excitations, aux exemples de la commune de Paris qu'il
faut attribuer l'affaiblissement du sens moral et les mesures
révolutionnaires prescrites par nos officiers municipaux. Le 16
pluviôse an II, je constate a Lunéville la présence du citoyen
Bar, représentant du peuple en mission; il est chargé de
l'épuration des autorités constituées et de l'établissement du
régime républicain. « Le 29 pluviôse, le nouveau conseil, qui
avait fait enlever de la ci-devant église Saint-Jacques les
signes proscrits par la raison, envoie des commissaires pour
enjoindre aux juifs de cesser aussi leurs singeries et leurs
rassemblements illégaux. Le même jour, ouï l'agent national il
repousse une pétition des instituteurs qui proposent de diviser
les élèves en deux sections, « la première de ceux qui
commencent soit à connaître leurs lettres, soit à les former, la
seconde de ceux qui lisent et écrivent ». La réprimande est
sévère; on veut créer des catégories, on viole le grand principe
de l'égalité..., « tous les enfants, sans exception, recevront
la même éducation ! »
VI.
Le 18 germinal an II (7 avril 1794), le Directoire du
département réclame au Directoire du district un état complet
des instituteurs et institutrices établis dans les communes, en
exécution de la loi du 29 frimaire. Le Directoire s'empresse
d'envoyer à chaque municipalité un tableau comprenant 7 colonnes
où l'on doit consigner tous les éléments de la réponse. Ce
travail se fait attendre; le 28 floréal et le 23 messidor, le
président de l'administration envoie des lettres de rappel à
Lunéville. Les termes en sont durs, la formule est terrible «
Liberté, égalité, fraternité ou la mort; nous vous invitons donc
de nous adresser, dans la décade, le tableau demandé par le
comité d'instruction, afin que nous puissions justifier du degré
de l'esprit public des citoyens à cet égard et du zèle des
autorités pour l'exécution des mesures qui tendront à le former.
Nous vous recommandons de faire poursuivre quiconque
contreviendrait aux dispositions de cette loi. Les
administrateurs chargés de l'exécution de la loi restent chargés
d'acquitter personnellement, sur leurs biens, les salaires des
instituteurs des écoles qui n'auraient pas été organisées
conformément à la loi. »
Le 29 messidor, le Directoire de Lunéville adresse à Nancy les
notices spéciales des municipalités, avec un tableau
récapitulatif et la dépêche suivante « Vous n'auriez pas été
obligée citoyens, de nous les demander itérativement, si toutes
les communes eussent senti l'importance de cette opération et ne
nous eussent pas mis dans la nécessité d'user d'une sorte de
rigueur pour obtenir ce petit travail encore bien imparfait de
la part de quelques-unes. »
Le reproche est fondée le travail est bien imparfait les
notables, les curés, qui, en 1792, rédigeaient des notices
remarquables, sont proscrits ou cachés; cependant j'ai pu, en
classant les pièces de ce dossier, dresser une statistique, dont
voici les chiffres essentiels.
1° Les 99 communes du district comptaient 44,329 habitants,
5,897 enfants en âge de fréquenter les écoles, dont 2,915
mâles..., je vous demande pardon, Messieurs, d'employer cette
expression cynique des tableaux officiels; elle ne figure pas,
Dieu merci, dans un grand nombre des notices, où, selon l'ancien
usage, on distingue les garçons et les filles !
2° Les chiffres des traitements fixés par la loi et portés
d'office au tableau n'ont rien de sérieux ; c'est une amère
dérision pour les malheureux instituteurs réduits a la misère :
1,590 livres à Bertrichamps, 1,340 livres à Thiaville, 3,535
livres à Baccarat, où la municipalité se plaint de ce que
l'adjudicataire de sa forêt a versé dans les caisses de l'Etat
la somme destinée à payer l'acquisition de sa maison d'école et
à subvenir à ses dépenses.
3° L'école n'est ouverte depuis plus ou moins de temps que dans
30 communes, elle n'est pas en activité dans 44, il manque 25
instituteurs, il n'y a plus de maîtresses d'école qu'à
Lunéville.
Les observations des municipalités, fort curieuses pour la forme
et pour le fond, permettent d'apprécier la situation :
A Chanteheux, « on a averti les citoyens de faire déclaration de
leurs enfants, aucun ne s'est présenté pour le besoin qu'ils en
ont pour la garde des bestiaux et les travaux des champs ».
A Huviller, « l'école est en activité depuis le 53 floréal, la
majeure partie des parents n'a pas fait inscrire les enfants »
A Chenevières, « il ne se présente pas d'instituteur ».
A Fontenoy, « l'école n'aura lieu qu'au 1er brumaire jusqu'à
germinal ».
A Saint-Germain, « l'école ne peut être en activité qu'après la
vendange ».
A Saint-Mard, « peu d'élèves fréquentent la classe, les pères et
mères n'ont pas fait inscrire leurs enfants, la plupart
protestent contre l'école ».
La municipalité de Saint-Mard disait vrai les familles
protestaient, non pas contre l'école, mais contre la direction
impie qu'on voulait lui donner !
VII.
L'enquête a démontré que la loi du 29
frimaire an II n'a pas répondu à l'attente du législateur; le
nombre des maîtres diminue, le recrutement est impossible, les
écoles sont abandonnées. La Convention le comprend, elle cherche
un remède, elle se jette d'un excès dans un autre; le décret du
28 brumaire an III achève la ruine de nos établissements
d'instruction publique.
Du 6 brumaire au 11 ventôse, la Commission exécutive adresse
directement de Paris aux administrateurs du district de
Lunéville quatre circulaires, dont je veux faire ressortir les
points essentiels.
La première (6 brumaire) réclame des renseignements
statistiques; c'est la troisième fois depuis moins de trois ans
que l'on interroge les municipalités. « Lorsque la Convention va
répondre au voeu des Français en organisant l'instruction
publique, nous croyons devoir demander la communication des
renseignements qui peuvent faciliter l'exécution des mesures
dont nous serons chargés. Il importe que vous répondiez aux
demandes de notre circulaire~ article par article, afin de faire
connaître les ressources de chaque localité. »
La deuxième (21 frimaire) accompagne l'envoi du décret du 28
brumaire c'est un chant de victoire, un acte d'accusation contre
le passé; il faudrait la citer en entier, elle ne comprend pas
moins de six pages : « Enfin, il est décidé que l'ignorance et
la barbarie n'auront pas les triomphes qu'elles s'étaient promis
! Enfin il est décidé que la République aura des écoles
primaires ! C'est vous qui devez nommer ceux qui nommeront les
instituteurs et qui administreront les écoles... C'est de votre
choix que tout va dépendre. Selon que vous aurez de la sagesse
ou que vous en manquerez, une grande source de lumière va se
répandre sur tous les esprits pour les éclairer et pour les
fertiliser tous, ou bien un peuple de républicains va s'égarer
et se débattre encore longtemps dans les ténèbres où
s'endormaient les esclaves d'un monarque... La France a rompu
solennellement avec les opinions qui ont trompé tous les siècles
et tous les peuples. On écartera donc des écoles ces esclaves de
l'érudition pour qui une autorité est une raison. Quand on ne
professait dans les écoles que des erreurs dont on se riait dans
le monde, quand on y parlait un langage qui effrayait le bon
goût et le bon sens, le bon goût et le bon sens applaudissaient
aux dédains du monde pour la poussière des écoles, le titre
d'instituteur ne pouvait avoir rien d'honorable... Aujourd'hui
la considération et la gloire attendront dans les écoles ceux
qui y porteront des talents et des lumières. L'âme la plus
délicate dans sa fierté y trouvera des jouissances pour sa
fierté même... Les administrateurs de district, les jurys
d'instruction appelleront de toutes parts aux fonctions
d'instituteurs des hommes éclairés, capables de remplir des
fonctions que la vanité inepte des monarchies dédaignait, et si,
pour inciter les citoyens d'une république à une si grande
oeuvre, il leur fallait de grands exemples, on leur rappellerait
que Socrate tenait des écoles primaires dans les rues et dans
les places d'Athènes. »
Je me suis fait une loi, Messieurs, de citer et de ne pas
discuter; cependant, en présence de ce mépris injuste du passé,
de ce dénigrement effronté de nos traditions, de nos gloires
nationales en matière d'éducation, permettez-moi un souvenir
personnel. En 1867, j'avais l'honneur, dans une salle voisine
(19), de faire une conférence à 1,200 instituteurs, qu'un
Ministre vraiment libéral appelait à admirer et à étudier les
merveilles de l'Exposition universelle Je leur parlais, avec mon
coeur, du respect dû à l'enfance, de la dignité, de la sainteté
de leur mission, et « pour les inciter à cette grande oeuvre, je
n'avais pas besoin de leur rappeler que Socrate tenait des
écoles dans les rues et les places d'Athènes, j'invoquais
l'autorité, les exemples des maîtres illustres, dont les statues
ornent notre antique Sorbonne, le sage Rollin, le bon Lhomond,
le pieux Fénelon, le doux et savant Gerson, qui renonce aux plus
hautes dignités de l'Église et de l'État pour aller, à Lyon,
remplir les modestes fonctions du maître d'école !
La troisième circulaire (25 nivôse) explique et commente le
décret, pour en rendre l'exécution plus facile et plus uniforme;
il y a eu des mécomptes, des objections, on discute : ...«
l'intention des législateurs sans doute est de mettre tous les
enfants en état de jouir des bienfaits de l'instruction, mais il
y a deux écueils à éviter : l'un de rendre ces établissements
trop rares, l'autre de les trop multiplier. Trop nombreux, ils
ruinent le trésor national, de plus, l'économie des personnes
exige des suppressions... La disette d'hommes en état de remplir
les fonctions d'instituteur a empêché l'exécution du décret du
29 frimaire; enfin, il faut un grand nombre d'enfants pour
entretenir l'émulation des élèves et des maîtres. La nécessité
d'établir des écoles ne commence qu'avec une population de 2,000
habitants. L'article 4 permet d'établir deux écoles pour 2,000
habitants complets, trois pour 3,000 et ainsi de suite, mais
elle n'oblige pas... Les faubourgs et les villages proches des
villes doivent être compris dans la population de ces villes, et
les écoles formées en conséquence. Dans les campagnes, la loi
autorise une école à raison de 1,000 habitants, cependant les
administrateurs peuvent et doivent concourir à l'économie
générale et à la régularité de l'ensemble en choisissant pour
centre de chaque école non pas la plus grande commune, mais
celle qui est placée de manière à réunir autour d'elle un nombre
d'habitants plus approché de 2,000.
Le ressort d'une école peut s'étendre sans inconvénients à une
lieue de 2,000 à 2,200 toises à la ronde. En faisant sur la
carte, d'après ces principes, la division de votre district,
vous obtiendrez un résultat satisfaisant. Lisez l'article 11,
vous y verrez que, quand la population sera trop dispersée pour
qu'on puisse former un ensemble de 1,000 habitants dans
l'étendue d'une lieue à la ronde, ce qui fait environ 3 lieues
carrées de surface, il faut, pour obtenir une seconde école, un
décret de l'Assemblée nationale. Telles sont les bases sur
lesquelles doit s'appuyer la formation des écoles primaires,
nous vous invitons à vous y conformer et à nous adresser un état
nominatif des arrondissements de vos écoles primaires, pour nous
mettre à portée de juger jusqu'à quel point vous vous êtes
conformés aux dispositions de la loi. »
La quatrième circulaire (11 ventôse) accuse l'insouciance d'un
grand nombre d'administrations; on n'a pas répondu, on n'a pas
saisi le sens vrai, on n'a présenté que des résultats
insignifiants... « Encore une fois, citoyens, hâtez-vous de
concourir avec nous à la confection de ce travail que notre
correspondance n'ait plus à souffrir de ces retards, que
rendrait inexcusables désormais l'importance des intérêts dont
vous êtes dépositaires et responsables. Il importe que vous nous
transmettiez le plus tôt possible l'état des hommes qui ont
cultivé ou enseigné les belles-lettres les sciences ou les arts.
Sans égard à leur profession antérieure, n'examinez que le
mérite et la moralité actuelle; il n'est pas de tache
originelle; le grand art de l'homme public n'est pas de briser
les instruments, mais de les utiliser... » Voilà une bonne
parole, mais que d'utopies ! que d'erreurs ! quel mépris des
droits des populations rurales quelle ignorance enfin des
conditions essentielles à l'éducation populaire !
VIII.
Revenons à notre district pour y rechercher
les effets de la législation nouvelle. Le 3 pluviôse an III, le
président, les administrateurs et l'agent national de Lunéville,
en séance publique, arrêtent et publient un tableau indicatif
des communes fixées pour la résidence des instituteurs. Le
district est-partage en trois divisions; la première comprend 5
chefs-lieux Lunéville, Saint-Clément, Flin, Azerailles et
Baccarat. Il y aura 6 instituteurs pour Lunéville, un seul pour
chacun des autres chefs-lieux ensemble 19 communes, 18,119
habitants et 10 écoles; la deuxième, 10 chefs-lieux,
Bertrichamps, Moyen, Giriviller, Roselieures, Loro-Montzey,
Bayon, Haussonville, Mont, Einvaux, Gerbéviller; ensemble 46
communes, 16,364 habitants et 10 écoles; la troisième, 8
chefs-lieux Marainviller, Bénaménil, Emberménil, Hénaménil,
Einville, Drouville, Crévic, Anthelupt ensemble 34 communes,
9,846 habitants et 8 écoles.
Le 15 germinal, le corps municipal de Lunéville organise les
écoles qui lui ont été attribuées, l'installation est
déplorable. Dans les autres communes on proteste et on n'obéit
pas... La gravité des événements attirait l'attention ailleurs;
depuis la chute de Robespierre, on respirait en Lorraine. Le 18
ventôse, le représentant du peuple Mazade arrive, il convoque
les citoyens, il expose le but de sa mission; chargé de
renouveler les autorités constituées, il ouvre une enquête sur
les partisans du tyran. « Si le terrorisme n'a pas affligé les
âmes sensibles par les spectacles tragiques qu'il prodiguait
ailleurs, il n'en a pas eu moins ses apôtres... »
Le 9 floréal, le conseil municipal, mis en demeure de désigner
enfin et de dénoncer les terroristes, répond : « Si la Terreur a
plané quelques instants sur nous, aucun de nos citoyens ne s'y
est prêté librement et dans l'intention de nuire. »
Le 4 messidor an III, les administrateurs du district adressent
au comité d'instruction publique, avec un rapport détaillé,
l'état indicatif des écoles et les pièces réclamées aux
communes. « Quoique le jury d'instruction se soit occupé de
l'exécution de la loi, avec un zèle infatigable et l'attention
la plus suivie, il voit avec regret que le succès ne répond ni à
sa peine, ni à son espérance... Il ne s'est pas présenté de
sujets capables de donner l'éducation à une génération destinée
à jouir du bienfait de la liberté. Les obstacles dans les
campagnes sont insurmontables... Il s'est présenté si peu
d'institutrices qu'il a fallu laisser beaucoup de places
vacantes... Nous avons cependant rédigé une proclamation
imprimée, affichée et publiée dans les communes... Au surplus,
si l'instruction est un besoin pour tous, il faut convenir que
la Convention n'a pas atteint son but par l'établissement des
écoles tel qu'il est énoncé dans la loi. En les fixant dans un
lieu plutôt que dans un autre, on heurte de front le système
heureux de l'égalité, et en voulant favoriser une commune plutôt
qu'une autre, on les abandonne toutes à l'ignorance et aux
ténèbres, qu'on cherchait à dissiper. Nos communes n'ont pas vu
avec plaisir ce nouvel établissement, il ne leur offre pas les
avantages qu'elles espéraient d'un ordre de choses fondé sur le
bien général. Il serait donc à désirer que la Convention prît de
nouveau en considération un objet si important; elle ne peut
trop se hâter d'y donner toute son attention... »
C'est là, Messieurs, un honnête et libre langage; le jury
d'instruction ne faisait d'ailleurs que résumer les notices
qu'il avait reçues des municipalités. Je les ai lues, ces
notices, je les ai classées, je voudrais les publier toutes, car
elles prouvent, d'une manière évidente, ce que j'ai affirmé dans
cette étude, à savoir 1° qu'il y avait, en 1789, au moins une
école primaire dans chacune des communes du district de
Lunéville; 2° que l'esprit révolutionnaire et matérialiste, en
moins de six années, a détruit ces écoles, qu'il a substitué le
régime de l'ignorance à ces réformes salutaires dont l'intendant
de Lorraine et du Barrois, en 1771, avait pris la généreuse
initiative (20).
A partir du 15 germinal an III, les délibérations des corps
municipaux ne font plus mention des écoles; les cahiers destinés
à enregistrer les mandements pour les instituteurs s'arrêtent à
l'an IV.
A la date du 1er vendémiaire an VI, je trouve sur un registre de
Lunéville une note ainsi conçue « Séance extraordinaire fête de
la fondation de la République; le calme le plus respectueux
régnait dans la salle, le peuple se plaça sur les banquettes de
droite et de gauche, les élèves des écoles nationales, ainsi que
les instituteurs et les institutrices, dans le centre. »
La décadence est complète, l'autorité centrale n'a plus aucune
action sur les communes, les écoles ne sont plus fréquentées, la
plupart sont fermées... Les dispositions étroites et mesquines
de la loi du 3 brumaire an IV sont impuissantes, le décret légué
au Directoire par la Convention expirante contenait, au point de
vue de l'enseignement secondaire, un principe de régénération,
il resta une lettre morte en ce qui concerne l'enseignement
primaire.
La loi réparatrice de l'an X fonda les écoles populaires, les
écoles secondaires, les lycées; elle promit des écoles spéciales
de droit, de médecine, de haut enseignement; elle répondit à un
besoin vivement senti, surtout en Lorraine.
Cependant le mal avait de profondes racines, les traditions du
passé étaient perdues ou oubliées; il fallut de longues années,
des efforts persévérants pour triompher des obstacles. La loi
libérale de 1833 inaugura une ère nouvelle; une vaste enquête
fut ouverte, j'eus l'honneur d'y prendre part dans
l'arrondissement de Lunéville. Je constatais alors, avec
douleur, la triste situation de l'enseignement primaire, au
point de vue matériel et pédagogique, dans ce même
arrondissement, aujourd'hui l'un des plus florissants de France
par le nombre de Ses écoles, par la valeur de ses maîtres, par
les sacrifices intelligents des municipalités.
(1) Ce mémoire, lu à l'Académie de Stanislas, le
5 mars 1875, a été analysé et commenté à Paris, à la séance de
la Sorbonne, le 31 mars 1875.
(2) En 1867, le progrès est remarquable; voici, pour les 9
cantons, la statistique officielle des 99 communes de
l'arrondissement formant l'ancien district : Canton de
Lunéville, 16,657 habit. - Ecoles spéciales de garçons, 12; de
filles, 12; mixte, 1. - 1,094 garçons, 1,099 filles.
(3) Canton d'Azerailles, 5,699 habit. - Ecoles spéciales de
garçons, 7 de filles, 7 mixte, 1. - 439 garçons, 396 filles.
(4) Canton de Baccarat, 9,833 habit. - Écoles spéciales de
garçons, 6 de filles, 6 mixtes, 3. - 721 garçons, 657 filles.
(5) Canton de Bayon, 5,406 habit. - Écoles spéciales de garçons,
7 de filles, 7; mixtes, 8. - 460 garçons, 487 filles.
(6) Canton de Blainville, 4,894 habit. - Écoles spéciales de
garçons, 6 de filles, 6; mixtes, 8. - 421 garçons, 464 filles.
(7) Canton de Crévic, 3,449 habit. - Écoles spéciales de
garçons, 5 de filles, 5 mixtes, 4. - 306 garçons, 248 filles.
(8) Canton d'Einville, 4,266 habit. - Écoles spéciales de
garçons, 5 de filles, 5; mixtes, 6. - 392 garçons, 294 filles.
(9) Canton de Gerbéviller, 5,051 habit. - Écoles spéciales de
garçons, 5 de filles, 5 mixtes, 7. - 347 garçons, 349 filles.
(10) Canton de La Neuveville-aux-Bois, 5,021 habit. - Écoles
spéciales de garçons, 7 de filles, 7 mixtes, 4. - 468 garçons,
424 filles.
(11) On peut consulter aux archives départementales de la
Meurthe les 9 procès-verbaux envoyés au Directoire par les
municipalités de chacun des cantons du district de Lunéville.
(12) Voir mon Mémoire en Sorbonne (1868) Projet de l'intendant
de Lorraine sur la réforme de l'instruction primaire et lettre
de l'évêque de Saint-Dié. En 1869 et 1870, j'ai commenté un
mémoire inédit du maître d'école de Koeur-la-Petite, sur les
misères de sa profession et les moyens d'y porter remède.
(13) Le 27 janvier 1791, le préfet du collège et les régents
avaient prêté le serment de fidélité à la Constitution et au
roi.
(14) Dans un mémoire sur l'Université de Pont-à-Mousson (Paris,
1866), j'ai donné sur le concours ouvert en 1690, pour remplir
de sujets capables et de mérite les offices de professeurs et
d'agrégés en la Faculté de droit, des renseignements complets et
inédits.
(15) J'ai étudié la marche et l'invasion de la langue et de
l'esprit révolutionnaire dans les registres des districts de la
Meurthe, des Vosges, de la Meuse, de la Haute-Marne, de la
Moselle, de la Lozère partout il a fallu l'influence de la
commune de Paris pour modifier et corrompre le sens moral des
populations.
(16) La municipalité de Gerbéviller réclame la même faveur.
(17) En 1870, aux mois de juillet et d'août, les fils ont été
dignes de leurs pères les élèves des classes supérieures des
lycées et des collèges. Ceux des écoles normales primaires et
des Facultés de droit et de médecine, ont en grand nombre couru
à la défense de la patrie envahie. Recteur de l'Académie de
Nancy, avant et pendant l'invasion, j'ai été heureux d'applaudir
à la noble ardeur de nos braves volontaires !
(18) Pièces d'archives et documents inédits sur l'instruction
publique en Lorraine. Mémoire lu en Sorbonne, 1874, p. 12, 13,
16 et 17.
(19) Conférences aux instituteurs réunis à la Sorbonne. 1 vol.
1868. Nancy.
(20) Voir mon mémoire de 1868 à la Sorbonne, p. 13 et 14. J'ai
réuni les pièces relatives à cette enquête en un fascicule
déposé au dépôt des archives à Nancy. Je les ai réparties en
quatre dossiers, selon qu'elles viennent de la Moselle, des
Vosges, de la Meuse ou de la Meurthe. |