Modes et usages au
temps de Marie-Antoinette
Par le Comte de Reiset
Livre-Journal de Madame Eloffe, marchande de modes, coutière
lingère ordinaire de la reine et des dames de sa cour
1885
[1787] [30 décembre]
MADAME LA COMTESSE DE LIGNIVILLE, Habit de présentation
17 aunes de gaze noire anglaise rayée, pour les volants, les
draperies et la garniture du bas de robe, à 3#5s= 55#5s ; 2
aunes 1/2 frange à glands en frivolité (1) noire, pour les
draperies à 26#=65#; 4 glands de bas de robe en frivolité noire,
à 4#= 16#; payé pour le loyer des pierres (2), 84# ; façon de la
garniture de l'habit et du grand corps, 72#; 2 aunes gaze rayée
brochée pour les manches du grand corps, à 6#10s=13#; 2/3
taffetas blanc à 5#10s = 3#14s ; payé la façon des manches, 15#;
une palatine de gaze rayée brochée, 8# ; une paire de bracelets
en ruban noir 6 # ; une paire de barbes noires, de 2#. -
Fourniture de la veille: 2 aunes gaze rayée, pour la garniture
d'une robe turque, à 3#10s=7# ; 1 aune 3/4 gaze, pour le corps
de jupon, à 7#= 12#5s; 1 aune 1/2 gaze rayée, pour le volant à
tête rabattue, à 5#10s=8#5s ; façon de la robe et du jupon, 6#;
une paire de mirfas en gaze anglaise découpée, 9#; un grand
fichu de gaze anglaise garni par en bas en gaze dito, 15#; un
pouf en crêpe et ruban blanc panaché de 2 plumes et un paquet de
plumes d'esprit, 60#; livré 3/4 gaze marquis (3), pour un fichu
de dessous, à 5#=3#15 ; livré 2 aunes gaze d'Italie, pour 6
autres, à 3#10s =7# ; 6 aunes ruban satin blanc étroit, à
1#10s=9# ; 6 aunes paille, à 3#=18#; 1 aune pierre pour la
garniture du grand corps, 10#; un bandeau sur velours noir long
aune à 3 rangs de pierre, 33#; payé à mademoiselle Motte,
faiseuse de paniers, 96#; pour les 2 coiffures, 24#; pour les
soeurs Morelle, 72#; pour les demoiselles, 12#; pour le garçon,
6#; plus 7/8 pierre, pour border les souliers, à 10#=8#15s; une
fraise à 2 rangs de gaze, 2#. Total, 805#18s6d.
La comtesse de Ligniville (ou Ligneville) était
Marie-Camille-Victoire de Beaufort-Cassagne de Miramont, qui
épousa, en 1787, René-Charles-Élisabeth, comte de Ligniville, né
le 22 février 1760, au château d'Herbeviller.
Ce fut la reine Marie-Antoinette qui fit ce mariage. En souvenir
d'alliances lointaines (4), à l'exemple de ses ancêtres les ducs
de Lorraine, la reine traitait le comte de Ligniville de cousin
et l'honorait de sa protection.
Le 12 août 1780, le comte de Ligniville avait été nommé
sous-lieutenant des gardes du corps (compagnie de Beauveau), et
en octobre 1782 aide de camp du comte d'Estaing, qui enleva la
Jamaïque aux Anglais.
La Révolution de 1789, à laquelle il fit malheureusement trop
bon accueil, ne brisa pas, comme pour tant d'autres, sa carrière
en 1791 il était nommé colonel du 55e régiment de ligne. En
1792, le 25 mars, il commandait par intérim l'armée de la
Moselle, en l'absence du général de Beurnonville ; c'est lui qui
conserva à la France Montmédy assiégé par les Prussiens.
Le comte de Ligniville fut élu au Corps législatif sous le
Consulat et nommé sous Napoléon Ier inspecteur général des haras
de l'Empire ; il mourut sans descendance, au château de Concourt
près Commercy, le 14 septembre 1813.
La comtesse de Ligniville mourut à Commercy en janvier 1815. La
reine Marie-Antoinette lui avait donné comme souvenir et
témoignage d'affection une tasse à bouillon (porcelaine à la
reine), qui par héritage est venue en la possession du baron de
Maynard, dont la bisaïeule était Claire de Ligniville (tante du
comte René de Ligniville), qui avait épousé le baron de Lilien,
chambellan de Joseph II, empereur d'Allemagne.
M. le baron de Maynard, dont nous aurons encore occasion de
reparler dans le cours de cet ouvrage, nous a donné les détails
les plus intéressants sur la comtesse de Ligniville, son
arrière-grand'tante.
Armes des Ligniville : Lozangé d'or et de sable.
(1) Voir au 10 janvier 1787. (NDLR : « on fait
de la dentelle d'or, et on faisait alors de la frivolité, sorte
de toute petite dentelle avec des fils d'argent. »)
(2) Au jour de leur présentation, les dames, d'après l'usage,
chargeaient leurs toilettes de toute leurs pierreries, de tous
leurs diamants de famille, qu'on sortait à cette occasion de
leurs écrins ; elles en empruntaient à leurs amies et même,
comme on le voit ici, elles allaient jusqu'à prendre des pierres
à loyer pour cette grande cérémonie qui était un événement pour
les familles, à laquelle on se préparait longtemps & l'avance,
et qui entraînait aux plus grandes dépenses de livrées, de
voitures, chevaux, etc.
(3) Cette désignation de gaze marquis doit venir de l'usage que
les grands seigneurs avaient dans ce temps d'avoir des fabriques
et de se faire commerçants. Les marquis de la Fayette, de
Rochambeau, etc., étaient de ce nombre. II était de bon ton,
alors, de faire de l'industrie. Les uns confectionnaient des
étoffes, les autres avaient des fabriques de faïences et de
porcelaines. Les ducs de Villeroi et d'Angoulàme en établirent à
Sceaux. Cette dernière prit plus tard le nom de fabrique de
porcelaines à la Reine. Celle de Niederwiller fut fondée par un
de mes grands-oncles, le baron de Beyerlé (alors directeur de la
monnaie de Strasbourg), auquel le général comte de Custines
succéda.
On donnait également à des étoffes de soie et à certaines gazes
des noms de fleurs, d'animaux, de villes ou de campagnes, de
personnages célèbres, hommes on femmes, d'acteurs ou d'actrices
en renom. Il y avait, comme on le verra par la lecture de cet
ouvrage : la gaze « Stéphanie », le chapeau à la « Colette », la
camisole en « Colinette », les rubans à la « Jeannette », le
chapeau à l'« Androsmane », les chapeaux-bonnettes, pierrots et
jupons en « Pecquigny », les gazes de Chambéry, les « gros de
Tours », les « singes de moire », les « glaneuses », les barbes
à la « paysanne », etc.
(4) En effet,
Simonin de Rozières (c'est le nom que portaient les Ligniville
avant l'échange de la ville de Rosières-aux-Salines, près Nancy,
par Jean de Rozières, premier seigneur de Ligniville, contre
d'autres seigneuries que lui donna Ferry III, duc de Lorraine),
avait épousé, au treizième siècle, Isabelle de Lorraine, fille
du comte de Toul, descendant par les femmes de Frédéric
Barberousse; d'un autre côté, sa soeur Adélaïde de Rosières
épousa, vers le même temps, Husson de Lorraine. Enfin, vers le
milieu du dix-septième siècle, Philippe de Ligniville, comte de
Tunièpes, généralissime des armées de Charles IV, duc de
Lorraine, et gouverneur de Charles V de Lorraine, avait remporté
sur les Turcs des victoires signalées qui frayèrent à la maison
de Lorraine le chemin du trône des Habsbourg. La famille
impériale savait reconnaître, on le voit, les services qu'elle
avait reçus des Ligniville.
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