Comme on le voit sur les
images ci-dessous, il y a des différences notables entre la
carte de Cassini présentée par l'Institut Géographique National
(IGN) et la Bibliothèque Nationale de France (BNF), et celle que
présente la
Library of Congress (LOC) de Washington, dite Hauslab-Liechtenstein.
Pourquoi de telles
différences ?
1 - La carte IGN/BNF - Dépôt de la guerre
Cette carte est constituée d'un ensemble de 180 feuilles dont
154 au format papier de 104 cm sur 73 cm et 26 (celles du
pourtour) de format variable et plus réduit. La France est donc
représentée par une matrice de 14 cartes en largeur sur 21 en
hauteur, dont l'assemblage totale fait 11,5 mètres de large sur
11,8 mètres de haut.
La Carte de France dite « Carte de Cassini » est lancée par
l'Académie des Sciences en 1747. César-François Cassini de Thury
(1714-1784, dit Cassini III) s'attèle à cette tâche, malgré des
difficultés financières qui obligent à lancer une souscription
en 1756 (créant ainsi une Compagnie dont le siège est fixé à
l'Observatoire de Paris) et à rechercher des subsides des
régions.
Avec une moyenne de 4 feuilles et demie par an, la carte est
presque terminée en 1784 (hormis 2 feuilles sur la Bretagne) et
160 feuilles sont déjà diffusées. Seuls restent aussi à faire
quelques relevés (ceux de la planche 142-Nancy, ont par exemple
été fait en 1754, 1759 et 1769).
Jean-Dominique, comte de Cassini (1748-1845), fils de François,
achève le travail.
En 1790, 166 des 180 feuillets sont déjà diffusés dans le
public, et la nouvelle carte de France (dans un format réduit au
quart, de 16 feuilles) est présentée à l'assemblée constituante
le 22 avril 1790. Mais encore une fois, des problèmes financiers
empêchent de finaliser le travail, qui est encore à l'époque la
propriété de la Compagnie des souscripteurs originels.
Le 21 septembre 1793, la convention, arguant faussement que la
carte aurait été exécutée en très grande partie aux frais du
gouvernement, prend un décret qui transfère la carte de Cassini
au Dépôt de la Guerre, tout récemment réorganisé mais bien
incapable de fournir aux armées les calques et plans nécessaires
aux opérations militaires. La carte est donc saisie, et il faut
attendre 1801 pour que les porteurs d'action ou leurs héritiers
puissent obtenir une indemnisation.
Mais la carte étant considérée par Napoléon comme arme de
guerre, il en interdit la diffusion... jusqu'en 1815.
2 - La carte LOC - Hauslab-Liechtenstein
Les feuilles de la version "américaine", de taille 95 cm x 64
cm, donnent après assemblage de la matrice 14 x 21, une taille
similaire à celle du dépôt de la guerre.
Mais son origine est plus complexe.
Le général autrichien Franz Ritter von Hauslab (1798-1883), qui
est aussi cartographe et historien, constitue une large
collection personnelle de cartes. A sa mort, elle devient selon
le testament de Hauslab, la propriété de Laura Bertuch, son aide
dévouée. Mais la collection attire les convoitises : le 17
juillet 1883, la collection de cartes est vendue au prince
Johann II de Liechtenstein, et rejoint l'importante bibliothèque
de la famille de Liechtenstein à Vienne.
D'autres parties de la collection Hauslab sont ensuite offertes
par ce prince en cadeaux entre 1883 et 1889 à des bibliothèques
et musées ; d'autres encore sont vendues après la première
guerre à des marchands d'art de Londres, ou en 1922 au marchand
d'antiquité Henri de Jongh (La Hague). Enfin, d'autres pièces
sont vendues à Vienne, aux archives militaires (1922) et à la
bibliothèque universitaire.
La carte de Cassini, toujours propriété des Liechtenstein, est
transférée au château de Vaduz en 1945. Mais très vite, le
prince de Liechtenstein, Franz Joseph II, revend une partie de
sa collection, dont la carte de Cassini, notamment au marchand
d'art américain H.P. Kraus. Après plusieurs années de
classification et sélection, Kraus en revend une partie à
l'université d'Harvard, et le reste de la collection
cartographique Liechtenstein est acquis en 1951 par l'Air Force
Cambridge Research Laboratory Library (bibliothèque de la base
Air Force à Bedford, Massachusetts), qui incorpore ainsi la
carte de Cassini dans son fonds. Puis une partie de ce fonds,
dont de nombreuses cartes issues de la collection Hauslab, est
transférée à la Bibliothèque du Congrès à Washington en 1975.
On ignore cependant quand et où, Hauslab a acquis sa carte de
Cassini ; il semble qu'il ait commencé à constituer sa
collection dès 1820, mais qu'il s'y consacra plus partiellement
après sa retraite partielle en 1861, et complète en 1868. A sa
mort en 1883, on estime que sa bibliothèque personnelle, qui
remplissait deux grands pièces dans sa résidence de Vienne,
comprenait 13 000 livres, 20 000 gravures, eaux-fortes et
estampes, quelques 10 000 cartes, et un certain nombre de
globes.
La copie Hauslab de la carte de Cassini a été imprimée à partir
de plaques gravées, puis coloriée à la main et montée sur papier
épais. Mais contrairement à la plupart des séries existantes de
la carte, elle est non découpée, là où Bibliothèque nationale de
Paris ne dispose que des feuilles éparses de cette série.
3 - Les différences
On sait que les cartes de Cassini étaient vendues soit en
monochrome, soit en couleurs, chaque planche étant alors mise en
couleurs par un peintre coloriste qui n'hésitait pas parfois à
ajouter quelques fantaisies (notamment en matière de forêt) :
mais cette explication est insuffisante à expliquer les
différences très importantes entre les deux version ci-dessus,
la mise en couleur n'ayant pu faire disparaitre le détail de la
ville de Blâmont, le texte « B. de Trion », le « s » de Barbas,
et changer intégralement l'emplacement des textes, le détail des
cours d'eau, etc...
Néanmoins, les deux planches portent le même numéro 142, le même
référence « Fle 51 », la même mention en bas à gauche « B.
Desfontaines Sculp. » (Bellery Desfontaines). Seule la carte
Hauslab porte en bas à droite la mention « C. Beauvais Serip. »,
qui correspond au graveur de lettres Charles Nicolas Dauphin de
Beauvais (1730-1785).
On pourrait alors supposer que les cartes sont simplement des
versions chronologiquement différentes ; ainsi, si l'on compare
le feuillet 111, Meuse et zone est de la Meurthe, les deux
versions sont intégralement similaires, datées toutes deux de
1759.
Mais les deux feuillets 142 ne couvrent pas la même région :
ainsi, il manque une large bande à droite de la feuille LOC 142,
qui fait par exemple totalement disparaître Sarrebourg de la
carte LOC (partie qui figure pourtant sur la feuille BNF 142).
La feuille immédiatement à sa droite, LOC 162, reprend à gauche
en même position que la feuille BNF, donc la carte Hauslab
présentée par la Librairie du Congrès est incomplète ! On peut
ajouter aussi que le feuillet LOC 142 comporte des erreurs
notables : ainsi, Saint-Sauveur est placé au nord-est de Parux... Cette feuille 142 incomplète et erronée ne peut donc être
issue d'éditions officielles successives.
Mais la notice de la Library of Congress indique qu'il existe,
dans la collection, deux feuillets 142 différents. Celui
numérisé par la Library ne serait donc pas le bon ?
De plus, dans un article de « The Quarterly Journal of the
Library of Congress” (vol. 35 n° 2 - Avril 1978), Walter W.
Ristow émet comme hypothèse : “This magnificent map was very
probably a presentation copy”. Pourquoi une telle réserve ?
Tous ces éléments ne permettent pas de résoudre l'énigme, qui
laisse supposer que la planche 142 présentée par la Library of
Congress n'est pas une carte de Cassini normale : erreur de
numérisation de ce feuillet 142 ? Mais dans ce cas, qu'est le
feuillet 142 présenté ? Une contrefaçon *, qui se
serait glissé dans la collection Hauslab ?
L'état de nos recherches ne nous permet pas de conclure...
* - Dès 1894, La revue de Géographie
détermine les base d'une enquête à instituer sur la carte de
Cassini, avec entre autres questions : « Contrefaçons de la
carte de Cassini ». Dans le numéro de janvier-juin 1896, M.
Ludovic Drapeyron détaille l'enquête sur la carte de Cassini :
« LES CONTREFAÇONS
Nous signalerons cette constatation de Cassini III : « On n'a
point fait usage du privilège accordé à la Compagnie pour
s'opposer à la contrefaçon dans nos cartes, la seule ressource
pour les marchands privés du débit de celles qui avaient précédé
les nôtres. »
Quelles ont été ces contrefaçons? Point à élucider. »
Rédaction :
Thierry Meurant |
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