Bulletin de la Société
philomathique vosgienne
1897-1898
VOYAGE DANS LES VOSGES
L'ABBÉ GRÉGOIRE
L'ancien évêque du département de
Loir-et-Cher a publié en l'an VI (1797) cette excursion dans les Vosges dans un
ouvrage généralement inconnu : Correspondances sur les matières du temps, trois
volumes in-8° (II, 153-171). L'oeuvre de Grégoire (1) serait restée oubliée dans
ce Recueil si un chercheur infatigable sur tout ce qui touche à l'histoire des
Vosges, feu Richard (de Remiremont) ne l'avait pas trouvée et publiée dans
l'Annuaire du département des Vosges pour 1841, accompagnée de quelques notes.
Un tirage à part fort restreint (12 pages in-12) en fut fait.
Le petit in-12 de Richard (2) est des plus rares; la bibliothèque publique de
Nancy en a cependant un exemplaire, venant, je crois, du bibliophile Noël (Cat.
N° 3453), mais on ne le trouve pas dans la bibliothèque municipale de Colmar, ni
dans la bibliothèque de l'Université de Strasbourg. Je puis donc dire hardiment
que la publication du bibliothécaire de la ville de Remiremont est rarissime, et
que sa réimpression équivaut presque à la publication d'un manuscrit, et c'est
sur un exemplaire du tirage à part qu'a bien voulu me prêter mon ami M. Gaston
Save, que je fais cette réimpression.
Grégoire aimait les montagnes, et il le fait bien voir dans cette lettre datée
de Nancy, 1809
« Un des objets de mon voyage que j'avais le plus à coeur, était d'aller me
concentrer dans une solitude des Vosges, au milieu des lacs et des sapins. Mais
ce voyage n'aura pas lieu. Ma bourse me le défend... » (Mémoires, I, 153.) (!!!)
Grégoire était cependant sénateur de l'empire français !
Il avait parcouru les montagnes des Vosges avant et après la Révolution, et
toujours on le voyait amasser des notes pour un ouvrage sur ce sujet. En
attendant, il publia dans la Correspondance de Paris parue en 1797, quelques
notices du pays, ce sont celles que je reproduis ici. Mais l'abbé continuait
toujours à augmenter son ouvrage primitif en cher chant essentiellement à faire
connaître ce petit coin de terre si à la mode de nos jours. La bibliothèque
publique de Nancy possède le manuscrit original (3) sur les Vosges donné avec
les autres écrits du prélat par M. H. Carnot, ami intime de Grégoire. Ce
manuscrit, recopié au commencement de ce siècle, ne fut jamais publié. L'auteur
ne fut-il pas satisfait de son oeuvre ou craignait-il la censure impériale? On
ne sait.
C'est en 1787, étant curé d'Emberménil, que Grégoire fit son premier voyage dans
les Vosges; c'est à cette époque qu'il commença à prendre des notes sur ce qu'il
voyait d'intéressant. Plus tard, dans les dernières années du siècle, en 1797 et
en 1799, il visita encore les Vosges, mais les préoccupations religieuses
l'emportaient alors sur les idées observatrices, il ne dut plus prendre de
notes. Les destinées de l'église constitutionnelle prête à sombrer, devaient
l'empêcher complètement. Mais, répétons-le encore une fois, l'abbé Grégoire
aimait les montagnes des Vosges, et il cherchait à inspirer le même sentiment
aux Parisiens. Il le dit ouvertement à la fin de sa brochure, et il serait
certainement heureux de voir l'engouement dont jouissent actuellement les beaux
sites des environs de Gérardmer, de Saint-Dié, de Remiremont, etc.
Dans la brochure de Grégoire, on le voit commencer par décrire Saverne, une des
nombreuses clefs alsaciennes de la montagne, les vieilles portes gothiques qui
l'agaçaient tant ont disparu. On le regrette aujourd'hui. Puis il va chez son
ami Oberlin à Waldersbach, et de là il grimpe sur le sommet du Donon, rempli
encore de débris de statues payennes et du bas-relief si connu, le Bellicus-Surbur,
aujourd'hui au Musée d'Épinal Du Donon il gagne Senones, tout rempli du nom de
Dom Calmet, puis Moyenmoutier, ces abbayes étaient alors peuplées de moines ne
cherchant que la paix et l'étude; Saint-Dié où ses fontaines minérales
l'attirent, Gérardmer, alors la ville des lacs sauvages, La Bresse dont il
admire la justice rurale, le Ventron avec le bienheureux Frère Joseph, Bussang
dont il donne une description très humoristique, Le Ballon à la vue immense et
aux pâturages excellents, Giromagny et sa carrière de granit, Remiremont, sur le
chapitre duquel il ne peut s'empêcher de lancer le, trait du Parthe (4);
heureusement qu'il est émoussé, et enfin Hérival, où, à ce qu'il paraît, on
pourrait établir une cure d'air... c'est une idée comme une autre. Tout cela,
malgré la grande diversité des sujets est dit en quelques pages, qui ne sentent
pas trop le pédant et se laissent lire; c'est ce qui m'a décidé à reproduire ce
petit voyage essentiellement vosgien et bien plus pittoresque que celui laissé
manuscrit.
A. BENOIT.
Paris 27 Vendémiaire an VI.
(18 Octobre 1797.)
Les Suisses sont dans l'usage de visiter leur propre pays avant de parcourir les
nations étrangères. A Zurich, je me suis trouvé dans des sociétés de jeunes gens
bien élevés qui préludaient à leur départ par des banquets plus décents et par
conséquent plus agréables que celui des sept Sages.
Plusieurs fois, dans les montagnes du Saint-Gothard et de l'Appenzell, j'ai
rencontré de joyeuses caravanes; les Français au contraire ont la démangeaison
d'aller voyager dans les pays lointains, en se condamnant eux-mêmes à ne pas
connaître celui qui leur donne naissance. Tel qui de Paris descend au Havre pour
aller aux Antilles, n'a jamais eu la curiosité de voir, ni le site riant de
Chantilly, ni le désert d'Ermenonville.
Une des parties de la France les moins connues et les plus dignes de l'être, ce
sont les Vosges, car les écrits des citoyens Buc'hoz (5), Sivry (6), Durival,
etc., etc., laissent beaucoup à désirer; c'est cependant à ce dernier que nous
devons la description la plus complète de la Lorraine, en 3 volumes in-4°.
Durival était un respectable vieillard, mort il y a un an à Heillecourt, près de
Nancy, et l'on n'a pas seulement jeté une fleur sur sa tombe. Ainsi ont péri
également dans le cours de la Révolution, sans qu'on ait seulement annoncé leur
décès : PLUQUET, auteur du Dictionnaire des Hérésies, ouvrage estimé de Voltaire
même; GUÉRIN-Du-ROCHER, auteur de l'Histoire véritable des Temps fabuleux; HOOK
qui a écrit sur la religion et l'histoire romaine; DAIRE, auteur du Dictionnaire
des Épithètes françaises; MEISSANCE, dont les travaux sur l'économie politique,
etc., ont obtenu le suffrage du célèbre auteur de la Richesse des Nations (7),
et CONTANT-DE-LA- MOLETTE, traîné à l'échafaud sous le régime révolutionnaire.
Les montagnes des Vosges sont connexes à celles de la Chine. L'abbé
Chappe-d'Auteroche, en indiquant les chaînes intermédiaires, ôte à cette
assertion sa physionomie paradoxale..
Je vais vous promener sur quelques points de cette contrée, sans m'astreindre à
une marche régulière.
SAVERNE
L'enceinte de cette ville était plus
resserrée jadis qu'aujourd'hui et entourée de fossés, de murs en augmentant la
ville, on a comblé les fossés et conduit la nouvelle bâtisse bien au delà du
pourtour de l'ancienne ville; mais on a laissé subsister les portes dont la
structure grossière n'offre que des monuments de mauvais goût. Que penserait-on
d'un architecte qui, agrandissant un appartement, laisserait les portes au
milieu de la chambre ? Voilà Saverne.
WALDERSBACH Ce village, qui fait partie du Ban-de-la-Roche, est luthérien ainsi que diverses
communes circonvoisines; le ministre actuel, frère du savant bibliothécaire de
Strasbourg, le citoyen Oberlin, a déployé le plus grand zèle pour mettre sur bon
pied les écoles de ce canton; en cela, il a marché sur les traces de son
devancier, le citoyen Stuber, dont l'épouse est morte à Waldersbach. Sur son
tombeau est une inscription dont j'ai oublié le texte, mais qui finit par cette
idée : « Son mari qui lui a érigé ce monument est incertain s'il doit s'affliger
davantage du malheur de l'avoir perdue que de s'honorer de l'avoir possédée. »
DONON Dans les Mémoire de l'Académie des Inscriptions est une dissertation curieuse de
Montfaucon (8) sur les antiquités du Donon ou Thonon, l'une des plus hautes
montagnes des Vosges. L'inscription qu'il indique et les figures subsistent
encore mais combien j'ai regretté que le gouvernement n'ait jamais fait
recueillir une foule de statues éparses sur le contour de cette montagne et qui
bientôt disparaitront sous les broussailles. Là, gisent dans l'ombre et le
silence les restes de la vénérable antiquité. Ces statues mutilées sont d'une
assez mauvaise sculpture mais des ouvrages de ce genre sont utiles pour la
chronologie, l'histoire de l'art, la connaissance des costumes. Et ne voit-on
pas journellement les artistes visiter cette belle collection du Moyen âge,
rassemblée au dépôt des Petits-Augustins par les soins du citoyen Lenoir ?
SENONES Dans le château des ci-devant princes de Salm était une bibliothèque peu
nombreuse, mais composée de livres rares et de magnifiques éditions. La
bibliothèque des Bénédictins était bien plus considérable; on y remarquait,
entre autres, le manuscrit original de Richerius, dont une partie seulement a
été imprimée dans le spécilège de Dacheri. Ce manuscrit précieux a disparu dans
le cours de la Révolution.
La principauté de Salm, dont Senones était le chef-lieu, a produit un nain ;
c'est Bébé, qui était à la Cour de Stanislas, et un géant. On citait comme une
merveille les gants de ce dernier, déposés dans la bibliothèque, mais qui me
garantira qu'ils étaient du géant ? Ce qui m'a frappé davantage, c'est une
mâchoire qui a cinq pouces deux lignes de la partie externe de chaque condyle à
l'autre, et cinq pouces et demi de la partie antérieure et moyenne du menton à
la partie moyenne d'une
Dom Calmet, que les gens superficiels ne connaissent que par ses vampires, mais
qui aura toujours l'estime des érudits, est inhumé dans l'église. Sa mémoire est
en vénération dans une contrée qu'il édifia par ses vertus. Sur son tombeau sont
deux épitaphes; la meilleure est celle qu'il s'était préparée lui-même:
MULTA LEGI, SCRIPSI, UTINAM BENE.
Voici la seconde
HIC TENUI TUMULATUR HUMO, FIT VERMIBUS ESCA,
UT MISERUM VULGUS SCRIPTIS SUPER ÆTHERA NOTUS,
HEU ! SI MORTALES POSSENT SUBDUCERE LETHO
DOCTRINA, INGENIUM PIETASQUE, FIDESQUE,
NOMEN ET IPSE SUUM VIXISSET FUNERIS EXPERS,
Voltaire, qui avait demeuré quelque temps à Senones, lui en fit une autre que je
ne me rappelle pas avoir lue dans le Recueil de ses oeuvres
Des oracles sacrés que Dieu daigna nous rendre,
Son travail assidu perça l'obscurité;
Il fit plus, il les crut avec simplicité
Et fut par ses vertus digne de les entendre.
Dom Calmet eut pour successeur à l'abbaye de Senones, son neveu Dom Fangé, à qui
nous devons quelques écrits, entre autres, l'Histoire de la Barbe (9), ouvrage
curieux et rempli de recherches dans le genre de l'Histoire des Perruques, par
THIERS. Il est fâcheux que, contre le gré de l'auteur, on ait joint à l'édition
de cet ouvrage des contes cyniques de LACHAUSSÉE.
Le maitre-autel de l'église de Senones a quatre colonnes torses en bronze,
ornées d'arabesques. Le prieur me raconte que, sous l'abbé Joachin (?), qui
vivait, je crois, il y a trois cents ans, des colonnes pareilles, qui décoraient
l'autel, ayant été enlevées de nuit, l'abbé fut accusé du larcin; il soutint
qu'il était innocent, et cependant les quatre autres colonnes actuellement
existantes, furent faites à ses dépens; il fit graver au bas de chacune ce
verset du psaume 68 : Quae non rapui tunc exolvebam ; l'application m'a paru
heureuse. MOYENMOUTIER
Ce monastère est à une lieue de Senones. Dans la riche bibliothèque du couvent,
nous avons vu le manuscrit original des mémoires du cardinal de Retz, qui avait
plus de talent pour bien écrire que pour écrire lisiblement. Il y a beaucoup de
ratures, avec des surcharges et des corrections qui sont d'une autre main. Dans
l'imprimé que nous avons comparé, on a suivi ces corrections (10).
Les habitants du village contigu à l'abbaye avaient autrefois des droits
singuliers. Quand une femme accouchait d'un enfant, provenu d'un mariage
légitime, le mari pouvait, seul ou accompagné de son voisin, pêcher pendant
trois jours dans le Rabodeau (c'est le nom de la petite rivière qui coule dans
la vallée de Moyenmoutier), et même vendre du poisson pour subvenir à
l'entretien de l'accouchée mais il était obligé préalablement d'aller l'offrir
au couvent, où on le lui payait aù prix fixé pour pareille occasion, sinon il
était libre de le vendre partout ailleurs. En outre, il avait le droit de se
présenter au couvent pour recevoir un pain de trois livres et un pot de vin. Ce
dernier droit s'était conservé; le temps avait fait perdre celui de la pêche.
A l'époque où Dom Calmet était abbé de Senones, Dom Belhomme était abbé de
Moyenmoutier, dont il a imprimé l'histoire, et Dom Hugo, évêque de Ptolémaïde,
était abbé d'Étival, situé à une lieue de Moyenmoutier, sur la rive gauche de la
Meurthe. Ce savant a, comme on sait, enfanté beaucoup d'ouvrages, tels.que les
Annales des Prémontrés, 2 volumes in-folio ; Sacrae. antiquitatis monumenta, 2
volumes in-folio. Il a fait aussi imprimer l'Herculanus; nous ne connaissons pas
la critique qu'en a faite un Bénédictin (11).
SAINT-DIÉ Au sud. de cette petite ville, située dans un vallon délicieux, sont deux
fontaines minérales. Elles ont été analysées, ainsi que la plupart des eaux
minérales des Vosges par un très bon chimiste de Nancy, le citoyen Nicolas le
même qui a perfectionné la préparation du phosphore. Nous avons obtenu les mêmes
résultats que lui en essayant les eaux à l'aéromètre, la noix de galle, l'alkali
volatil et l'huile de tartre (12).
L'histoire raconte qu'autrefois à Saint-Dié, un juif profana la sainte Hostie.
Les détails en sont consignés dans Ruyr et autres écrivains. La maison du juif
fut vendue, et le propriétaire, en mémoire de ce fait, fut obligé de fournir
annuellement les hosties consacrées pour la quinzaine de Pâques. Cet usage
subsiste, et celui qui fournit les hosties va à l'offrande en manteau noir le
jour du vendredi-saint.
En allant de Saint-Dié vers le Sud-Est on trouve à quelques lieues de là, les
lacs de Gérardmer, Longemer et Retournemer.
Entre Longemer et Gérardmer, on voit ce qu'on nomme le Saut des Cuves. C'est une
espèce de cataracte formée par la petite rivière de Vologne, qui se précipite
avec fracas dans les anfractuosités des rochers de granit.
Plus bas, se trouve une pierre à peu près carrée d'environ 12 pieds de diamètre
on la nomme Pierre de Charlemagne, parce que, dit-on, il s'y arrêta et s'y
reput. En parcourant la France, j'ai remarqué qu'on veut retrouver partout des
monuments, des souvenirs de César et de Charlemagne.
Il est vieux, mais vrai, le proverbe : On ne prête qu'aux riches.
GÉRARDMER Ce beau et grand village est entouré de rochers hideux qu'on nomme les moutons
de Gérardmer (13). Les pluies ont entraîné dans les vallons toute la terre
végétale et rongé les angles de ces rochers qui annoncent, pour ainsi dire, les
débris de l'univers. Le coeur se resserre à leur aspect, et l'oeil ne contemple
qu'avec peine des lieux où la nature paraît, dans sa douleur, refuser à l'homme
sa subsistance.
L'industrie des habitants supplée aux refus de la nature. Ils font en bois
beaucoup d'ustensiles de ménage, comme assiettes, terrines, goblets, etc. j'ai
vu le temps où pour 12 francs on pouvait acheter un buffet complet.
On prépare aussi à Gérardmer une assez grande quantité de poix blanche par un
procédé fort simple. Avec une espèce de crochet, on ouvre l'écorce des pins
sur-le-champ la poix suinte on la recueille dans des vases, mais comme elle est
chargée d'impuretés on la fait bouillir. Quand la liquéfaction est complète, on
la jette dans un sac sous un pressoir la poix filtre à travers le tissu et la
crasse restée dans le sac sert encore de combustible.
Une autre branche de commerce pour Gérardmer, ce sont les fromages, que l'on
transporte, même à Paris, sous le nom de Giraumé (14). Les communes voisines,
telles que La Bresse, Saint-Maurice, Cornimont, etc., en préparent qui le
disputent en qualité, mais tous se vendent sous le nom de Giraumé, comme le
fromage de Lodi sous le nom de Parmesan.
A quelque distance de Gérardmer est un écho monophone qui répète plusieurs mots.
Un bon campagnard que nous avions pris pour porter nos instruments, ne pouvant
concevoir que nous fissions une démarche pour aller l'entendre, nous prenait
pour de francs nigauds. Mais je lui observai que cet écho savait le grec,
l'anglais, l'espagnol, l'italien, etc. A l'instant, je prononçai des phrases de
ces divers idiomes. Notre homme passa du dédain à la surprise, à l'admiration
même, en apprenant qu'à côté de son village était un écho qui savait toutes les
langues.
Au milieu de Gérardmer est un très beau tilleul; un détritus de feuilles et
d'autres matières végétales s'est amassé dans une espèce de creux formé par la
bifurcation de la tige, et là est implanté un arboisier dont les branches ont au
moins six pieds de long. LA BRESSE
Cette grande commune avait une sorte de régime républicain avant l'établissement
de la République elle avait son marteau de gruerie, s'administrait elle-même, ne
payait aucune redevance féodale, ne relevait d'aucun seigneur' et jugeait toutes
les causes civiles en première instance, avec une sagesse telle que rarement on
appelait de ses sentences, et, quand il y avait appel, presque toujours les
jugements étaient confirmés par le tribunal supérieur. Autrefois, on jugeait
sous l'ormeau, où sont encore les sièges en pierre, mais depuis on avait bâti à
côté un auditoire (15).
La Bresse est située dans une gorge fort longue et profonde l'industrie de ses
estimables habitants a fécondé la montagne. Tous les lieux ensemencés sont
partagés en compartiments entourés de granit, pour les défendre de la dent des
bestiaux qui parcourent les espaces incultes. Ainsi ces lieux cultivés affectant
toutes sortes de figures, présentent au voyageur qui les contemple du haut de la
montagne un coup d'oeil varié et très agréable.
VENTRON Là mourut, il y a quelques années, Joseph Formey, ermite, dont les feuilles
publiques ont parlé. La réputation de ses vertus, qui ne se sont jamais
démenties, fait qu'on accourt de loin pour visiter son tombeau.
BUSSANG Sur les eaux des deux fontaines minérales nous avons fait quelques expériences;
l'huile de tartre par défaillance nous a donné les mêmes résultats qu'au
citoyen Nicolas.
(Voyez sa Dissertation sur les Eaux minérales de Lorraine), il dit que l'alkali
fluor n'y a occasionné aucune altération sensible; il nous a donné une teinte
claireuse, tirant un peu sur le bleu. La poudre de noix de galle mêlée à l'eau
lui a communiqué, dit le citoyen Nicolas une couleur pourpre nous avons obtenu
un brun délayé.
Un peu au-dessus des fontaines minérales est la principale source de la Moselle,
confondue dans une fondrière de la manière la plus ignoble. (On ne peut plus
faire le même reproche, observe Richard, depuis qu'un industriel du pays a fait
construire une espèce de pavillon en planches, assez semblable à une guérite,
dans lequel on a renfermé cette source, que l'on fait jaillir au moyen d'un tube
en fer-blanc et pour une légère rétribution). Nous l'avons un peu dégagée et
nous avons vu sortir l'eau avec force (16).
Celle de la Saône à Vioménil est traitée plus honorablement, un bassin couvert
de pierres communique à un autre de même construction, et c'est de là que part
la Saône pour aller visiter le Rhône et la Méditerranée.
De Bussang par un vallon charmant où l'Angélique est indigène, on va à
Saint-Maurice, et alors on est au pied du Ballon de Giromagny.
LE BALLON (17) Sur cette montagne, nous avons trouvé la Doronie, la Gentiane, la Bistorte, le
Napel et une Joubarbe, dont la fleur est très jolie. La nature brute nous offre
bien des fleurs à qui nous n'avons pas encore fait l'honneur de les admettre
dans nos parterres et qui cependant les décoreraient, telles sont la Digitale,
l'Epilodium, le Parmica, la Salicaire et plusieurs Vermiculaires, etc. (18).
Elles sont belles dans l'état sauvage, que sera-t-il lorsqu'une culture suivie
en aura développé les couleurs ?
Beaucoup de montagnes sont actuellement sans végétation, parce que étant
taillées à pic et leurs escarpements s'approchant de la perpendiculaire, les
pluies ont délayé l'humus et l'on amené dans les vallons, au lieu que la cime du
Ballon, la plus haute montagne des Vosges, élevée d'environ 600 toises au-dessus
du niveau de la mer, couverte d'excellents pâturages, déploie avec majesté sa
vaste surface.
Le marquis de Pezay, dans ses Soirées alsaciennes, helvétiennes et
franc-comtoises, parle de la route qui venant de Remiremont, traverse cette
montagne et descend en Alsace, comme d'un chef-d'oeuvre, mais en observant
qu'elle est la plus inutile de France. La pente est tellement ménagée qu'un
cheval peut y galoper soit à la montée, soit à la descente. On tourne sept à
huit fois le dos à Giromagny pour y aller. Le génie a déployé bien des
ressources dans cette construction; mais le côté des vallées n'est pas assez
épaulé, les talus qui descendent trop brusquement commencent à s'ébouler.
Cette route a coûté, dit-on, trois millions. Avec le tiers de cette somme
peut-être, pouvait-on l'exécuter, en la faisant filer, autant qu'il était
possible, dans la vallée ? Elle eût été moins longue, moins dispendieuse, et le
peuple eût été moins vexé (19).
Du haut du Ballon, l'oeil s'égare dans les plaines de l'Alsace, la Franche-Comté,
les montagnes de la Souabe, de la Suisse, etc.
GIROMAGNY Le travail des mines y avait repris son activité. Au pied de la côte, on a
pratiqué une ouverture pour rejoindre un filou d'argent qu'on assure être très
riche.
Autrefois, dans ce bourg on travaillait le granit, mais l'entreprise était
abandonnée quand nous visitâmes cette contrée. A la Mouline, en deçà du Ballon,
sur la route de Remiremont, on continuait à travailler le granit. (Ce bel
établissement industriel existait anciennement à Remiremont et avait été
transporté à la Mouline en 1776 par un magistrat, M. Patu-des-Hauts-Champs, très
instruit. C'est de ses ateliers aujourd'hui en ruines, que sont sortis les beaux
bénitiers et le magnifique pavé de l'église Sainte-Geneviève de Paris. Ce
travail s'exécuta par un mécanisme très simple. (Note de Richard) (20).
REMIREMONT Il serait long de détailler toutes les sottises féodales, toutes les redevances
absurdes que les Dames de Remiremont pouvaient exiger. Bornons-nous à celle-ci.
Le lendemain de la Pentecôte, sept à huit paroisses du voisinage
de cette ville étaient obligées de se rendre processionnellement à l'église des
Chanoinesses, en chantant des fatras rimés en vieux gaulois qu'on appelait
Kirioulé ou Kiriaulé. Une de ces paroisses devait apporter des branches de
cerisier, une autre de l'aubépine, etc. Celle de Saint-Maurice devait fournir un
plat de neige; à défaut de neige, deux boeufs blancs à défaut de boeufs, elle
payait une somme déterminée. Enfin la Révolution a supprimé ces usages
grotesques que quelque nouveau Ducange classera un jour avec la fête des Foux,
celle des Calendes, etc. (21). HÉRIVAL
On assure que jamais la peste n'a dévasté le vallon où est situé ce monastère,
quoiqu'elle ait plusieurs fois visité la Lorraine et que jamais le tonnerre n'y
est tombé. C'est peut-être l'effet de la position d'Hérival dont la gorge
étroite et profonde est défendue de ces fléaux par les montagnes environnantes
(22).
Buffon, dans ses Epoques de la Nature, parle de la Roche de la Peute-Voye,
située au bas du vallon. C'est un fait comme tant d'autres qu'il a accommodé
pour en tirer de fausses conséquences. La Roche de Peute-Voye paraît avoir été
rompue par quelque grande commotion de la nature, ou par l'effet des eaux
abondantes dans ce vallon qui avaient formé un lac avant qu'elles se fussent
ouvert un passage par l'effraction de la roche, dont les immenses débris
couvrent la terre des deux côtés opposés. On voit encore des fragments suspendus
qui indiquent un déchirement. Une rupture de ce genre eut lieu en 1770 entre
Saint-Amé et Le Tholy.
Dans les montagnes voisines, on trouve de l'aimant, du bois agathisé, du
cristal, du talc et de beaux marbres.
Durival observe que, de Remiremont à Plombières, la terre en quelque endroit
retentit sous le pied des chevaux.
J'ai observé le même effet entre La Bresse et Gérardmer et dans quelques
montagnes de la Souabe.
Vous avez ouï parler cent fois des angles saillants qu'on dit correspondre aux
angles rentrants dans les chaines des montagnes ? On a voulu établir comme une
règle générale cette prétendue correspondance, que l'expérience dément dans une
foule de contrées des Vosges, de la Souabe et de la Suisse, qu'on ne trouve
partout qu'autant qu'on est parti engoué d'un système à la mode et qu'on veut
présenter comme vrai et en dépit de la nature. Le citoyen Pasussot, qui vient de
publier un ouvrage curieux sur les Pyrénées (Voyage physique dans les Pyrénées,
Paris, an V), m'assure également n'avoir pas trouvé cette correspondance des
angles.
Si quelques faits incohérents, quelques réflexions superficielles ont pu vous
amuser un moment et vous inspirer le désir de voir les Vosges, mon but est
rempli. Une autre fois je pourrai vous promener sur un plus grand théâtre, sur
les rocs sourcilleux de la Souabe et de la Suisse, et je vous laisse au milieu
des montagnes elles appellent la méditation elles invitent l'homme à se replier
sur lui- même. SALUT.
H. G.
(1) Romme et Thuriot, deux conventionnels montagnards bien connus, firent dans
une séance la remarque que leur collègue Grégoire employait dans ses discours le
style du sermon et du panégyrique. « Les actions héroïques des Républicains,
disaient-ils, doivent être rapportées simplement, sans réflexion, ni jugement. »
Leur motion plut à la Convention, qui chargea son Comité d'instruction de lui
présenter un essai d'après la simplicité républicaine demandée. Nécessairement
rien ne se fit, et Grégoire continua à débiter ses discours comme s'il
prononçait des sermons devant ses ouailles d'Emberménil.
(2) RICHARD (Louis-Antoine-Nicolas), né à Saint-Dié le 10 Septembre 1780, fils
du député au Conseil des Cinq-Cents, fit sa carrière dans l'administration des
Droits-réunis, puis, après 1830, devint bibliothécaire de la ville de
Remiremont. Il mourut dans cette ville le 10 septembre 1855. Ses nombreuses
publications historiques, aujourd'hui fort recherchées, montrent, dit avec
raison M. Gaston Save, une érudition remarquable. Son travail : Une Cité
lorraine ait 6fnyen âge ou Remiremont en 1465 (Épinal, 1847), intrigua dans son
temps tous les érudits lorrains.
Il fut un des premiers collaborateurs de la Revue d'Alsace, que rédige encore
son fondateur, J. Liblin, au bout de près de cinquante ans !
(3) J'ai pu le publier dans les Annales de la Société d'Émulation des Vosges, à
à Épinal en 1895, grâce à l'extrême obligeance de M. J. Favier, conservateur de
la bibliothèque publique de Nancy. On a omis, page 39, ce passage :
« Vers Luxeuil où le maïs est assez commun, on mange des Gaudes comme dans
plusieurs départements voisins. »
(4) Guizot a tracé un portrait sévère de Grégoire « Vieux jacobin dit-il, qui
avait fait la guerre aux honnêtes gens, à la propriété, à la liberté. aux droits
et au repos de tous. » Un journal de Lunéville prétendit, au mois de Juillet
dernier, qu'on aurait mieux fait de construire une fontaine sur la place des
Carmes de cette ville au lieu d'y élever une statue à Grégoire. Le fait est que
la statue n'est pas réussie. Ou voit un abbé poupon au lieu de l'athlète
convaincu et vainqueur pour un moment. Quoiqu'il en soit de cette statue,
l'église constitutionnelle française a sombré et bien sombré. Mais quelle
différence entre cette pauvre statue de Lunéville et le buste en marbre de
Grégoire par David, buste digne de l'antiquité, dit Stendhal, qui se voit au
Musée de Naucy, d'où on l'a expulsé du grand salon; il aurait dû y rester.
(5) BUC'HOZ composa plusieurs centaines de volumes sur l'histoire naturelle, il
excellait dans les compilations.
(6) DE SIVRY a fait imprimer à Nancy en 1782 ses observations sur la minéralogie
des Vosges et de l'Alsace. J'ai encore vu l'auteur au château de Remicourt, près
Villers-les-Nancy.
(7) Adam Schmith, philosophe écossais, fondateur du système d'économie admis
aujourd'hui (RICHARD.)
(8) C'est Mabillon qui fit une dissertation sur le Donon et non Montfaucon
(RICHARD).
(9) Noël (6525) dit que l'ouvrage fut imprimé à Senones en 1774. Le volume a
conservé un certain prix dans les ventes, le titre pique la curiosité qui est
plus que rassasiée avant qu'on ait lu la moitié du volume.
(10) La première édition de ces mémoires parut à Nancy en 1717, chez S.-B.
Cusson. D'après Dom Calmet, cela serait Dom Hennezon, ami du cardinal, qui fit
les ratures au manuscrit.
(11) Les ouvrages de l'abbé d'Etival sont très estimés.
(12) Voir sur ces eaux minérales les dissertations de M. H. Bardy. Saint-Dié
devrait être une station balnéaire.
(13) Gérardmer est actuellement une station estivale des plus fréquentées; ses
moutons disparaissent devant la civilisation.
(14) J'en ai vu en vente même sur le Corso à Rome. L'abbé Jacquel dit (1852) que
la vente annuelle du Géromé dépasse 200.000 kilos.
(15) La place où l'on jugeait se nommait le Champel, véritable mallus, où la
justice se rendait sous un arbre (Richard).
(16) Le jésuite Fellar, qui visita en 1777 Bussang, « content de ses bons hôtes,
que je n'oblige qu'avec bien de la peine à accepter quelque chose, et quittant
avec regret cette paisible et agréable solitude, » dit qu'on va mettre une
inscription à la source de la Moselle. « Il y a deux autres sources qui
concourrent avec celle-ci à former la Moselle; elles sont assez éloignées l'une
de l'autre, mais celle de Bussang est regardée comme la première et la
principale. » On présenta à l'abbé différents échantillons de fer, de cuivre, de
plomb, d'argent, trouvés dans les environs ainsi que des pétrifications, des
stalactites. Y a-t-il eu des forges établies dans les environs se demande le
Révérend Père ?
(17) Le Ballon de Giromagny ou d'Alsace a 1.244 mètres de hauteur, il est
remarquable par ses mines de plomb et d'argent, par les blocs de granit, de
porphyre et de marbre qu'on y rencontre. (BAQUOL-RISTELHUBER)
(18) Doronicurn (tabac des Vosges), Gentiana, Bistoria (plante du Ballon),
Napel, aconitum coeruleum (id.), Joubarbe, Jovis barba; Digitalis purpurea,
Epilodium Parmica, Salicaria purpurea, Vermiculaire brûlante, Marquetiana. On a
découvert des plantes nouvelles sur la montagne.
(19) Cette descente, dit Feller, quoique douce, commode et sûre, est bien-moins
belle que celle de Saverne. Le chemin serpente selon la suite et la disposition
des montagnes, sans dessein suivi, et après la descente on est encore dans la
montagne.
(20) La concession des mines de cuivre, de plomb, etc., du 16 Mars 1843,
comprend 29 kilomètres carrés, 16 hectares.
(21) Pendant que Grégoire s'amusait assez lourdement sur le compte du
respectable Chapitre, les Chanoinesses étaient obligées de vivre au jour le
jour, loin de leurs parents et quelquefois en captivité, et l'abbesse, la
princesse Louise de Condé, errait dans toute l'Europe pour avoir un asile.
(22) Ce charmant pays se nomme d'après les titres latins Aspera vallis. |