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Panorama de la guerre de 1914 en
Lorraine
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Le Panorama de
la guerre de 1914
28 janvier 1915
EN LORRAINE
Du 2 août au 9 septembre.
Dès le 2 août, comme il a été dit dans la première partie de
cet ouvrage consacrée aux faits politiques et diplomatiques
du mois d'août, l'Allemagne, avant toute déclaration de
guerre, avait engagé contre nous les hostilités en violant
sur sept points différents, tant en Lorraine qu'en Alsace,
la frontière française.
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Du côté lorrain, les
agressions qui s'étaient produites ce jour-là se peuvent
énumérer et résumer ainsi :
Une colonne venant du Luxembourg avait pénétré sur notre
territoire au sud de Longwy, et y avait fait quatre ou cinq
kilomètres. Canonnée par les batteries de la place de
Longwy, elle avait rebroussé chemin.
A Cirey-sur-Vezouze (39 kilomètres de Lunéville), un
détachement de cavalerie allemande avait également franchi
la frontière, et occupé un instant Bertrambois. Mais elle
avait été repoussée.
Le 3 août, un aéroplane allemand survolait Lunéville, un peu
avant 6 heures du soir, à une hauteur de 1500 mètres
environ, et lançait sur la ville trois bombes. L'une tombait
dans une rue centrale et n'endommageait que la chaussée de
cette rue. La seconde explosait à 10 mètres de la
sous-préfecture, détruisant en partie le toit d'un vaste
hangar. Quant à la troisième, elle ne causait aucun dégât.
La population, d'abord quelque peu inquiète de ce
bombardement s'abattant sur elle à l'heure même - ce que
forcément elle ignorait - où M. de Schoen réclamait ses
passeports, n'avait pas tardé à retrouver son calme.
Le 4 août, à Joeuf Homécourt, près de Briey, une compagnie
d'infanterie allemande saccage le bureau de douane et le
bureau du télégraphe. Un escadron se porte sur
Villers-la-Montagne. Il est refoulé par un détachement de
chasseurs à pied, qui fait prisonnier un sous-officier. Deux
escadrons viennent jusqu'à Mercy-le-Bas, et un régiment de
cavalerie jusqu'à Morfontaine, qui, de même que Mercy et
Villers, est dans la région de Briey. Les deux escadrons se
retirent sans avoir été inquiétés, et le régiment se replie,
sous la menace d'une compagnie d'infanterie française.
Le 5, toujours dans la région de Briey, un demi-peloton de
cavalerie allemande et un peloton d'infanterie font une
incursion à Trieux. A Norroy-le-Sec, des dragons prussiens
sont surpris par des cavaliers français et laissent sur le
terrain cinq tués et deux blessés, alors que de notre côté
on n'enregistre aucune perte.
A Morfontaine et à Longwy, deux Français de quinze ans sont
fusillés par les ennemis, pour avoir prévenu les gendarmes
de leur arrivée.
A Blamont, un sous-officier blessé est achevé par les
Allemands.
Le 6, nos troupes qui, jusque-là, s'étaient attachées à
maintenir, en vertu de la consigne reçue, une zone de 8
kilomètres en deçà de la frontière, pénètrent en territoire
annexé. Ils occupent Vic et Moyen-Vic, respectivement à 6 et
à 8 kilomètres de Château-Salins.
Le 9, dans la région de Longuyon-Spincourt, à proximité de
la frontière franco-luxembourgeoise, des forces nombreuses
de cavalerie allemande, appuyées par de l'infanterie,
contraignent un bataillon de chasseurs à pied à céder un peu
de terrain.
Le 10, on signale de nombreux mouvements de troupes vers
Morhange, qui se trouve à peu près à mi-chemin de Metz et de
Sarrebourg, à 25 kilomètres environ de la frontière
française.
Dans la région de Blamont, c'est-à-dire à 4 kilomètres en
deçà de la frontière, une tentative est faite sur
Rogervillers et Hablainville, mais, grâce à l'appui du canon
de Manonvillers, elle n'aboutit
COL DE BUSSANG. - LE TUNNEL (CÔTÉ FRANCAIS). |
COL DE BUSSANG. - LE TUNNEL (CÔTÉ DE L'ALSACE). |
qu'à un échec. Il en est de même dans les environs de
Spincourt, où les forces de cavalerie et d'artillerie
allemandes sont contraintes à reculer.
Sur les faits importants de cette journée du 10 et celle du
11, le ministère communiquait en outre les informations
suivantes :
Nos troupes sont presque sur tout le front en contact avec
l'ennemi.
Voici les faits les plus saillants qui se sont déroulés aux
avant-postes.
Comme on va le voir, ils sont tout à l'honneur de nos
soldats qui font preuve partout d'un courage et d'une ardeur
irrésistibles.
Dans la région de Château-Salins, vers Moncel, une batterie
et un bataillon allemands, venant de Vic, ont tenté
d'attaquer nos avant-postes. Ils ont été vigoureusement
refoulés avec grosses pertes.
Dans cette même région, c'est-à-dire entre Château-Salins et
Avricourt, le village de la Garde, situé en territoire
annexé, a été enlevé à la baïonnette avec un élan admirable.
Les Allemands ne résistent décidément pas à l'arme blanche.
A Mangiennes, région de Spincourt, au nord-est de Verdun,
les forces allemandes ont attaqué, dans la soirée du 10, les
avant-postes français; ceux-ci ont décidé de se replier
devant l'effort ennemi, mais bientôt, grâce à l'intervention
de notre réserve qui se tenait à proximité, l'offensive a
été reprise. L'ennemi a été refoulé, subissant des pertes
considérables.
Une batterie allemande a été détruite par le feu de notre
artillerie, et nos troupes se sont emparées de trois canons,
de trois mitrailleuses et de deux caissons de munitions.
On signale qu'un régiment de cavalerie allemande a été très
fortement éprouvé.
Les Allemands se sont présentés devant Longwy, qu'ils ont
sommé de se rendre. Le commandant de la place a refusé
fièrement.
Longwy n'est pas à proprement une parler place forte, car
elle n'a pas d'ouvrages détachés et ne possède qu'une simple
enceinte à la Vauban. Elle date de la deuxième moitié du
dix-septième siècle.
LE PREMIER
Du Figaro:
L'autre jour eut lieu, à Pont-à-Mousson, un enterrement bien
humble, en apparence, et pourtant grandiose: celui du
premier soldat français tué par les Allemands.
C'était un petit chasseur à cheval. Il s'appelait Pouget. Il
partait confiant, heureux de vivre cette guerre, - et cette
victoire. Il appartenait au service des reconnaissances, et
n'aurait pas cédé sa place pour un boulet de canon.
N'allait-il pas être le premier à les voir, à savoir comment
ils attaquent et comment ils s'enfuient ? C'était une belle
aventure. Et voilà que, traîtreusement guetté, il tombe, au
coin d'un bois, dans une embuscade, la tête percée d'une
balle.
On l'a enterré l'autre matin, le petit chasseur Pouget, dans
la modeste église de Pont-à-Mousson qui arborait les armes
fameuses de la petite cité jadis illustre, « de gueules au
pont d'argent de trois arches flanqué de deux tours du même,
sur une rivière de sinople, à l'écusson mouvant du duché de
Bar ».
Les cloches ont sonné. A la place de la famille qui ne
savait peut-être pas encore qu'elle devait pleurer, tous les
officiers du régiment ont pris place. Tous l'ont salué de
l'épée unanimement, respectueusement, tandis que des femmes
apportaient au cercueil du petit soldat, tressées en
couronnes, les fleurs sur lesquelles peut-être il était
tombé.
Alors le commandant du 1er escadron, son commandant,
s'approcha et il parla au chasseur Pouget, fièrement,
tristement, doucement - non plus pour lui donner un ordre ou
un avis comme il le faisait hier - mais pour lui dire dans
un dernier adieu, son respect, son admiration, peut-être sa
jalousie - et pour le remercier au nom de la France. Le curé
prononça des paroles latines. Une dernière fois, tous les
hommes du 12erégiment étendirent leur sabre, puis
l'abaissèrent.
Après quoi, ils allèrent se battre en jurant de venger leur
camarade, tombé le premier de l'armée française. Ils ont
peut-être déjà tenu parole.
R. DE F.
Sur des faits qui s'étaient produits dans le village de
Pillon, le curé de cette localité avait fait une déposition
qui doit figurer au dossier de l'armée de Guillaume II. Ne
fût-ce qu'à ce titre, elle doit être reproduite ici.
« Le 10 août, quinze Allemands sont entrés au presbytère et
ont mis le curé en joue. On l'a tiré dans la rue, toujours
sous les fusils braqués, puis ordre a été donné de le
conduire au général. Pour l'y mener, on l'a poussé à coups
de crosse. Quand il s'arrêtait, on le frappait. A un moment
il a tiré son mouchoir, on le lui a confisqué. Il s'est
écrié: « Vous êtes des brutes, amenez-moi à un de vos chefs
qui parle français. » Un officier a répondu en français: «
Votre compte est bon. » Un boulet français éclate non loin
de la troupe emmenant le curé. Les Allemands se couchent,
mais ils obligent le prêtre à rester debout.
« On arrive devant le général, qui dit en substance: « Je
sais bien que vous n'avez pas tiré, mais vous êtes l'âme de
la résistance; je vais brûler le village. » Le feu est mis
d'abord à quinze maisons, puis aux autres. Pendant ce temps,
le curé est maintenu deux heures debout sous le soleil.
Soldats et officiers l'insultent en français et en allemand.
Dès qu'il proteste, on le couche en joue. Les officiers lui
disent: « Regardez comme ça brûle. C'est bien fait. Les
Français sont des sauvages. »Et ils ajoutent de temps en
temps: « D'ailleurs, on va vous fusiller.» Sous ses yeux,
les soldats dévorent ce qu'ils ont volé dans le village. On
ne donne au curé rien à manger, rien à boire.
« Enfin voici le dernier acte, un officier dit au curé: «
Nous vous emmenons avec nous ». Effectivement, pendant tout
le combat on le tint dans les rangs allemands, sous la
mitraille française, avec une sentinelle pour le garder. A 6
heures du soir, les Allemands, battus, s'enfuient.
Le curé réussit à s'échapper, non sans avoir vu un soldat
allemand tuer d'un coup de fusil un habitant de Pillon caché
derrière une haie. »
D'autre part, on relevait dans le carnet de notes d'un
lieutenant allemand tué, un aveu intéressant.
Il racontait que l'église de Villerupt avait été incendiée
et les habitants fusillés; il ajoutait que la raison donnée,
c'était que des observateurs s'étaient réfugiés dans la tour
de l'église et que des coups de fusil avaient été tirés des
maisons sur les Allemands. Mais cela dit, il notait sur son
carnet que ce n'était pas vrai et que ceux qui avaient tiré
étaient non des habitants, mais des douaniers et des
forestiers.
Bombardement de Pont-à-Mousson
Le 12 août, le ministère de la Guerre faisait le communiqué
suivant :
Dans les pronostics sur les premières opérations de l'armée
allemande, le bombardement de Pont-à-Mousson, situé à notre
extrême frontière, et l'envahissement de la région de Nancy
étaient escomptés pour le premier ou le second jour au plus
tard de notre mobilisation.
Constatons que le seul de ces événements qui se soit
réalisé, arrive le onzième jour et n'aura pas l'influence
démoralisante qu'on lui attribuait de l'autre côté du Rhin.
Pont-à-Mousson a été, en effet, bombardé ce matin, à 10
heures, par une artillerie lourde mise en batterie à une
assez longue distance.
Une centaine d'obus de gros calibre sont tombés sur la
ville, tuant ou blessant quelques habitants et démolissant
plusieurs maisons.
Aucune action simultanée d'infanterie n'a accompagné cette
canonnade. L'effet produit sur la patriotique population de
Pont-à-Mousson est nul.
Un second communiqué complétait le lendemain cette première
information. Il était ainsi conçu: Nous savons aujourd'hui
que plus de cent projectiles de gros calibre sont tombés
avant-hier, à partir de 10 heures du matin, sur la vaillante
petite ville.
Ces projectiles provenaient évidemment d'une batterie de
mortiers de 21 centimètres établie à 9 ou 10 kilomètres, à
l'est de Pont-à-Mousson. Ils ne pèsent pas moins de 100
kilogrammes et renferment une énorme charge de picrile.
Or nous connaissons maintenant l'effet matériel produit par
cette avalanche de fer et d'explosifs.
Les renseignements sûrs qui nous parviennent indiquent que
les pertes de la population se chiffrent par 4 tués et 12
blessés.
CARTE PANORAMIQUE DE LA LORRAINE - C'est en 1766 que la
Lorraine avait été constituée en division administrative.
Elle se composait du duché de Lorraine, du duché de Bar, des
trois évêchés de Metz, Toul, Verdun et du pays de la Sarre,
cédé à la France par le traité d'Utrecht, et du duché de
Bouillon. Lorsque l'Assemblée constituante eut décrété la
division du territoire français en départements, la Lorraine
se trouva former, pur sa part, ceux de la Moselle, de la
Meurthe, de la Meuse et des Vosges, dont la révision du
traité de Francfort assurera la reconstitution.
Deux jours plus tard, Pont-à-Mousson, ville ouverte,
subissait un second bombardement. Au sujet de l'un et de
l'autre, le Journal de la Meurthe donnait les détails qu'on
va lire :
« Mercredi matin, 12 août, vers 9 heures 30, des pièces de
fort calibre, qui avaient été amenées sur les hauteurs d'Arry
et de Bouxières-sous-Froidmond, à la cote 400 mètres, et
appuyées en arrière par l'artillerie du fort Saint-Biaise,
ouvrirent un feu violent sur la ville de Pont-à-Mousson, et
principalement sur le quartier Saint-Martin, situé sur la
rive droite de la Moselle et où se trouvent le nouvel
hôpital et le collège.
« Successivement, 60 projectiles furent tirés, éclatant sur
la ville, éventrant les maisons, défonçant les toitures,
tuant jusque dans leurs habitations de paisibles habitants.
« Un obus a tué une femme et trois enfants qui se trouvaient
dans le corridor d'une maison: une fillette de onze ans et
deux garçons, dont l'aîné était âgé de neuf ans.
« Un obus éclata place du Paradis; on signale plusieurs
maisons détruites; des projectiles atteignirent aussi le
quartier Saint-Laurent.
« La population de Pont-à-Mousson s'est montrée
admirablement courageuse.
« Pont-à-Mousson a été de nouveau bombardé, vendredi 14
août. Le feu a commencé à 4 heures du matin et s'est
prolongé jusqu'à 6 heures 10. Plus de 200 obus de 150, de
180 et même de 220, sont tombés sur divers points de la
ville, dont une quarantaine sur l'ancien petit séminaire,
devenu hôpital, que les barbares paraissaient
particulièrement viser.
« Une pauvre fillette de dix ans, qui se trouvait dans les
jardins, a été tuée. C'est heureusement la seule victime.
Mais la magnifique abbaye des Prémontrés est fort abîmée par
les obus.
« Aucun blessé. Une dizaine de maisons ont été endommagées.
« A l'hôpital, un des obus a éclaté près du lit où est
soigné un officier saxon blessé. Personne n'a été atteint
par les éclats.
« Les Allemands rectifiaient le tir au moyen d'un ballon
captif, qu'on pouvait apercevoir à la lorgnette, planant
au-dessus de leurs batteries et faisant des signaux aux
artilleurs. »
Atrocités allemandes
Nomény, village français situé à l'est de Pont à-Mousson, à
environ 5 kilomètres de la frontière, était détruit peu de
temps après. Ceux des habitants qui avaient pu échapper au
pillage s'étaient réfugiés à Nancy. Une jeune fille, Mlle
Jacquemot, originaire de la Lorraine annexée, fit à un
rédacteur de l'Est républicain le récit des effroyables
événements auxquels elle avait assisté. Le jeudi matin, vers
dix heures, entendant crier dans la rue, elle sort: « Les
Prussiens! Les Prussiens! Sauvez-vous dans les caves! »
« Craignant un nouveau bombardement, raconte-t-elle, je
rentre pour ouvrir les fenêtres et fermer les persiennes,
ainsi qu'il avait été ordonné... Des cavaliers, des
fantassins prussiens, hurlant, sabre au clair, revolver au
poing, arrivent de tous les côtés. « Capout! Capout! Tous
les Français capout!» criaient-ils. Je passe par la grange,
et par le derrière des habitations j'arrive enfin chez ma
voisine.
D'autres personnes y sont déjà venues. Nous sommes quatorze.
Nous descendons aux caves. »
Un peu plus tard, les Prussiens y descendent aussi mais
n'aperçoivent point les pauvres femmes.
« Ils sont remontés, reprend Mlle Jacquemot, mais c'est pour
nous arroser de pétrole, par le soupirail. Ils mettent le
feu. On étouffe. On va mourir, brûlées ou asphyxiées. Il
faut sortir à tout prix. Mourir pour mourir, mieux vaut
mourir d'une balle ou d'un coup de baïonnette. Quelqu'un de
nous a une montre. Il regarde. Il est cinq heures. Il y
avait sept heures que nous étions là! Une « paire» de jeunes
filles - car avec les femmes, il n'y avait que quelques
enfants et des vieillards - une « paire» de jeunes filles se
dévouent... Mais nous sommes sorties trois, les deux
demoiselles Nicolas et moi. Nous sortons du côté de la
remise... Tout brûle dans Nomény. Toute la rue est en
flammes. Il ne faut pas songer à sortir du côté de la rue...
Nous n'avons plus qu'un espoir, c'est d'essayer de gagner
les champs. Nous entrons dans le premier jardin venu.
Soudain, nous entendons parler allemand derrière notre mur.
Des soldats prussiens l'escaladent. Cette fois, nous croyons
bien que pour de bon notre dernière heure est venue. Or le
premier Prussien qui apparaît nous crie : « Fourt! Fourt!
Allez-vous-en! Sauvez-vous!. » Enfin les Prussiens nous
rassemblent et nous emmènent. En route, d'autres viennent
nous rejoindre. Nous revenons à Nomény, vers le pont. Nous
supplions de nous laisser passer. « Nous sommes des femmes!
Ayez pitié de nous. » On refuse de nous laisser passer. Mais
enfin, après bien des supplications, on nous emmène à
l'infirmerie installée chez M. Zambeau. Là, les soldats sont
gentils. Ils nous consolent. Ils nous disent que ce sont
leurs officiers qui les forcent à incendier et à fusiller.
L'un d'eux nous parle en français.
« - Je suis Lorrain, moi aussi, dit-il. Je suis de Novéant.
J'ai une mère... » « Il pleurait.
« En traversant les rues en flammes, nous avons vu des morts
et des morts. Il y en avait qui avaient la tête fendue. Une
vieille femme, qui allait avoir ses cent ans au mois de
novembre, est tombée d'épuisement pendant le trajet. Bien
sûr qu'elle est morte. A l'infirmerie Zambeau, on nous a
donné du pain et un peu de charcuterie. Nous avons couché
par terre, et ce matin, vendredi, vers 6 heures, on nous a
fait déguerpir.
« Nous voici dans la rue. Un officier nous demande où nous
voulons aller. Comme personne ne savait trop que répondre,
on nous emmène du côté de Mailly, c'est-à-dire vers la
frontière. Nous marchons environ deux kilomètres, escortés
par des soldats, et nous constatons que Mailly n'est pas
brûlé. Puis, l'on nous fait rebrousser chemin. Nous voici de
nouveau à Nomény. Nouvel ordre. On repart. On nous fait
faire cinq fois cette navette... Nous n'en pouvons plus.
Enfin, la sixième fois, lorsque nous arrivons au moulin de
Brionne, les soldats allemands nous abandonnent. « Allez où
vous pourrez, nous dit l'un d'eux, en français. Vous êtes
libres. » Nous avons suivi la route... De temps en temps,
nous nous retournions pour regarder une dernière fois notre
pauvre Nomény. Ma maison n'existait plus, et l'une des
seules maisons qui restaient, la pharmacie, ne formait plus
qu'un brasier énorme. » Des ambulances françaises
recueillirent enfin les malheureuses fugitives.
- Étiez-vous nombreux ? demande-t-on à Mlle Jacquemot.
« - Oh! un cent, cent vingt peut être. Peut-être cent
cinquante, répond-elle. Avec une autre colonne qu'on m'a dit
être partie d'un autre côté, c'est tout ce qui restait de
vivant à Nomény. »
On demande à Mlle Jacquemot si les Allemands ont emmené des
otages.
« - Je ne sais pas si c'est pour les garder comme otages ou
pour les fusiller, mais ils ont ramassé tous les hommes,
depuis les vieillards jusqu'aux gamins de quinze ans. Ceux
là, je ne sais pas ce qu'ils sont devenus. J'ai entendu dire
qu'ils en avaient fusillé beaucoup sur la place, mais je ne
l'ai pas vu... »
Revenant, le 15 août, sur le combat qui s'était livré, le
11, à Mangiennes, région de Spincourt, le ministère
annonçait que, le lendemain, s'était poursuivi notre
avantage.
Une batterie française surprenait le 21e régiment de dragons
allemand, pied à terre. Nos pièces ouvraient aussitôt le
feu, et le régiment était anéanti.
Le résultat de ce double succès remporté dans les deux
journées était immédiatement sensible. Non seulement le
mouvement en avant des forces allemandes s'était arrêté dans
cette région, mais elles se repliaient suivies de près par
les nôtres.
Au cours de cette poursuite, nos soldats trouvaient dans
plusieurs villages voisins, Pillon et autres, de nombreux
blessés allemands atteints dans le combat de la veille.
Neuf officiers et un millier d'hommes, blessés et
prisonniers, restaient entre nos mains.
Ils déclaraient que la lutte avait été des plus chaudes. Le
tir précis et nourri de nos soldats les avaient démoralisés.
Il y avait eu dans leur 5e chasseurs une véritable panique.
Ce régiment allemand était soutenu par les 7e,8e et 21e
dragons, un groupe d'artillerie et six compagnies de
mitrailleuses. Malgré l'importance de ces forces, le succès
français avait été complet.
Avec autant de sincérité qu'il faisait connaître au public
les succès remportés par nos troupes, le ministère se
faisait un devoir d'enregistrer les échecs qu'elles avaient
pu subir. C'est ainsi qu'il communiquait cette nouvelle
qu'après s'être emparés du village de la Garde, deux de nos
bataillons s'en étaient vu chasser par une contre-attaque
des Allemands. Ceux-ci, d'ailleurs bien supérieurs en
nombre, les avaient finalement rejetés sur Xures.
Le 13, il ne s'était produit aucun fait saillant. On ne
trouvait à relever que quelques escarmouches de patrouilles
et des engagements d'avant-garde.
Toutefois, à Chambrey, la première station en Lorraine
annexée de la ligne de Nancy à Château-Salins, deux
compagnies du 18e régiment d'infanterie bavaroise avaient
été surprises par nos troupes et refoulées vigoureusement en
laissant un assez grand nombre de morts et de blessés.
Le 14 août au soir, une affaire importante était engagée
dans la région de Blamont-Cirey-Avricourt, en avant de la
frontière.
Une de nos divisions avait commencé l'attaque. L'ennemi
était fortement retranché par des ouvrages de campagne, en
avant de Blamont. Ses avant-postes refoulés, le combat
s'arrêtait jusqu'à la pointe du jour. A l'aube, nous
reprenions l'offensive, et dans la matinée une action
d'infanterie, soutenue par l'artillerie, enlevait Blamont et
Cirey.
Les forces allemandes, évaluées à un corps d'armée bavarois,
occupaient alors les hauteurs qui dominent au nord ces deux
dernières localités. Mais les forces françaises dessinaient
un double mouvement débordant, qui déterminait le corps
bavarois à ramener ses colonnes en arrière, dans la
direction de Sarrebourg.
L'affaire avait été chaude et bien conduite. Les Allemands
subissaient des pertes sérieuses, aussi bien dans la défense
de Blamont et de Cirey que dans celle des hauteurs où ils
avaient pris position.
PONT-A-MOUSSON - LA. MOSELLE, L'ÉGLISE SAINT-MARTIN.
Le lendemain, par un nouveau bond en avant, nos troupes
contraignaient le corps d'armée bavarois à reculer encore,
et se portaient sur Lorquin, en Lorraine annexée, à 10
kilomètres de Sarrebourg, où elles enlevaient le convoi
d'une division allemande de cavalerie, comprenant dix-neuf
camions automobiles.
Dans Blamont, les Allemands avaient tenu à marquer leur
passage par plusieurs de leurs atrocités coutumières.
Sans aucune raison, sans provocation d'aucune sorte, ils
avaient mis à mort trois personnes, dont une jeune fille et
un vieillard de quatre-vingt-dix ans, M. Barthélémy, ancien
maire de cette commune...
Des procès-verbaux dressés par le préfet de
Meurthe-et-Moselle donnaient d'ailleurs sur les actes de
sauvagerie commis par les troupes allemandes, lors de leur
incursion dans la région de Blamont-Cirey, les détails
suivants :
A Blamont, les soldats ont assassiné plusieurs personnes,
pillé et saccagé de nombreuses maisons, entre autres une
grande chocolaterie appartenant à M. Burrus, citoyen suisse.
Quand ils durent quitter Blâmont et se replier, ils
emmenèrent douze otages, dont le curé et le buraliste. Ils
les conduisirent auparavant à la place où un habitant, M.
Louis Foëll, venait d'être fusillé, et leur montrant la
cervelle épandue sur les pavés sanglants, les menacèrent du
même sort.
L'un des otages, M. Colin, professeur de sciences au lycée
Louis-le-Grand à Paris, qui se trouvait en villégiature dans
la localité avec sa famille, fut emmené en chemise, pieds
nus.
Indigné par les brutalités qu'il voyait commettre sur des
enfants - sa propre fille reçut un coup de crosse en pleine
figure -M. Colin, s'adressant à un jeune lieutenant, lui
cria: « Mais vous n'avez donc pas de mère ! » Et l'émule de
Forstner de répondre textuellement ces paroles
caractéristiques de la mentalité d'une race: « Ma mère n'a
pas fait de cochons comme toi. »
Les otages emmenés jusqu'à Cogney, enfermés dans l'église de
cette commune de 6 heures du soir à 7 heures du matin, ont
pu retourner à Blamont.
Chez toutes ces populations lorraines, si tragiquement
éprouvées, aucun abattement, aucune défaillance. Un
sentiment domine les chagrins les plus cruels : « La France
va vaincre ! » Ceux-ci ont perdu leurs récoltes; ceux-là ont
vu leur maison saccagée; les uns ont vu les barbares
incendier leur demeure; d'autres ont vu fusiller. Beaucoup
ont été menacés, insultés, frappés, blessés. Quelques-uns
ont connu en même temps toutes ces épreuves. Aucun ne baisse
la tête. Les yeux ont des flammes, non des larmes.
Au-dessus de Metz
Le vendredi 14 août, à 5 heures et demie de l'après-midi, le
lieutenant Cesari et le caporal Prudhommeau s'envolaient
tous deux, chacun à bord d'un aéroplane, avec mission de
reconnaître et de détruire si possible le hangar à
dirigeables de la station aéronautique militaire de Metz,
Frescaty.
Les deux aviateurs sont arrivés au-dessus de la ligne des
forts de Metz, le lieutenant à une altitude de 2700 mètres,
le caporal à 2200 mètres.
FAC-SIMILÉ D'UNE AFFICHE PLACARDÉE SUR LES MURS DE LUNÉVILLE
PENDANT L'OCCUPATION PRUSSIENNE.
Des qu'ils furent aperçus, les forts ouvrirent sur eux une
canonnade ininterrompue.
Entourés d'une nuée d'éclatements de projectiles, le
lieutenant et le caporal maintinrent leur direction et
poursuivirent leur vol vers l'aérodrome qu'ils avaient
découvert. Un peu avant d'arriver au-dessus du parc à
dirigeables, le moteur du lieutenant Cesari cessa
brusquement de fonctionner et son appareil commença à
descendre. L'officier était perdu.
Quel moment! Alors il n'hésita pas, et ne voulant pas tomber
entre les mains de l'ennemi sans avoir rempli sa mission, il
régla son vol plané de façon à conduire son aéroplane
au-dessus du hangar à dirigeables.
Attentif, glissant vers la terre sur ses ailes que son
moteur ne tirait plus, le lieutenant visa avec soin, et avec
un merveilleux sang-froid lança son projectile. Et il
attendit, résolu, satisfait du devoir accompli... quand
soudain son moteur reprit et lui rendit les airs.
Le caporal avait, lui aussi, exécuté la mission qui lui
avait été donnée. Comme le lieutenant, il avait lancé son
projectile, mais, pas plus que l'officier, il n'avait pu,
parmi la fumée des projectiles ennemis, observer exactement
le point de chute. Il croit pourtant avoir atteint le but.
Les deux aviateurs reprirent alors la direction de Verdun,
poursuivis pendant dix kilomètres par l'artillerie allemande
qui continuait à faire rage.
Le lieutenant et le caporal, échappant aux centaines de
projectiles tirés sur eux, sont rentrés sains et saufs.
Ils ont été cités à l'ordre du jour de l'armée.
Bombardement de Mars-la-Tour
Du Journal de la Meurthe et des Vosges :
Nous l'avions prévu. Les misérables Allemands, qui ne
respectent ni foi ni loi, devaient bombarder - le 16 août,
anniversaire de la bataille de 1870 - le village de
Mars-la-Tour, l'église commémorative, le musée patriotique
du vénérable abbé Faller et jusqu'à l'admirable monument de
Bogino.
Dimanche, à 2 heures et demie de l'après- midi, la
population tout entière du village était aux vêpres, car
elle avait tenu à célébrer quand même l'anniversaire du 16
août 1870.
Soudain un coup de canon retentit. Un obus passe en sifflant
et tombe sur le village.
Les habitants sortent aussitôt de l'église et courent se
réfugier dans les caves.
Pendant ce temps, le bombardement continue. Avec une
régularité mathématique, les obus tombent, par séries de
cinq, de cinq en cinq minutes.
On peut apercevoir la fumée des canons. La batterie est
installée près de Vionville, non loin du fameux Lion qui se
dresse à l'intersection des routes de Tronville et de
Vionville, soit à environ trois kilomètres et demi de
Mars-la-Tour.
Deux personnes sont frappées à mort, pendant qu'elles se
sauvent de l'église dans les caves: c'est d'abord M. Thomas,
ancien mécanicien, qui est tué non loin de la gendarmerie;
puis Mme Bastien, tuée en arrivant chez elle, vers le
monument.
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Le Panorama de
la guerre de 1914
4 février 1915
Le bombardement se termina vers trois
heures et demie.
Plusieurs maisons sont touchées, mais une seule l'est
sérieusement, celle du percepteur.
Une heure plus tard, quatre uhlans, ayant à leur tète un
sous-officier, se présentaient, revolver au, au poing,
village, et criaient à tue-tête : « Victoire ! Les Français capout ! » Ils se rendirent après au passage à niveau près
du monument et obligèrent la garde-barrière à leur remettre
ses papiers. Ils revinrent ensuite à la mairie où se
trouvait M. Seners, maire, qu'ils obligèrent à leur remettre
le drapeau de la commune et le sommèrent de leur fournir 16
chevaux et 4 voitures à fourrage. |
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M. Seners leur ayant fait
comprendre que tous les chevaux avaient été réquisitionnés,
ils voulurent s'en rendre compte en visitant quelques
écuries. Ils disparurent alors sans commettre leurs
atrocités habituelles.
Assassinats et incendies
Le 17 août, M. Mirman, préfet de Meurthe-et-Moselle,
adressait au ministre de l'Intérieur un rapport extrêmement
précis sur des actes révoltants de sauvagerie commis par les
soldats allemands.
Dans les cantons de Badonviller, Cirey et Blamont, des
femmes, jeunes filles, vieillards, avaient été assassinés
sans aucune raison, sans le moindre prétexte, des maisons
incendiées systématiquement par les troupes allemandes; ici,
dès l'arrivée, là, au moment de la retraite; en plusieurs
endroits, ces sauvages n'avaient pas seulement saccagé, ils
avaient volé, emportant argent et bijoux.
A Badonviller, onze personnes assassinées, dont la femme du
maire, soixante-dix- huit maisons incendiées, avec du
pétrole ou des cartouches spéciales.
Après le pillage de la ville, l'église était canonnée et
démolie; quinze otages, dont le juge de paix, étaient
emmenés le 15 août.
A Bréménil, cinq personnes étaient assassinées dont un
vieillard de soixante-quatorze ans; un homme, blessé
quelques jours plus tôt et alité, était brûlé dans sa maison
avec sa mère âgée de soixante-quatorze ans. Le maire avait
eu l'épaule traversée d'une balle.
Parux n'était plus qu'un monceau de ruines; presque toutes
les maisons étaient incendiées, non par des boulets pendant
un combat, mais par des soldats dès leur arrivée, avec des
cartouches spéciales.
A Oslamont, plusieurs victimes, dont une jeune fille. La
chocolaterie saccagée et pillée.
En présence de ces actes d'une odieuse
[NDLR : il s'agit ici des évènements de Blâmont]
FAC-SIMILÉ D'UNE SECONDE AFFICHE PLACARDÉE SUR LES MURS DE
LUNÉVILLE PENDANT L'OCCUPATION PRUSSIENNE.
sauvagerie, les maires lorrains témoignaient d'un sang-froid
et d'une fermeté admirables. L'un d'eux, M. Benoît, maire de
Badonviller, avait connu en une journée tragique toutes les
douleurs; sa maison de commerce avait été brûlée, sa femme
assassinée; avec un courage admirable, il n'avait cessé de
veiller à la protection des intérêts de sa commune sans un
instant de repos, sans une minute de défaillance, en
soutenant les forces morales de tous.
Et le lendemain de ces malheurs, les Allemands ayant évacué
Badonviller, un prisonnier allemand fut amené au village. La
population, frémissante des atrocités subies, entourait et
menaçait le prisonnier. Le maire Benoît s'interposa, rappela
le respect dû à tout prisonnier ennemi et lui sauva la vie.
Le gouvernement décida de donner la croix de la Légion
d'honneur au maire de Badonviller.
Accusés par eux-mêmes
Tout un courrier écrit par des soldats allemands à leurs
familles avait été saisi au cours des opérations heureuses
qui nous avaient conduits en Lorraine.
Ce courrier contenait, entre autres choses, quelques phrases
fort significatives sur leur état d'esprit et sur leur
horrible façon de concevoir la guerre.
Tous les civils français sont fusillés s'ils ont seulement
la mine suspecte ou malveillante. « On fusille tout, les
hommes et même les jeunes garçons non encore adultes. »
Une autre note: « J'ai vu passer trois convois de paysans
français prisonniers; tous seront fusillés. »
Autre lettre: « Nous avons fusillé des habitants de quatorze
à soixante ans. On en a abattu trente pièces. »
Dans vingt autres lettres revenaient constamment les phrases
« tout a été fusillé », « on tue tout », « on n'a pas laissé
un habitant vivant, sauf les femmes ».
Cette fureur était, dans presque toutes ces lettres, motivée
par l'accusation que les habitants civils avaient tiré sur
les troupes allemandes et que le gouvernement français leur
avait fait distribuer des armes et des munitions. Tout le
monde sait - même en Allemagne - que cela est faux.
On a pu d'ailleurs lire plus haut l'extrait du carnet de
notes d'un officier allemand écrivant : « Nous disons que ce
sont les habitants qui ont tiré, mais ce sont des douaniers
et des forestiers. »
Le 18 août, le ministre de la Guerre recevait du général
Joffre la dépêche suivante:
Grand quartier général des armées de l'Est, 18 août, 9
heures 15.
« Pendant toute la journée d'hier, 17 août, nous n'avons
cessé de progresser en Haute-Alsace. La retraite de l'ennemi
s'effectue de ce côté en désordre. Il abandonne partout des
blessés et du matériel.
« Nous avons conquis la majeure partit des vallées des
Vosges sur le versan d'Alsace, d'où nous atteindrons bientôt
la plaine.
« Au sud de Sarrebourg, l'ennemi avait organisé devant nous
une position fortifiée solidement tenue avec artillerie
lourde.
« Les Allemands se sont repliés précipitamment dans
l'après-midi d'hier. Actuellement, notre cavalerie les
poursuit ; nous avons, d'autre part, occupé toute la région
des étangs jusque vers l'ouest de Fenestrange.
« Nos troupes débouchent de la Seille dont une partie des
passages ont été évacués par les Allemands. Notre cavalerie
est à Château-Salins.
« Dans toutes les actions engagées au cours de ces dernières
journées, en Lorraine et en Alsace, les Allemands ont subi
des pertes importantes.
« Notre artillerie a des effets démoralisants et foudroyants
pour l'adversaire.
« D'une façon générale, nous avons donc obtenu, au cours des
journées précédentes, des succès importants et qui font le
plus grand honneur à la troupe; dont l'ardeur est
incomparable, et aux chefs qui la conduisent au combat.
« JOFFRE.»
Le 19, les nouvelles de Lorraine continuaient d'être bonnes.
Il était confirmé que notre armée occupait Château-Salins,
et aussi Dieuze, qu'elle avait rapidement progressé au delà
de la Seille. Notre ligne s'étendait de la région au nord de
Sarrebourg jusqu'à Delme, en passant par Morhange.
Malheureusement, la journée du lendemain était moins
heureuse. Nos avant-gardes, se heurtant à des positions très
fortes, devaient être ramenées vers notre gros, établi
solidement sur la Seille et sur le canal de la Marne au
Rhin.
Cette retraite était expliquée, le 21 août, par le
communiqué suivant:
On sait qu'après avoir reconquis la frontière, nos troupes
s'étaient avancées en Lorraine sur tout le front, du Donon
jusqu'à Château-Salins.
Elles avaient refoulé dans la vallée de la Seille et la
région des étangs les troupes allemandes, et nos avaient
avant-gardes atteint Delme, Dieuze et Morhange.
Dans la journée d'hier, plusieurs corps d'armée allemands
ont engagé sur tout le front une vigoureuse contre-attaque.
Nos avant-gardes s'étant repliées sur le gros, le combat a
commencé, extrêmement vif de part et d'autre. En raison de
la supériorité numérique de l'ennemi, nos troupes, qui se
battaient depuis six jours sans interruption, ont été
ramenées en arrière.
Notre gauche couvre les ouvrages avancés de Nancy. Notre
droite est solidement installée dans le massif du Donon.
L'importance des forces ennemies ne nous eut permis de nous
maintenir en Lorraine qu'au prix d'une imprudence inutile.
Donc, après six jours de combats ininterrompus, nos troupes
se repliaient. Les Allemands ne manquèrent pas de
transformer en grande victoire ce résultat de leur
offensive. Notre gouvernement dut leur opposer, par une note
communiquée le 22 août à la presse, le démenti suivant:
Les télégrammes officiels allemands et ceux de l'agence
Wolff ont annoncé que l'échec subi par nous en Lorraine le
20 août s'était transformé le 21 en une déroute au cours de
laquelle nous aurions perdu 10000 prisonniers et 50 canons.
Ce sont là des exagérations ridicules. Le succès des
Allemands en Lorraine ne dépasse pas celui remporté par nous
en Alsace; d'ores et déjà même, le nombre des canons laissés
par nous entre leurs mains est certainement inférieur à
celui que nous leur avons pris en Alsace, et le total des
morts, blessés, prisonniers, disparus n'atteindra pas, de
beaucoup, 10000, chiffre donné comme nombre de prisonniers
seuls. Aucun élément n'a, au cours de la retraite, franchi
la Meurthe. Nos forces sont restées au nord de Nancy.
Ce recul momentané, consécutif à un vigoureux mouvement en
avant, n'est qu'un épisode d'une lutte qui entraînera
nécessairement de nombreuses alternatives de flux et de
reflux.
Nos troupes de Lorraine restent pleines d'ardeur, de volonté
de vaincre, et n'aspirent qu'à venger leurs morts.
Le lendemain, une mauvaise nouvelle arrivait à Paris: les
Allemands avaient occupé Lunéville.
Le 24, nos armées prenaient une offensive combinée, l'une
partant du Couronné de Nancy, l'autre du sud de Lunéville.
Les combats qui se livraient sur ce point, et dont on
connaît à présent les phases successives, compteront parmi
les plus glorieux de ceux auxquels nos belles et vaillantes
troupes de couverture prirent part en cette région. Il en
sera donné tout à l'heure un exposé des plus démonstratifs.
Le communiqué du 26 disait :
D'une façon générale notre offensive progresse entre Nancy
et les Vosges. Toutefois notre droite a dû légèrement se
replier dans la région de Saint-Dié.
L'ennemi paraît avoir subi des pertes considérables. On a
trouvé plus de 1500 cadavres dans un espace très restreint.
Dans une tranchée, une section tout entière avait été
fauchée par nos obus. Les morts étaient cloués sur place,
encore dans la position de mise en joue. Il se livre dans
cette région depuis trois jours des combats acharnés qui
paraissent, dans l'ensemble, tourner à notre avantage.
Le communiqué du 27 ajoutait : Notre offensive est
ininterrompue depuis cinq jours. Les pertes allemandes sont
considérables. On a trouvé au sud-est de Nancy, sur un front
de 3 kilomètres, 2500 morts allemands; dans la région de
Vitrimont, sur un front de 4 kilomètres, 4500 morts.
Dans la même note, on annonçait la reddition d'une vaillante
place forte, qui, par son héroïque résistance, avait du
moins sauvé l'honneur.
Le communiqué s'exprimait ainsi:
Longwy, très vieille forteresse, dont la garnison ne
comportait qu'un bataillon, bombardée depuis le3 août, a
capitulé aujourd'hui, après avoir tenu vingt-quatre jours.
Plus de la moitié de l'effectif est tué ou blessé. Le
lieutenant-colonel Darche, gouverneur de la place, est nommé
officier de la Légion d'honneur pour « conduite héroïque
dans la défense de Longwy ».
Pendant que notre armée du nord se repliait de la frontière
belge sur Paris, la progression de nos forces s'accentuait
en Lorraine.
Pour donner, en dehors des communiqués officiels, une
première idée des opérations qui s'y déroulèrent, non
seulement jusqu'au 8 septembre, mais rétrospectivement, à
partir du 4 août, et dont le résultat fut l'échec des
efforts tentés par les Allemands pour s'emparer de Nancy, on
ne peut mieux faire que de reproduire, d'après la traduction
qu'en publiait le Temps, le récit chronologique qu'un
correspondant de guerre du Times en a ultérieurement tracé,
et dont voici le texte :
COMMENT FUT SAUVÉ NANCY
Les Allemands s'avancèrent sur Nancy par deux routes, à
savoir Pont-à-Mousson au nord, Château-Salins au nord-est;
en même temps, ils marchaient sur Cirey, à l'est, et
Saint-Dié au sud-est.
Les deux premiers corps d'armée qui participèrent à
l'invasion de la Lorraine étaient tous deux composés de
troupes bavaroises.
Une partie de l'armée de Metz, qui avait commencé à
s'avancer dans la direction de l'ouest, sur Verdun, effectua
un mouvement de conversion au sud, sa droite s'appuyant à
Saint-Mihiel, sur la Meuse, et sa gauche à Pont-à-Mousson,
sur la Moselle, et se joignit à l'attaque contre Nancy.
D'autre part, les deux premiers corps allemands partis de
Strasbourg pénétrèrent en France par les défilés supérieurs
des Vosges, et, entre Cirey et Baccarat, s'avancèrent sur
Lunéville et le groupe de villages qui entourent cette ville
par les trois vallées de la Meuse, de la Mortagne et de la
Vezouze.
Le troisième corps d'armée, qui était également composé de
Bavarois, possédait une artillerie nombreuse, notamment de
pièces de gros calibres. Ce corps, qui comprenait quelques
régiments de cavalerie prussienne: uhlans et cuirassiers
blancs de la garde, était parti de Sarrebourg; pénétrant en
France par Château- Salins, il eut une série de violents
engagements avec les Français aux environs de la forêt de
Champenoux.
Le 4 août, les troupes françaises, qui avaient été
maintenues à plusieurs kilomètres de la frontière,
commencèrent leur mouvement en avant, marchant sur
Sarrebourg, en occupant un front qui s'étendait de
Château-Salins à Cirey. Pendant ce temps, les Allemands
bombardaient Badonviller et Baccarat, puis Cirey, qu'ils
occupèrent pendant cinq ou six jours.
Mais la marche générale des troupes françaises se
poursuivait avec succès sur toute la ligne frontière de
Pagny-sur- Moselle, près de Metz, jusqu'à Belfort au sud. A
l'extrémité septentrionale de cette ligne, les Allemands
prenaient l'offensive, et Pagny et Pont-à-Mousson étaient
bombardés les 13, 14 et 15 août par les canons. Au sud de
Cirey, les Français, après de violents combats, occupaient
le 10 août les cols du Bonhomme et de
Sainte-Marie-aux-Mines, et un peu plus bas franchissaient la
chaîne des Vosges et pénétraient en Alsace.
Donc, huit ou dix jours après la déclaration de guerre, les
Français étaient en train d'exécuter deux mouvements
offensifs en territoire allemand: l'un par le nord, l'autre
par le sud, et tenaient le centre des Vosges entre les deux
points d'attaque, tandis que les Allemands occupaient la
partie supérieure des Vosges et se livraient, de leur côté,
à deux mouvements offensifs de moindre envergure sur chacune
des ailes de l'armée française d'invasion, à Pont-à-Mousson
et à Cirey respectivement.
Lorsqu'on examine la carte de cette région, on s'explique
parfaitement la raison d'être des mouvements parallèles
auxquels se livraient les deux adversaires.
Dans chaque cas, en effet, l'offensive était couverte par
une forteresse. Les attaques des Allemands sur
Pont-à-Mousson et dans la région de Cirey, et leur prise de
possession de l'extrémité septentrionale des Vosges étaient
appuyées par Metz et Strasbourg.
De même, l'invasion par les Français de la Lorraine
allemande, entre Metz et Strasbourg, et de l'Alsace, et leur
installation sur la crête des Vosges étaient protégées en
arrière par Toul, Belfort et Épinal.
La première modification dans la disposition des armées en
présence se produisit à Cirey, où les forces allemandes qui
avaient occupé Cirey, Baccarat et Badonviller, durent se
replier sur Strasbourg.
Mais jusqu'au 20 août, la situation ne subit aucun
changement notable. Ce jour-là, l'offensive victorieuse des
Français sur Sarrebourg fut enrayée devant le grand camp
militaire de Morhange où les troupes françaises se
trouvèrent en présence de forces bien supérieures en nombre.
L'armée du général de Castelnau, se retirant en bon ordre,
se replia d'abord sur un front indiqué par la Meurthe,
passant au sud de Lunéville, et le canal de la Marne au Rhin
et la Seille; puis plus à l'ouest sur la vallée de la
Mortagne, pour occuper un front s'étendant vers le nord dans
la même direction, jusqu'à Champenoux.
Au delà de cette ligne, qui coïncide presque avec le
Grand-Couronné, les Allemands, malgré tous leurs efforts,
n'ont jamais pu pénétrer.
De Morhange à Champenoux, soit une distance de 32
kilomètres, leur marche fut rapide. Trois jours après la
victoire allemande de Morhange, la première armée allemande
avait réoccupé Cirey et Badonviller, bombardé et occupé
Blamont, complètement détruit le fort de Manonviller, et
enfin occupé Lunéville.
Presque simultanément, la seconde armée, celle qui avait
franchi les Vosges plus au sud, occupait Saint-Dié et
Raon-l'Étape, sur la Meurthe, Ramberviller et Gerbéviller,
sur la Mortagne, et rejoignait la première armée à
Lunéville, tandis que la troisième armée commençait l'assaut
de Champenoux et des villages environnants, le 22 août, avec
la coopération de l'armée de Metz qui essayait d'atteindre
Amance.
L'attaque principale allemande s'effectuait désormais des
deux seules directions de Lunéville et de Champenoux. Toutes
les pièces de l'échiquier allemand se trouvaient rassemblées
dans un coin.
Lunéville avait été sacrifiée par les Français comme on
sacrifie une tour pour sauver une reine, et Nancy, la reine
de la Lorraine, était serrée de près.
Mais pendant tout le cours des opérations les généraux Pau
et de Castelnau avaient continuellement eu la situation bien
en main et à l'issue de cette première phase de la lutte
11000 cadavres allemands gisaient dans les champs et les
forêts situés autour de Lunéville, et 20000 entre Nancy et
Champenoux.
Les positions occupées par les troupes françaises, après
leur retraite de Morhange, avaient été habilement choisies.
Partant du mont Toulon, au nord, elles suivaient les
hauteurs du mont Saint- Jean, de la Pochette et d'Amance,
contournaient les forêts de Champenoux, de Saint-Paul et de
Crévic, longeaient enfin la forêt de Vitrimont et le cours
de la Mortagne sur une faible distance.
Vient ensuite le récit des combats dont le Grand-Couronné
fut le théâtre pendant quinze jours, combats dont certains
furent extrêmement sanglants et qui furent marqués par des
alternatives d'avance et de recul: Haraucourt, Rosières,
Dombasle, etc. Enfin vint l'assaut dirigé par les Allemands
contre le plateau d'Amance. Cette position fut l'objet de
deux tentatives de la part des Allemands: la première venant
de la direction du sud, la seconde du nord. Pendant une
semaine entière le plateau fut soumis, jour et nuit, à une
canonnade incessante.
Le 30 et le 31 se produisit une accalmie, qui cependant fut
plus pénible pour les troupes que la canonnade elle-même.
Pendant ces deux jours, un brouillard épais enveloppa le
plateau, et bien qu'on fût conscient de la présence de
l'ennemi dans le voisinage immédiat, on ne pouvait rien
distinguer à quelques mètres. Les artilleurs durent se
borner à faire pleuvoir de temps à autre une grêle de
shrapnells sur les routes par lesquelles l'ennemi aurait pu
déboucher.
Pendant ce temps, comme le pensaient les Français, les
Allemands avaient mis de l'artillerie lourde en position. Le
4 septembre, les aviateurs allemands ayant repéré les
positions de nos batteries, celles-ci furent soumises par
les batteries lourdes allemandes à une canonnade si
violente, qu'à un moment donné les troupes furent obligées
d'abandonner leurs tranchées et de se réfugier dans le
village. Mais les avions allemands les ayant découvertes
immédiatement, le village fut canonné à son tour.
Au bout de quelque temps le feu diminua d'intensité; les
troupes réintégrèrent leurs tranchées, et les canonniers se
mirent en devoir de bombarder vigoureusement l'ennemi à leur
tour.
Le 8 septembre, le kaiser, voulant briser définitivement la
résistance des Français, donna l'ordre à ses troupes, et
notamment aux cuirassiers blancs de la Garde, d'enlever la
position d'assaut.
Sortant des bois environnants, les troupes allemandes,
précédées de leurs musiques, comme si elles étaient à la
parade, escaladèrent les pentes du plateau et s'avancèrent
contre nos positions.
Notre artillerie gardant le silence, les Allemands crurent
avoir démoli nos pièces. De son côté, l'infanterie laissa
arriver l'ennemi jusqu'à 200 mètres de ses lignes. A ce
moment, nos troupes s'élancèrent hors des tranchées et se
précipitèrent à la baïonnette contre les l'ennemi,
complètement surpris, lâcha pied. Nos 75, entrant alors en
jeu, achevèrent la déroute, et, tirant à une faible portée,
firent dans les rangs ennemis un épouvantable carnage. Les
assaillants prirent la fuite, mais d'autres troupes les
remplacèrent. A nouveau, les Allemands s'élancèrent à
l'assaut de nos lignes et à six reprises ils furent
repoussés. Les cuirassiers blancs chargèrent avec furie,
mais nos shrapnells firent de tels ravages dans leurs rangs
que bientôt le sol du plateau était jonché de leurs cadavres
aux cuirasses étincelantes. Les pertes allemandes furent
épouvantables. Des milliers et des milliers de cadavres
couvraient le sol, et dans la soirée du 9, l'ennemi demanda
un armistice de quatre heures pour pouvoir enterrer ses
morts. On dit qu'il profita de cet armistice pour mettre en
position, à la faveur d'un violent orage, de grosses pièces
avec lesquelles il bombarda ensuite Nancy.
Le jour suivant, les troupes françaises prenaient
définitivement l'offensive et bombardaient les bois de
Champenoux dans lesquels l'ennemi s'était réfugié. A onze
heures du matin, il n'y restait plus que les cadavres et les
blessés qu'il n'avait pu enlever.
De son côté l'armée de Metz, qui avait quitté Pont-à-Mousson
le 22 août pour attaquer le plateau d'Amance de la direction
de l'est, s'était dirigée sur Sainte- Geneviève dont
l'occupation était indispensable au succès de l'opération.
Elle comptait s'emparer du village sans coup férir, mais,
gênés dans leur marche par les réseaux de fils de fer
barbelés disposés par les Français autour du village, les
Allemands jugèrent prudent de préparer leur attaque au moyen
de leur artillerie lourde et de campagne. Dans un espace de
75 heures, ils lancèrent 4000 obus sur Sainte-Geneviève. Le
village était occupé par un seul régiment d'infanterie de
5000 hommes qui, bien retranchés, ne perdirent que trois
tués et une vingtaine de blessés pendant le bombardement.
Les batteries françaises s'étaient si bien dissimulées que
les avions ennemis ne purent les découvrir. Elles laissèrent
les Allemands gaspiller leurs munitions sans répondre.
Le 24 au soir, le général allemand, trompé par ce silence et
croyant que l'infanterie française était anéantie, fil
avancer ses troupes en colonnes compactes sur
Sainte-Geneviève.
Quand nos 75 jugèrent la distance convenable, ils ouvrirent
le feu.
Pendant trois heures leurs obus s'abattirent sur les masses
d'infanterie allemande.
L'infanterie française avait reçu l'ordre de laisser avancer
l'ennemi jusqu'à 300 mètres des tranchées. A ce moment, le
commandement si redouté des Allemands de : « Baïonnette au
canon! » retentit.
Mais nos hommes avaient préalablement reçu le mot d'ordre.
Au lieu de charger, ils restèrent dans leurs tranchées.
Cependant, entendant sonner la charge, les Allemands, qui
s'étaient couchés à terre avant le dernier bond contre les
tranchées françaises, se levèrent pour recevoir le choc de
nos troupes. Celles-ci dirigèrent alors contre les rangs
ennemis une succession de salves meurtrières.
Le subterfuge avait réussi, et dès lors les lebels ne
s'arrêtèrent plus de tirer.
En quelques instants 4000 cadavres allemands se trouvaient
amoncelés devant les tranchées françaises.
A la chute du jour, l'ennemi abandonnait sa tentative et se
repliait, complètement démoralisé, sur le village d'Atton.
Les survivants, en arrivant à Atton, baptisèrent
Sainte-Geneviève du nom de « Trou de la Mort ».
Le récit qu'on vient de lire apportait déjà de premières
précisions sur des faits de guerre, glorieux pour notre
armée, dont l'importance avait échappé en partie au public,
l'attention de celui-ci se trouvant accaparée par les
événements militaires qui se déroulaient avec une
foudroyante rapidité de la Sambre à la Marne.
A ce titre il méritait grandement d'être
M.MIRMAN, PRÉFET DE MEURTHE-ET-MOSELLE.
conservé, à ce titre nous l'avons reproduit.
Mais, à la fin de novembre, un très distingué rédacteur du
Temps, M. Émile Henriot, avait visité les champs de bataille
de la Lorraine. Il en rapportait non seulement des
impressions directes, mais encore des données techniques,
dont la divulgation ne présentait plus aucun inconvénient,
par lesquelles s'éclairaient certains points restés
jusqu'alors ignorés. Et l'exposé qu'il publiait dans son
journal, en l'étendant aux combats qui s'étaient livrés du 8
au 12 septembre autour de Nancy, complétait de la façon la
plus heureuse le récit donné par le Times.
En raison de la portée des faits auxquels il a trait, nous
publions donc également l'article de M. Émile Henriot, qui
constitue un véritable document d'histoire.
LES BATAILLES DEVANT NANCY
Nancy, 1er décembre. - Hier, nous avons parcouru les champs
des batailles qui se sont livrées devant Nancy, au début de
septembre. C'est, entre les hauteurs de Sainte-Geneviève,
près de la Moselle, sous Pont-à-Mousson et Dombasle, sur la
rive droite de la Meurthe, un front d'une cinquantaine de
kilomètres, orienté du nord nord-ouest au sud-est, et que
traverse, à angle droit, la grande route de Nancy à
Château-Salins. Paris, et je crois que l'on peut dire la
France, ne se sont pas très bien rendu compte (tout occupés
que nous étions de l'issue des combats plus proches de la
Marne et de l'Aisne) de l'importance et de la violence de
cette longue suite de batailles qui, du 22 août au 12
septembre, ont ensanglanté cette région, et à l'ensemble
desquelles le Grand-Couronné de Nancy a donné son nom, sous
quoi l'Histoire les connaîtra. De ces semaines de batailles
acharnées est sortie une grande victoire, qui d'abord a
sauvé Nancy, et ensuite a couvert de gloire le général de
Castelnau. L'opinion publique n'a pas été injuste envers
lui; n'est-ce pas ce chef éminent que le populaire a déjà
décoré de ce sobriquet glorieux, emprunté à la géographie du
sol qu'il a su conserver français: le grand couronné de
Nancy ?...
Son armée, en liaison à l'ouest avec l'armée du général
Sarrail, établie autour de Verdun, et à l'est avec celle du
général Dubail, alignée dans la région de Baccarat aux
Vosges, comprenait, outre quelques unités et des renforts
envoyés de Toul au cours de la bataille, trois divisions de
réserve, la 59e, la 68e et la 70e, réparties dans cet ordre
sur les trois secteurs suivants: à gauche, un premier front
allant de la Moselle (à la hauteur de Loisy) jusqu'au
village de Sainte-Geneviève, perché sur les premières pentes
du Grand-Couronné que l'on rencontre en venant du nord; au
centre, une ligne dirigée presque du nord au sud, et faisant
face à l'est, de la Rochette à Velaine, par le grand mont d'Amance,
à l'ouest de la forêt de Champenoux; la région de Lunéville
enfin marquait le point le plus extrême de notre droite. La
liaison y était établie entre les armées Castelnau et Dubail
par une division de cavalerie. Notre ligne s'étendait donc
(pour l'armée de Castelnau) au pied du Grand-Couronné,
espèce de fer à cheval de hauteurs et de plateaux escarpés
dont les deux extrémités s'appuient l'une sur la Moselle,
l'autre sur la Meurthe, à la hauteur de Loisy et de
Dombasle.
Bien que les actions engagées sur ce front par l'armée du
général de Castelnau se soient produites dans un même temps,
l'extrême enchevêtrement des lignes françaises et allemandes
ne permet pas d'en faire un récit unique et d'ensemble.
Aussi bien, sur chaque point du front, la bataille eut lieu,
locale, presque isolée de la voisine. Commençant donc notre
visite à ces théâtres héroïques par la gauche, l'officier de
l'état-major qui nous accompagne nous a d'abord conduits de
Nancy à Loisy, petit village situé dans la vallée de la
Moselle, sur la rive droite de la rivière. Delà, tandis qu'à
notre gauche la Moselle d'argent forme de sinueux et
gracieux méandres, au milieu d'une large vallée, on aperçoit
en face de soi, quand on regarde le nord, un piton élevé,
que couronne le village de Mousson. Pont-à- Mousson s'étale
derrière ce pic. Au pied sud de Mousson, le village d'Atton,
et sur notre droite, la colline abrupte de Sainte-Geneviève.
C'est sur ce front Loisy-Sainte-Geneviève que, dès le 20
août, une partie de notre 59e division était disposée, avec
la mission de défendre la vallée de la Moselle et la route
de Nancy. A cette date du 20 août, nous étions cruellement
battus à Morhange, en territoire annexé; Nomény était
attaqué et pris; Pont-à- Mousson, violemment bombardé les
deux premiers jours de septembre, était abandonné par nous
et occupé par les Allemands. Le 4 septembre, tandis que
d'autres forces allemandes descendaient de Château-Salins
vers notre centre, de fortes colonnes ennemies, venues du
nord, commençaient à déboucher sur les deux rives de la
Moselle. Sur la rive droite, qui seule nous occupe
aujourd'hui, les Allemands entreprenaient avec une extrême
activité le bombardement du piton de Mousson, qu'ils
pensaient très solidement défendu, puis ils y donnèrent
l'assaut. Ils y firent leur entrée d'ailleurs sans coup
férir: nous n'y étions plus. Pendant la nuit du 5 au 6, ils
reprenaient leur canonnade, dirigée cette fois sur nos
positions de Sainte- Geneviève et de Loisy, et le 6 au soir,
on voyait les premiers fantassins allemands déborder du
village d'Atton et de la forêt de Facq, qui est au-devant de
Sainte-Geneviève, et, à cheval sur la route d'Atton à Loisy,
se diriger contre nos positions établies derrière des
FAC-SIMILÉ D'UNE AFFICHE PASSE-PARTOUT PLACARDÉE SUR LES MURS
DE LUNÉVILLE PENDANT L'OCCUPATION PRUSSIENNE.
retranchements sur Loisy, son cimetière et les pentes ouest
et nord de Sainte- Geneviève, où nous nous étions fortifiés.
Notre artillerie appuyait Sainte-Geneviève, mais nous
n'avions à Loisy qu'une seule compagnie du 314e. Elle était
si bien à l'abri, toutefois, dans le cimetière et sous les
réseaux de fil de fer qui devançaient nos tranchées, qu'à
elle seule elle put arrêter et soutenir à la fin de la
journée du 6 et pendant une partie de la soirée, à la faveur
d'un combat de nuit, entre six heures et dix heures du soir,
l'effort de toute une division ennemie. Celle-ci, ayant
perdu beaucoup de monde dans cette offensive, renonça à
attaquer Loisy de front et, tournant vers l'est, s'élança
contre les flancs nord du plateau de Sainte-Geneviève. Nos
ennemis y tombèrent dans les houblonnières et les vignes qui
couvrent une partie de ces pentes, et se heurtèrent là à
quelques troupes françaises de renfort envoyées exprès pour
boucher un trou, entre Sainte-Geneviève et Loisy. Mais les
défenseurs de Loisy se croyaient sur le point d'être tournés
par leur droite et menacés.
d'être rejetés sur la rivière, cependant que ceux de
Sainte-Geneviève pensaient être pris à revers par leur
gauche; d'autant que les troupes allemandes sorties de la
forêt de Facq attaquaient avec la dernière vigueur la 17e
compagnie du 314e, établie dans des tranchées sur la crête
de Sainte-Geneviève, qu'elle était également seule à
défendre. La défense fut aussi belle que l'attaque était
énergique, comme on en put juger le lendemain, quand le jour
fut venu, au nombre de cadavres allemands étendus, les
cisailles dans une main, le fusil dans l'autre, au milieu de
nos fils de fer barbelés. Cependant, les nôtres, attaqués
par d'innombrables Allemands, tambours et fifres en tête,
tinrent bon, et les assauts de l'ennemi furent aussi souvent
rejetés que tentés. Quelques hommes qui fuyaient vers
Sainte-Geneviève furent vigoureusement ramenés en avant,
revolver au poing, par le commandant de Montlebert. qui fut
blessé dans cette affaire et promu depuis
lieutenant-colonel, tandis que le capitaine Delmas,
commandant la 17e compagnie, était tué.
Malheureusement, sur la rive gauche de la Moselle, l'ennemi
avait pu progresser, de telle sorte qu'il établissait, le
7au matin, son artillerie sur les hauteurs de Cuittes, d'où
il lui devenait possible de canonner à revers Loisy et
Sainte-Geneviève. La position n'étant plus tenable pour
nous, l'ordre fut donné de nous reporter sur une seconde
ligne en arrière. Le commandant de Montlebert ne voulait
point s'y résoudre : il ne se crut obligé de s'incliner
qu'après seulement qu'on lui en eut envoyé l'ordre par
écrit.
L'effort des Allemands s'était limité dans cette région à
notre seule position de Sainte-Geneviève. Ils escomptaient
l'emporter le 7, et le 8 être à Nancy. De fait, le 7, nous
devions évacuer Sainte- Geneviève, nos hommes persuadés que
c'était une défaite, alors qu'en réalité c'était une affaire
des plus favorables pour nous. Alors en effet que nous
avions volontairement abandonné cette position de Sainte
Geneviève, les Allemands ne purent s'y maintenir. Délogés de
Cuittes, ils durent également lâcher Sainte-Geneviève, où
nous revenions, ce même jour du 7, au soir, avec deux
compagnies.
Nous ne l'avons pas quitté depuis.
Cette affaire, qui ne nous coûta que 83 hommes mis hors de
combat, tués ou blessés, fut douloureuse pour les Allemands;
ils y perdirent plus d'un millier d'hommes. On en a enterré
703 près d'Atton, et 230, dont le lieutenant-colonel von
Rostock, un peu plus loin. Beaucoup de leurs morts étaient
blessés par derrière, à la nuque, et cela donne à penser
qu'ils furent tués par leurs propres officiers, alors qu'ils
reculaient, ou par leurs mitrailleuses, à la suite d'une
fausse manoeuvre. Mais le résultat moral dépassait de
beaucoup pour nous les pertes matérielles subies par
l'ennemi: l'effort allemand était brisé sur notre gauche;
quatre régiments s'étaient heurtés à un seul bataillon et
n'avaient pu passer. Le cimetière de Loisy, les pentes de
Sainte- Geneviève, son petit village tout ravagé par les
obus portent encore les marques de ce vigoureux combat: des
tombes, des ruines, couronnent ce plateau, d'où l'on voit
Metz au loin par un temps clair. Ainsi ceux des nôtres qui
sont tombés là, en se battant, les yeux tournés vers la
terre annexée, n'avaient qu'à regarder l'horizon pour savoir
ce pourquoi ils se battaient et ils tombaient...
De Sainte-Geneviève, nous sommes allés au mont d'Amance,
dans la région nord-est de Nancy, au centre du Grand-
Couronné: un plateau élevé, dominant la forêt de Champenoux
étalée dans la plaine. D'innombrables trous d'obus le
criblent, attestant la fureur - inutile d'ailleurs - de
l'attaque; mais dès maintenant, il faut dire que jamais les
Allemands n'y ont mis le pied, et jeter ainsi tout de suite
à bas cette fable ridicule des cuirassiers blancs du kaiser
enlevant par une charge irrésistible ce pic escarpé, au
sommet duquel on a déjà des difficultés à parvenir à pied.
Dans toute cette région, d'ailleurs, nous nous sommes battus
en avant du Grand-Couronné, attaquant toujours, et si, au
cours de ces trois semaines de combats, il nous est arrivé
de reculer, ce ne fut jamais que dans la zone du terrain que
nous avions gagné, sans qu'à aucun moment notre ligne vînt
dépasser le front de défense établi par nous, en cas de
recul, sur le Couronné.
Après nos échecs de Morhange et de Sarrebourg (20 août), nos
corps avaient été reportés en arrière, sur les hauteurs du
Grand-Couronné et sur la Meurthe, couvrant de la sorte
Nancy, Lunéville et Saint-Dié. L'ennemi nous suivait de si
près, dans ce mouvement de recul, que dès le 2t avaient lieu
les premiers engagements, et que le 22, la bataille
commençait au nord de Lunéville d'abord, gagnant de là tout
le reste du front. Le 24, elle était engagée en plein, et,
fidèles à notre tactique de toujours, nous reprenions
aussitôt l'offensive.
Le centre des combats qui commencèrent dès lors à se livrer
à l'est d'Amance, autour de la forêt et du village de
Champenoux, et qui devaient durer près de trois semaines, du
23 août au 12 septembre, occupait, ainsi que nous l'avons
rapporté, le secteur compris, du nord au sud, entre la
Rochette et Velaine, dont Amance occupe le centre. De
solides défenses avaient été organisées sur cette ligne, en
prolongement du secteur occupé à l'ouest par la 59e
division: c'était la 68e qui devait fournir l'effort sur ces
points, et c'est grâce à ses valeureuses offensives que la
ligne la Rochette-Amance-Velaine dut de n'être jamais
atteinte par l'ennemi.
Le 23 août, donc, nous avions pris contact avec lui sur
presque tout le front, et le 24, son mouvement offensif,
consécutif à ses succès de Morhange et de Sarrebourg, se
trouvait arrêté. Devant son inaction, nous l'attaquions à
notre tour dès le lendemain 25, à l'est et au nord est, par
un mouvement combiné des deux armées de Castelnau et de
Dubail, le premier sur le Grand-Couronné, le second au sud
de Lunéville et dans les Vosges françaises. On vient de voir
quel fut le rôle de la gauche du général de Castelnau, sur
le plateau de Sainte- Geneviève: défendre la vallée de la
Moselle. Voici, d'une manière générale, quelle fut la nature
des opérations où se vit engagé son centre, tandis que sa
droite retenait autour de Lunéville l'effort adverse. Mais
n'ayant point visité cette dernière région, c'est du seul
centre de Castelnau que je puis parler aujourd'hui.
Le 26 août, à la droite du centre, la 36e brigade de la 68e
division, commandée par le général de Morderelle,
s'engageait dans une attaque violente vers le village de
Champenoux, le bois Morel et la ferme de Saint-Jean. Mais le
27 au soir, notre droite se trouvant engagée trop en avant,
nous dûmes reculer, sans toutefois abandonner Champenoux.
Une nouvelle offensive eut lieu le lendemain, ainsi que le
30, sur ce même côté: vers Amance, on n'en était encore
qu'aux escarmouches. Le 1er septembre, l'ennemi arrive en
force, alors que nous poussons une nouvelle attaque contre
lui. Mais tout ceci n'était que les sanglants préliminaires
de la formidable action qui allait se livrer et que nos
soldats sentaient proche. Elle commença, décisive et
générale, dans la nuit du 4 au 5, par un violent
bombardement. Les Allemands avaient placé leur grosse
artillerie sur, les rives de la Seille, en dehors de
l'atteinte de nos canons, et de ce moment, du 4 au 12, la
canonnade ne cessa pas, terrible, impressionnante et souvent
efficace. Pour le moment, elle précédait le premier gros
effort allemand sur les villages de Champenoux et d'Erbéviller,
à notre centre et vers notre droite, tandis que, sur notre
gauche, à Sainte-Geneviève, l'ennemi tentait une diversion
propre à nous immobiliser sur cette position, suivant le
détail qu'on a lu plus haut. Nous dûmes alors abandonner
Erbéviller et nous reporter de ce côté sur la lisière de la
partie méridionale de la forêt; mais nous y tenions encore
le Rond-des-Dames et Champenoux, ainsi qu'Amance, bien que
nos positions y fussent affreusement canonnées, au point
d'obliger nos batteries au silence.
Le 6 au soir, l'ennemi porta son effort vers Amance et nos
lignes situées en avant et au pied du mont; les fermes de la
Fourasse et de Fleuri-Fontaine furent alors perdues pour
nous, puis reprises.
En fin de compte, l'ennemi se voyait rejeté, en partie, dans
les bois, à l'est. Sur plusieurs autres points, nous avions
subi des échecs assez durs que l'ordre vint de réparer le
lendemain 7, en reprenant à tout prix tous les points que
nous avions abandonnés. Un régiment de renfort, le 206e,
appuyait cet ordre. Il attaqua, après préparation du combat
par l'artillerie, la forêt de Champenoux; mais les Allemands
s'y étaient puissamment établis et retranchés, de telle
sorte que le 206e, en un clin d'oeil privé de chefs et
s'étant rudement fait étriller dans le bois, dut bientôt se
replier, découvrant ainsi le 212e sur la lisière de la
forêt; le 344e seul tenait toujours ses positions, mais le
212e, extrêmement réduit lui aussi, devait abandonner à son
tour ce que ses débris conservaient encore de la forêt. La
division tout entière était extrêmement fatiguée, éprouvée
par ces longs efforts; ses pertes étaient considérables.
Toutefois, revivifiée par des renforts prélevés sur des
divisions voisines, elle recevait l'ordre, le 8, de
reprendre l'offensive sur la forêt et le village de
Champenoux - dont elle ne parvint pas d'ailleurs à
s'emparer. Après tant d'efforts, la journée du 9 fut calme
et employée de part et d'autre à se retrancher sur les
positions occupées. C'est dans la nuit qui suivit que les
Allemands réussirent à pousser deux de leurs gros canons le
plus possible en avant de leur ligne, et c'est de là qu'ils
purent, pendant deux heures, envoyer une cinquantaine d'obus
sur Nancy, qui en fut fort effrayé. Le lendemain, de
nouveaux renforts étant arrivés de Toul, l'attaque reprit
encore.
Elle fut rejetée. Nos hommes étaient épuisés, fourbus,
hagards; ils avaient à peine le temps de manger - et quoi
d'ailleurs ? -pendant cette bataille incessante. On leur
demanda de nouveaux efforts. Un officier me dit que parfois
or rencontrait des troupes qui marchaient au hasard devant
elles, ne sachant où elles allaient, et tournant le dos à la
bataille. On les retournait, on les lançait contre l'ennemi,
et elles y allaient, sans un mot, sans une plainte, avec une
sorte d'ivresse furieuse. Le 11, nous parvenions au milieu
de la forêt, vers la maison forestière de l'étang de Brin -
et là encore le combat fut acharné. Mais le régiment envoyé
de Toul se faisait massacrer et devait être, lui aussi,
remplacé le lendemain par le 143e. Ainsi à bout d'efforts,
ayant affaire à des ennemis terriblement supérieurs en
nombre - nous avions à peu près la valeur de deux corps
d'armée engagés contre des forces doubles -nous continuions
de nous agripper à l'adversaire, à l'attaquer avec une
violence désespérée, et par des prodiges de volonté, à le
réattaquer encore dans le moment même où il venait de nous
repousser. Ainsi encore une fois on put contrôler la vérité
de cet axiome militaire qui donne la victoire à celui des
combattants qui est capable de souffrir un quart d'heure de
plus que l'autre. Le 12 septembre, en effet, les Allemands,
épuisés par nos attaques incessantes depuis quinze jours, se
voyaient obligés de battre en retraite, en longues colonnes
profondes, et l'empereur qui, des hauteurs voisines de la
Seille, dans la région d'Éply, avait assisté à ces combats,
devait remettre sine die son entrée à Nancy, attendue,
espérée depuis si longtemps. Aux mêmes dates ses troupes
étaient écrasées sur la Marne.
Depuis ce jour, nous n'avons pas cessé de progresser dans la
région qui s'étend à l'est et au nord de Nancy, et dès lors
si victorieusement, que, le 13 septembre, on pouvait lire
dans les communiqués officiels que les forces allemandes qui
se trouvaient sur la Meurthe battaient toutes en retraite,
et que nous avions réoccupé, outre Saint-Dié et Lunéville,
Raon-l'Etape, Baccarat, Réméréville et Pont-à-Mousson. Le 13
au soir le territoire français compris entre les Vosges et
Nancy était totalement évacué par l'ennemi.
Ainsi l'admirable ténacité de nos soldats, la volonté de nos
chefs, au cours de ces trois semaines des plus durs combats,
avaient donné ce magnifique résultat de dégager notre
frontière, en même temps qu'accrochant à l'est de
considérables forces allemandes, elles permettaient au
général Joffre d'opérer en toute liberté sur la Marne et d'y
effectuer cette belle série de manoeuvres qui devaient le
conduire à la victoire.
Emile HENRIOT.
GERBÉVILLER
On m'a dit: « Allez voir Gerbéviller, en Lorraine. Il faut,
si l'on veut se faire une idée exacte et complète de la
kultur germanique et apprécier le genre de travail auquel le
grand état-major allemand astreint ses gens de guerre, il
faut avoir vu les ruines de cette pauvre ville inoffensive,
bombardée avec un acharnement fou, ravagée, incendiée,
ensanglantée avec une fureur méthodique, par des bourreaux
qui n'eurent même pas l'excuse de l'emportement ni le
prétexte d'une vengeance, et qui s'appliquèrent à faire
souffrir, après la bataille, une population désarmée.
Pourquoi cet effroyable luxe d'inutile férocité ? Pourquoi
ces attentats absurdes, ces meurtres stupides ? Allez voir
Gerbéviller. Et tâchez de trouver sur place l'explication de
cette criminelle folie... »
... La route, quittant Saint-Dié, suit en pente douce cette
vallée de la Meurthe que naguère encore j'ai vue si riante
et si paisible, entre les hautes et profondes sapinières de
la Madeleine, du bois de Jumelles, et les prairies ondulées
où la vive couleur des toits de la Pêcherie et de la Voivre
mettait une claire note rouge parmi la verdure des herbes et
des feuillages.
A présent, les toits de tuiles sont défoncés, les charpentes
ont été arrachées, les murailles sont criblées de trous
béants. On dirait qu'une rafale de fer et de feu a passé sur
toute la contrée, cassant les arbres çà et là, décoiffant
les maisons, tuant bêtes et gens au hasard de la rencontre.
Ces dégâts, ce sont les traces que laissent les Allemands
lorsqu'ils sont en fuite. Chassés de Saint-Michel, de la
Bourgonce, de Nompatelize, de Saint- Rémy, d'Étival, de
Saint-Jean-d'Ormont, du Ban-de-Sapt, forcés de reculer aux
premières étapes d'un chemin par où sans doute ils
espéraient rejoindre à Nancy l'état-major chargé d'organiser
l'entrée solennelle et théâtrale du kaiser dans la capitale
de la Lorraine, les bombardiers du général von Knoerzer ont
épuisé sur des paysans, sur des logis rustiques, sur des
troupeaux, leur provision de « marmites» explosives. Tout le
long des bois de Moyenmoutier, non loin de l'ancienne abbaye
de Senones, où Voltaire, s'étant fait ermite, eut quelques
démêlés avec le prince régnant de Salm-Salm,on ne voit que
maisons canonnées, décombres accumulés, « entonnoirs »
creusés dans le sol par l'éclatement des énormes obus... Du
reste, toute cette mitraille fut impuissante à détruire le
charme de ce paysage vosgien, où les cinq abbayes de
Saint-Dié, de Bonmoutier, de Moyenmoutier, d'Étival et de
Senones formaient jadis par leur position, dans la haute
vallée de la Meurthe, le dessin d'une croix mystique. Cette
contrée fut autrefois, en des siècles sombres, une « terre
d'immunité» à l'abri de toute emprise féodale. Cette
tradition, que les professeurs des universités allemandes
doivent bien connaître, puisqu'ils sont, à ce que l'on dit,
terriblement savants, n'a pas préservé des effets de la
kultur germanique, unie à la féodalité prussienne, ce coin
de Lorraine française.
En passant à Raon-l'Étape, un de mes compagnons de voyage me
dit:
« Voilà du travail allemand au pétrole.»
En effet, nous voyons les tristes preuves d'un incendie
prémédité, voulu, propagé par ordre, selon les principes
qu'a posés dans un manuel pratique de barbarie pédante le
célèbre baron von der Goltz pacha.
On songe à ce vers des Orientales :
Les Turcs ont passé là, tout est ruine et deuil.
Guillaume II, le glorieux allié des Barbares d'Orient, n'a
rien à envier aux bachi-bouzoucks. Plus de cent maisons, à
Raon-l'Étape, ont été brûlées. La halle aux blés, la poste,
les écoles ne sont plus que des monceaux de ruines
calcinées. Aux alentours de Raon, sur la route de
Strasbourg, à Celles, à Allarmont, à Vexaincourt, à Luvigny,
dans tous les villages qu'a repérés le docteur Julius Euting,
l'inquiétant « président » du Vosgesenclub, on voit les
tombes des pauvres curés et maires, fusillés sous les yeux
du général von Deimling. Ces martyrs ont été vengés par nos
bataillons de chasseurs alpins et d'infanterie coloniale,
par nos artilleurs et par ces infatigables combattants que
les Anglais appellent nos « splendides pioupious ». Hélas !
combien de nos soldats reposent, tout près d'ici, dans les
cimetières de Bréhimont, de Neuf-Étang, de Saint- Benoît, et
sous les sapins de la forêt de Sainte-Barbe ?
Baccarat, que j'ai vu si alerte à l'ouvrage, si gaiement
industrieux, offre aux regards des voyageurs le déplorable
spectacle de ses cristalleries incendiées, de son église à
moitié démolie, de ses boutiques pillées. J'interroge un
passant :
« Combien ont-ils brûlé de maisons, ici? - Cent deux. »
A Domptail, les Prussiens du régiment d'infanterie n° 70,
venu de Sarrebrück, n'ont pas eu le temps de faire beaucoup
de mal. Ils ont dû évacuer précipitamment les tranchées
qu'on voit encore dans le village. Cette fuite les mena
d'une traite jusqu'à Dieuze...
CARTE DE LA LORRAINE COMPLETANT LA VUE PERSPECTIVE DONNEE A
LA PAGE 425 - Lorsque, au moi de mai 1871, la France fut
contrainte de céder à l'Allemagne, par le traité de
Francfort, l'Alsace et une partie de la Lorraine, la
cession, en ce qui concernait cette dernière, respectait la
Meuse et les Vosges, mais nous enlevait, du département de
la Moselle, les arrondissements de Metz, de Thionville et de
Sarreguemines, ne nous laissant que l'arrondissement de
Briey, et, du département de la Meurthe, les arrondissements
de Sarrebourg et de Château-Salins, ceux de Nancy, Toul et
Lunéville restant français. Le 7 septembre 1871, l'Assemblée
nationale décida que l'arrondissement de Briey serait réuni
aux trois autres, et que, de ces quatre arrondissements, on
formerait le département de Meurthe-et-Moselle, dont le
chef-lieu serait Nancy. Mais on peut avoir aujourd'hui le
ferme espoir de voir bientôt se reconstituer ces beaux
départements - en même temps que ceux d'Alsace.
|
Le Panorama de
la guerre de 1914
11 février 1915
Mais à Saint-Pierremont, où je vois
des enfants cueillir des fleurs dans les ruines, leurs
pompes à pétrole ont arrosé des logis villageois, couverts
de paille, qui ont flambé comme des allumettes. A Magnières.
petite commune de cinq cents âmes, ils ont fusillé deux
personnes et brûlé vingt-six maisons. Le squelette de
l'église bombardée a maintenant l'apparence d'un spectre sur
le fond noir du ciel d'hiver. Un peu plus loin, dans la
vallée de la Mortagne, voici Vallois, où deux personnes ont
été fusillées, quarante maisons brûlées. La commune de
Moyen, où cantonnait leur 137e régiment d'infanterie, venu
de Haguenau, par étapes, en passant à Geistkirch, à
Bergaville et à Sérauviller, fut douloureusement éprouvée.
Ils fusillèrent deux habitants de cette commune et forcèrent
les autres à creuser dans le bois du Haut une fosse où les
jeunes filles de Moyen furent obligées d'enterrer une
centaine de cadavres allemands. Et c'était comme un cercle
infernal, qui se resserrait autour de Gerbéviller. |
|
Gerbéviller était
l'aimable chef-lieu d'un canton de Meurthe-et-Moselle où
plus de sept mille habitants vivaient tranquillement,
largement, des paisibles bénéfices de leur labeur, de leur
commerce ou de leur industrie. Le château de Gerbéviller
offrait aux visiteurs une noble et avenante façade, derrière
la grille d'un parc dont les parterres et les massifs ont
été dessinés par le bon jardinier Louis de Nesle, dit
Gervais, célèbre chez tous les châtelains de Lorraine.
L'hospitalité du marquis de Lambertye, au château de
Gerbéviller, était renommée dans tout le pays. On venait de
loin pour admirer dans ce château un riche trésor d'objets
d'art et de reliques, notamment une statue signée de
Falguière, et les tapisseries, les tableaux, les châsses
d'une chapelle qui fut consacrée par Mgr Lavigerie...
L'église paroissiale de Gerbéviller était toute parfumée
d'une bonne odeur de sainteté par les souvenirs de saint
Mansuy, premier évêque de Toul, qui évangélisa les Lorrains
tandis que saint Thiébault convertissait l'Alsace au
christianisme. Saint Mansuy, dit-on, fit sortir du sol, en
ce lieu, une gerbe miraculeuse... A présent, la paroisse de
Gerbéviller, couverte de cendres et de charbons, ressemble
aux débris d'un immense bûcher, allumé par quelque puissance
diabolique. Et la grande rue montante, au flanc du coteau
qui domine la riante vallée de la Mortagne, n'est plus qu'un
calvaire dévasté.
C'est le 23 août que les premières bombes commencèrent à
tomber en éclatant sur les toits de Gerbéviller. Un grand
nombre d'habitants s'étaient enfuis, et sont maintenant
réfugiés dans le département de la Haute-Savoie. Ceux qui
étaient restés descendirent au fond des caves, afin de se
mettre à l'abri de l'explosion des obus. Il y avait
notamment une douzaine de personnes chez M. Bernasconi,
entrepreneur de travaux publics. Lorsque les Allemands,
après
FAC-SIMILÉ D'UNE AFFICHE PASSE-PARTOUT PLACARDÉE SUR LES
MURS DE LUNÉVILLE.
avoir bombardé Gerbéviller de loin, entrèrent en ville,
brûlant tout, rue par rue et maison par maison, M.
Bernasconi, les hommes et les femmes qui étaient avec lui
sortirent de la cave où le feu et la fumée les menaçaient
d'asphyxie. Tout était en flamme autour d'eux. Déjà leur
quartier n'était plus qu'un brasier sans cesse activé par le
pétrole des pompes incendiaires et par la combustion des
pastilles inflammables qui font partie de l'équipage de
campagne des armées du kaiser. Ces malheureux étaient dans
la rue, considérant innocemment cet absurde désastre.
Aussitôt, ils furent faits prisonniers, poussés à coups de
crosse, sous une tempête d'injures. C'est en vain qu'ils
avaient laissé prendre aux Prussiens toutes les bouteilles
de leur cave. Leur supplice ne faisait que commencer.
M. Bernard Bernasconi protesta contre la brutalité de ses
bourreaux, en invoquant sa nationalité suisse. Il était, en
effet, citoyen de la Confédération helvétique, natif de
Calprino, près de Lugano, dans le canton du Tessin. Avec lui
se trouvait un de ses compatriotes, un vieillard qu'on
appelait le « papa Blosse ». Leurs protestations furent
inutiles. On les fusilla dans le jardin de M. Barthe. Avec
eux ont été fusillés plus de quarante compagnons de leur
infortune: un octogénaire, M. Simon, et d'autres vieillards,
MM. Robinet, Gauthier, Bonguignon, Rémy, Benoit. Une
courageuse jeune fille, Mlle Perrin, qui ne put retenir son
indignation, en présence de ces lâches atrocités, subit le
même sort. Les Allemands fusillèrent enfin le jeune Plaid,
un enfant de quatorze ans.
Quant aux femmes, il les emmenèrent en captivité au village
de Fraimbois, où elles restèrent plus de trois semaines,
jusqu'au jour où le retour de nos troupes les délivra. Quand
elles revinrent à Gerbéviller, les corps des fusillés
gisaient encore en plein air, reconnaissables à leurs
vêtements. La belle-soeur de M. Bernasconi s'occupa de la
dépouille de ce malheureux, qui fut inhumé au cimetière par
les soins de M. Charlet. Elle a écrit une lettre qui relate
en détail tous ces faits.
Des trois fabriques de broderies sur tissus qui
contribuaient élégamment à la prospérité de Gerbéviller, il
ne reste plus rien. L'hospice, l'orphelinat ont disparu,
l'usine électrique n'est plus qu'un amas de briques à peine
refroidies. Les planches des scieries mécaniques ont été
réduites en cendres. L'église est décapitée, déchiquetée.
Les cloches se sont ébréchées en tombant sur le pavé, le
tabernacle est traversé par des balles qui ont atteint le
ciboire... Tout est silencieux dans ce désert de ruines. Les
oiseaux se sont enfuis des arbres, tués par le feu. Une
odeur de brûlure et de décomposition flotte sur les charbons
de ce brasier qui fut un charnier. On a trouvé, ces
jours-ci, le cadavre d'une pauvre vieille, Mme Finot,
carbonisée dans sa cave. Sur les murs écroulés, autour de
l'embrasure des fenêtres béantes, on voit la trace jaune du
pétrole. La place de l'Horloge est jonchée de petits
morceaux de vitres émiettées. La rue Saint-Pierre, la rue de
la Gare sont bordées de maisons brûlées, écroulées, où l'on
déchiffre encore, çà et là, un fragment d'enseigne: Hôtel de
Lorraine... Société générale... Cette vision évoque le
souvenir de Pompéi après l'éruption du Vésuve. Mais ce que
nous voyons ici, ce ne sont pas les ravages de la nature
aveugle et sourde. C'est l'effroyable malfaisance d'un
dessein prémédité de longue date, préparé, voulu par une
barbarie savante. Les bombardeurs et les incendiaires de
Gerbéviller ont appris leur métier dans les laboratoires et
dans les « séminaires» des universités d'outre-Rhin.
Derrière le reître tortionnaire et pillard, je vois le Herr
Professor le pédant sinistre qui prétend nous imposer sa
kultur en mettant notre pays à feu et à sang.
En redescendant vers la route de Lunéville, je vois, sur le
pont de la Mortagne, un peintre qui a disposé son chevalet,
sa palette, ses pinceaux, et qui fixe en couleurs, sur sa
toile, l'image désolante que j'ai sous les yeux.
« Il faut, me dit-il, conserver ce document, pour
l'Histoire. »
C'est aussi mon avis.
Gaston DESCHAMPS.
Après avoir fidèlement enregistré jusqu'à l'issue des
combats devant Nancy les événements dont fut le théâtre la
Lorraine, nous devons maintenant, en conformité de la
méthode adoptée comme la seule logique et la seule possible,
quitter le territoire français. [...] |
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