Cahier de
doléances - 1789 - Emberménil
Annales de l'Est 1898
LE CAHIER D'EMBERMÉNIL PAROISSE DE L'ABBÉ GRÉGOIRE EN
1789
Nous avons publié
précédemment, dans les Annales de l'Est (t. VII, p.
440), le cahier de la communauté de Ham et
Saint-Jean-devant-Marville, en 1789, qui nous avait paru
offrir quelque intérêt. Le cahier que nous donnons
aujourd'hui attire également l'attention, à la fois par
sa teneur et par ce fait qu'Emberménil, petite
communauté du bailliage de Lunéville, avait alors pour
curé le fameux abbé Grégoire. Or, il n'est pas douteux
que Grégoire n'ait largement contribué à la confection
du cahier; il a même dû en rédiger une notable partie,
car plusieurs articles sont remarquables, non seulement
par la hardiesse des réformes qu'ils proposent, comme
les articles 1 à 5, 8, 9, 28, 36, ou par l'âpreté des
critiques qu'ils formulent, tel l'article 4, mais aussi
par la netteté de leur rédaction et par l'emploi de
termes abstraits, de tours de langage recherchés que
n'auraient certainement pas trouvés des paysans, même
instruits - voir, par exemple, l'article 11. Les idées
formulées dans les articles 6, 7, 10 ne sont pas des
idées de paysans, car ceux-ci n'avaient à leur
réalisation qu'un intérêt très indirect; elles sont bien
l'oeuvre d'un théoricien, d'un penseur qui a réfléchi
longuement sur toutes les choses du gouvernement, sur
toutes les parties de la législation, et qui, sur
chacune, a sa solution à proposer.
Du reste, il ne faut pas chercher le nom de Grégoire
parmi les signataires de ce cahier. Étant clerc, il
n'avait le droit ni de le signer, ni de prendre part
officiellement à sa confection. Tous les signataires
sont des gens du Tiers, et ce sont deux de ceux-ci, deux
petits commerçants, Jean-Baptiste Gadel et François
Poirson, que la communauté choisit pour aller porter son
cahier au bailliage de Lunéville. Ce n'est pas non plus
Grégoire qui a écrit le cahier de sa main, car ce
document est émaillé de fautes d'orthographe, si
nombreuses et si grossières, que nous avons pris le
parti de les corriger uniformément toutes, pour le
rendre intelligible. Le cahier a dû être écrit par le
greffier de la communauté, sous la dictée du curé, ou
transcrit d'après une minute que celui-ci lui aura
remise. Quoi qu'il en soit, ces quelques pages ont
l'avantage de nous faire connaître les idées, les
projets, les rêves de l'abbé Grégoire au moment précis
où s'ouvre la Révolution.
E. DUVERNOY.
CAHIER DE DOLEANCES
DE LA COMMUNAUTÉ D'EMBERMÉNIL
1. Dans tous les
bureaux, on opinera par tête le même jour, à la même
heure, sur le même objet, parce qu'à défaut de cette
précaution, la Cour pourroit, dans les intervalles,
intriguer pour arrêter des opérations et empêcher des
décisions contraires à ses vues.
2. Les États provinciaux auront seuls la vérification
des édits (1).
3. Ils répartiront les impôts suivant qu'ils estimeront
convenable, et suppléeront en tout les administrations
provinciales, intendances, etc.
4. En conséquence, seront supprimées les places
d'intendants, subdélégués, les maîtrises (2) et les
offices de receveur des finances à exercice pair et
impair; une fiscalité aussi avide qu'absurde a pu seule
diviser, par année, les mêmes fonctions à remplir.
5. Les parlements, communément composés de nobles ou
même exclusivement, deviennent juges et parties coutre
le Tiers-État, quand il s'agit de cens, de féodalité, de
banalité; contre le clergé, pour les dîmes, droits
honorifiques, etc.; en conséquence, ils seront composés
des trois ordres dans la même proportion que les États.
6. Les fils de famille n'auront pas le droit d'entrer au
service militaire sans l'aveu de leurs parents, comme
père et mère, ou de ceux qui les représentent.
7. On formera une milice nationale; on examinera s'il ne
convient pas que les officiers soient nommés par les
États provinciaux; on avisera à un moyen de caserner les
troupes sans grever les citoyens.
8. Le roi ne pourra établir ni proroger aucun impôt
direct ni indirect sans le consentement de la Nation.
9. On présentera aux États le tableau des pensions
actuelles pour y faire les réductions nécessaires, et le
roi n'en pourra accorder que sur la demande des Etats
provinciaux ou généraux.
10. On réglera la manière d'apanager modérément les
princes du sang.
11. L'inaliénabilité du domaine de la couronne est une
idée moderne, comme en conviennent la plupart des
publicistes (3); on aliénera les domaines, ou au moins
on permettra le rachat des cens domaniaux, comme pas
lucratifs à la couronne, entraînant beaucoup de procès
et grevant les censitaires.
12. Les inventaires seront faits à peu de frais par les
officiers de justice de la paroisse, excepté quand il
s'agira d'inventorier des dépôts publics de papier; tout
le monde réclame contre l'existence des priseurs jurés.
13. Le sel étant une substance nécessaire aux hommes et
aux animaux, il sera marchand. On le tirera de nos côtes
d'Aunis ou de Saintonge.
14. On abolira en tout ou en partie les droits sur les
cuirs et les fers, qui sont des objets de toute
nécessité première, et on imposera les choses de luxe,
comme carrosses, domestiques, chiens, etc.
15. On pourra se rédimer de tous droits et cens féodaux,
et le prix du rachat sera déterminé par les États.
16. Dans une terre divisée entre plusieurs seigneurs,
chacun souvent veut avoir droit de colombier et de
troupeau à part. Cette nouvelle source de malheur pour
les campagnes sera détruite, et surtout les seigneurs
qui n'ont ni maison ni terre, dans les villages où ils
sont seigneurs, n'auront aucun droit de parcours pour
troupeau séparé.
17. Le malheureux paysan est obligé de porter souvent à
une lieue, quelquefois deux lieues de distance, et sur
ses épaules, le peu de blé qu'il a gagné à la sueur de
son front ; arrivé au moulin banal, il faut qu'il
attende qu'on ait fait passer les non-banaux, dont ou
veut s'assurer sa chalandise, et celui qui devrait
passer le premier n'obtient de moudre que le dernier,
quoique obligé de réfectionner des moulins qui sont
établis pour l'avantage du seigneur et le tourment des
vassaux; ainsi, les banalités de moulin seront
restreintes ou éteintes, attendu que le moulin est à
deux lieues d'Emberménil.
18. Les seigneurs ne percevront aucun tiers-denier quand
le produit des ventes sera affecté aux objets de bien
public, comme confection de ponts, de chemins, etc (4).
Chaque propriétaire pourra disposer du regain de ses
prairies, ainsi que des fruits et du bois des arbres
situés dans ses héritages.
19. Le Tiers-État pourra aspirer et arriver à toutes les
places les plus éminentes du clergé, du militaire, de la
magistrature, etc. ; le mérite seul doit y conduire.
20. On avisera au moyen d'uniformiser les poids et les
mesures.
21. On supprimera les combles pour ce qui est des
grains, et que les coupels sur les marchés en soient de
même.
22. Quand même on nous donnerait le sel gratis, nous le
payerions encore à raison de la cherté des bois
occasionnée par là, et des routes dégradées; on demande
donc la suppression des salines (5).
23. Des plantations sont une chose essentielle pour
notre province.
24. Tous les villages pourront indistinctement user du
bois de 6 ou 4 pieds.
25. Il ne sera rien changé au traité de Versailles de
1736, en vertu duquel la Lorraine ne peut jamais être
échangée, démembrée ni unie à d'autres gouvernements.
26. La Lorraine est la province de France qui paraît la
moins chargée de tailles, puisqu'en les supposant
réparties à l'égal sur tous les individus, la cote
personnelle est de 12 livres 19 sous par tête. La
Bretagne seule est au-dessous: la cote personnelle y est
de 12 livres 10 sous. Il faut bien s'attendre qu'on
forcera l'impôt; mais en observant que notre province a
peu de circulation, que le commerce y est faible, que
nous avons 624 lieues de route à entretenir, que la
tenue prochaine et périodique des États généraux fera
encore refluer le numéraire au centre du royaume; que
l'impôt ne doit frapper les sujets qu'en raison de leurs
facultés.
27. On examinera si la Lorraine doit entrer dans le
payement des dettes nationales contractées avant
l'époque de notre réunion à la couronne de France.
28. Que les revenus des abbayes et prieurés en commende
tournent an profit de l'État, à la décharge des
citoyens, au moins jusqu'à extinction des dettes.
29. Nous demandons que la traite foraine soit aussi
supprimée ; les acquits (6) qu'on nous force à prendre
nous sont beaucoup à charge; la raison est qu'il y a
quantité de villages évêchois enclavés dans la Lorraine,
dont la plupart de nos citoyens ne savent ni les droits
ni les limites entre les bans évêchois et lorrains, ce
qui fait qu'ils tombent en reprise innocemment.
30. Que le gouvernement de la Lorraine soit ainsi qu'il
était du temps du règne du duc Léopold.
31. L'impôt sur les papiers et cartons est nuisible pour
leur marque; on demande qu'il soit supprimé.
32. Notre village s'appauvrit de jour en jour par le
moyen des impôts dont. il se trouve surchargé; en outre,
il ya les trois quarts de nos territoires qui doivent
des cens de deux bichets par jour de terre cultivée, de
tel grain qu'ils sont ensemencés, outre chapons, poules
et argent sur nos prairies, dont il y a deux quarts
desdits cens dus au domaine du roi, l'autre quart à Mgr
l'évêque de Metz, qui l'avait acensé exempt de dîme à
nos pères; cette jouissance a duré pendant un certain
long temps; ensuite, changement est survenu, de sorte
qu'actuellement tout censitaire se trouve obligé à payer
le cens et la dîme. D'ailleurs, ledit seigneur évêque
avait accordé en même temps le droit de pâture dans ses
bois ; ce droit se trouve encore aujourd'hui supprimé.
33. Nous demandons que les corvées qui se faisaient sur
les grandes routes se fassent encore en nature, comme
elles se faisaient il y a quelques années; c'est le
désir de nos concitoyens,
34. Nous payons en notre communauté, tant pour
subvention, ponts et chaussées, vingtièmes, dîmes et
cens réduits en argent, selon les prix ordinaires, la
somme de 5,529 livres, cours de France, et notre revenu
général réduit de même à 8,540 livres, même cours.
35. Nous demandons que les chanoines de l'abbaye de
Domêvre soient cotisés pour les impositions, à notre
décharge, pour tiers de dimes qu'ils perçoivent sur
notre finage.
36. De même, que tous ecclésiastiques et nobles soient
cotisés à la décharge de la Nation.
37. Les députés n'auront le pouvoir de s'occuper des
impôts que lorsque tous les autres articles concernant
l'avantage de la Nation auront été discutés et décidés.
38. De même, les abbayes de Sainte-Barbe, dit lès-Metz,
et Salival, jouissent d'une partie de la dîme dudit
lieu, sous le canon d'environ 500 l. de France. L'on
demande aussi qu'elles soient cotisées à la décharge de
la Nation, particulièrement des demandants.
Suivent les signatures.
(Archives communautés d'Embermenil, liasse AA, 1.)
(1) Cette vérification appartenait alors
aux parlements.
(2) Les maîtrises des eaux et forêts.
(3) Ceci est une erreur; dés la XIVe siècle, le domaine
royal était considéré comme inaliénable, et proclamé tel
par les souverains et par les États généraux.
(4) Il s'agit ici de la vente des coupes faites dans les
bois communaux. Le seigneur de chaque communauté avait
une sorte de haut domaine sur les bois de cette
communauté, et touchait en conséquence un tiers de la
somme produite par la vente des coupes.
(5) Cf. plus haut l'article 13 qui propose de ne plus se
servir que de sel marin.
(6) Les acquits-à-caution. |