M.
Grégoire - H. Barbier 1842
(voir aussi les
autres documents
sur l'abbé Grégoire)
Biographie du clergé contemporain par un solitaire.
Tome 4
Abbé Hippolyte. Barbier
1841-1843
M. GREGOIRE
Nemo aut dicendo liberior, aut libertatem civium
tuendam paratior.
CIC., II, phit.
Un roi, à mon avis, est une superfétation politique.
GRÉGOIRE
Victrix causa Diis placuit, sed victa Catoni.
LUC., Phars. |
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Désolé que je suis
d'avoir tronqué, dans la notice de M. Perboyre, des
idées que je crois bonnes, qui eussent pu faire du bien
si elles avaient été bien exprimées, et qui n'ont été
que confusément indiquées, je viens déclarer que pour
l'avenir je ne me sens plus la force de tenter
l'impossible, c'est-à-dire de renfermer dans les bornes
d'une seule feuille ce qui exige de toute nécessité
l'espace de deux cahiers au moins. Telle était la notice
du célèbre M. Grégoire. Les faits y pullulent ; les
idées n'y manquent pas. Telle sera la notice du
vénérable abbé Mérault, cet homme éternellement cher à
la mémoire du diocèse d'Orléans et de l'église entière.
S'obstiner à suivre rigoureusement, en certains cas, une
règle tracée, peut être une bonne combinaison
commerciale, et presque une nécessité pour le libraire,
jaloux de remplir de point en point des engagements pris
avec ses souscripteurs; c'est d'ailleurs une fort
vilaine chose littéraire.
Donc, la notice de M. Grégoire formera deux livraisons.
Ce personnage n'a pas encore été jugé, et je n'oserais
pas affirmer qu'il puisse l'être.
Sa vie tout entière se formule dans un triple symbole.
Il fut (ou prétendit être) par le fond du coeur comme par
le fait, éminemment religieux, éminemment républicain,
éminemment inflexible, intelligent et pur.
Mais, tel est l'état actuel des choses, que peu
d'hommes, entre ces termes divers, veuillent ou sachent
trouver un point d'analogie.
Bien que généralement on se défende de ce travers, la
politique domine toutes les questions morales,
inséparable qu'elle est du préjugé qui enfante une foule
d'erreurs; que dis-je ? le préjugé détruit
essentiellement le principe même de l'appréciation qui
est la science des rapports jointe à la délicatesse du
goût et à l'indépendance de la pensée.
Il est pourtant on ne peut plus dangereux de se tromper
dans ces calculs de l'esprit, car c'est d'un faux calcul
de l'esprit que procède, comme l'a dit excellemment un
philosophe, tout crime public ou particulier.
« Non v'ha morale, dit encore un bon penseur, più
sospetta di quella che fa molte distinzioni. » (1)
Ici, le monarchiste, mu presque toujours au fond par des
préoccupations de famille ou par des motifs de bien-être
personnel qui insensiblement se métamorphosent en une
conviction factice, demande à toutes les autorités
reconnues la consécration du système qu'il professe ; il
tente la tradition, dépouille l'histoire écrite, torture
ce qu'on appelle plus particulièrement les croyances; et
lorsqu'il a, bon gré mal gré, dirigé vers ce but une
somme quelconque d'éléments extérieurs, voici la
conclusion qu'il tire de là: qui nie la monarchie nie
l'expérience, le raisonnement, l'évidence, la foi, la, vérité enfin.
Dans la sphère plus large où s'exercent sa logique et
ses chères utopies, le démocrate suit une méthode
identique et arrive également à des résultats exclusifs.
Je mets à part les opinions mixtes dont l'avantage
consiste à renfermer les inconvénients des doctrines
absolues, sans aucun mélange de bien.
Reste une certaine espèce de gens : (il est bon
d'observer que ces réflexions s'appliquent uniquement à
la France.) Comme il est incontestable que la
souveraineté du peuple fut toujours reléguée par le plus
grand nombre des catholiques parmi les hérésies et les
absurdités monstrueuses, ceux-ci, à leur très grand
regret peut-être, se sont persuadé que l'église entrait
essentiellement dans la ligue du despotisme et de la
misère contre les classes inférieures, ou, en d'autres
termes, qu'il fallait à la liberté, pour piédestal, les
ruines du catholicisme.
Placés à ces différents points de vue, quelle idée les
uns et les autres peuvent-ils se faire de Grégoire ?
Les premiers, parce qu'il ne fut point monarchiste, le
proclameront impie et digne à jamais d'exécration comme
de mépris. « Ces hommes, affectant de croire qu'on ne
peut ouvrir les bras à ses frères esclaves sans les
ouvrir à l'erreur, sont les mêmes qui, ayant mis à la
mode les déclamations contre la philosophie dont ils
étaient jadis les panégyristes (2), voudraient persuader
qu'iniquité et philosophie sont synonymes. »
La difficulté serait pour les démocrates de les réfuter;
ils auraient ensuite le droit d'établir qu'ayant
réalisé, dans sa carrière et selon ses forces,
l'indissoluble union de l'évangile et de l'égalité,
Grégoire est bien près de mériter des autels. Ils
n'oseront pas.
Les derniers se défieront d'un homme qui détestait
Voltaire (3) et l'appelait poète flagorneur de la cour
et des divinités régnantes, présidait la Convention en
habit violet, écrivait contre la translation du dimanche
au décadi (4), flétrissait énergiquement l'abjuration de
Gobel et compagnie, faisait au sortir des clubs une
heure et demie d'oraison (5), et mourut en baisant le
crucifix avec amour, trop républicain pour être évêque,
trop évêque pour être républicain, diront-ils; nature
ambiguë ou même négative, s'ils ne s'amusent à l'étudier
comme un futile problème, ils daigneront à peine s'en
occuper.
Tels furent à son égard l'Ami de la religion, la Chambre
des députés et M. de Quélen ; tels le National et M.
Carnot fils; tels M. Cabet, la Tribune et la nation.
De ces trois partis quel fut le plus sage ? Répondre
serait prononcer, et par conséquent démentir ce que j'ai
dit en commençant : Ce personnage n'a pas encore été
jugé, et je n'oserais pas affirmer qu'il puisse l'être.
Mais sur les sympathies et aversions incomplètement
motivées dont il s'agissait tout-à-l'heure, j'ai mon
avis autant qu'il est possible d'en avoir un ; je sais
qui je préfère, en l'espèce, de MM. de Quélen, Carnot
ou Cabet ; on le devine.
« Dans ce bas monde, je n'ai compté que sur Dieu »,
disait Grégoire lui-même ; il avait bien raison, s'il
n'exagérait pas son idée.
Ceci posé, j'écris ma notice en m'abstenant de
commentaires, et en partie sur les Mémoires qu'il a
publiés lui-même jusqu'à la date de 1808, se fondant sur
ces paroles de St-Augustin : « Le témoignage de votre
conscience vous est nécessaire, et votre réputation est
nécessaire au prochain ; il est coupable de cruauté
celui qui, se reposant sur son coeur, néglige sa
réputation. » (6) Henri Grégoire naquit à Who [sic],
petit village voisin de Lunéville, dans la province des
Trois Évêchés, en Lorraine, « pauvre Lorraine dont
l'histoire, sous Louis XIV, ce tyran bigot, offre des
atrocités inouïes. » - Grégoire se proposait de publier
les Mémoires inédits de Jamerai Duval, où se trouvent
d'horribles révélations a ce sujet. - Dom Calmet a réuni
dans un in-folio les vies de tous les hommes illustres
de cette province. -Mais ce n'est pas notre affaire.
M. Depping (7) s'étonne qu'un si grand homme fût
originaire de Who (8).
Son père, Sébastien Grégoire, avait un office d'échevin.
Sa mère l'éleva dans les sentiments de la plus tendre
piété; on croit qu'elle était un peu janséniste; il le
fut lui-même.
Quand l'amour filial n'aurait pas sa raison dans la
nature et le précepte, on s'y adonnerait passionnément
par le seul fait des délices qu'il procure. A l'âge de
soixante ans, après avoir essuyé toutes les tempêtes
d'une immense révolution, après avoir défait et refait
la France, c'est-à-dire le monde, il souhaita de revoir
l'humble clocher de sa paroisse et le cimetière paisible
où dormaient ses aïeux. Rien n'est touchant comme la
lettre qu'il écrivait sur ce sujet à madame Dubois, sa
mère adoptive. Il s'était agenouillé devant deux petites
croix de bois, rongées déjà par le temps et qui
portaient ces épitaphes : « L'an de J. C. 1803, Henri
Grégoire, ancien évêque de Blois, animé par la piété et
la reconnaissance, fit ériger ce monument à la mémoire
de son père, Sébastien Grégoire, échevin, mort à l'âge
de 54 ans, le 27 août 1783, muni des sacrements de la
Sainte-Église. Priez pour lui. »
« L'an de J. C. 1803, Henri Grégoire, ancien évêque de
Blois, par piété et par reconnaissance, fit ériger ce
monument à la mémoire de Marguerite Thiébault, veuve de
Sébastien Grégoire, sa mère, morte, etc., etc. »
« Je remercie le ciel de m'avoir donné des parents qui,
n'ayant d'autres richesses que la piété et la vertu, se
sont appliqués à me transmettre cet héritage. Dès la
plus tendre enfance, il m'associèrent à leur confiance
entière. Jamais nous n'étions plus heureux que quand
nous étions réunis. Il m'arrive fréquemment de me
séquestrer de toute société pour converser encore en
souvenir avec eux ; ma mémoire me retrace leurs traits,
le son touchant de leur voix, et surtout la tendresse
inexprimable qui m'identifiait aux auteurs de mes jours.
- Hélas ! il ne me reste que leurs tombeaux, et à
quatre-vingts lieues de distance; je n'ai pas même
l'avantage d'aller m'y attendrir ; mais à mon âme sourit
l'espérance de les retrouver dans une région meilleure.
Je reverrai donc ceux qui m'ont donné la vie, douce et
consolante perspective ! Que de fois, par la pensée,
j'anticipai ce bonheur ! »
Au sortir des mains de sa mère, il entra chez les
Jésuites ; nous verrons ce qu'il pensait d'eux.
M. Sanguiné, qui fut depuis curé de Nancy jusqu'en 1806
(9), le prit ensuite sous sa direction. Il lui vouait
une affection toute particulière, tant à cause de ses
heureuses dispositions d'intelligence que pour les
douces qualités de son coeur. « Il y a, disait-il un
jour, quelque chose d'étrange dans cet enfant; on verra.
» (10) Il faut placer ici une anecdote qu'il raconte
lui-même, et qui, peut-être, n'est pas sans
signification. « J'étais enfant lorsque, pour la
première fois, j'entrai à la bibliothèque publique de
Nancy. L'abbé Marquet, alors sous-bibliothécaire, auteur
d'un opuscule sur la gravure, me dit : Que désirez-vous
? - Des livres pour m'amuser. - Mon ami, vous vous êtes
mal adressé, on n'en donne ici que pour s'instruire. -
Je vous remercie ; de ma vie je n'oublierai la
réprimande. » - Écoutons-le toujours.
« Dans une lettre que m'écrivit en 1803 l'école centrale
de Nancy, je trouvai la signature de M. Marquet ; par ma
réponse, j'acquittai le devoir de la reconnaissance, en
racontant cette anecdote. »
« J'étudiai chez les Jésuites de Nancy, où je ne
recueillis que de bons exemples et d'utiles
instructions. - J'eus pour régent le fameux P. de
Beauregard, mort émigré en Allemagne. - Mes livres de
prédilection étaient dès-lors l'ouvrage de Boucher : de
Justâ Henrici tertii abdicatione, et les Vindicice
contrà tyrannos, publiés par Hubert Languet
(Junius-Brutus).- Combien j'eus de plaisir, ajoute-t-il,
lorsque, quarante ans après avoir quitté Nancy, à
Oxford, le P. Lélie, curé des catholiques de cette
ville, me rappela que ses confrères m'aimaient
tendrement! - Je conserverai jusqu'au tombeau un
respectueux attachement envers mes professeurs. »
Il passa ensuite au séminaire, et l'élève de théologie
soutint la réputation du rhétoricien.
Ses études finies, il reçut les ordres sacrés et fut
nommé, en 1773, professeur au collège de Pont-à-Mousson.
Les Jésuites en sortaient.
C'est là qu'il fit paraître sen premier ouvrage, Eloge
de la poésie, qui fut couronné par l'Académie de Nancy.
Ses héritiers en ont trouvé un exemplaire annoté de sa
main. Il le juge lui-même peu digne d'un prêtre, et
indique plusieurs passages qu'il eût supprimés en cas de
réimpression.
Il connut, à Nancy, Gilbert, M. de Solignac, secrétaire
du roi Stanislas, et auteur d'une Histoire de Pologne,
M. Gautier, chanoine régulier, auteur de divers mémoires
de géométrie appliquée, d'une Réfutation du Celse
moderne, etc., etc.
« Ce pays semble avoir été frappé de stérilité poétique,
quoique le peuple y soit gai, et quoique la fertilité du
sol, la variété des sites, l'aspect riant des Vosges
soient propres à enflammer l'imagination. Depuis Blaret,
l'auteur de notre poème épique la Nancéide, la Lorraine
ne peut guère montrer que Saint-Lambert, François de
Neufchâteau, et surtout Gilbert. »
En 1784, 1786, et 1787, nous le trouvons en Suisse,
auprès de Gessner à Silhwald, auprès du bon Lavater, et
dans la chapelle d'Einsteldeln où il célèbre les saints
mystères ; il visite toute l'Allemagne; on l'appelle au
vicariat, puis à la cure d'Embermesnil, près Who ou Vého,
lieu de sa naissance.
« Prêtre par choix, successivement vicaire et curé par
goût, je formai le projet de porter aussi loin qu'il est
possible la piété éclairée, la pureté de moeurs et la
culture de l'intelligence chez les campagnards, non-seulement sans les éloigner des travaux agricoles,
mais fortifiant leur attachement à ce genre
d'occupation. Tel est le problème dont je tentais la
solution dans les deux paroisses soumises à ma
direction. J'avais une bibliothèque uniquement destinée
aux habitants des campagnes, elle se composait de livres
ascétiques bien choisis et d'ouvrages relatifs à
l'agriculture, à l'hygiène, aux arts mécaniques, etc.,
etc. - Telle était en général la confiance de mes
paroissiens, que si je n'avais posé des bornes
nécessaires à leurs révélations spontanées, souvent ils
les auraient franchies. L'époque de ma vie la plus
heureuse est celle où j'ai été curé. »
« Un curé digne de ce nom est un ange de paix ; il n'est
pas un jour, un seul jour où il ne puisse, en le
finissant, s'applaudir d'avoir fait une foule de bonnes
actions. Je conserve comme un monument honorable la
lettre touchante par laquelle les paroissiens d'Embermesnil
m'expriment leur reconnaissance et leurs regrets de me
perdre, par mon exaltation à l'épiscopat, et demandent
que du moins ma mère reste au milieu d'eux, afin que,
dans ses traits, ils retrouvent l'image de son fils. »
(11)
En 1788, il publie l'Essai sur la régénération physique,
politique et morale des Juifs, et remporte le prix
proposé par l'Académie de Metz.
« Cette académie, dit M. Depping, ne se doutait guère
que le curé de village dont elle récompensait les vues
philanthropiques sur le sort des Juifs, contribuerait un
an plus tard à changer celui de la France elle-même, et
à jeter dans le monde les germes d'une immense réforme
pour tous les peuples. »
S'il ne gagna pas immédiatement son procès, il jeta du
moins dans le monde une idée généreuse qui, moyennant
son intrépide persévérance et le concours des
événements, finit par germer et produire tous ses
fruits. On a vu les synagogues prier pour Grégoire, et
de tous les éloges que ses amis prononcèrent sur sa
tombe en 1831, le meilleur fut incontestablement celui
de Me Crémieux.
La correspondance qui s'établit à ce sujet entre
Grégoire et M. de Malesherbes est un chef-d'oeuvre de
sens historique et de philosophie religieuse ou sociale,
comme de convenance et de style.
Cette publication fut suivie d'une Lettre à MM. les
curés lorrains et autres ecclésiastiques séculiers du
diocèse de Metz, puis d'une nouvelle lettre à MM. les
curés, députés aux états-généraux, la première, datée du
22 janvier 1789, l'autre du 7 juin suivant. Elles firent
sensation. C'est là précisément son début politique.
« J'avais stimulé, dit-il, l'énergie des curés, écrasés
par la domination épiscopale, mais justement révérés des
ordres laïcs, qui, témoins habituels de leurs vertus, de
leurs bienfaits, dans tous les cahiers, réclamèrent en
leur faveur. »
La France était à la veille des jours caniculaires de la
révolution, comme s'exprime M. Carnot.
La noblesse, le clergé et le tiers-état de Lorraine
s'étaient réunis pour nommer des représentants.
Les curés jetèrent les yeux sur l'auteur des deux
fameuses lettres ; son nom sortit le premier de l'urne
électorale, comme député du baillage de Nancy aux
Etats-généraux.
Il fut d'abord du nombre des quarante-huit commissaires
nommés pour la formation des états de la province.
Ayant rédigé les cahiers de son ordre, il partit pour
Versailles.
« J'arrive à Versailles ; le premier député que j'y
rencontre est Lanjuinais ; le premier engagement que
nous contractons ensemble est de combattre le
despotisme. »
Inutile de revenir actuellement sur les divisions qui
s'élevèrent alors; j'en ai suffisamment parlé dans la
notice de l'abbé Siéyes. Grégoire fit tous les efforts
possibles pour obtenir la réunion du clergé au tiers ;
en rapportant sa nouvelle lettre à une époque
antérieure, je me suis trompé ; c'est alors et dans ce
but qu'il l'écrivit.
« Je dévoilais sans ménagements les intrigues du haut
clergé et de la noblesse. »
N'ayant rien obtenu, il se décida pour lui-même ; et
dans la grande séance du Jeu de Paume, Rabaud
Saint-Etienne, ministre protestant, le chartreux Don
Gerle et lui prêtèrent le serment national au bruit des
applaudissements. David a puisé là une belle
inspiration.
Au Jeu de Paume se trouvaient encore quatre curés: MM.
Besse, Ballard, Jallet et Lecesve.
On parlait dès-lors de Grégoire pour l'évêché de La
Rochelle. « On oubliait sans doute que j'étais venu à
Versailles, non pas pour accepter les faveurs de la
cour, mais pour combattre ses prétentions. » C'est
pourquoi il cessa de voir M. de Pompignan, archevêque de
Vienne et son ami, qui avait la feuille des bénéfices. -
Les événements avançaient.
Le renvoi de Necker avait excité de grands
mécontentements et jeté l'épouvante parmi les
représentants de la nation. Grégoire, qui occupait le
fauteuil en l'absence du président, crut à propos de
rassurer les citoyens, et, dans une séance plus orageuse
que d'habitude, il fit entendre ces paroles nouvelles :
« Le ciel marquera le terme de leurs scélératesses. Ils
pourront éloigner la révolution ; mais certainement ils
ne l'empêcheront pas. Des obstacles nouveaux ne feront
qu'irriter notre résistance ; à leur fureur, nous
opposerons la maturité des conseils et le courage le
plus intrépide. Apprenons à ce peuple qui nous entoure
que la terreur n'est pas faite pour nous. Oui,
Messieurs, nous sauverons la liberté naissante qu'on
voudrait étouffer dans son berceau, fallût-il pour cela
nous ensevelir sous les débris fumants de cette salle. »
« Des papiers trouvés dans le cabinet du stathouder
prouvent que les partisans de la contre-révolution,
voulaient en finir, de quelque manière que ce fût, avec
les assermentés du Jeu de Paume, c'est-à-dire les
pendre, les rouer, les écarteler. » Ce fut pour Grégoire
l'occasion d'une seconde sortie non moins violente que
la première.
Au reste, ces projets, fort peu démontrés, ne réussirent
pas. Le doigt de Dieu était là. Que lui font les
conseils des hommes ? Les idées marchaient toujours avec
les faits. Grégoire avait nouvellement présenté à ses
collègues une motion sur la création d'un comité pour
connaître et révéler les crimes ministériels.
Le 14 juillet, il fit une motion en faveur des juifs. -
Il voulait refaire l'histoire de Basnage, pleine,
dit-il, de lacunes et d'erreurs ; et il s'était entendu
pour cela avec M. de Dohm, alors plénipotentiaire de
Westphalie en Saxe, défenseur comme lui des malheureux
Juifs. Un échange de manuscrits fut fait entre eux, mais
Grégoire n'a pas eu le temps d'achever cette oeuvre, et
M. de Dohm était trop vieux pour la commencer. - «
J'aurai toujours une prédilection pour ce peuple,
dépositaire des archives les plus antiques, des vérités
les plus sublimes, les plus consolantes, qui, depuis
dix-huit siècles, se traînant dans tous les coins de la
terre pour y mendier des asiles, calomnié, chassé,
persécuté partout, existe partout, dont l'histoire,
écrite en caractères de sang, accuse les nations, et
qui, dans un temps déterminé par l'Éternel, doit
consoler l'Eglise de l'apostasie de la gentilité. »
C'était au reste le développement du factum que nous
avons mentionné ci-dessus, et ce fut aussi l'heure où
l'assemblée, non sans de fortes oppositions, éleva cette
classe d'hommes flétris jusqu'alors, à la dignité de
citoyens français.
Le succès dut enhardir ses tentatives ; le 18 octobre
suivant, il lut un Mémoire en faveur des gens de couleur
ou sang-mêlés de Saint-Domingue et des autres îles
françaises de l'Amérique. Ce Mémoire fut suivi des
Observations d'un habitant des colonies en faveur des
gens sans couleur. Il faut reconnaître, quelles que
soient d'ailleurs les dispositions politiques ou
religieuses où l'on se trouve, que Grégoire eut toujours
une prédilection pour les malheureux ; ce qui était le
plus sûr moyen de le devenir lui-même.
C'est ainsi qu'il réfutait les atrocités d'Ailliard d'Auberteuil
et des autres champions de l'aristocratie du tissu
cutané : « Un cocher de fiacre, dit d'Ailliard d'Auberteuil,
est bien au-dessus d'un mulâtre ; les blancs doivent
être autorisés à se faire justice des nègres. Un blanc
accusé par un mulâtre de l'avoir maltraité, etc., etc.,
doit être cru sur sa simple dénégation, même contre des
témoins nègres ou mulâtres, parce qu'ils sont parties et
que sans doute le blanc ne l'est pas. » Grégoire pouvait
aisément citer à l'appui de ses réclamations tous les
principes les plus simples de la loi naturelle et un
grand nombre de textes de l'Evangile. Les hommes de
couleur furent admis à la jouissance de la liberté
politique, et leurs droits furent garantis par
l'association des noirs où entrèrent Lafayette,
Robespierre, Brissot, Petion, Clavière, Condorcet et
lui. De cette réunion est née la société des Amis des
Noirs de Londres.
J'ai peine à suivre cet infatigable travailleur.
Il prononça pour la bénédiction des flammes du district
de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, un discours qui
fut inséré avec éloges dans le journal de Gorsas.
Bientôt, à l'occasion d'un duel qui eut lieu entre
Barnave et Casalès, il publiait ses Réflexions générales
sur les duels. On ne saurait flétrir plus vigoureusement
cette barbare et stupide coutume, ou mieux démontrer
combien est misérable une législation qui, par ses
innombrables lacunes, laisse souvent aux individus le
prétexte et presque l'excuse de venger eux-mêmes leurs
affronts. Le 10 mai 1790, paraissent les Lettres aux
citoyens du département de la Meurthe sur les salines de
la Lorraine, et en même temps les Observations sur le
décret de l'Assemblée nationale qui ordonne une nouvelle
circonscription des paroisses. Suit le Mémoire sur la
dotation des curés en fonds territoriaux. Sur ces deux
dernières productions, nul homme de conscience et de
raison ne sera d'un avis contraire au sien. En octobre
suivant, l'attention publique fut éveillée de nouveau
par une Lettre aux philanthropes sur les malheurs, les
droits et les réclamations des gens de couleur de
Saint-Domingue. Il y joignit, le 8 juin 1791, des
Lettres aux citoyens de couleur et nègres libres de
Saint Domingue et des îles françaises de l'Amérique. Les
circonstances qui les occasionnèrent sont assez connues
pour que je me dispense de les consigner ici.
Mais il est bon de montrer que Grégoire avait de
précieux ennemis : « Grégoire, ce cannibal philosophe,
disait un nommé Playfair, dans une Histoire du
Jacobinisme, Grégoire, ayant appris que les Nègres
avaient pris pour étendard un enfant empalé et qu'ils
massacraient les blancs, s'écria que c'était le plus
beau jour de sa vie. »
Lorsqu'en 1790 l'Assemblée nationale discutait la
déclaration des droits, Grégoire avait voulu qu'on
inscrivît en tête de cette déclaration le nom de Dieu.
Il fit plus : « On vous propose, dit-il, de faire une
déclaration des droits de l'homme, un pareil ouvrage est
digne de vous ; mais il serait imparfait si cette
déclaration des droits n'était pas une déclaration des
devoirs. Les droits et les devoirs sont corrélatifs ;
ils sont en parallèle ; on ne peut parler des uns sans
parler des autres, de même qu'ils ne peuvent exister
l'un sans l'autre, ils présentent des idées qui les
embrassent tous deux.
C'est une action active et passive. Il est
principalement essentiel de faire une déclaration des
devoirs pour retenir les hommes dans les limites de
leurs droits. On est toujours porté à les exercer avec
empire, toujours prêt à les étendre, et les devoirs on
les néglige, on les méconnaît, on les oublie. Il faut
donc établir un équilibre, il faut montrer à l'homme le
cercle qu'il doit parcourir et les barrières qui peuvent
et doivent l'arrêter. » Ainsi, répondait-il d'avance aux
faciles objections que devait faire plus tard M.
Lacretelle jeune, dans une histoire impossible à
décrire.
Notons pour mémoire la guerre ouverte qu'il déclara
dès-lors aux listes civiles et qu'il a continuée
jusqu'en 1830. Les députés mêmes de la Constituante ne
trouvèrent parmi eux que trois membres opposants,
lorsque Louis XVI demanda pour la sienne 25,000,000
livres.
Vint la constitution civile du clergé, date de la
brochure intitulée: Légitimité du serment civique et de
la défense de cette brochure. Grégoire fut le premier
qui prêta le serment. Il fut imité, ce jour-là et les
suivants, par quatre évêques et environ quatre-vingts
curés. - « Nulle considération ne peut suspendre
l'émission de notre serment, dit-il. Nous formons des
voeux sincères pour que, dans toute l'étendue de
l'empire, nos confrères, calmant leurs inquiétudes,
s'empressent de remplir un devoir de patriotisme si
propre à porter la paix dans le royaume et à cimenter
l'union entre le pasteur et les ouailles. Je jure d'être
fidèle à la nation, à la loi. » Ce qui, d'ailleurs,
n'était guère plus élégant en langue française
qu'orthodoxe en fait de religion. Il est juste pourtant
de tenir compte de ses explications.
« On croit communément, dit-il, en pays étrangers, que
l'Assemblée constituante exigea des ecclésiastiques un
serment sur la Constitution civile du clergé; et comment
cette opinion n'aurait-elle pas été accréditée puisqu'on
France même bien des gens en sont persuadés ? Le
serment, dont la formule était :
« Je jure d'être fidèle à la nation, à la loi et au roi,
et de veiller sur le troupeau confié à mes soins, »
s'appliquait à la vérité collectivement aux lois, et
partant à celles qui sont relatives au clergé; mais
elles n'étaient pas spécifiées, et le curé de
Saint-André-des-Arcs, à Paris, ayant ajouté à son
serment la clause d'être soumis à la constitution civile
du Clergé, le magistrat se crut obligé de censurer cette
addition, comme n'étant pas dans le texte de la formule
prescrite. Que ce serment ait été impolitique, ce n'est
pas ici de quoi il s'agit. Mais était-il licite ?
Ce fut l'objet de conférences multipliées entre les
curés de l'assemblée, et pourquoi n'ajouterai-je pas
que, dans cette conjoncture délicate, comme moi, ils ont
conjuré le ciel d'éclairer leur conscience ? Ils étaient
incapables de transiger avec une mesure qui aurait
blessé leur religion, et c'est après l'avoir examiné
avec maturité qu'ils l'adoptèrent. »
A coup sûr, la question fut tranchée par le souverain
Pontife lui-même, et il y a plus que des arguments
contre ces sophismes dans les ouvrages divers de MM.
Guillon, aujourd'hui évêque de Maroc, Charrier de la
Roche, Jabineau, etc.
Grégoire présida ensuite l'Assemblée. Mirabeau lui
succéda, et devant un jour se présenter aux Tuileries
lui demanda comment le roi recevait d'ordinaire le
président. « Le roi? très bien. Mais les valets, fort
lestement, répondit Grégoire. » Mirabeau s'étant rendu
aux Tuileries, un valet de chambre lui dit : « Attendez
un instant. - Je vous ordonne, réplique le grand
orateur, d'aller dire sur-le-champ au roi que le
président des représentants de la nation française est
ici. » Le valet obéit ; le roi ne se fit pas attendre
(12).
Deux départements, celui de la Sarthe et celui de
Loir-et-Cher réclamèrent l'avantage d'avoir pour évêque
un homme qui, tout en réduisant avec opiniâtreté les
prérogatives exorbitantes, selon lui, du clergé, s'était
constamment maintenu dans les plus strictes obligations
de son état.
Il avait obtenu purement et simplement l'abrogation des
annates, « monument de simonie, dit-il, contre lequel
avait déjà statué le concile de Bâle. »
Dans l'affaire des dîmes, il aurait voulu que la
suppression ne s'opérât qu'avec stipulation d'indemnité,
dont le capital eût formé la dotation du Clergé.
- Tel était aussi l'avis de Siéyes.
« Deux courriers m'apportèrent ma nomination aux évêchés
de Blois et du Mans, où je ne connaissais personne. Ma
première pensée fut de refuser, parce que la première
est sous la dictée du coeur. » Mais les curés de Blois
insistèrent, et avec eux les députés de ce département»
et son ami le bénédictin D. L'Hièble. Il accepta Blois, à la place de M. de Thémines, qui a publié contre lui un
volume de lettres pastorales (13).
Citons ici le mandement: Grégoire, député à L'Assemblée
nationale, évêque de Loir-et-Cher, à ses diocésains sur
le départ du roi.
Voici comment Grégoire jugeait l'affaire de Varennes : «
J'entends dire qu'il ne convient pas à un prêtre de
traiter cette question de l'inviolabilité royale; cela
ne m'arrêtera pas; au lieu de comparer mon opinion avec
mon état, je demande qu'on réfute mes raisons. Oui, s'il
est un seul homme qui, faisant exécuter les lois, n'y
soit pas soumis ; s'il est un seul homme devant lequel
la loi soit muette, si cette loi, suivant l'expression
d'un écrivain, ne dirige pas son glaive sur un plan
horizontal pour abattre ce qui le dépasse, alors un
seul individu, paralysant toute la force nationale,
peut tout entreprendre contre la nation. Je demande la
convocation des collèges électoraux pour nommer une
convention qui jugera Louis XVI. »
Louis XVI promit pourtant fidélité à la Constitution, convaincu, comme il l'était, de la nécessité de
l'établir et de l'observer. « Il jurera tout, s'écria
l'évêque de Blois, et ne tiendra rien. »
C'était la fin de la Constituante.
« La postérité, dit-il, arrivée pour l'Assemblée
constituante lui a décerné une place honorable dans les
annales des nations. Il y avait des brigands que j'ai
trop maltraités dans mon discours sur le jugement du
roi, mais en petit nombre et inaperçus dans cette
réunion d'hommes chez qui l'éclat des vertus, des
talents, des lumières s'embellissait encore par cette
aménité de caractère, ce ton d'éducation cultivée, alors
aussi commun que présentement il est rare. Après
dix-neuf ans d'orages, les membres survivants de cette
assemblée se considèrent comme une famille ; leurs liens
se resserrent à mesure qu'ils voient la mort moissonner
au milieu d'eux ; et quelle qu'ait été la disparité de
leurs opinions, les sentiments d'estime et d'affection
les identifient. »
A la Constituante succéda l'Assemblée législative. Les
jacobins craignaient que celle-ci n'imitât la timidité
de sa devancière. Ils chargèrent Grégoire l'un d'eux de
rédiger une adresse, qui fut distribuée aux députés
nouveaux. « Elevez-vous, disait-il, à la hauteur de la
mission dont le peuple vous investit ; révélez toutes
les vérités, frondez tous les abus, poursuivez tous les
traîtres, faites pâlir tous les tyrans ; rappelez-vous
que celui qui craint de perdre la vie pour le peuple,
n'est pas digne de le défendre; plantez partout les
palmes de la liberté ; et s'il faut vous ensevelir avec
elle, vos enfants, se précipitant sur vos tombeaux, y
jureront encore de la ressusciter et de la venger. »
Vinrent les jours de la Convention. La Convention,
suivant lui, contenait deux ou trois cents individus
qu'il fallait bien n'appeler que des scélérats, puisque
la langue n'offrait pas d'épithète plus énergique. Car
enfin, de ce que Grégoire fit partie de la Convention,
il n'en faut pas conclure, selon l'usage, qu'il fut
complice des atrocités de certains membres de cette
assemblée. Il va s'en expliquer lui-même plus ingénument
encore. « Lorsque la Convention, livrée au brigandage,
ne permit plus à la raison, etc., etc., j'ai entendu les
membres de ce comité nous dire crûment que l'instruction
publique était inutile, qu'il fallait seulement
enseigner aux enfants à lire dans le grand livre de la
nature, etc., etc. Tels autres assuraient qu'il était
dangereux de préconiser la vertu, parce qu'elle
inclinait au modérantisme, etc., etc. :Léonard Bourdon,
trop connu dans l'affaire d'Orléans, auteur d'une espèce
de drame inspiré par le blasphème et rédigé par la
bêtise, fit décréter par la Convention que la pension et
la maison curiales seraient affectées à un instituteur
dans chaque commune, car paroisse était devenu un terme
contre-révolutionnaire ; les pasteurs furent expulsés,
et les magistrats apprirent aux enfants à faire le signe
de la croix au nom de Marat, Lazowski, etc., etc. -
Romme inventa un calendrier nouveau pour détruire le
dimanche ; d'après ses calculs et ceux des astronomes
qu'il avait consultés, il découvrit que, dans 3600 ans,
l'année ne devait pas être bissextile. En conséquence, il vint au comité présenter un projet de loi. - Tu veux
donc, lui dit quelqu'un, nous faire décréter l'éternité
? - Je demandai l'ajournement à 3000 ans, et
l'ajournement passa. Le rapport fut imprimé. »
M. Grégoire donne à la suite une longue liste de tous
les actes de Vandalisme (je créai le mot, dit-il, pour
tuer la chose) qui furent alors commis en France sur les
monuments, les bibliothèques, etc. (Voir dans l'ouvrage
du fameux Bettiger, Nette Bibliothek der Schoenen
Wissenchaften, page 5, le débat qui fut soulevé à propos
de cette expression, vandalisme, par les Allemands. )
« Comme Paris était beau dans ce jour et les suivants, s'écrie-t-il dans ses mémoires ! comme l'assemblée était
majestueuse, lorsqu'après avoir pris les mesures
nécessaires pour que rien n'arrêtât la marche du
gouvernement, elle passa à l'ordre du jour pour traiter
paisiblement une matière étrangère à cette race royale
qui, sans doute, croyait avoir laissé Paris en proie à
la guerre civile ! »
Grégoire était depuis quelques mois président du
département de Loir-et-Cher. Il est curieux de voir
comment il savait concilier ces fonctions temporelles
avec ses devoirs ecclésiastiques. Lisez le Discours
prononcé à l'inauguration du buste de Desils, la Lettre
circulaire à ses diocésains pour la convocation des
élèves au séminaire de Blois, le Discours prononcé dans
son église cathédrale au service célébré pour
Jacques-Guillaume Simonneau, maire d'Etampes, assassiné
pour avoir défendu la loi. « Oh ! avec quelle joie,
s'écriait-il, dans cet éloge funèbre passablement
ampoulé, oh! avec quelle joie je porterais ma tête sur
le billot, si à côté devait tomber celle du dernier des
tyrans ! »
Il parut alors un libelle intitulé Grégoire dénoncé à la
nation; Grégoire l'annonça en chaire à ses diocesains et
promit d'en faire distribuer un certain nombre
d'exemplaires à la porte de la cathédrale, ce qui était,
il faut l'avouer, et-bien puéril pour un tel homme et
bien voisin du sacrilège. Il y aurait un livre à faire
sur cette question : Déterminer, s'il est possible,
L'influence de la Révolution française sur les cerveaux,
et vice-versà. On a vu de bien étranges phénomènes sous
ce rapport.
Ses diocésains, sur des recommandations pareilles, ne
pouvaient manquer de l'envoyer à la Convention. Louis
XVI était en prison, et Charles Ier a dit : « Il n'y a
qu'un pas de la prison d'un roi à l'échafaud. » Ce mot
fut vrai une fois de plus. Grégoire était absent lorsque
la fatale sentence fut prononcée.
Le 2 novembre 4792 les assemblées primaires l'avaient
appelé en Savoie, après la déchéance de Victor Amédée,
pour inaugurer, sous les auspices républicains, le
nouveau département du Mont-Blanc (14). Il écrivit à
l'Assemblée avec ses trois collègues pour appuyer
d'avance la condamnation; mais la teneur même de sa
lettre témoigne contre ceux qui l'ont accusé d'avoir
voté la mort (15). Il était d'ailleurs, au su et vu de
tout le monde, l'ennemi de ces genres de peine.
« Mon discours imprimé est un tableau épouvantable des
maux causés par le despotisme et de la mauvaise foi du
ci-devant roi ; j'y conclus en demandant qu'on supprime
la peine de mort et que Louis XVI profitât le premier de
cette loi. »
Il était même ennemi déclaré de la guerre, quelle
qu'elle fût. En parlant des vieilles haines de la
Lorraine et du pays Messin, des absurdes coutumes qui en
étaient résultées. (J'ai connu des voyageurs français
qui ne voulurent jamais accepter le dîner qu'on avait
fait préparer dans une hôtellerie, à la Croix de
Lorraine.) En parlant des duels et des stupides mêlées
des rustauds, il fait cette réflexion : « De telles
guerres cependant étaient encore moins absurdes que la
presque totalité de ces massacres nommés batailles,
célébrés par des historiens adulateurs, où, sans changer
de caractère, l'assassinat change de nom, et où les
chefs, au lieu de descendre en champ clos, comme jadis
il était d'usage chez les peuples gaulois, au rapport d'Agathias,
font ruisseler le sang humain, en faisant jouer par
milliers les machines qui tuent et qu'on nomme soldats.
»
Voilà pour la personne du roi. Quant à la royauté,
c'était autre chose: il avait bien expressément
manifesté le voeu que LouisX VI fût condamné à
l'existence, afin que l'horreur de ses for faits
l'assiégeât sans cesse et le poursuivît dans le silence
des nuits, si toutefois le repentir était fait pour les
rois ; et une pareille manière de juger les rois se
conçoit chez un homme qui disait en parlant d'eux et de
l'aristocratie, que « cette classe d'êtres purulents fut
toujours la lèpre des gouvernements et l'écume de
l'espèce humaine (16), que les rois sont dans l'ordre
moral ce que les monstres sont dans l'ordre physique,
que les cours sont l'atelier du crime et le foyer de la
corruption, que l'histoire des rois est le martyrologe
des nations, etc., etc.)
Grégoire proposa l'abolition de la royauté.
Tous les membres de l'Assemblée, remarque un écrivain,
se levèrent alors par un mouvement spontané et
protestèrent par leurs acclamations de leur haine contre
une forme de gouvernement qui avait causé tant de maux à
la patrie. Le président mit aux voix la proposition, et
la royauté fut abolie ; ce fut l'occasion de son Opinion
sur le jugement de Louis XVI, publiée le 15 septembre
1792 (17).
Arrêtons-nous un moment. Cette première partie était
épineuse pour le biographe; il fallait, en restant
impartial, éviter les paroles ambiguës ou insuffisamment
articulées, car l'oreille du lecteur est chatouilleuse
dans ces occasions délicates. J'avoue que les
difficultés m'ont effrayé. J'ai pris alors le parti
d'exposer et de ne pas discuter, et c'est ainsi qu'on a
lu, moyennant guillemets, bon nombre de citations qui,
je l'espère, ne me seront point imputées comme des actes
de foi personnels. Cette notice est une sorte de drame
où le héros se fait voir selon sa volonté, et se donne,
pour ainsi dire, à juger.
Puissé-je donc échapper au reproche de sans-culotisme et
d'hérésie, comme à celui d'avoir préconisé le mariage
des prêtres dans la notice de M. de Genoude (18).
Passons maintenant à la deuxième partie.
10 Avril 1842.
M. GRÉGOIRE.
Dans cette constitution civile, j'en conviens,
l'autorité du Pape n'est pas assez prononcée.
GRÉGOIRE, du Serment civique.
Dans les diverses fonctions que j'ai remplies comme
vicaire, curé, évêque, législateur, sénateur, etc., j'ai
tâché d'acquitter mes devoirs; mais je n'ai pas la
présomption de croire que je n'y ai pas fait de fautes ;
je prie Dieu de me les pardonner.
GRÉGOIRE.
On peut, par des raisons diverses et plus ou moins
plausibles, contester à M. Grégoire beaucoup de qualités
et de vertus; mais il n'est pas permis, je pense, de
nier qu'il ait été un des plus savants hommes de ce
siècle et du siècle passé ; non qu'il soit, à ce dernier
point de vue, tout-à-fait sans reproche, car il ne joint
pas toujours à l'érudition cet ordre rigoureux et cette
netteté d'idées qui en font le prix et la beauté. Mais,
telle même qu'il l'avait, je la souhaite aux plus
illustres personnages du clergé vivant.. ; ne l'ayant
pas, qu'ils lisent ses ouvrages, surtout son Histoire
des sectes religieuses qui est un chef-d'oeuvre
malheureusement inachevé ; et ils s'en trouveront mieux
que de pâlir, par exemple, sur les tartines de M.
Ratisbonne, etc. (19) Etant en Savoie, Grégoire avait
rédigé une Réponse aux adresses des Savoisiens et de la
Société constitutionnelle de Londres, deux écrits
intitulés : Indirizzo agli abitanti del Valese, et Indirizzo ai cittadini del Departemento dell' Alpi
maritime, avec son célèbre Discours sur l'éducation
commune, où il combattait les idées lacédémoniennes de
Robespierre et de Lepelletier de Saint-Fargeau. Il était
à cette époque membre du Comité d'instruction. Il fit
supprimer toutes les sociétés littéraires, et substituer
aux vieilles inscriptions latines des monuments publics
des inscriptions en langue française ; il délatinisa la
France, comme il le disait quelquefois, pour la
franciser; et, comme disait aussi Bourdon de l'Oise, il
christianisa la révolution pour la rendre impérissable.
S'il n'y réussit pas, ce ne fut pas la faute de son
zèle.
Dans ces plans de réorganisation entraient naturellement
son beau Discours de l'amélioration de l'agriculture par
L'économie rurale et la liberté des cultes; son Système
de dénomination pour les places, rues, quais, etc., de
toutes les communes de la république ; sa Déclaration du
droit des gens; ses Rapports sur la nécessité et les
moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage
de la langue française (20), sur les Annales du civisme,
sur l'état des arts et des lettres en France, sur les
encouragements, récompenses et pensions à accorder aux
savants, gens de lettres et artistes (21), sur la
Bibliographie, sur le vandalisme et les moyens de le
réprimer, sur l'établissement d'un Conservatoire des
arts et métiers, sur le Sceau de la république, etc.,
etc., ses Lettres pastorales, etc., etc
Ce conservatoire unique en Europe a rassemblé, dans un
magnifique local ouvert au public, les machines et les
instruments progressifs de tous les arts-et métiers,
avec des échantillons produits des manufactures tant
nationales qu'étrangères. Grégoire est aussi le créateur
du bureau des longitudes, dont l'Angleterre a donné
l'exemple. « Lalande, dit-il, imprima dans l'Histoire
de l'astronomie pour l'an II, que Lakanal avait établi
le bureau des longitudes. J'en ai ri, et le nom de
Lalande dispense de toute réflexion. »
J'abrège et je répète qu'il me serait impossible
d'analyser chacun de ses ouvrages; j'ai à peine le temps
d'en indiquer les titres, ce qui suffit du reste pour
mettre mon lecteur sur la voie des recherches et de
l'examen. Si personne ne conteste au citoyen évêque de
Loir-et-Cher, la qualité de savant, je pense qu'il peut
aux mêmes titres passer pour l'un des hommes les plus
laborieux qui aient existé. Ainsi a-t-il concouru à la
création de l'École Polytechnique, à l'institution des
Sourds-Muets, au rétablissement des écoles de médecine,
à la réformation du calendrier, etc. Que sais-je ?
Comment fut fondée en France cette admirable unité
monétaire, qui substitua à la vieille arithmétique le
calcul décimal? Qui donna naissance à l'École Normale?
Qui improvisa, pour ainsi dire, tous ces enseignements
des langues, des mathématiques, de la géographie, de la
navigation, de toutes les sciences? Si ce ne fut par
Grégoire seul, s'il fut aidé de Carnot, de Robert Sinder,
de Robespierre et des autres, du moins y prit-il une
très grande part ; et encore une fois, nulle
préoccupation politique, quelque légitime qu'elle fût
d'ailleurs, ne peut faire que cela ne soit pas de la
vérité.
Nous avons dit quelques mots à peine de son dévouement à
la cause des noirs; immense question. Jusqu'à son
dernier soupir, ce fut en quelque sorte le Delenda est
Carthago de Grégoire. Ayant obtenu une partie de ce
qu'il réclamait pour eux, si les circonstances
s'opposèrent à l'achèvement complet de son oeuvre, il le
poursuivit au moins autant qu'il put. Il envoyait tous
les ans aux colonies des caisses pleines de livres que
ses correspondants distribuaient selon ses avis, et au
moyen desquels il entretenait parmi ces malheureux le
goût des bons principes (22).
« J'ai eu le plaisir de voir à côté de moi sur le siège
législatif, des protestans, des nègres, des sang-mêlés,
mais à mon grand regret pas un juif. »
Puisqu'il a été question de sa déclaration du droit des
gens, on en lira volontiers le préambule.
1. Les peuples sont entre eux dans l'état de nature. Ils
ont pour lien la morale universelle.
2. Les peuples sont respectivement indépendants et
souverains, quel que soit le nombre d'individus qui les
compose et l'étendue du territoire qu'ils occupent.
3. Un peuple doit agir à l'égard des autres comme il
désire qu'on agisse à son égard. Ce qu'un homme doit à
un homme, un peuple le doit à un peuple.
4. Les peuples doivent en paix se faire le plus de bien,
et en guerre le moins de mal possible.
5. L'intérêt particulier d'un peuple est subordonné à
l'intérêt général de la grande famille humaine.
6. Chaque peuple a droit d'organiser et de changer la
forme de son gouvernement.
7. Un peuple n'a pas le droit de s'immiscer dans le
gouvernement des autres.
8. Il n'y a de gouvernement conforme au droit des
peuples que ceux qui sont fondés sur la liberté et
l'égalité.
9. Ce qui est d'un usage inépuisable ou innocent comme
la mer, appartient à tout et ne peut être la propriété
d'aucun.
10. Chaque peuple est maître de son territoire.
11. La possession immémoriale établit le droit de
prescription entre les peuples.
12. Un peuple a droit de refuser l'entrée de son
territoire et de renvoyer les étrangers quand sa sûreté
l'exige.
13. Les étrangers sont soumis aux lois du pays et
punissables par elles.
14. Le bannissement pour crime est une violation
indirecte du territoire étranger.
15. Les entreprises contre la liberté d'un peuple sont
un attentat contre tous les autres.
16. Les ligues qui ont pour objet une guerre offensive,
les traités ou alliances qui peuvent nuire à l'intérêt
d'un peuple, sont un attentat contre la famille humaine.
17. Un peuple peut entreprendre la guerre pour défendre
sa souveraineté, sa liberté, sa propriété.
18. Les peuples qui sont en guerre doivent laisser un
libre cours aux négociations propres à ramener la paix.
19. Les agents publics que les peuples s'envoient sont
indépendants des lois du pays où ils sont envoyés, dans
tout ce qui concerne l'objet de leur mission.
20. Il n'y a pas de préséance entre les agents publics
des nations.
21. Les traités entre les peuples sont sacrés et
inviolables.
L'abbé de Saint-Pierre n'avait pas rêvé mieux, et c'est
le ciel de Swedenborg (23). « Certes, disait-il, on peut
se féliciter de vivre à une époque où les rois ont les
peuples pour successeurs. »
Nous arrivons au Directoire dont les idées furent bien
éloignées de celles-là. Que nous importent les
tergiversations des cinq membres qui le composaient, la
dictature conventionnelle des anciens et des cinq cents
(24), etc., etc. ? Ce qui caractérise particulièrement
cette période de la révolution, c'est, à part de justes
exceptions fort restreintes, la misère d'esprit et la
lâcheté.
Grégoire fut donc et devait être oublié. Bien qu'admis à
figurer dans la seconde section du Corps législatif, il
parut peu à la tribune, et ce fut pour combattre toutes
les corruptions, l'agiotage, les, déprédations,
l'impiété, le despotisme enfin; car le despotisme se
réorganisait plus brutal et plus vivace que jamais. Les
pourris de Barras avaient trop avancé les choses. Babeuf
était mort. Il vit que la république s'aventurait dans
une voie de perdition, il se retira pour vaquer
exclusivement aux devoirs de sa charge épiscopale.
Il prévit dès lors que cet immense travail de la
révolution tomberait aux mains du premier tyran venu.
Bonaparte vient au milieu d'un pays ravagé par les
exactions de ses maîtres, par ses revers sur les champs
de bataille et par l'anarchie intérieure. Il culbute le
Directoire, il se fait nommer premier consul par les
constitutionnistes et les diplomates.
Grégoire, membre du Corps législatif, se renferma dans
le vote silencieux ; comme président de l'assemblée, il
ne fit pas défaut à ses vieilles idées; député auprès du
gouvernement en l'an X, il fut dans son allocution d'une
franchise peu commune ; et celui qui jurait naguère dans
un banquet d'exterminer quiconque faillirait à sa
conscience républicaine, Bonaparte, osa bien prononcer
en réponse les paroles suivantes qui suent le mensonge
et l'effronterie : « Le peuple français, notre souverain
à nous, juge nos travaux. Ceux qui le serviront avec
pureté et zèle seront accompagnés dans leur retraite par
la considération et l'estime de leurs concitoyens. » Je
voudrais savoir si vraiment ce fut la considération du
peuple qui l'accompagna sur son rocher de Sainte-Hélène,
et ce que signifiaient les réjouissances de 1814 et 1815, lors de son départ.
J'ai souvent repoussé comme absurde l'idée de certaines
gens qui veulent que Bonaparte soit le restaurateur de
la religion en France. La religion se restaura
d'elle-même. Déjà sous les directeurs 32,214 paroisses
avaient ouvert leurs églises, 4,571 demandaient
l'autorisation d'en faire autant (25). Le concordat ne
fut, de la part du premier consul, qu'une infernale
machination de despotisme : il y prit la religion à ses
gages. Grégoire, consulté par lui, ne dissimula pas sa
pensée, et il est superflu de l'exprimer ici.
Toutefois le concordat fut résolu ; et, une fois fixé
sur cette idée, il ne s'agissait plus que de savoir sur
quelles bases il serait établi. « Cette question fut
traitée dans plusieurs autres entrevues, et dans cinq
mémoires demandés à l'évêque de Blois dont un avait
spécialement pour objet la manière de négocier avec la
cour de Rome. Il pouvait d'autant mieux présenter ses
vues à cet égard, que récemment il avait compulsé toute
la correspondance du cardinal de Bernis, dernier
ambassadeur de France, et que, pour le temps écoulé
depuis sa mort, il s'était procuré de Rome des
renseignements qui mettaient entre ses mains le fil pour
se conduire dans le labyrinthe tortueux des
négociations. Les mémoires remis alors au gouvernement
sont conservés; et, si jamais on les imprime, on y verra
que l'auteur, religieusement dévoué à L'autorité du chef
de l'église, ne le fut pas moins à sa patrie, et qu'en
proposant le retour aux règles sacrées de l'antiquité
chrétienne, il préparait aux libertés gallicanes un
triomphe solennel. »(26)
Tel n'est pas mon avis, et tout en bénissant le résultat
de l'entrevue ménagée entre le cardinal Spina et
Grégoire par MM. Savoye-Rollin, La lande et de Gérando,
je crois qu'un acte aussi juste et aussi méritoire que
cette soumission de beaucoup d'évêques constitutionnels
pouvait avoir de meilleures suites.
Le concordat signé, Grégoire envoya au souverain Pontife
sa démission du siège de Blois et à ses diocésains une
lettre d'adieu. « Enfin elle est consommée, disait-il,
cette démission qui fut l'objet secret de mes voeux ! Que
de fois je soupirai dans cette attente, etc., etc. » Il
avait occupé ce siège pendant dix ans.
Il a fait plus, il s'est fâché incommensurablement
contre l'anglais Holerof, qui prétendit dans ses Voyages
en France, « lui avoir trouvé un air de mélancolie
résultant sans doute de ce qu'il n'était pas à la tête
de son clergé. »
Il entra par la suite dans le Sénat conservateur, ce qui
ne s'explique guère, malgré toute la bonne volonté de
ses amis en général et de M. Carnot en particulier.
Suivant eux, il n'aurait accepté cette distinction comme
plus tard celle de comte, il n'aurait toute sa vie
montré la plus excessive satisfaction d'être appelé
Monsieur le comte et Monseigneur, que pour les trois
raisons que voici : 1° se rapprocher par là du pouvoir
et le combattre d'autant plus efficacement; 2° dépiter
ceux qui l'eussent voulu effacer à jamais ; 3° sur le
dernier point, maintenir la validité de son élection
populaire; idées qui sont un peu puériles, mais non pas
absolument dénuées de sens.
« Quant à moi, dont la roture remonte probablement
jusqu'à Adam, plébéien comme Chevert, André del Sarto,
Thomas-Holiday, Lambert de Mulhausen, Dorfling, etc.,
persuadé, comme le dit un poète, que chacun est le fils
de ses oeuvres, je ne veux jamais séparer mes affections
ni mes intérêts de ceux du peuple. Depuis que je suis
sur le théâtre politique, des épîtres multipliées m'ont
été adressées par les Gregorio d'Italie, les Gregorios
d'Espagne, les Gregorius d'Allemagne, les Gregory
d'Angleterre et surtout les Grégoire de France, qui pour
la plupart voulaient se greffer sur ma famille, quoique
je n'aie aucun parent de mon nom ; ce sera bien pis
quand il sera inscrit dans le nouveau nobiliaire.
Allons, Messieurs du conseil du sceau des titres,
pâlissez sur les livres inutiles et profonds des
Laroque, des Menestrier, pour apprendre qu'en armoirie
le sinople et le gueules signifient le vert et le rouge
; puisque malgré moi on me condamne à être comte,
blasonnez mon écusson ; c'est chose si utile pour hâter
les progrès de l'espèce humaine, régénérer les moeurs et
faire croître nos moissons ! Mais, de grâce, donnez-moi
une croix comme chrétien, comme évêque, et parce que
vous me la faites porter, ma croix ! »
Lors de la motion de Curé, cinq sénateurs seulement
s'élevèrent contre cet acte lamentable de sottise et de
servilité ; Grégoire fut un des opposants (27), ainsi
que Lanjuinais, son fidèle ami, Garat et deux autres.
Avec la monarchie revinrent les titres et distinctions
nobiliaires de toutes sortes; Grégoire s'efforça d'abord
de les flétrir, mais s'y laissa prendre ensuite, sans
toutefois cesser de faire de l'opposition et par sa
parole et par ses écrits ; tant il avait su se
multiplier. Nous cherchons aujourd'hui ce secret de nos
devanciers : comment avaient-ils donc le temps de
produire à la fois tant de choses?
Nouvelles productions à citer. Je crains fort que cette
notice n'ait l'air d'un catalogue de librairie.
Depuis 1794 Grégoire avait publié des Mandements; un
Compte-rendu au concile national des travaux des évêques
réunis à Paris ; un Compte-rendu aux évêques réunis, de
la visite de son diocèse ; Lettre du citoyen Grégoire,
évêque de Blois, à Don Ramond José de Arce, archevêque
de Burgos et grand inquisiteur d'Espagne; Traité de
l'uniformité et de l'amélioration de la liturgie un
Mémoire sur les moyens d'améliorer le sort des
domestiques; Discours pour l'ouverture du concile
national de France, prononcé le 29 juin 1801 dans
l'église de Notre-Dame de Paris (28); Actes du synode
diocésain de Blois ; Apologie de Barthélemy de Las-
Cases, évêque de Chiappa (29); Essai sur l'état de
l'agriculture en Europe au seizième siècle ;
Observations nouvelles faites sur les juifs, et
spécialement sur ceux d'Allemagne et de Francfort.
Grégoire était membre de l'Institut, et Français de
Nantes l'avait fait conservateur de la bibliothèque de
l'Arsenal aux appointements de 4,000 fr.
Il publia, en 1809, les Ruines de Port-Royal-des-Champs
(30). Il avait composé, dans la maison même de
Tillemont, cet ouvrage essentiellement janséniste.
L'empereur se crut désigné dans un portrait de Louis XIV
que l'auteur évoquait par forme de prosopopée (31). Il
se mit en colère et ne parla de rien moins que de le
fusiller ou le jeter dans un cul-de-basse-fosse; mais
cette colère se dissipa comme elle était venue. Sa
Majesté avait des caprices (32).
Grégoire connaissait bien Sa Majesté. Des réunions
secrètes se formèrent à Auteuil chez la veuve
d'Helvétius à l'effet d'envoyer Sa Majesté satisfaire
ses caprices le plus loin possible. Il avait déjà depuis
deux ans rédigé un acte de déchéance ; plusieurs de ses
amis en avaient fait autant; il fut convenu que celui
dont la rédaction serait préférée par la majorité se
dévouerait et monterait à la tribune. L'invasion
étrangère vint arrêter les plans, en chassant elle-même
Napoléon.
A la place de celui-ci, ce n'étaient pas les Bourbons
que voulait Grégoire. Mais voyant qu'il n'était pas
possible de lutter contre la force des circonstances, il
essaya du moins de les utiliser, et demanda qu'avant de
se présenter à Louis XVIII, les sénateurs exigeassent la
promesse d'une constitution. « Pour empêcher l'adoption
précipitée d'une charte sociale, dit-il, j'avais, dans
des réunions préliminaires, proposé une mesure qui
obviait aux inconvénients redoutés d'un ajournement :
c'était de déclarer que la France, maintenue dans l'état
monarchique, élirait dans l'ancienne dynastie un chef
auquel on présenterait la constitution quand elle serait
rédigée ; est-il surprenant qu'on n'ait pu obtenir ce
délai, quand on s'est refusé même à ce que le projet de
constitution fût imprimé et distribué avant la
discussion, pour laisser à chacun le temps de le méditer
? Le moindre retard serait, disait-on, le signal de la
guerre civile !... A ces mots dont frémit toute âme
honnête, on se hâte de décréter, malgré des observations
de tel membre dont on ne suspecte pas la droiture, mais
qu'on croit dans l'erreur et dont la voix se perd au
milieu des acclamations générales. Quand ensuite il est
prescrit à tous de signer l'acte, il signe, parce que,
quand un corps dont on fait partie a pris une
détermination, tous doivent se soumettre loyalement et
par devoir de conscience. Mais obéir n'est pas approuver
; et lorsqu'il était notoire à tout le sénat qu'au moins
un membre avait voté contre divers articles, surtout
contre le sixième qui a pour objet la composition de ce
corps, fallait-il imprimer dans le Moniteur du 7 que la
charte avait été adoptée à l'unanimité (33) ?
Ceux qui pourront trouver son écrit sur la constitution
de 1814 le liront avec beaucoup d'intérêt, ainsi que les
réponses de Bergasse qui du reste n'était pas à la
taille de sa réputation.
On devine bien que Grégoire n'eût pas été de mise dans
la Chambre des pairs ; nous le verrons tout-à-l'heure
banni de l'Institut, qu'il avait fondé (34). Ne pouvant
parler, il écrivit aux représentants de la nation ; il
s'agissait encore de la traite : « Tandis qu'ailleurs en
parlant d'idées libérales, on partage les peuples comme
s'ils étaient de vils troupeaux, tandis que des hommes
aveuglés ou corrompus préconisent l'obéissance passive,
au nom du christianisme qui les désavoue, tandis que,
simulant une tendresse paternelle pour la France, on
veut y pénétrer en marchant sur les cadavres de tant de
milliers de nos braves et sous l'escorte des bayonnettes
étrangères, l'acte qui proscrira constitutionnellement
un commerce infâme, mettant en harmonie la justice et la
politique, retentira dans les deux mondes et préparera
les esprits et les coeurs à une réconciliation générale.
»
Il fut puni de cette réclamation par la suppression de
son traitement de sénateur, et tomba dans un état voisin
de la pauvreté, si bien qu'il fut obligé de vendre pour
vivre une partie de sa bibliothèque. Plus tard une
partie de ce traitement lui fut rendu, et il se retira à
Auteuil pour ne plus s'occuper que de ses chères études.
« Avant de me résoudre à ce sacrifice, j'avais interrogé
mes bras. Pourraient-ils, me disais-je, cultiver un
petit domaine affermé? Rien n'est honteux que le vice.
Saint Pierre faisait des filets, et saint Paul faisait
des tentes. Mais encore, pour exécuter ce projet, eût-il
fallu des avances, que d'ailleurs l'absence de forces
corporelles ne pouvait seconder; il fallait surtout,
pour ne pas contrister la plus tendre des mères, lui
dérober la connaissance de ma détresse et lui procurer
le superflu, même en me privant du nécessaire. Eh ! que
ne puis-je à ce prix la ramener à la vie, et tant que
j'existerai dans ce monde, jouir du bonheur de la
posséder ! »
Cet homme-là n'était pas méchant, je le jure ; et j'en
appelle au coeur de tous les fils.
« Je fis une démarche dont toute ma vie j'aurai regret.
Je demandai à M... un appartement dans ce Louvre où
étaient logés tant de gens de lettres et d'artistes (et
plusieurs me devaient cet avantage). On ne répondit pas
même à ma demande qui, suivant l'expression du Tasse, se
repliant en arrière, vint retentir douloureusement sur
mon coeur. »
Il est impossible de consigner chacune de ces actions et
de soumettre à l'analyse les paroles qui leur viennent
en aide. Je les abandonne à la sagesse publique, comme
tout le reste, et je poursuis mon catalogue.
Alors Grégoire mit au jour les ouvrages suivants: De la
littérature des nègres, ou Recherches sur leurs facultés
intellectuelles, leurs qualités morales et leur
littérature, Paris, 1818, in-8. -
Observations critiques sur le poème de M. Joël Barlow,
intitulé The Columbiade, Paris, 1819, in-8 - Histoire
des sectes religieuses, 2 vol. saisis par la police
impériale de Fouché ; elle parut en 2 vol. in-8 d'abord, puis en 6 vol. in-8 (1828) ; 5 vol. seulement ont
paru. - Première et dernière réponses aux libellistes,
1814. - De la domesticité chez les peuples anciens et
modernes, 1814. - Homélie du cardinal Chiaramonti,
évêque d'Imola, depuis pape sous le nom de Pie VII,
traduit de l'italien, in-8, 1814, réimprimée avec le
texte en regard, traduite en allemand à Sulzbach, et en
espagnol à Philadelphie, par Roscio, citoyen de
Venezuela. - De la traite et de l'esclavage des noirs et
des blancs, par un ami des hommes de toutes les
couleurs, Paris, 1815, in-8. - Plan d'association
générale entre les savants, gens de lettres et artistes,
pour accélérer les progrès des bonnes moeurs et des
lumières, Hollande, in-8, sans date. - Recherches
historiques sur les congrégations hospitalières des
frères pontifes et conducteurs de ponts, Paris, 1818, in-8. - Manuel de piété à l'usage des hommes de couleur
et des noirs, 1818. - Des garde-malades et de la
nécessité d'établir pour elles des cours d'instruction,
Paris, 1819, in-8. - Lettres adressées, l'une à tous les
journalistes, l'autre au duc de Richelieu, précédées et
suivies de Considérations sur l'ouvrage de M. Guizot,
intitulé: du gouvernement de la France depuis la
restauration, par B. Laroche, 1820. - Notice sur une
association de prières le dernier jour de chaque mois,
Paris, 1820, in-8, insérée dans le tome V de la
Chronique religieuse. - Oraison funèbre de M. Sermet,
évêque de Toulouse, in-8. - De l'influence du
Christianisme sur la condition des prêtres, Paris, 1821,
in-8.- Observations critiques sur l'ouvrage de M. de
Maistre Paris, 1821. - Considérations sur le mariage et
le divorce, adressées aux citoyens d'Haïti, Paris, 1823,
in-12. - Essai sur la solidarité littéraire entre les
savants de tous les pays, Paris, 1824, in-8. - De la
liberté de conscience et des cultes à Haïti, Paris,
1824, in-12. - Histoire des confesseurs des empereurs
des rois et d'autres princes, Paris, 1824, in-8. -
Histoire du mariage des prêtres, Paris, 1824. - De la
noblesse de la peau ou du préjugé des blancs contre la
couleur des Africains et celle de leurs descendants
noirs et sang-mêlés, 1826.- Épître à la république
d'Haïti, imprimée par ordre du gouvernement du
Port-aux-Princes, 1827, in-8. - Histoire patriotique
des arbres de la liberté, imprimée en l'an II de la
république et réimprimée en 1833 avec un Essai fort
remarquable de M. Ch. Dugasse sur l'auteur. Ce dernier
ouvrage m'a été d'une grande utilité pour ma notice.
La carrière de Grégoire n'était pas finie. Les électeurs
de l'Isère l'appelèrent à la Chambre. Il avait plus de
soixante-dix ans. La politique fit alors des prodiges de
valeur (35). On rappela ce fameux portrait du roi Louis
XVI : « L'histoire qui burinera ses crimes pourra le
peindre d'un seul trait : Aux Tuileries, des milliers
d'hommes étaient égorgés par ses ordres ; il entendait
le canon qui vomissait sur les citoyens le carnage et la
mort, et là il mangeait, il digérait!. » Sa lettre
d'adhésion à la condamnation de Louis XVI fut exhumée
avec addition des mots : la mort. Que vouliez-vous qu'il
fît...? Il avait écrit aux électeurs de l'Isère. « Des
feuilles publiques vous ont parlé de démission demandée,
de promesses faites à celui qu'on rassasiait d'outrages;
il imprima jadis que l'univers n'était pas assez riche
pour acheter le suffrage d'un homme de bien... Une
démission ne saurait avoir lieu qu'autant qu'elle serait
commandée par l'utilité publique.» Le 6 décembre 1819,
eut lieu la séance où il fut exclu. M. le rapporteur
termine en proposant à la Chambre de délibérer sur la
proposition suivante: - L'élection de M. Grégoire, nommé
député par le collège électoral du département de
l'Isère, est nulle. - On demande à aller aux voix sans
discussion; un grand nombre de membres s'y opposent; on
demande que l'exclusion soit appuyée sur les motifs de
l'indignité... La discussion est fermée... M. le président Anglès, doyen d'âge, pose la question de priorité. Il
s'élève une discussion qui est terminée par
l'observation que fait un membre : qu'il n'y a eu de
part et d'autre qu'une proposition, celle de la non
admission, et qu'on ne s'est divisé que sur des motifs
qui ne doivent pas être des objets de délibérations. -
La Chambre se range de cet avis. - En conséquence, la
non admission est mise aux voix ; personne ne se lève à
la contre-épreuve, la non admission est prononcée.
« Ils m'ont exclu comme indigne, dit Grégoire, en
apprenant ce résultat. Ah! puisse le grand juge au jour
où nous paraîtrons tous devant lui, ne pas les juger
plus indignes que moi ! et pourtant je prie pour eux et
je leur pardonne. »
Il enveloppe dans son pardon MM. Guizot, Keratry, de
Pradt et tous ses ennemis. Avait-il médité ces belles
paroles de Plutarque: « Les ennemis ont leur utilité ;
ils vous montrent vos fautes, ils vous disent des
vérités, et sont des maîtres qu'on ne paie pas ? »
Il envoya, peu de temps après, sa démission de
commandeur de la Légion-d'Honneur au maréchal Macdonald
(1822,12 novembre). « Repoussé du siège législatif,
repoussé de l'Institut, à ces deux exclusions, on
permettra sans doute que j'en ajoute moi-même une
troisième, et que je me renferme dans le cercle des
qualités qui ne peuvent être conférées par brevet ni
enlevées par ordonnance. »
Il se retira pour toujours dans sa solitude et il n'en
sortit que pour jeter un coup-d'oeil d'espérance et de
bonheur sur la révolution de Juillet qui passait.
« Qui benè latuit, disait-il, benè vixit, ajoutant à
ceci un joli mot de mademoiselle de Sommery : Ce sont
des frottements de moins. »
Il publia cependant un dernier ouvrage sur la liste
civile, tendant à prouver que la république était le
moins cher des gouvernements. On ne l'entendit pas. -...
On ne l'entendit plus.
J'ai laissé à M. Guillon (36) le soin de raconter les
derniers instants de Grégoire. On sait qu'après avoir
échangé quelques lettres avec M. de Quélen, M. le curé
de l'Assomption s'étant présenté, il répondit : « Il est
inhumain de tourmenter ainsi un vieillard à son lit de
mort. » Bientôt après, le délire s'empara de lui, et il
s'éteignit doucement, le 28 mai 1831, à quatre heures du
soir. Il avait quatre-vingt-un ans, étant né le 4
décembre 1750.
L'Ami de la Religion, qui pouvait avoir raison dans la
circonstance, s'est donné tort comme toujours par
l'hypocrite et niaise arrogance de ses subtilités -: M.
de Quélen ne pouvait avoir un défenseur plus ridicule et
M. Guillon un plus pauvre adversaire. Qu'on en juge par
un seul trait, car je trouverais fort ennuyeux d'en
citer d'autres : « M. Guillon, dit l'Ami de la Religion,
n'était pas forcé par le danger à administrer le malade,
puisque M. Grégoire se portait parfaitement bien,
c'est-à-dire recevait ses amis. » - Ceci le 21 mai; M.
Grégoire était mort le 28, comme on vient de le voir.
Je joins à ces détails le récit de M. Baradère : «
Atteint d'un sarcocèle carcinomateux qui dévorait
lentement un corps bien constitué et plein de vie, en
proie à des douleurs incroyables, jamais il n'a fait
entendre une plainte qui ne fût une prière ; il fixait
ses yeux baignés de larmes sur un crucifix placé contre
son lit, et ses souffrances semblaient se passer à
l'instant. Les plaintes que les douleurs lui
arrachaient, il se les reprochait avec amertume : « Je
vous demande comme un gage d'amitié de mettre entre mes
mains le crucifix, quand je serai à ma dernière heure.
J'aurais voulu rendre le dernier soupir sur la cendre.
Ne permettez pas que mon corps soit enseveli par des
femmes... Je veux être enterré dans le cimetière de ma
paroisse, que mon convoi soit simple, et qu'on donne aux
pauvres ce qu'on dépenserait, etc., etc. Faites mettre
sur ma tombe une simple croix avec ces mots : Mon Dieu,
faites-moi miséricorde et pardonnez à mes ennemis... Ne
m'abandonnez pas à mes derniers moments... » Après ces
dernières paroles, il a perdu connaissance, et pendant
trois jours que s'est prolongée son agonie, on n'a pu
recueillir que quelques paroles incohérentes ou
momentanées... Jerusalem beata... etc. - Le 28,
anéantissement complet. Sa respiration gênée pressentait
une catastrophe qui s'est réalisée le même jour, sans
secousse et sans efforts. »
« Conformément à ses intentions, ajoute M. Carnot dans
une notice bien écrite mais partiale, le corps de
Grégoire, revêtu de ses habits pontificaux, fut exposé
la face découverte, dans une chapelle ardente. Une foule
silencieuse et triste se porta toute la journée au
domicile du défunt ; un vieillard de 75 ans déposa sur
le corps un bouquet d'immortelles et se retira en
pleurant : tous les assistants furent profondément émus
de cette scène.
« La messe fut dite par l'abbé Grien, proscrit de son
diocèse sous la restauration pour avoir baptisé un
enfant dont Manuel était le parrain. Au sortir de
l'église, des jeunes gens dételèrent le char funèbre et
le traînèrent à bras jusqu'au cimetière du Mont-Parnasse
; plus de deux mille personnes les suivaient. »
Donc le 31 mai, une foule considérable se pressait aux
portes de l'Abbaye-aux-Bois. L'église avait été
dépouillée de ses ornements, des scènes affreuses
faillirent éclater à ce sujet. Le clergé de Paris refusa
son intervention ; des prêtres cependant présidèrent au
convoi. Le char funèbre fut traîné jusqu'au cimetière du
Mont-Parnasse par de jeunes étudiants ; suivaient les
décorés de juillet, et MM. de Cormenin, Daunou, Baude,
Isambert, de Potter, Garat, Merlin de Douay, Thibaudeau,
de Bassano et de Valmy, Fabien et Bissette, Baradère et
Bouchat, etc., etc., etc.
Thibaudeau, le vieux conventionnel, prononça un discours
analogue à la circonstance ; d'autres firent de même, et
j'ai dit leurs noms.
TESTAMENT DE GRÉGOIRE.
Je... crois tout ce que l'église croit et enseigne, je
condamne tout ce qu'elle condamne ; elle est la colonne
de la vérité, et je lui fus toujours tendrement attaché
ainsi qu'au chef de l'Église, successeur de saint
Pierre; mais je ne confonds pas les droits légitimes du
premier des pontifes avec les prétentions ambitieuses de
la cour de Rome, prétentions qui sont une pierre
d'achoppement pour les mauvais chrétiens, les incrédules
et les sectes séparées de l'Église.
Les divisions qui ont depuis quatorze ans affligé
l'Église gallicane ont aussi affligé mon coeur. J'ai
tâché de rendre service à mes frères dissidents. Je leur
ouvris toujours les bras de la charité. Mais je frémis
de voir que la plupart d'entre eux, surtout parmi les
nouveaux évêques, tourmentent ce clergé constitutionnel,
toujours attaché à la patrie, et sans les efforts duquel
la religion eût été peut-être exilée de la France.
Tout évêque a droit d'avoir chez soi une chapelle.
Depuis le concordat, la mienne est le lieu où presque
toujours j'ai rempli mes devoirs religieux, et non à Saint-Sulpice, ma paroisse. En voici les raisons : Les
évêques démissionnaires, soit constitutionnels, soit
dissidents, d'après une circulaire du ministre des
cultes, ne sont point admis dans les églises sous le
costume qui leur est propre, j'ai cru, non pas par aucun
sentiment d'orgueil, mais par respect pour l'épiscopat,
qu'il valait mieux ne pas fréquenter habituellement les
églises que d'y être, en quelque sorte, confondu avec
les laïcs ; d'ailleurs, j'avais lieu de douter si les
dispositions du clergé de Saint-Sulpice étaient
pacifiques et si, dans ma personne, l'épiscopat n'y
serait pas exposé à des outrages.
Dans les diverses fonctions que j'ai remplies, comme
vicaire, curé, évêque, législateur, sénateur, etc., j'ai
tâché d'acquitter mes devoirs; mais je n'ai pas la
présomption de croire que je n'y ai pas fait de fautes ;
je prie Dieu de me les pardonner.
Mais quand j'ai prêté le serment exigé des
ecclésiastiques, par l'Assemblée constituante, j'ai
suivi l'impulsion de ma conscience : je l'ai fait après
avoir mûrement examiné la question, et je proteste
contre quiconque dirait que je l'ai rétracté. Avec la
grâce de Dieu, je mourrai bon catholique et bon
républicain.
J'ai en horreur le despotisme; je l'ai combattu de
toutes mes forces ; je forme des voeux pour la liberté du
monde.
J'espère que des écrivains courageux et sensibles
livreront de nouvelles attaques à l'inquisition et à
l'infâme commerce qui traîne en esclavage les malheureux
Africains.
Je désavoue ce qui pourrait être répréhensible dans mes
écrits.
Je travaille à l'histoire de l'Église gallicane pendant
le cours de la révolution. Cet ouvrage doit être précédé
de considérations sur l'état actuel de l'esprit
religieux en Europe.
Si je meurs avant que cette entreprise soit achevée, j'espère qu'elle le sera par le révérendissime Moyse,
ancien évêque de Saint-Claude, mon ami, qui réside au
Gras, près Morteau, département du Doubs. Il m'a promis
de me suppléer pour cet objet. Son amour pour la
religion et ses talents distingués me sont garants du
succès avec lequel il s'en acquittera ; en conséquence,
je veux qu'on lui remette mes manuscrits, extraits,
notes, lettres, actes authentiques, et autres papiers,
etc., etc.
Je prie M. Lanjuinais, sénateur, et M. Silvestre de Sacy,
membre de l'Institut national, de vouloir bien être mes
exécuteurs testamentaires (1804).
Extraits de deux codicilles de M. Grégoire, ancien évêque
de Blois. -1804 à 1831.
Je lègue 12,000 fr. à Vého, où je suis né, et à
Embermesnil, où j'ai été curé. Le revenu de ce capital
sera employé, à perpétuité, ainsi qu'il suit :
Annuellement il sera célébré, dans l'une et l'autre
paroisse, une messe haute suivie du libera, pour le
repos des âmes de mon père et de ma mère.
Ces messes seront annoncées au prône le dimanche
précédent, en ce qui me concerne sous le titre d'ancien
évêque de Blois; si cette clause n'était pas
ponctuellement exécutée, mes parents de tous les degrés
sont autorisés à revendiquer à leur profit les fonds de
la fondation, etc.
Sur le revenu de la fondation, on entretiendra les
tombes, croix, inscriptions ou épitaphes de mon père et
de ma mère. Le surplus du revenu sera employé, pour
payer les mois d'école des enfants pauvres, surtout des
écoles où l'on suit la méthode d'enseignement mutuel,
contre laquelle des membres du clergé ont des
préventions mal fondées, etc.
Je lègue pour les pauvres et pour les écoles des pauvres
:
500 fr. à la paroisse de Veho;
500 fr. à celle d'Embermesnil;
500 fr. à celle de Vaucourt;
400 fr à celle de Marimont;
500 fr. à celle de Plessis-St-Jean;
500 fr. à la paroisse où je mourrai.
Je consacre une somme de 4000 fr. à la fondation d'une
messe annuelle pour mes calomniateurs et mes ennemis,
morts et vivants, etc.
Je veux être enseveli par des hommes et revêtu des
insignes de mon ordre, par respect pour le caractère
épiscopal dont j'ai l'honneur, quoiqu'indigne, d'être
revêtu.
Sur ma tombe on placera une croix de pierre avec cette
inscription: Mon Dieu, faites-moi miséricorde, et
pardonnez à mes ennemis.
Je laisse à mes amis, aux hommes justes et impartiaux, la défense de ma mémoire.
Je désavoue dans mes ouvrages imprimés et manuscrits, tout ce qui peut être condamnable, inexact et déplacé.
Je les soumets au jugement de l'Église catholique,
apostolique et romaine, etc.
Je recommande mon âme aux prières de la sainte Vierge,
des Saints, de mon ange gardien, et à celles de mes
amis.
Il fonda également six prix de mille francs à décerner
sur les questions que voici :
1° Prouver par l'Écriture sainte et par la tradition que
le despotisme, soit ecclésiastique, soit politique, est
contraire au dogme et à la morale de l'église catholique
;
2° Quels seraient les moyens de rendre aux libertés
gallicanes leur énergie et leur influence, et de
rétablir en entier l'antique discipline ;
3° Quels seraient les moyens d'inspirer aux savants,
gens de lettres et artistes, du courage civil, de la
dignité ; de prévenir et guérir cette propension qu'ils
ont presque tous pour l'adulation et la servitude ;
4° Quels seraient les moyens d'extirper le préjugé
injuste et barbare des blancs contre la couleur des
noirs et des sangs mêlés;
5° Des sociétés respectables, en Europe et en Amérique,
s'occupent du projet d'empêcher à jamais la guerre et
d'exterminer ce fléau. A leurs voeux je joins les miens,
quoique l'espérance du succès n'égale pas l'étendue des
désirs. Parmi les moyens préparatoires à la réussite, on
pourrait, ce me semble, avoir un bon ouvrage sur le
sujet suivant, mis au concours : « Les militaires,
assouplis par l'obéissance passive et par l'emploi de la
force physique, ont une tendance à fouler aux pieds les
devoirs des citoyens; quels seraient les moyens
d'empêcher qu'ils ne les oublient et de les porter à les
accomplir ? »
6° Les nations avancent beaucoup plus en lumières et en
connaissances qu'en morale pratique; rechercher les
causes et les remèdes de ces inégalités dans leurs
progrès. Je regrette que ma fortune ne me permette pas
d'y attribuer des sommes plus considérables.
Grégoire avait été vicaire et curé d'Embermesnil, évêque
de Blois, membre de la Constituante, de la Convention
nationale, du Conseil des Cinq-Cents, du Corps
législatif, puis sénateur, l'un des commandants de la
Légion-d'Honneur, membre de l'Institut national, des
sociétés d'agriculture de Paris, d'encouragement, de
philosophie chrétienne, des Académies et Sociétés
savantes de Goettingue, Iéna, Mecklembourg, Turin,
Marseille, Perpignan, Besançon, Vesoul, Nancy,
Strasbourg, Mayence, Anvers, Cambrai, etc., etc.
Quelle sera donc l'opinion de la postérité? Sans aller
bien avant au fond des choses, on peut le prévoir; en ce
qui touche sa résistance aux jugements du chef de
l'Église, on ne saurait assez vivement et assez
longtemps la déplorer ; quoi qu'en dise son testament,
il n'est pas mort catholique, s'il n'a rétracté en
confession ou par un dernier acte de contrition parfaite
ses idées sur ce point, ses rancunes ardentes (37), son
obstiné jansénisme, etc.
Comme homme politique, je crois qu'il fut consciencieux, mais entraîné hors des bornes par une imagination
fougueuse et superbe. Il a fait et dit des choses qui,
étant mal comprises par les peuples, leur causeraient
des maux incalculables et jettent pour cela même dans
l'épouvante ceux qui en sentent la portée; il est
pourtant moins redoutable que Siéyès, - mais je ne veux
pas sortir, en finissant, des limites de neutralité où
je me suis placé d'abord, et je me tais.
20 Avril 1842. |