Deux sorciers du
bailliage de Vosges au XVIe siècle
(notes renumérotées)
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Sorcellerie dans
le Blâmontois
Le
Pays lorrain
1923
Deux sorciers du bailliage de Vosges au XVIe siècle
JEAN ET CLAUDIN AUBRI (1)
Jean Aubri naquit à
Saint-Prancher (2) en l'an 1522-23, d'un tisserand qui
avait prénom Bastien. Après être demeuré depuis sa
nativité jusqu'à l'âge de vingt-trois ans auprès de sa
mère, il alla à Metz, y passa trois années pour se
perfectionner dans le métier de tisserand, revint au
pays et épousa une « fille » de Repel (3), Alix Bayon.
Il travailla, depuis, « comme pauvres gens ont
accoustumé de taire pour gaignier leur vie ».
Claudin, son frère, avait vu le jour en 1556-57, passa
sa jeunesse dans son village natal, puis séjourna à
Mirecourt pendant deux années, chez maître François
Verrier, pour y apprendre le métier de retondeur.
Instruit en cet état, il revint à Saint-Prancher dont il
fit sa « continuelle résidence », après qu'il eut
convolé avec Ysabelle Gisel. Puis, trouvant que le
métier de retondeur n'était pas assez lucratif, il se
fit tisserand comme son frère et, par surcroît, « se
mesla » de labourer et de garder les troupeaux, si bien
qu'il finit par abandonner la navette pour devenir
berger des « bêtes rouges » de Saint-Prancher.
Jean et Claudin semblaient donc voués à une vie calme de
par leur métier, malheureusement ils ne se contentèrent
pas de manier la houlette et la navette, ils se
livrèrent à la sorcellerie, au grand préjudice de leurs
voisins.
C'est que nos hommes avaient un fâcheux atavisme : leur
père, Bastien, avait été sorcier, « genot », comme l'on
disait au XVIe siècle il avait ede fame et renommée »
empoisonné la mère d'un habitant de ce village, Didier
Pierrot; celle-ci avait eesté malade l'espace d'ung an »
et n'avait pu être guérie que « par le moyen d'ung
devin ».
Les Aubri ajoutèrent au méfait de leur père, leurs
exploits furent innombrables et tous d'une gravité
exceptionnelle, c'est du moins ce que nous rapportent
les « bonnes gens » qui furent victimes de leurs
maléfices.
Loger un sorcier en sa maison était chose redoutable,
c'était tout naturellement donner asile au diable et
chacun sait que le diable est un mauvais voisin. C'est
ce que pensa Claudin Husson, boulanger; cet homme de
sens refusa de louer une partie de sa maison à Claudin
qui l'en avait requis. Mal lui en prit, car le même jour
« vint un tourbillon de vent qui se mit en [sa] cheminée
en telle impétuosité qu'il emporta le feu parmi [sa]
chambre ». Cette tempête désastreuse ne pouvait être le
fait que d'une invention diabolique que, par dépit,
Aubri avait suscitée.
Claudin, nous l'avons dit, était berger du troupeau des
« bêtes rouges ». Les habitants de Saint-Prancher
avaient un redoutable serviteur. Dès qu'une discussion
naissait entre eux et le berger et Dieu sait si le fait
était fréquent notre homme se vengeait méchantement :
que de moutons, de boeufs, de chevaux morts grâce à ses
sortilèges Il fallait, d'ailleurs, si peu à un animal se
portant « gaillardement », pour être étendu mort sur le
champ, un attouchement, un malin regard suffisaient.
Colas Thouvenin perdit de cette façon trois chevaux,
Didier Pierrot en vit périr jusqu'à dix en son écurie.
Si la rage des Aubri ne s'était acharnée que sur les
animaux, il n'y aurait eu que demi-mal, mais elle
n'épargnait pas les individus.
Malheur à qui médisait des sorciers devant Jean et
Claudin ! Mengin Variot. laboureur, l'expérimenta à ses
dépens. Un jour que l'on suppliciait, à deux lieues de
Saint-Prancher, au village de Dolaincourt (4), un «
genot » qui avait nom Pierre Braconnier, Variot assista
à l'exécution. Rentrant chez lui, il rencontra Jean
Aubri, lui dit qu'il venait d'aller « voir fricasser
Jean Braconnier » et ajouta malignement qu'il voudrait
qu'on en fit autant à tous les sorciers. Ce mot lui
coûta cher. Aubri le regarda « d'un oeil mauvais » et
aussitôt Mengin fut pris de maladie et fut contraint de
« se retirer en son logis ». A quelques jours de là,
Claude Aubri se rendit chez Vanot « pour demander un
bichet à emprunter ». Ce faisant, il s'approcha de notre
homme, qui, dés lors, fut guéri de la mystérieuse
maladie que lui avait insufflée Jean Aubri, c'est du
moins ce que nous rapporte la femme de Variot.
Claudotte, fille de feu Claudin Didellot, éprouva plus
gravement la « méchanceté » de Jean Aubri. Celui-ci lui
devait la somme de quinze francs pour trois bichets de
blé. Le berger ne s'acquittant pas de sa dette. elle se
décida à l'aller trouver en son logis. Elle fut
accueillie par des insultes. Excédée, elle finit par
dire à son débiteur « que c'etait trop la faire aller
dans la maison d'un genot (sorcier) », puis sortit. Mais
à peine avait-elle franchi le seuil de la maison, que
Jean « la rappella » ; « estimant qu'il s'estoit
réadvisé pour luy donner son dehu », notre femme rentra
chez son débiteur. Jean la fit asseoir à l'âtre, lui dit
qu'il la paierait, et « la priant doulcement, il luy
donna du pain ». Elle refusa d'abord cette pitance, mais
notre homme « sceùt sy bien avoir qu'elle preit le pain
et le mangea ». Les conséquences de cette imprudence ne
se firent pas attendre : « aussytot elle perdit ses
esprictz » et fut « tellement perturbée (troublée) »,
qu'elle abandonna son logis et se mit à errer par les
champs pendant plusieurs semaines, si bien qu'elle
échoua à Gemmelaincourt (5) chez un sien oncle, Didier
Didellot. Celui-ci « fut fort ébahy » de la voir en si «
piteux » état et se mit en devoir de la reconduire à
Saint-Prancher. En chemin, Didellot et sa nièce
rencontrèrent Jean Aubri. Le berger les aborda, donna
jour à Claudotte pour acquiter sa dette et « cependant
monta sur le pied dextre » de l'ensorcelée. C'est par ce
singulier moyen que Jean guérit la malade. En effet,
poursuivant sa route, elle redevint « gaillarde » et «
marchoit tellement que son oncle ne la pouvoit suivre ».
Mais, de retour à Saint-Prancher, elle fut si malade
pendant deux jours qu'elle « pensa mourir, mettant
dehors par le nez grande effusion de sang qui couloit si
fort que tous ceux qui la veoient (voyaient), disoient
que c'estoit la sorcerie (sorcellerie) et poison que le
dit Jhan luy avoit donné qui sortait de son serveau ».
Cette opinion sembla juste, car, au bout de deux jours
elle « retrouva son bon esprit ».
Il paraît que les habitants de Saint.-Prancher se
lassèrent de ces procédés. Les Aubri furent « accusez
par commung bruicts et par leurs fames et renommées d'estre
sorciers et empoisonneurs ».
Information fut faite par le prévôt de Châtenois, les 6
mai et jours suivants. Le samedi 12, les Aubri furent
arrêtés et enfermés au domicile d'André Jacquinot, A
minuit, heure fatale, il se produisit en cette maison un
incident diabolique, ou du moins que l'on ne pouvait
expliquer que par l'intermédiaire de Satan.
L'on entendit en cet instant frapper « plusieurs coups
bien fort » à la porte de la cour du logis de Jacquinot.
Un nommé Husson sortit pour aller voir ce qui se
passait, demanda qui frappait, à quoi il ne lui fut
point répondu. Cependant, la porte demeurant fermée, il
sentit « quelque chose qui avoit passé auprès de luy ».
Il revint en la chambre du corps de garde où se
trouvaient ses compagnons, leur exposa ce qui venait
d'arriver; tous les hommes d'armes « conclurent, entre
eux, que c'estoit un esprit ou un diable qui avoit entré
». Pour se convaincre, flanqués de la femme Jacquinot
qui éclairait leurs investigations à l'aide d'une
chandelle, nos gens cherchèrent « parmy le logis, hault
et bas », si quelque être s'y était introduit. Ils ne
trouvèrent âme qui vive; chacun fut confirmé en son
sentiment que « c'estoit le diable ou un esprit malin
qui venoit à cause de l'arrest des Aubri ».
Les deux « genots » furent conduits le lendemain à
Châtenois, chef-lieu de la prévôté où l'on procéda, les
13 et 19 mai, à leur interrogatoire.
Claudin protesta de son innocence, nia tout ce dont on
l'incriminait et affirma qu'il n'avait jamais « dévoyé à
la foid de chrétien, ni renyé son Dieu, son créateur,
pour servir et adhérer au Diable et à ses oeuvres ».
Jean maintint les dires de son frère.
A la fin du mois, les dépositions des témoins, les
accusations qui pesaient sur les Aubri étaient
terribles. La peur du supplice et de la question amena
Jean à mettre fin à ses jours. Les juges prétendirent
qu' « il s'avoit donné la mort à la suggestion et ayde
du diable. »
Le procureur général de Lorraine décida, le 1er juin
1586, que le survivant, Claudin, serait interrogé à
nouveau le 3, Nicolas Remy, cet « honnête homme » qui se
vante d'avoir envoyé neuf cents sorciers à la torture,
conclut qu'il y avait « matière de procéder à la
question ».
Le prévôt de Châtenois se mit en devoir d'obéir aux
injonctions du procureur et de Remy « pour sçavoir par
la bouche du dit prisonnier la vérite du dit crime ». Le
4 juillet, Claudin fut couché « sur une eschelle la
teste en bas, les pieds en hault » « on luy estandit les
bras derrière la teste avec un cordeau de lin ».
On lui demanda s'il voulait avouer ses crimes il
protesta à nouveau de son innocence.
« Luy a esté baillé de l'eau » les cordeaux ont été
resserrés. « A crié qu'on le tuoit et qu'on luy faisoit
perdre les membres, que plus Il ne pourroit gagnier sa
vie, qu'il estoit innocent des crimes qu'on le chargeoit
et criant Dieu miséricorde »
« Luy a esté baillé de l'eau ». Il n'a pas voulu parlé,
puis s'est écrié « Debvriez-vous arracher les membres et
coeur du ventre je suis un honnête homme ».
Par trois fois les cordeaux furent resserrés, en sorte
que le malheureux, dans une position intenable,
s'écriait « Je m'en va mourir ». Le prévôt de Châtenois
ne put tirer aucun aveu du prévenu. Aubri fut détaché de
l'échelle presque inanimé, puis pour le remettre, on lui
bailla à souper.
Le 26 juillet 1586, il fut condamné à « estre banni et
exilé et à estre relégué du pays», sous peine du hard
(6). Aubri, malgré les pires traitements, avait déclaré
qu'il n'avait jamais eu commerce avec le diable. Je ne
sais s'il aurait pu maintenir cette affirmation avec
autant de force après avoir supporté la question, car
n'avait-il pas vu Satan en la personne de ses juges et
de ses bourreaux ?
Pierre MAROT
(1) Ce court travail n'a d'autre
prétention que de rappeler un des épisodes de la
sorcellerie au XVIe siècle. A cette époque, une
véritable crise de sorcellerie passa sur le duché
Certains articles, dont plusieurs ont été publies dans
le Pays Lorrain, par M. Charles Sadoul, ont été
consacres à l'histoire de cette épidémie que M. Pfister
a magistralement exposée dans son Histoire de Nancy (t.
II, p. 555-593) en donnant une copieuse bibliographie;
notre étude ajoutera peu aux travaux antérieurs ; elle
ne vise qu'à les confirmer. D'ailleurs, l'auteur s'est
abstenu de prononcer un jugement quelconque sur les
faits qu'il rapportait. Il s'est contenté de « travestir
» en langage moderne une information sur le fait de
sorcellerie conservée aux Archives de Meurthe-et-Moselle
(B 4500-4501), au risque de faire perdre au récit, en
vivacité, ce qu'il a voulu lui faire gagner en
concision. Il a rapporté les prétendus méfaits des Aubri,
selon les dépositions des témoins, il s'est servi des
paroles des juges pour parler de la conduite du procès ;
pour dire le vrai, ce procédé n'est pas conforme aux
règles de la critique mais l'auteur a voulu communiquer
au lecteur moins la vérité objective des faits que
l'impression produite par la sorcellerie, sur les gens
du XVIe siècle.
(2 et 3) Arrondissement et canton de Mirecourt.
(4) Dolaincourt, Vosges, arr, de Neufchâteau, cant. de
Châtenois.
(5) Gemmelaincourt, arrondissement de Mirecourt, canton
de Vittel.
(6) L'aveu de l'accusé était nécessaire pour qu'une
condamnation pût être prononcée; c'est pourquoi Aubri ne
fut pas condamné à être brûlé, malgré les témoignages
recueillis contre lui. Le bannissement en son cas ne fut
pas une peine, mais une simple mesure de sûreté.
(N.D.L.R.) |