Les chemins de fer
seront ruineux pour la France - 1842
Pourquoi le
Paris-Strasbourg ne passe-t-il pas par Blâmont ?
Dans son
Histoire du Blâmontois dans les
temps modernes, l'abbé Dedenon donne l'explication
suivante :
Dans sa séance du 29 août 1843, le Conseil général de la Meurthe estima qu'il convenait de remonter la Vesouze. La municipalité de Blâmont se hâta d'appuyer cet avis, en indiquant deux moyens de gagner Sarrebourg, à savoir : passer par Saint-Georges, ou par La Frimbole et Lorquin. Ce parcours, pourtant rationnel, fut rejeté pour des raisons inavouées. Des familles influentes de
Cirey, Blâmont et Bénaménil, craignirent, dit-on, le renchérissement du bois nécessaire à leurs industries; les paysans, ajoute-t-on encore, redoutèrent pour leurs récoltes la noire fumée des locomotives. Toujours est-il qu'à partir de
Marainviller, le tracé s'engagea dans une région maussade, pour atteindre Avricourt et Héming. Une halte était prévue seulement à
Avricourt. Une autre fut demandée pour Réchicourt, en 1851. La station d'Emberménil fut concédée plus tard, et celle de
Laneuveville-aux-Bois, vers 1895.
Commencés en 1844, les travaux furent activement
poussés. [...]
A ces éléments, il
convient d'ajouter le curieux argumentaire ci-dessous,
qui date précisément de l'époque où se décide la
construction de la voie et son tracé, et par lequel
l'avocat François-Jean-Baptiste Noël tente une ultime
fois de convaincre le conseil municipal de Nancy de
renoncer à tout projet de voies ferrées.
Si la première lecture de ce plaidoyer fait aujourd'hui
sourire, on perçoit cependant, au milieu d'une
accumulation d'arguments excessifs, quelques remarques
pertinentes... qui ne sont pas sans rappeler des débats
plus modernes, sur l'établissement des autoroutes, ou
plus récemment encore sur l'autoroute de l'information
et du commerce qu'est internet.
Les chemins
de fer seront ruineux pour la France et spécialement
pour les villes qu'ils traverseront
Par F.-.J.-.B Noël
avocat, notaire honoraire . membre correspondant des
sociétés royales académiques des antiquaires de France,
des sciences de Nancy, Metz, de l'institut historique de
la société d'émulation des Vosges.
Ed. Nancy 1842.
[notes renumerotées]
[... ]
De l'effet des chemins de fer sur les villes qui en
seront traversées.
Nous venons de
traiter des chemins de fer en général et de la
centralisation qu'ils doivent augmenter dans Paris. Pour
compléter notre travail, il importe d'examiner l'effet
qu'ils produiront sur les villes qu'ils ne feront que
traverser. Il est naturel que nous choisissions la ville
que nous habitons, Nancy : c'est pour elle que M.
l'ingénieur Collignon a fait un savant travail ( Rapport
fait au conseil municipal de Nancy sur le tracé du
chemin de fer de Paris à Strasbourg. Nancy, 1841,
in-8°.) Mais nous devons faire observer qu'au fond cet
ouvrage a pour but de prouver que la ligne droite est la
plus courte et la "moins coûteuse à établir (1) ; que le
conseil municipal était absolument sans qualité pour
apprécier le mérite de cette production. M. Collignon
parle à la France, au ministère, aux chambres ; il croit
probablement que ce qui peut convenir à l'état doit
également convenir à Nancy.
Le conseil a sans doute partagé cette opinion ; car,
après avoir donné à M. Collignon les éloges qu'il
méritait, il n'a pas dit un seul mot des avantages que
la ville de Nancy pourrait recevoir par la traversée
d'un chemin de fer, si ce n'est cependant qu'il a dit
que, ne pouvant aller de Paris à Strasbourg en un jour,
les voyageurs seraient obligés de coucher à Nancy. Cet
avantage, si c'en est un, qui peut à juste titre être
réclamé par la ville de Bar, laquelle se trouve à moitié
chemin, tandis que Nancy est aux deux tiers, a été
tout-à-fait abandonné au conseil général du département,
où des membres qui font partie du conseil municipal ont
établi qu'on pourrait en un jour aller de Paris à
Strasbourg; que ce ne pourrait être que dans les jours
courts de l'hiver qu'on serait obligé de s'arrêter pour
coucher en route.
Ainsi, l'avantage que trouvaient certaines personnes au
conseil municipal, s'est tout-à-fait effacé pour
elles-mêmes au conseil général ; et là, il n'a été
nullement question des avantages que pouvait recueillir
le pays de cette nouvelle voie de communication.
M. le préfet, dans sa circulaire aux communes du
département, en les engageant à souscrire, à faire des
sacrifices pour l'établissement du chemin de fer par
Nancy, leur dit que les avantages qui en résulteront
pour elles sont si nombreux, si évidents, qu'il
n'entreprendra pas de les énumérer. Cette circulaire fut
rendue publique; mais ce qui ne fut pas publié, c'est le
protocole imprimé qui fut envoyé aux communes, et
contenant la délibération motivée qu'elles devaient
prendre ; de manière qu'il n'y avait plus qu'à inscrire
la somme et à signer. Quelle attention pour messieurs
les conseillers municipaux, de leur éviter la peine de
penser par eux-mêmes sur ce qui leur est soumis ! comme
c'est présumer de leur docilité! Cependant, on a fait
savoir que quelques conseils municipaux, dont les
journaux ont publié les noms, n'avaient pas cru devoir
souscrire au protocole, et avaient, en conséquence,
refusé toute allocation de fonds. En les faisant
connaître, on a voulu jeter sur eux un blâme, comme
ayant refusé leur coopération a une chose éminemment
utile.
Mais la question consiste exclusivement à connaître ces
avantages. Ne pas les indiquer, c'est juger la question
par la question, c'est mettre en principe ce qu'il
importait de démontrer.
Le mandat de messieurs du conseil municipal, comme celui
de messieurs du conseil général, est de soigner
spécialement l'intérêt des localités qu'ils
représentent, et nullement les intérêts généraux de la
France. Pour ces derniers intérêts, nous nommons des
députés qui doivent s'en occuper, et qui fixent les
sacrifices que nous devons nous imposer dans l'intérêt
général.
C'est, de la part de ces messieurs, avoir dépassé leurs
pouvoirs, méconnu la nature de leur mandat, que de
n'avoir pas indiqué en quoi leurs concitoyens
profiteraient des sacrifices qu'on leur imposait ; c'est
avoir manqué de déférence pour leurs mandants, que de
n'avoir pas cité un des avantages problématiques que
leur imagination enfantait dans le silence. Certes, ils
n'ont point entendu forcer leurs compatriotes à faire un
sacrifice sur l'autel de la patrie, encore moins à faire
don de leur industrie en faveur de la ville de Paris. Au
contraire, ceux de Nancy ont pensé, assure-t-on (car
rien ne l'indique dans leur délibération), que le
sacrifice de cinq cent mille francs, comme l'offre de
deux millions par le conseil général du département,
seraient compensés, et bien au-delà, par l'établissement
d'un chemin de fer. Et, s'ils ne sont point entrés dans
les explications dont nous déplorons l'absence, c'est
par finesse, par politique. En effet, on aurait
peut-être cru que le sacrifice n'était point en
proportion avec l'énormité des bénéfices, car le moindre
résultat à espérer était, suivant ces messieurs, de voir
notre population doublée. Voilà toutes les explications
que j'ai pu obtenir des personnes qui ont pris part à
ces délibérations. Et pourquoi notre population
serait-elle doublée ? Parce que les communications étant
rendues faciles, on ne doute pas qu'une foule d'amateurs
des beaux-arts ne vienne habiter Nancy, s'extasier à
l'aspect des nouvelles constructions établies dans son
sein, etc. C'est fort bien; que Dieu vous entende et
daigne réaliser votre espoir ! Pour nous, qui cherchons
quelque chose de plus positif, nous allons examiner quel
changement doivent apporter à Nancy des rails-ways qui
le relieraient à Paris, la distance devant être
parcourue en huit heures.
D'abord, établissons en fait que maintenant Nancy
subsiste par lui-même, c'est-à-dire que l'industrie y
produit toutes les utilités, qu'on peut s'y procurer
même le plus grand confortable, sans rien faire venir
d'une autre ville; qu'elle possède deux grandes
manufactures de draps et plusieurs petites, une
filature, un tissage et des teintureries de coton, un
commerce prospère de broderie, plusieurs riches magasins
où se trouvent les tissus les plus précieux, beaucoup de
marchandes de modes, grand nombre d'établissements de
diligences et d'hôtels garnis pour recevoir les
voyageurs, une poste aux chevaux ayant plus de soixante
chevaux, un spectacle permanent, une garnison de deux
régiments, l'un de cavalerie, l'autre d'infanterie. Il
est vrai que, depuis un an, le prix des loyers baisse,
excepté ceux des rues les plus fréquentées ; que
plusieurs faillites ont fait éprouver de grandes pertes
au commerce ; mais, en examinant de près les causes de
ce désastre, on peut se convaincre qu'il faut les
attribuer à l'impéritie du commerçant plutôt qu'à la
nature de son commerce, puisque d'autres, dans le même
genre d'industrie, ont prospéré. Aujourd'hui, à Nancy,
tout individu valide peut trouver de l'ouvrage ; enfin,
le sol des environs de cette ville fournit en abondance
ce qui est nécessaire à la nourriture de ses habitants.
Cet état de choses sera-t-il amélioré ou rendu pire par
l'établissement d'un chemin de fer liant directement
Nancy à Paris ? Cette communication établie, le poisson
de mer pourra nous arriver toute l'année et à bon
marché, avantage réel pour Nancy, mais perte pour le
département, qui contient de nombreux étangs, dont les
produits diminueront de prix. Cette perte sera peut-être
compensée par le départ pour la capitale du poisson fin,
comme la truite, la perche et le brochet. Ainsi, Nancy
aura à bon compte le poisson médiocre, et paiera fort
cher le poisson fin.
Mais je compte comme chose avantageuse tout ce qui
favorise les gens pauvres au détriment des gens riches.
Le commerce de broderie, si important pour Nancy, sera
favorisé parce qu'un plus grand nombre de consommateurs
pourront se mettre en rapport avec les producteurs. Dans
l'état actuel de ce commerce, les brodeuses sont à la
merci des entrepreneurs, qui se disent manufacturiers.
Beaucoup de ces produits sont envoyés à l'étranger, même
au-delà des mers; mais la plus forte partie est expédiée
pour les magasins de Paris : de telle sorte que la
marchandise, avant d'être livrée au véritable
consommateur, a dû enrichir l'entreposeur de Nancy et le
magasinier de Paris ou des départements. Or, les chemins
de fer permettront ou faciliteront la suppression d'un
ou deux interposés entre le fabricateur réel et le
consommateur, ce qui, nécessairement, augmentera la
fabrication et son prix, et sera fort avantageux pour
les brodeuses, beaucoup moins, il est vrai, pour
messieurs les manufacturiers ; mais, je ne saurais trop
le répéter, ce qui favorise les masses aux dépens de
certains industriels, obtiendra toujours notre
approbation.
Malheureusement tout semble indiquer la chute prochaine
de ce commerce : on ne porte plus autant de broderies,
et la mode des dentelles de coton faites au métier
semble devoir bientôt l'emporter sur les broderies. Si
ce malheur probable se réalise, l'avantage que nous
avons signalé se réduira à zéro. Quant aux manufactures
de draps et de cotonnades, aux filatures, aux
teintureries, ces industries, ne devant pas recevoir par
les chemins de fer les matières premières, ne devant pas
même se servir de ces chemins pour l'envoi de leurs
produits, elles ne peuvent profiter de cette nouvelle
voie de communication que sous le rapport des voyageurs,
qui auraient intérêt à acquérir leurs produits ou à
vendre des matières premières. Ce profit ou avantage
nous paraît fort incertain ; car le nombre actuel des
commis-voyageurs est très-considérable, et nous ne
croyons pas que le commerce puisse jamais désirer de le
voir s'augmenter. Mais il ne faut pas seulement que les
voyageurs atteignent les grandes villes traversées par
les rails-ways, il faut encore qu'ils puissent atteindre
les plus faibles populations disséminées hors de la
portée des chemins de fer. Or, lorsque l'établissement
des diligences et des postes sera anéanti ou ne
subsistera plus que par exception, ces voyages dans
l'intérieur deviendront bien plus coûteux qu'ils ne le
sont maintenant.
Nous croyons donc que nos manufactures n'ont aucun
intérêt à désirer l'établissement d'un chemin de fer.
Nous avons en vain cherché les autres états ou positions
sociales qui pourraient profiter, ou auxquels, au moins,
les chemins de fer ne porteraient point préjudice. Les
avantages médiocres et incertains qu'ils peuvent
produire et que nous avons signalés, sont bien effacés
par les pertes qu'ils doivent immanquablement
occasionner.
Les marchands magasiniers seront évidemment ruinés ; ce
genre de commerce ne sera plus possible que pour des
objets d'une faible valeur. Quand on pourra, sans
fatigue et en peu de temps, aller dans les lieux où se
trouvent de grands magasins ou de nombreuses
productions, on n'hésitera pas à s'y transporter pour y
choisir les objets désirés; on sera servi à meilleur
compte et l'on aura l'avantage du choix sur un grand
nombre d'articles. En conséquence, les magasins du pays
seront abandonnés. Et qu'on ne vienne pas dire que ce
sera la faute du magasinier, qui, objectera-t-on, n'a
pas assez de marchandises dans sa boutique : il faudrait
ne pas connaître les moindres conditions du commerce,
pour ne pas repousser cette insinuation comme dépourvue
de raison. Car une marchandise n'entre pas en magasin
qu'elle ne doive au marchand au moins 6 p. 0/0, employés
à payer la patente, la location des magasins et frais
d'établissement; encore, pour ne devoir que 6 p. 0/0, il
faut que le débit soit grand et prompt. Mais il faut,
avant tout, que la marchandise qu'on vend paie l'intérêt
du capital représenté par celle restée en magasin, et il
n'y a de bénéfice que ce qu'on peut obtenir au-delà de
ces deux obligations remplies. De telle sorte qu'en
province, pour qu'un magasin d'objets chers puisse être
convenablement garni de marchandises, il faut souvent
que le marchand gagne 50 p. 0/0, autrement il se ruine
ou il est obligé de diminuer la masse en magasin. Et
cela est très-vrai, surtout pour les objets de
nouveauté. Il n'en n'est pas de même dans les grandes
villes, où le débit est considérable, comme à Paris, où
un marchand en crédit renouvelle deux ou trois fois son
magasin dans un an, et peut, par conséquent, faire
fortune en prenant 10 à 12 p. 0/0, tandis que le
marchand de province, qui n'évacue pas son magasin en
deux ans, se ruine en prenant 50 p. 0/0.
Ainsi, l'on ira acheter à Paris ou dans les grandes
villes ces objets précieux, comme les châles, les
bijoux, les étoffes et autres objets de grande valeur,
qui, n'étant ni volumineux ni d'un grand poids, seront
ramenés par les chemins de fer au domicile de
l'acheteur, et lui reviendront encore à un prix beaucoup
moins élevé que s'il les eût achetés dans les magasins
de la localité. S'il en est ainsi pour le consommateur
direct, il en sera de même, à plus forte raison, pour
les petits marchands qui s'approvisionnaient dans les
magasins de la province. Il ne sera donc plus possible
d'emmagasiner des marchandises de haut prix, dans aucun
lieu traversé par un chemin de fer. Quant à l'artisan
habile, il désertera les lieux où il ne trouvera pas de
bénéfices suffisants, et où, nonobstant l'éloignement,
il a pour concurrents les ouvriers de la capitale. C'est
donc là, c'est dans la capitale, qu'il lui conviendra
d'établir son industrie.
Déjà les tailleurs de Paris viennent enlever les
pratiques des tailleurs de provinces. Cette concurrence
ne se bornera pas là, et les tailleuses perdront aussi
les leurs ; il en sera de même pour la marchande de
modes, car les gens élégants ou prétendus tels se
croient bien mieux habillés quand ils se sont fait vêtir
dans la capitale. En fait de modes, c'est Paris qui
donne le ton à toute la France. En vain il se trouverait
à Nancy des tailleurs ou des tailleuses plus habiles, à
meilleur prix qu'il ne s'en trouve à Paris, qu'on se
ferait encore habiller à Paris. Le chemin de fer
favorisera cette tendance, ce préjugé, si l'on veut. Les
gens malades iront plus facilement trouver les médecins
et les charlatans de Paris ; les gens qui veulent faire
part au public de leurs pensées, iront trouver les
imprimeurs et les correcteurs si habiles de Paris ; les
journaux des départements pourront être imprimés dans la
capitale. Le cuir, dit-on, vaut mieux à Paris qu'à Nancy
: bon nombre de personnes se feront chausser dans la
capitale.
Ainsi, le chemin de fer nuira beaucoup aux médecins, aux
imprimeurs, aux tailleurs, aux tailleuses, aux bottiers,
et détruira absolument le commerce des modes, branches
d'industrie qui font vivre un grand nombre de personnes
à Nancy (2).
Les messageries, au nombre de vingt, qui, tous les
jours, arrivent à Nancy et en partent, sur les routes de
Paris et Strasbourg, seront anéanties; les hôtels où
s'arrêtent les diligences comme ceux de l'Europe, des
Halles, du Commerce, s'ils ne sont totalement ruinés, du
moins en souffriront beaucoup. Ces hôtels seront
remplacés par un ou deux nouveaux établis près du
débarcadère, et il ne restera plus de diligences que
celles de Mirecourt, Epinal, Vézelise, Château-Salins et
Dieuze.
La perte la plus forte qu'éprouvera Nancy, ce sera la
perte totale du roulage. On calcule qu'il passe à Nancy,
par année, trente mille voitures de roulage,
quatre-vingt-dix à cent mille chevaux, vingt-quatre
mille conducteurs. On estime qu'il passe sous la porte
Saint-Nicolas mille colliers par jour, ce qui comprend
non-seulement ceux du roulage, mais encore ceux qui
desservent les besoins journaliers de la ville. Tous ces
chevaux de roulage et de diligence prennent place à
l'écurie, les conducteurs à table, etc. A-t-on donc fait
le calcul de tous les intérêts attachés aux postes, aux
diligences, éleveurs de chevaux, charrons, carrossiers,
bourreliers, maréchaux, cochers, postillons, hôteliers,
marchands de fourrages, etc. ? L'industrie de beaucoup
de ces gens sera mise au néant.
L'ébénisterie, qui occupe un grand nombre d'ouvriers, et
qui, sans être dans un état très-prospère, se soutient à
Nancy, ne pourra lutter contre l'ébénisterie de Paris.
Cette industrie tire de cette ville une grande partie du
bois qu'elle emploie; les ouvriers les plus habiles sont
évidemment dans la capitale.
On ira donc choisir ses meubles à Paris, et on les fera
venir par le canal. Il en sera de même pour les
tapissiers. Ainsi, voilà deux genres d'industries
employant beaucoup de bras qui ne peuvent que perdre à
l'établissement du chemin de fer. Pour consoler les
tailleuses, on pourra bien leur dire : Faites-vous
brodeuses. Mais que dira-t-on aux tailleurs, aux
ébénistes, aux tapissiers, aux charrons, aux
bourreliers, aux maréchaux, aux postillons, aux
marchands magasiniers, aux horlogers, aux bijoutiers,
etc., etc. ? On dira aux uns : Faites-vous courtauds de
boutiques, vendez à l'aune ou à la livre; aux autres :
Contentez-vous de raccommoder les tourne-broches. Il
faudra aux uns et aux autres beaucoup de philosophie
pour agréer ces consolations.
Quand les communications auront lieu avec la rapidité
que procurent les rails, on ne sentira plus la nécessité
d'avoir une troupe d'acteurs en permanence; les
personnes riches pourront partir le matin pour assister,
le soir, à un spectacle de la capitale, et celui de la
province sera dédaigné. Il est donc possible, et même
probable que le spectacle de Nancy ne sera plus servi
que, comme le spectacle de Meaux, par des sociétés
d'artistes ambulants, dont le siège sera Paris.
Un des effets du chemin de fer sera de priver Nancy de
sa garnison, en faveur de laquelle le conseil municipal,
sur la demande du ministre, aurait fait un sacrifice de
60,000 fr. pour l'augmentation des casernes de cavalerie
; car, dans les considérants qu'on fait valoir pour
l'établissement de ces nouvelles voies de communication,
on dit qu'elles permettront, en temps de paix, de
diminuer de beaucoup la composition de l'armée, de
réduire les garnisons à la garde des places fortes, des
frontières de la capitale et des forts de Paris, parce
que, pour les cas extraordinaires qui nécessiteront la
présence de la force publique, on pourra promptement de
Paris, devenu le centre de l'armée, expédier des forces
imposantes pour rétablir la tranquillité là où elle
aurait pu être troublée, et les faire revenir lorsque la
tranquillité serait rétablie.
Nancy n'ayant aucune fortification à garder, ni matériel
appartenant à l'état, et n'étant plus qu'à huit heures
de distance de Paris, se trouve parfaitement dans la
catégorie indiquée. Ainsi, en temps de paix, Nancy
n'aura de garnison que par l'effet d'une faveur
très-spéciale, faveur qui peut lui être retirée par un
changement de ministère ; tandis que cette ville, sans
chemin de fer, près des frontières, et à douze jours de
marche de Paris, ne peut pas, ne doit pas être privée
d'une garnison importante ; mais au contraire, en cas de
guerre, être pourvue d'une garnison nombreuse, qui lui
parviendra par tous les moyens dont le gouvernement
dispose.
D'après le nouveau système de guerre, on ne fait plus de
sièges; les armées se heurtent en masse, donnent de
grandes batailles, et on envahit le pays, qu'on
subjugue, qu'on révolutionne au besoin.
Nancy deviendra le pivot de l'armée destinée à résister
à tout envahissement entre Metz et Strasbourg, dans les
cas de guerre contre l'Allemagne. Nancy sera changée en
une vaste caserne ; au cas fâcheux de revers, l'armée se
retirera sur Paris, après avoir, au préalable, enlevé,
soit par le chemin de fer, soit par le canal, tous les
approvisionnements possibles qui seront indispensables
pour mettre la capitale en état de défense et pourvoir à
sa nourriture ; ensuite Nancy sera occupée par l'ennemi,
qui sera d'autant plus implacable que les habitants
seront dépourvus des moyens de le nourrir.
Il est donc prouvé pour nous que le chemin de fer par
Nancy, en temps de paix, nuira à l'industrie de cette
ville, et que, pour le cas de guerre, il peut
compromettre l'existence même de la cité.
Des partisans de ces nouvelles voies de communication
disent que Nancy deviendra un centre commercial. De quel
commerce? D'un commerce à venir, que, sans doute, la
Providence nous enverra? La divine Providence n'a jamais
rien eu de commun avec les gens imprévoyants. Ce langage
est absurde ! Nancy ne sera pas même un centre
d'entrepôt ; elle restera bien centrale entre Laxou et
Malzéville, mais elle aura tout-à-fait cessé de l'être à
l'égard des villes voisines. Les Vosges, qui nous
expédiaient des planches en dépôt, ne nous en
expédieront plus, trouvant le canal à Saint-Nicolas ;
là, les planches quitteront le cours de la Meurthe, pour
être confiées au canal, avec d'autant plus de raison que
la navigation de la Meurthe doit être entravée, entre
Nancy et Saint-Nicolas, par un aqueduc qui portera le
canal. Les voyageurs qui nous arrivaient de Mulhouse, de
Colmar, de Bâle, rencontrant le chemin de fer à
Lunéville, devront s'arrêter dans cette dernière ville;
les marchandises qui arrivent des mêmes villes,
rencontrant le canal à trois ou quatre lieues en avant
de Nancy, s'arrêteront à la rencontre du canal. Nous ne
sommes point assez aimables pour que les commerçants,
qui calculent leur bénéfice par centimes, soient engagés
à faire quatre ou cinq lieues de plus afin de venir nous
trouver. Les gens de Blâmont, de Dieuze, de Lunéville,
de Pont-à-Mousson, qui venaient à Nancy prendre les
diligences de Paris, n'y viendront plus : sur les wagons
comme sur les canaux il y a toujours place. Les gens de
Dieuze, de Vic, de Blâmont trouveront beaucoup plus près
d'eux ces nouvelles voies de communication ; ceux de
Pont-à-Mousson qui voudront aller à Paris, iront les
trouver à Toul ; ceux de Metz, à Bar ou Toul. Notre
ville, au lieu d'être centrale, sera donc isolée, et
perdra les rapports qu'elle a aujourd'hui avec les
villes voisines; il n'arrivera plus à Nancy que les
marchandises nécessaires à sa consommation (3).
C'est une supposition tout-à-fait gratuite, dénuée de
toute vraisemblance, que celle qui tendrait à inférer
que cette nouvelle voie de communication augmentera la
population de la ville, en engageant les étrangers à se
fixer dans son sein. Mais, entre Paris et Strasbourg, il
n'est point de stations, de villages ou de villes qu'on
ne puisse préférer à Nancy, où les octrois sont au prix
le plus élevé, où l'administration est la moins
protectrice des administrés, elle qui prétend avoir des
privilèges qui lui permettent de surtaxer les
concessions faites antérieurement ou de les révoquer
suivant son intérêt; où il semblerait qu'on se fait un
plaisir de faire revivre toutes les anciennes pénalités
avec augmentation d'amendes ; où les infractions des
habitants peuvent être calculées comme un revenu de la
ville; où, dans une semaine, plus de deux cents
jugements de simple police ont été prononcés ; où enfin
l'éperon de la police municipale se fait plus sentir que
sa protection tutélaire. Cependant la ville a déjà eu
l'expérience des conséquences qui résultent pour elle de
la moindre augmentation dans les charges qui peuvent
frapper les particuliers (4).
L'établissement d'un seul cimetière pour toute la ville
fera déserter les quartiers et les faubourgs qui y
conduisent.
Nancy et Dijon passaient autrefois pour être les deux
villes de France les mieux pavées; aujourd'hui, les rues
de Nancy, pavées en cailloux, ne sont convenables qu'à
la fréquentation des gens en sabots ou en équipages.
J'ai vu une Parisienne, à la descente de la voiture,
retirer son pied, comme s'il eût posé sur un chardon ou
sur de l'eau bouillante, regarder de son équipage le
pavé, et reconnaître avec étonnement qu'un caillou
pointu l'avait blessée ; et quand on lui apprit que
plusieurs rues de la ville étaient ainsi pavées, elle
dit : Mon Dieu ! c'est donc ici un calvaire, un chemin
de la croix. Alors se signant et se résignant, elle
sortit de voiture (5).
C'est en vain qu'on voudrait présenter la ville comme
devant s'augmenter en population par l'existence du
chemin de fer.
Nous croyons, nous, qu'avec le chemin de fer, et les
principes fâcheux de notre administration aidant, nous
perdrons, en dix années, peut-être un quart de notre
population.
Mais l'effet de ces nouvelles voies de communication sur
une ville qui en est traversée, doit être bien connu.
Les chemins de fer ne sont nouveaux qu'en France. Qu'on
fasse une enquête pour connaître les avantages obtenus
par les villes qui en sont traversées en Belgique, en
Angleterre, en Allemagne, même en France; qu'on
s'informe à Versailles et à St.-Germain. Cependant ils
ont procuré à ces dernières villes l'avantage de loger
beaucoup d'employés de Paris ; mais soustrayez cet
avantage spécial, et jugez. Voyez si Colmar et
Schelestadt ne sont pas absorbées par Mulhouse ? Le
chemin de fer de Saint-Etienne traverse aussi deux
petites villes; ces villes y ont-elles gagné ? N'est-il
pas constant que leurs octrois ont rapporté beaucoup
moins depuis l'établissement de leurs chemins de fer ?
Est-il vrai qu'à Versailles, les marchands au détail,
les marchands de comestibles même se plaignent qu'on
rencontre dans les wagons des cuisinières de Versailles
ou de St.-Germain qui vont s'approvisionner à Paris (6)
? L'investigation que l'on doit faire sera
très-probablement favorable à mes opinions.
N'est-ce point abuser de la légèreté française que
d'imposer aux contrées parcourues le paiement des deux
tiers des terrains qui seront absorbés par les nouvelles
voies? car elles ne peuvent procurer aux campagnes aucun
avantage, puisque les produits agricoles sont trop
lourds et trop volumineux pour être transportés par
elles, si ce n'est les oeufs, le beurre ou le lait ;
avantage peu considérable, qui nuira beaucoup aux villes
comme Nancy, en augmentant le prix de ces objets de
nécessité journalière, qui seront dirigés sur Paris ou
sur Strasbourg. Les campagnes seront aussi obligées de
payer les deux tiers du sol parcouru ; mais les chemins
de fer, en leur imposant des servitudes fort gênantes,
augmenteront de beaucoup la dépense des chemins
vicinaux, dont quelques-uns seront obligés de passer
dessous ou dessus les rails. Dans la campagne, leur
effet sera, comme celui des canaux, de distancer ou
éloigner, si vous voulez, des héritages qui avant
étaient contigus, lorsqu'on pouvait antérieurement aller
directement d'un champ à un autre. Alors on sera
peut-être obligé de faire une demi-lieue pour aller à ce
champ, parce qu'on sera dans la nécessité de passer sur
un pont ou par un tunnel, ou d'attendre, quand le sol
sera bien de niveau avec le chemin, que les barrières
soient ouvertes.
[...]
(1) M. Collignon établit l'économie de la
route directe sur ce qu'il y aura moins de souterrains à
construire que par la route indirecte, allant à Dijon.
Il est réellement très-édifiant de voir un ingénieur
français faire valoir l'économie; cet illustre corps des
ingénieurs français a acquis à bien juste titre la
réputation de construire solidement, mais non pas
économiquement : du moins il semblerait qu'en diverses
circonstances, l'économie soit sans influence sur leurs
déterminations. Nous en pourrions citer divers exemples
qui, selon nous, sont remarquables. Le canal de la Marne
au Rhin suit absolument le cours de la Moselle devant
Liverdun ; arrivée à ce point, la Moselle fait le tour
du rocher : rien sur le sol ne paraît s'opposer à ce que
le canal suive cet exemple ; et cependant on a perforé
le rocher pour y faire passer le canal, qui, après
l'avoir traversé, suit de nouveau la Moselle. Sous le
rocher, le canal n'est pas éloigné de trois cents mètres
de la rivière ; par une déviation de moins de deux cents
mètres, on aurait pu éviter la perforation. Nous ne
concevons pas comment M. le ministre des travaux
publics, qui a assisté à la bénédiction du souterrain,
n'a point fait ces remarques. Sur la pierre monumentale
qui, sans doute, a été posée lors de cette cérémonie,
les ingénieurs auraient dû, pour leur justification dans
la postérité, consigner les motifs qui les ont
déterminés à détourner le canal de la voie tracée par la
nature, pour le faire passer sous une montagne.
Maintenant, dans la prairie de Tomblaine, on détourne le
cours de la Meurthe pour faire passer le canal en sa
place. L'opération sera longue : il faudra exhausser le
sol, combattre les infiltrations naturelles; et
cependant à coté se trouve un tertre vide qui semblerait
infiniment plus propice pour y creuser le canal, ce qui,
sûrement, occasionnerait beaucoup moins de dépenses.
Nous n'avons encore trouvé personne qui ait pu nous
expliquer, d'une manière qui nous parût intelligible,
les raisons qui ont déterminé à agir ainsi.
N'est-ce pas encore d'après l'avis des ingénieurs ou des
architectes que le conseil municipal de la ville de
Nancy s'est déterminé à faire construire, sur un terrain
d'une petite étendue, un dépôt de mendicité, au lieu
d'acquérir à bas prix plusieurs propriétés bâties sur
des emplacements spacieux, et qu'on offrait de vendre
pour cette destination? On trouvait, dit-on, les
bâtiments trop considérables, mal distribués. Quoi !
est-ce que pour un dépôt de mendicité, il faut des
antichambres et des salons ? Ces propriétés trop vastes
auraient pu revenir, appropriées, à 60,000 fr.; il en
coûtera 100,000 et plus pour construire dans une
enceinte très -resserrée. Les motifs déterminants sont
restés clos dans le conseil ; toutefois, s'il y a
économie, ce sera bien le cas de dire que le vrai n'est
quelquefois pas vraisemblable. Ne pourrait-on pas prier
messieurs les ingénieurs ou architectes de descendre des
sommités de leur science pour se mettre quelquefois un
peu plus a la portée de leurs compatriotes ?
(2) On dit : les communications faciles sont en général
favorables au public, et en particulier au commerce. Ce
principe, vrai dans sa généralité, n'en est cependant
pas moins très-faux lorsqu'on veut l'appliquer à
certaines localités; car ces facilités favorisent les
déplacements, et, au fond, n'augmentent pas le commerce,
mais lui sont plutôt nuisibles. Ainsi que nous l'avons
déjà démontré, en donnant les moyens de substituer des
produits supérieurs ou à meilleur marché, on nuit
essentiellement aux propriétaires des produits
inférieurs et à tous ceux qui coopèrent à ces
productions, qu'elles soient naturelles ou
industrielles. Cela, je crois, est clair, et l'histoire
du commerce en Lorraine en donne une preuve
irréfragable. Il y a trois siècles que nous avions un
commerce très-florissant de gobelèterie et de verrerie.
Nos produits en ce genre étaient comparés à ceux de
Venise et de Bohême, et recherchés de l'Europe entière ;
nous fabriquions des tapisseries de laine et de siamoise
qui n'étaient point supérieures aux produits étrangers
de même genre, mais qui suffisaient au luxe de nos aïeux
et à celui de plusieurs provinces voisines, comme
l'Alsace et la Suisse où l'on trouve encore d'anciennes
tapisseries de Nancy. Il se tenait à Saint-Nicolas deux
foires par an, foires qui étaient européennes. Nous
avions alors l'entrepôt des échanges entre l'Allemagne
et la France. (Voyez mon cinquième mémoire sur
l'histoire de Lorraine, note 72). Sous Louis XIII roi de
France, vainqueur de la Lorraine, le cardinal de La
Valette fit piller et incendier Saint-Nicolas, ce qui
détruisit le commerce de cette ville. Plus tard, les
Français établirent des routes traversant la Lorraine
pour aller en Alsace. L'effet de cette nouvelle
communication porta un coup funeste à nos
correspondances commerciales avec l'Allemagne, et nous
perdîmes le commerce de nos tapisseries de laine ; la
gobelèterie allemande se répandit en France, en
concurrence avec la nôtre. A leur retour dans leur
souveraineté, les princes lorrains, pour protéger les
productions du pays, établirent des barrières, entrave
factice aux communications, qui portent maintenant le
nom de douane. Ils cherchèrent, mais sans succès, à
relever le commerce de Saint-Nicolas; et, sous leur
protection, les manufactures de chapeaux, de serge, de
siamoise, les tanneries et la fonte des-chandelles
furent très-florissantes. On peut voir dans les nombreux
mémoires sur la question : Faut-il supprimer les
barrières entre la France et la Lorraine ? qui furent
publiés sous le règne de Stanislas, qui succéda aux
princes lorrains, et même après la réunion de la
Lorraine à la France, quel était l'état de notre
commerce avant la révolution française. Cette révolution
ayant fait tomber les barrières, nous perdîmes le
commerce des serges, des siamoises, des chapeaux; nos
tanneries souffrirent beaucoup, mais il nous resta le
commerce des chandelles ; il s'éleva des manufactures de
draps et des manufactures très-prospères de tabac. Notre
commerce de chandelles est tombé par suite des
perfectionnements apportés par l'industrie dans
l'éclairage ; nous avons perdu nos manufactures de
tabac, par suite des lois rendues sous l'empire de
Napoléon; nous avons perdu une grande partie de nos
manufactures de draps, par suite du perfectionnement
apporté au roulage, et qui a permis aux manufacturiers
de Sedan ou d'Elbeuf de nous envoyer leurs produits, en
concurrence avec les nôtres ; et, de toutes nos
anciennes manufactures, il n'en reste plus qu'une seule,
celle des frères Goudchaux. Ainsi c'est au
perfectionnement des voies de communication que nous
devons la perte de notre commerce en tapisserie, en
serge, en siamoise, en chapeaux ; c'est à lui que nous
devons la diminution de notre commerce en verreries, en
draps, en cuirs, et la perte totale des entrepôts entre
la France et l'Allemagne. J'établis ces faits, non pas
pour prouver qu'on a eu tort de supprimer les barrières
: les Lorrains, devenus Français, pouvaient être appelés
à faire un sacrifice à leur nouvelle patrie ; non pas
non plus pour prouver qu'on ne doive pas perfectionner
les voies de communications, mais pour démontrer que ce
perfectionnement, tout avantageux qu'il peut être pour
la masse en général, porte toujours préjudice à
certaines spécialité et qu'il est ridicule, si ce n'est
injuste, de vouloir faire payer ces changements aux
spécialités qui en souffrent. Un partisan fort zélé des
chemins de fer, auquel je contais cette histoire de
notre commerce et l'impossibilité de faire renaître de
nouvelles industries, me répondit avec fierté, par ce
vers de Voltaire :
II s'en présentera, gardez-vous d'en douter.
Mais quand Tancrède donnait cette assurance à Argire, il
parlait avec certitude, parce qu'il devait se présenter.
Avez-vous donc en poche une douzaine d'industries, comme
vous pouvez y avoir une douzaine de marionettes pour
amuser les badauds ? Dans ce cas, montrez-nous-les, et
tous débats entre nous cesseront ; mais mes plaintes
seront incessantes, tant que vous ne m'aurez pas fait
voir dans l'avenir les moyens de réparer les désastres
que vous allez nous occasionner.
(3) Nancy est maintenant à son apogée : on y construit
de tous côtés de nouvelles maisons ; on ne rencontre
partout que chantiers, et en même temps les travaux du
canal se poursuivent avec assez d'activité. Les petites
auberges sont remplies d'ouvriers étrangers qui
coopèrent à ces divers travaux. Les particuliers,
frappés de l'idée que les nouvelles voies de
communication doivent contribuer à augmenter la
population de la ville, s'empressent de bâtir pour
fournir des logements aux nouveaux compatriotes qu'ils
attendent. Ils sont dans le délire d'une fièvre
d'espérance. Dans cet état de choses, il ne peut se
trouver de malheureux que les vieillards, les infirmes
ou les malades ; le reste de la population peut
facilement gagner sa vie. Partout on a besoin d'ouvriers
ou d'ouvrières, et cependant les demandes des sociétés
charitables, des bureaux de bienfaisance sont
incessantes. La meilleure manière de soulager
l'infortune est de procurer du travail, et ce travail se
trouve facilement : il n'y a que le fainéant qui soit
sans ouvrage, que l'homme sans conduite qui puisse
laisser ses enfants dans le besoin, et l'on ne doit
aucune protection à ces derniers. Comment ferons-nous
donc pour satisfaire aux besoins du peuple quand tous
ces travaux seront terminés ? Tous les ouvriers employés
maintenant et qui seront sans ouvrage deviendront-ils
des rentiers ? A la vérité, on leur bâtit maintenant un
dépôt de mendicité; mais cet établissement, conçu dans
des proportions mesquines et peu philanthropiques, sera
bien loin de suffire, car beaucoup tomberont dans le
paupérisme le plus absolu. Quant aux constructeurs des
nouveaux établissements, ils ne seront plus malades de
la fièvre d'espérance; ils pourront se promener dans
leurs nombreux appartements, et, de là, peut-être, se
divertir à voir passer sur le chemin de fer les
voyageurs qui vont se promener à Paris, ou les
marchandises qui parcourent le canal pour aller au loin
alimenter quelques manufactures.
(4) En 1815, le conseil municipal crut devoir exprimer,
par des fêtes très-dispendieuses, le plaisir qu'il
éprouvait de recevoir Mgr le comte d'Artois et son fils.
Il n'imagina rien de mieux, pour couvrir les dépenses,
que d'augmenter l'octroi, et en outre de frapper les
marchandises coloniales d'un droit de 0,10 c. par
kilogramme. Le résultat de cette mesure fut
l'établissement d'une contrebande telle que les
perceptions de l'octroi furent diminuées. Nancy perdit
son commerce d'épicerie avec Mirecourt et Vézelise, qui
firent venir directement les marchandises de Paris.
Château-Salins, Vic, Dieuze, Toul, qui
s'approvisionnaient à Nancy, allèrent s'approvisionner à
Metz. L'année suivante, le recensement de la ville
accusait plus de trois cents familles de moins.
(5) II existe sur le pavage de la ville de Nancy
plusieurs règlements qui doivent se trouver dans les
archives de la ville. Nous connaissons l'existence de
ceux des 6 mai 1680, 22 juin 1682, 16 novembre 1711.
Nous avons eu en main une ordonnance de M. Marcol,
imprimée en placard, mais que nous ne pouvons retrouver
; les successeurs de M. Marcol, comme
lieutenants-généraux de police, en ont sans doute rendu
plusieurs aussi. Ces ordonnances et les traditions nous
apprennent que les pavés devaient être de pierres non
gelisses; qu'il y avait un inspecteur ayant charge
particulière de veiller à ce qu'aucune pierre gelisse
n'entrât dans la confection des pavés ; que ceux-ci
devaient avoir de onze à douze pouces de haut, et
devaient être taxés à 12 francs la toise (12 fr.
barrois, ce qui fait moins de 6 fr. 450 c. de notre
monnaie actuelle.) Pour faire recevoir les pavés comme
non gelis, ils devaient être extraits de la carrière et
taillés deux ou trois ans avant d'être employés ; le
dépôt en était au haut de la côte de Toul, derrière
Buthegnémont. On voit encore dans cet endroit des amas
considérables de fragments de pierres, qui l'ont fait
nommer les Petites-Côtes. Les pierres qui, dans ce lieu
élevé où le froid est intense, avaient passé trois ou
quatre hivers, et résistaient aux coups de marteau sans
se fêler, étaient réputées non gelisses et employées
comme telles aux pavés. A la masse considérable de
débris qu'on trouve encore sur cette côte, on doit juger
que beaucoup de ces pierres étaient mises au rebut. On
exigeait que les pierres eussent à peu près la même
hauteur de onze à douze pouces, parce que la solidité
d'un pavé ne dépend pas seulement de celle de la pierre,
mais qu'il faut encore que son ensemble se maintienne
comme une voûte et soit posé sur un terrain ferme,
lequel se trouve moins fatigué lorsque les queues des
pavés, rendues égales, empêchent les enfoncements de se
former. On exigeait encore que la superficie des pavés
offrît comme un parallélogramme de dix à douze pouces
sur six à huit environ, et qu'ils fussent tous de la
même dimension. Il était défendu d'y jeter du sable
avant que l'inspecteur eût vérifié si l'ouvrage pouvait
être reçu. Ainsi étaient construits nos pavés avant
notre première révolution, et, dans cet état, ils ont
duré fort long-temps : on a été plus de quarante ans
sans repaver une rue ; il y en a même qui ne l'ont été
qu'une fois, en 1682. Il existe encore des pavés noirs
dans la Grande-Rue (ville-vieille), qui ont près de
quatre cents ans. Et qu'on ne vienne pas dire
qu'autrefois les pavés n'étaient point fatigués comme
aujourd'hui par les voitures. A la vérité, il n'y avait
point, à cette époque, de roulage comme aujourd'hui ;
mais ces voitures de roulage suivent la grande route,
dont l'entretien doit être à la charge de l'état et non
de la ville. Le surplus des rues devait être autrefois
plus fatigué qu'aujourd'hui, par le grand nombre
d'équipages fort lourds qui appartenaient à la riche
noblesse d'alors, très-nombreuse à Nancy. Lorsque, faute
d'entretien et de prévoyance, nos pavés furent arrivés à
un état de dégradation insupportable, il fallut bien
pourvoir au repavage de la ville.
Soit par économie, soit qu'on fût pressé, soit enfin
qu'on ignorât les traditions ou l'expérience du passé,
des individus du conseil d'alors, dont les connaissances
en sable et en pierres sont aussi positives que deux et
deux font quatre, ont affirmé que nos pavés d'autrefois
ne valaient rien, n'avaient jamais rien valu, et, sous
l'influence de leur haute science, ils ont été remplacés
par du cailloutage. On pensait alors que ce nouveau
procédé devait être une chose admirable, non-seulement
par sa solidité, mais encore par son économie, et l'on
croyait sans doute que la postérité en devrait une
reconnaissance éternelle à ses auteurs, car, lors du
premier cailloutage, qui eut lieu en 1823 ou 1824, dans
la rue de la Poissonnerie, on crut devoir, dans un beau
compartiment, mettre le nom de M. le maire de la ville
et la date. C'est justement dans cette rue qu'eut lieu
la descente de voiture de la Parisienne dont nous avons
cité l'anecdote. Ce fait et quelques autres
plaisanteries firent sentir au maire d'alors qu'il
devait chercher ailleurs l'illustration de son
administration ; il eut donc la bonne pensée de faire
détruire l'inscription qu'on avait imaginée en son
honneur. Enfin, les cailloux passèrent de mode au
conseil ; mais, comme le perfectionnement veut des
innovations, qu'il y a des personnes qui demandent du
nouveau, n'en fût-il plus au monde, que d'autres se
croiraient humiliés de faire comme leurs pères, on
décida qu'on emploierait de la pierre de Sierck, dont on
se sert pour paver la ville de Metz. A la vérité, cela
revient fort cher à la ville, raison de plus peut-être
pour le trouver excellent. La ville de Metz s'en sert
avec avantage depuis une trentaine d'années, mais cette
ville est plus près de la carrière de dix lieues, et
elle peut faire venir ces pavés par eau. Peut-être la
ville de Metz n'a-t-elle pas sur son territoire ou dans
ses environs les ressources qu'offre Nancy. Il est
certain qu'il y a un siècle, notre ville était bien et
solidement pavée par les procédés que j'ai indiqués ;
que, près de Nancy, il y a de la bonne pierre de roche ;
qu'à moins de deux lieues, il y a de la pierre noire
aussi dure que celle de Sierck. Mais ou dit qu'elle est
glissante comme du marbre et fort difficile à tailler.
Ne serait-il donc pas possible de trouver des ouvriers
assez habiles pour tailler cette pierre noire en petits
morceaux comme celle de Sierck. Et, dans ces petites
proportions, elle n'offrirait rien de glissant, rien de
dangereux pour les chevaux. Si, aujourd'hui, le pavé de
roche coûte 15 francs, supposons qu'en lui faisant subir
l'épreuve de trois ou quatre hivers avant de l'employer,
il revienne à 30 francs ; il en résultera alors une
économie d'un quart à peu près sur le pavé de Sierck,
l'immense avantage d'employer les ouvriers du pays et de
ne point envoyer notre argent hors du département. Sans
doute le pavage de Sierck est fort bon ; je veux même
reconnaître qu'il est supérieur à celui que je propose ;
mais de combien est-il supérieur ? et cette supériorité
compense-t-elle son prix plus élevé ? compense-t-elle
surtout la perte que le pays éprouve en envoyant son
argent hors du département ? J'en doute très-fort ou
plutôt je suis persuadé du contraire : les archives de
la municipalité en doivent faire foi.
(6) Evidemment, les fortes populations sont attractives
des petites et tendent toujours à s'augmenter aux dépens
de ces dernières : les chemins de fer seront encore un
auxiliaire puissant ajouté à cette qualité attractive.
Mais peut-on croire que la France puisse jamais
consentir, en connaissance de cause, à s'annihiler au
regard de Paris ; qu'après avoir détruit, en un jour de
triomphe, la Bastille, qui ne servait qu'à la répression
de la liberté individuelle, elle approuve Paris avec
l'établissement de forts et de fortifications qui
pourront un jour servir à la répression de la liberté
nationale ? La confiance et le respect que peut inspirer
le chef actuel de l'état, ne sont pas une garantie
contre ses successeurs dans la suite des temps. Nous
croyons donc que c'est faire acte de patriotisme, même
de dévouement à la dynastie régnante, en publiant le
présent écrit ; car nous ne connaissons personne qui,
plus que nous, craigne les révolutions. |