| Les chemins de fer 
						seront ruineux pour la France - 1842 Pourquoi le 
						Paris-Strasbourg ne passe-t-il pas par Blâmont ? Dans son
						Histoire du Blâmontois dans les 
						temps modernes, l'abbé Dedenon donne l'explication 
						suivante :Dans sa séance du 29 août 1843, le Conseil général de la Meurthe estima qu'il convenait de remonter la Vesouze. La municipalité de Blâmont se hâta d'appuyer cet avis, en indiquant deux moyens de gagner Sarrebourg, à savoir : passer par Saint-Georges, ou par La Frimbole et Lorquin. Ce parcours, pourtant rationnel, fut rejeté pour des raisons inavouées. Des familles influentes de
Cirey, Blâmont et Bénaménil, craignirent, dit-on, le renchérissement du bois nécessaire à leurs industries; les paysans, ajoute-t-on encore, redoutèrent pour leurs récoltes la noire fumée des locomotives. Toujours est-il qu'à partir de
Marainviller, le tracé s'engagea dans une région maussade, pour atteindre Avricourt et Héming. Une halte était prévue seulement à
Avricourt. Une autre fut demandée pour Réchicourt, en 1851. La station d'Emberménil fut concédée plus tard, et celle de
Laneuveville-aux-Bois, vers 1895.
 Commencés en 1844, les travaux furent activement 
						poussés. [...]
 A ces éléments, il 
						convient d'ajouter le curieux argumentaire ci-dessous, 
						qui date précisément de l'époque où se décide la 
						construction de la voie et son tracé, et par lequel 
						l'avocat François-Jean-Baptiste Noël tente une ultime 
						fois de convaincre le conseil municipal de Nancy de 
						renoncer à tout projet de voies ferrées.Si la première lecture de ce plaidoyer fait aujourd'hui 
						sourire, on perçoit cependant, au milieu d'une 
						accumulation d'arguments excessifs, quelques remarques 
						pertinentes... qui ne sont pas sans rappeler des débats 
						plus modernes, sur l'établissement des autoroutes, ou 
						plus récemment encore sur l'autoroute de l'information 
						et du commerce qu'est internet.
 
 Les chemins 
						de fer seront ruineux pour la France et spécialement 
						pour les villes qu'ils traverserontPar F.-.J.-.B Noël
 avocat, notaire honoraire . membre correspondant des 
						sociétés royales académiques des antiquaires de France, 
						des sciences de Nancy, Metz, de l'institut historique de 
						la société d'émulation des Vosges.
 Ed. Nancy 1842.
 [notes renumerotées]
 [... ]
 De l'effet des chemins de fer sur les villes qui en 
						seront traversées.
 Nous venons de 
						traiter des chemins de fer en général et de la 
						centralisation qu'ils doivent augmenter dans Paris. Pour 
						compléter notre travail, il importe d'examiner l'effet 
						qu'ils produiront sur les villes qu'ils ne feront que 
						traverser. Il est naturel que nous choisissions la ville 
						que nous habitons, Nancy : c'est pour elle que M. 
						l'ingénieur Collignon a fait un savant travail ( Rapport 
						fait au conseil municipal de Nancy sur le tracé du 
						chemin de fer de Paris à Strasbourg. Nancy, 1841, 
						in-8°.) Mais nous devons faire observer qu'au fond cet 
						ouvrage a pour but de prouver que la ligne droite est la 
						plus courte et la "moins coûteuse à établir (1) ; que le 
						conseil municipal était absolument sans qualité pour 
						apprécier le mérite de cette production. M. Collignon 
						parle à la France, au ministère, aux chambres ; il croit 
						probablement que ce qui peut convenir à l'état doit 
						également convenir à Nancy.Le conseil a sans doute partagé cette opinion ; car, 
						après avoir donné à M. Collignon les éloges qu'il 
						méritait, il n'a pas dit un seul mot des avantages que 
						la ville de Nancy pourrait recevoir par la traversée 
						d'un chemin de fer, si ce n'est cependant qu'il a dit 
						que, ne pouvant aller de Paris à Strasbourg en un jour, 
						les voyageurs seraient obligés de coucher à Nancy. Cet 
						avantage, si c'en est un, qui peut à juste titre être 
						réclamé par la ville de Bar, laquelle se trouve à moitié 
						chemin, tandis que Nancy est aux deux tiers, a été 
						tout-à-fait abandonné au conseil général du département, 
						où des membres qui font partie du conseil municipal ont 
						établi qu'on pourrait en un jour aller de Paris à 
						Strasbourg; que ce ne pourrait être que dans les jours 
						courts de l'hiver qu'on serait obligé de s'arrêter pour 
						coucher en route.
 Ainsi, l'avantage que trouvaient certaines personnes au 
						conseil municipal, s'est tout-à-fait effacé pour 
						elles-mêmes au conseil général ; et là, il n'a été 
						nullement question des avantages que pouvait recueillir 
						le pays de cette nouvelle voie de communication.
 M. le préfet, dans sa circulaire aux communes du 
						département, en les engageant à souscrire, à faire des 
						sacrifices pour l'établissement du chemin de fer par 
						Nancy, leur dit que les avantages qui en résulteront 
						pour elles sont si nombreux, si évidents, qu'il 
						n'entreprendra pas de les énumérer. Cette circulaire fut 
						rendue publique; mais ce qui ne fut pas publié, c'est le 
						protocole imprimé qui fut envoyé aux communes, et 
						contenant la délibération motivée qu'elles devaient 
						prendre ; de manière qu'il n'y avait plus qu'à inscrire 
						la somme et à signer. Quelle attention pour messieurs 
						les conseillers municipaux, de leur éviter la peine de 
						penser par eux-mêmes sur ce qui leur est soumis ! comme 
						c'est présumer de leur docilité! Cependant, on a fait 
						savoir que quelques conseils municipaux, dont les 
						journaux ont publié les noms, n'avaient pas cru devoir 
						souscrire au protocole, et avaient, en conséquence, 
						refusé toute allocation de fonds. En les faisant 
						connaître, on a voulu jeter sur eux un blâme, comme 
						ayant refusé leur coopération a une chose éminemment 
						utile.
 Mais la question consiste exclusivement à connaître ces 
						avantages. Ne pas les indiquer, c'est juger la question 
						par la question, c'est mettre en principe ce qu'il 
						importait de démontrer.
 Le mandat de messieurs du conseil municipal, comme celui 
						de messieurs du conseil général, est de soigner 
						spécialement l'intérêt des localités qu'ils 
						représentent, et nullement les intérêts généraux de la 
						France. Pour ces derniers intérêts, nous nommons des 
						députés qui doivent s'en occuper, et qui fixent les 
						sacrifices que nous devons nous imposer dans l'intérêt 
						général.
 C'est, de la part de ces messieurs, avoir dépassé leurs 
						pouvoirs, méconnu la nature de leur mandat, que de 
						n'avoir pas indiqué en quoi leurs concitoyens 
						profiteraient des sacrifices qu'on leur imposait ; c'est 
						avoir manqué de déférence pour leurs mandants, que de 
						n'avoir pas cité un des avantages problématiques que 
						leur imagination enfantait dans le silence. Certes, ils 
						n'ont point entendu forcer leurs compatriotes à faire un 
						sacrifice sur l'autel de la patrie, encore moins à faire 
						don de leur industrie en faveur de la ville de Paris. Au 
						contraire, ceux de Nancy ont pensé, assure-t-on (car 
						rien ne l'indique dans leur délibération), que le 
						sacrifice de cinq cent mille francs, comme l'offre de 
						deux millions par le conseil général du département, 
						seraient compensés, et bien au-delà, par l'établissement 
						d'un chemin de fer. Et, s'ils ne sont point entrés dans 
						les explications dont nous déplorons l'absence, c'est 
						par finesse, par politique. En effet, on aurait 
						peut-être cru que le sacrifice n'était point en 
						proportion avec l'énormité des bénéfices, car le moindre 
						résultat à espérer était, suivant ces messieurs, de voir 
						notre population doublée. Voilà toutes les explications 
						que j'ai pu obtenir des personnes qui ont pris part à 
						ces délibérations. Et pourquoi notre population 
						serait-elle doublée ? Parce que les communications étant 
						rendues faciles, on ne doute pas qu'une foule d'amateurs 
						des beaux-arts ne vienne habiter Nancy, s'extasier à 
						l'aspect des nouvelles constructions établies dans son 
						sein, etc. C'est fort bien; que Dieu vous entende et 
						daigne réaliser votre espoir ! Pour nous, qui cherchons 
						quelque chose de plus positif, nous allons examiner quel 
						changement doivent apporter à Nancy des rails-ways qui 
						le relieraient à Paris, la distance devant être 
						parcourue en huit heures.
 D'abord, établissons en fait que maintenant Nancy 
						subsiste par lui-même, c'est-à-dire que l'industrie y 
						produit toutes les utilités, qu'on peut s'y procurer 
						même le plus grand confortable, sans rien faire venir 
						d'une autre ville; qu'elle possède deux grandes 
						manufactures de draps et plusieurs petites, une 
						filature, un tissage et des teintureries de coton, un 
						commerce prospère de broderie, plusieurs riches magasins 
						où se trouvent les tissus les plus précieux, beaucoup de 
						marchandes de modes, grand nombre d'établissements de 
						diligences et d'hôtels garnis pour recevoir les 
						voyageurs, une poste aux chevaux ayant plus de soixante 
						chevaux, un spectacle permanent, une garnison de deux 
						régiments, l'un de cavalerie, l'autre d'infanterie. Il 
						est vrai que, depuis un an, le prix des loyers baisse, 
						excepté ceux des rues les plus fréquentées ; que 
						plusieurs faillites ont fait éprouver de grandes pertes 
						au commerce ; mais, en examinant de près les causes de 
						ce désastre, on peut se convaincre qu'il faut les 
						attribuer à l'impéritie du commerçant plutôt qu'à la 
						nature de son commerce, puisque d'autres, dans le même 
						genre d'industrie, ont prospéré. Aujourd'hui, à Nancy, 
						tout individu valide peut trouver de l'ouvrage ; enfin, 
						le sol des environs de cette ville fournit en abondance 
						ce qui est nécessaire à la nourriture de ses habitants.
 Cet état de choses sera-t-il amélioré ou rendu pire par 
						l'établissement d'un chemin de fer liant directement 
						Nancy à Paris ? Cette communication établie, le poisson 
						de mer pourra nous arriver toute l'année et à bon 
						marché, avantage réel pour Nancy, mais perte pour le 
						département, qui contient de nombreux étangs, dont les 
						produits diminueront de prix. Cette perte sera peut-être 
						compensée par le départ pour la capitale du poisson fin, 
						comme la truite, la perche et le brochet. Ainsi, Nancy 
						aura à bon compte le poisson médiocre, et paiera fort 
						cher le poisson fin.
 Mais je compte comme chose avantageuse tout ce qui 
						favorise les gens pauvres au détriment des gens riches. 
						Le commerce de broderie, si important pour Nancy, sera 
						favorisé parce qu'un plus grand nombre de consommateurs 
						pourront se mettre en rapport avec les producteurs. Dans 
						l'état actuel de ce commerce, les brodeuses sont à la 
						merci des entrepreneurs, qui se disent manufacturiers. 
						Beaucoup de ces produits sont envoyés à l'étranger, même 
						au-delà des mers; mais la plus forte partie est expédiée 
						pour les magasins de Paris : de telle sorte que la 
						marchandise, avant d'être livrée au véritable 
						consommateur, a dû enrichir l'entreposeur de Nancy et le 
						magasinier de Paris ou des départements. Or, les chemins 
						de fer permettront ou faciliteront la suppression d'un 
						ou deux interposés entre le fabricateur réel et le 
						consommateur, ce qui, nécessairement, augmentera la 
						fabrication et son prix, et sera fort avantageux pour 
						les brodeuses, beaucoup moins, il est vrai, pour 
						messieurs les manufacturiers ; mais, je ne saurais trop 
						le répéter, ce qui favorise les masses aux dépens de 
						certains industriels, obtiendra toujours notre 
						approbation.
 Malheureusement tout semble indiquer la chute prochaine 
						de ce commerce : on ne porte plus autant de broderies, 
						et la mode des dentelles de coton faites au métier 
						semble devoir bientôt l'emporter sur les broderies. Si 
						ce malheur probable se réalise, l'avantage que nous 
						avons signalé se réduira à zéro. Quant aux manufactures 
						de draps et de cotonnades, aux filatures, aux 
						teintureries, ces industries, ne devant pas recevoir par 
						les chemins de fer les matières premières, ne devant pas 
						même se servir de ces chemins pour l'envoi de leurs 
						produits, elles ne peuvent profiter de cette nouvelle 
						voie de communication que sous le rapport des voyageurs, 
						qui auraient intérêt à acquérir leurs produits ou à 
						vendre des matières premières. Ce profit ou avantage 
						nous paraît fort incertain ; car le nombre actuel des 
						commis-voyageurs est très-considérable, et nous ne 
						croyons pas que le commerce puisse jamais désirer de le 
						voir s'augmenter. Mais il ne faut pas seulement que les 
						voyageurs atteignent les grandes villes traversées par 
						les rails-ways, il faut encore qu'ils puissent atteindre 
						les plus faibles populations disséminées hors de la 
						portée des chemins de fer. Or, lorsque l'établissement 
						des diligences et des postes sera anéanti ou ne 
						subsistera plus que par exception, ces voyages dans 
						l'intérieur deviendront bien plus coûteux qu'ils ne le 
						sont maintenant.
 Nous croyons donc que nos manufactures n'ont aucun 
						intérêt à désirer l'établissement d'un chemin de fer. 
						Nous avons en vain cherché les autres états ou positions 
						sociales qui pourraient profiter, ou auxquels, au moins, 
						les chemins de fer ne porteraient point préjudice. Les 
						avantages médiocres et incertains qu'ils peuvent 
						produire et que nous avons signalés, sont bien effacés 
						par les pertes qu'ils doivent immanquablement 
						occasionner.
 Les marchands magasiniers seront évidemment ruinés ; ce 
						genre de commerce ne sera plus possible que pour des 
						objets d'une faible valeur. Quand on pourra, sans 
						fatigue et en peu de temps, aller dans les lieux où se 
						trouvent de grands magasins ou de nombreuses 
						productions, on n'hésitera pas à s'y transporter pour y 
						choisir les objets désirés; on sera servi à meilleur 
						compte et l'on aura l'avantage du choix sur un grand 
						nombre d'articles. En conséquence, les magasins du pays 
						seront abandonnés. Et qu'on ne vienne pas dire que ce 
						sera la faute du magasinier, qui, objectera-t-on, n'a 
						pas assez de marchandises dans sa boutique : il faudrait 
						ne pas connaître les moindres conditions du commerce, 
						pour ne pas repousser cette insinuation comme dépourvue 
						de raison. Car une marchandise n'entre pas en magasin 
						qu'elle ne doive au marchand au moins 6 p. 0/0, employés 
						à payer la patente, la location des magasins et frais 
						d'établissement; encore, pour ne devoir que 6 p. 0/0, il 
						faut que le débit soit grand et prompt. Mais il faut, 
						avant tout, que la marchandise qu'on vend paie l'intérêt 
						du capital représenté par celle restée en magasin, et il 
						n'y a de bénéfice que ce qu'on peut obtenir au-delà de 
						ces deux obligations remplies. De telle sorte qu'en 
						province, pour qu'un magasin d'objets chers puisse être 
						convenablement garni de marchandises, il faut souvent 
						que le marchand gagne 50 p. 0/0, autrement il se ruine 
						ou il est obligé de diminuer la masse en magasin. Et 
						cela est très-vrai, surtout pour les objets de 
						nouveauté. Il n'en n'est pas de même dans les grandes 
						villes, où le débit est considérable, comme à Paris, où 
						un marchand en crédit renouvelle deux ou trois fois son 
						magasin dans un an, et peut, par conséquent, faire 
						fortune en prenant 10 à 12 p. 0/0, tandis que le 
						marchand de province, qui n'évacue pas son magasin en 
						deux ans, se ruine en prenant 50 p. 0/0.
 Ainsi, l'on ira acheter à Paris ou dans les grandes 
						villes ces objets précieux, comme les châles, les 
						bijoux, les étoffes et autres objets de grande valeur, 
						qui, n'étant ni volumineux ni d'un grand poids, seront 
						ramenés par les chemins de fer au domicile de 
						l'acheteur, et lui reviendront encore à un prix beaucoup 
						moins élevé que s'il les eût achetés dans les magasins 
						de la localité. S'il en est ainsi pour le consommateur 
						direct, il en sera de même, à plus forte raison, pour 
						les petits marchands qui s'approvisionnaient dans les 
						magasins de la province. Il ne sera donc plus possible 
						d'emmagasiner des marchandises de haut prix, dans aucun 
						lieu traversé par un chemin de fer. Quant à l'artisan 
						habile, il désertera les lieux où il ne trouvera pas de 
						bénéfices suffisants, et où, nonobstant l'éloignement, 
						il a pour concurrents les ouvriers de la capitale. C'est 
						donc là, c'est dans la capitale, qu'il lui conviendra 
						d'établir son industrie.
 Déjà les tailleurs de Paris viennent enlever les 
						pratiques des tailleurs de provinces. Cette concurrence 
						ne se bornera pas là, et les tailleuses perdront aussi 
						les leurs ; il en sera de même pour la marchande de 
						modes, car les gens élégants ou prétendus tels se 
						croient bien mieux habillés quand ils se sont fait vêtir 
						dans la capitale. En fait de modes, c'est Paris qui 
						donne le ton à toute la France. En vain il se trouverait 
						à Nancy des tailleurs ou des tailleuses plus habiles, à 
						meilleur prix qu'il ne s'en trouve à Paris, qu'on se 
						ferait encore habiller à Paris. Le chemin de fer 
						favorisera cette tendance, ce préjugé, si l'on veut. Les 
						gens malades iront plus facilement trouver les médecins 
						et les charlatans de Paris ; les gens qui veulent faire 
						part au public de leurs pensées, iront trouver les 
						imprimeurs et les correcteurs si habiles de Paris ; les 
						journaux des départements pourront être imprimés dans la 
						capitale. Le cuir, dit-on, vaut mieux à Paris qu'à Nancy 
						: bon nombre de personnes se feront chausser dans la 
						capitale.
 Ainsi, le chemin de fer nuira beaucoup aux médecins, aux 
						imprimeurs, aux tailleurs, aux tailleuses, aux bottiers, 
						et détruira absolument le commerce des modes, branches 
						d'industrie qui font vivre un grand nombre de personnes 
						à Nancy (2).
 Les messageries, au nombre de vingt, qui, tous les 
						jours, arrivent à Nancy et en partent, sur les routes de 
						Paris et Strasbourg, seront anéanties; les hôtels où 
						s'arrêtent les diligences comme ceux de l'Europe, des 
						Halles, du Commerce, s'ils ne sont totalement ruinés, du 
						moins en souffriront beaucoup. Ces hôtels seront 
						remplacés par un ou deux nouveaux établis près du 
						débarcadère, et il ne restera plus de diligences que 
						celles de Mirecourt, Epinal, Vézelise, Château-Salins et 
						Dieuze.
 La perte la plus forte qu'éprouvera Nancy, ce sera la 
						perte totale du roulage. On calcule qu'il passe à Nancy, 
						par année, trente mille voitures de roulage, 
						quatre-vingt-dix à cent mille chevaux, vingt-quatre 
						mille conducteurs. On estime qu'il passe sous la porte 
						Saint-Nicolas mille colliers par jour, ce qui comprend 
						non-seulement ceux du roulage, mais encore ceux qui 
						desservent les besoins journaliers de la ville. Tous ces 
						chevaux de roulage et de diligence prennent place à 
						l'écurie, les conducteurs à table, etc. A-t-on donc fait 
						le calcul de tous les intérêts attachés aux postes, aux 
						diligences, éleveurs de chevaux, charrons, carrossiers, 
						bourreliers, maréchaux, cochers, postillons, hôteliers, 
						marchands de fourrages, etc. ? L'industrie de beaucoup 
						de ces gens sera mise au néant.
 L'ébénisterie, qui occupe un grand nombre d'ouvriers, et 
						qui, sans être dans un état très-prospère, se soutient à 
						Nancy, ne pourra lutter contre l'ébénisterie de Paris. 
						Cette industrie tire de cette ville une grande partie du 
						bois qu'elle emploie; les ouvriers les plus habiles sont 
						évidemment dans la capitale.
 On ira donc choisir ses meubles à Paris, et on les fera 
						venir par le canal. Il en sera de même pour les 
						tapissiers. Ainsi, voilà deux genres d'industries 
						employant beaucoup de bras qui ne peuvent que perdre à 
						l'établissement du chemin de fer. Pour consoler les 
						tailleuses, on pourra bien leur dire : Faites-vous 
						brodeuses. Mais que dira-t-on aux tailleurs, aux 
						ébénistes, aux tapissiers, aux charrons, aux 
						bourreliers, aux maréchaux, aux postillons, aux 
						marchands magasiniers, aux horlogers, aux bijoutiers, 
						etc., etc. ? On dira aux uns : Faites-vous courtauds de 
						boutiques, vendez à l'aune ou à la livre; aux autres : 
						Contentez-vous de raccommoder les tourne-broches. Il 
						faudra aux uns et aux autres beaucoup de philosophie 
						pour agréer ces consolations.
 Quand les communications auront lieu avec la rapidité 
						que procurent les rails, on ne sentira plus la nécessité 
						d'avoir une troupe d'acteurs en permanence; les 
						personnes riches pourront partir le matin pour assister, 
						le soir, à un spectacle de la capitale, et celui de la 
						province sera dédaigné. Il est donc possible, et même 
						probable que le spectacle de Nancy ne sera plus servi 
						que, comme le spectacle de Meaux, par des sociétés 
						d'artistes ambulants, dont le siège sera Paris.
 Un des effets du chemin de fer sera de priver Nancy de 
						sa garnison, en faveur de laquelle le conseil municipal, 
						sur la demande du ministre, aurait fait un sacrifice de 
						60,000 fr. pour l'augmentation des casernes de cavalerie 
						; car, dans les considérants qu'on fait valoir pour 
						l'établissement de ces nouvelles voies de communication, 
						on dit qu'elles permettront, en temps de paix, de 
						diminuer de beaucoup la composition de l'armée, de 
						réduire les garnisons à la garde des places fortes, des 
						frontières de la capitale et des forts de Paris, parce 
						que, pour les cas extraordinaires qui nécessiteront la 
						présence de la force publique, on pourra promptement de 
						Paris, devenu le centre de l'armée, expédier des forces 
						imposantes pour rétablir la tranquillité là où elle 
						aurait pu être troublée, et les faire revenir lorsque la 
						tranquillité serait rétablie.
 Nancy n'ayant aucune fortification à garder, ni matériel 
						appartenant à l'état, et n'étant plus qu'à huit heures 
						de distance de Paris, se trouve parfaitement dans la 
						catégorie indiquée. Ainsi, en temps de paix, Nancy 
						n'aura de garnison que par l'effet d'une faveur 
						très-spéciale, faveur qui peut lui être retirée par un 
						changement de ministère ; tandis que cette ville, sans 
						chemin de fer, près des frontières, et à douze jours de 
						marche de Paris, ne peut pas, ne doit pas être privée 
						d'une garnison importante ; mais au contraire, en cas de 
						guerre, être pourvue d'une garnison nombreuse, qui lui 
						parviendra par tous les moyens dont le gouvernement 
						dispose.
 D'après le nouveau système de guerre, on ne fait plus de 
						sièges; les armées se heurtent en masse, donnent de 
						grandes batailles, et on envahit le pays, qu'on 
						subjugue, qu'on révolutionne au besoin.
 Nancy deviendra le pivot de l'armée destinée à résister 
						à tout envahissement entre Metz et Strasbourg, dans les 
						cas de guerre contre l'Allemagne. Nancy sera changée en 
						une vaste caserne ; au cas fâcheux de revers, l'armée se 
						retirera sur Paris, après avoir, au préalable, enlevé, 
						soit par le chemin de fer, soit par le canal, tous les 
						approvisionnements possibles qui seront indispensables 
						pour mettre la capitale en état de défense et pourvoir à 
						sa nourriture ; ensuite Nancy sera occupée par l'ennemi, 
						qui sera d'autant plus implacable que les habitants 
						seront dépourvus des moyens de le nourrir.
 Il est donc prouvé pour nous que le chemin de fer par 
						Nancy, en temps de paix, nuira à l'industrie de cette 
						ville, et que, pour le cas de guerre, il peut 
						compromettre l'existence même de la cité.
 Des partisans de ces nouvelles voies de communication 
						disent que Nancy deviendra un centre commercial. De quel 
						commerce? D'un commerce à venir, que, sans doute, la 
						Providence nous enverra? La divine Providence n'a jamais 
						rien eu de commun avec les gens imprévoyants. Ce langage 
						est absurde ! Nancy ne sera pas même un centre 
						d'entrepôt ; elle restera bien centrale entre Laxou et 
						Malzéville, mais elle aura tout-à-fait cessé de l'être à 
						l'égard des villes voisines. Les Vosges, qui nous 
						expédiaient des planches en dépôt, ne nous en 
						expédieront plus, trouvant le canal à Saint-Nicolas ; 
						là, les planches quitteront le cours de la Meurthe, pour 
						être confiées au canal, avec d'autant plus de raison que 
						la navigation de la Meurthe doit être entravée, entre 
						Nancy et Saint-Nicolas, par un aqueduc qui portera le 
						canal. Les voyageurs qui nous arrivaient de Mulhouse, de 
						Colmar, de Bâle, rencontrant le chemin de fer à 
						Lunéville, devront s'arrêter dans cette dernière ville; 
						les marchandises qui arrivent des mêmes villes, 
						rencontrant le canal à trois ou quatre lieues en avant 
						de Nancy, s'arrêteront à la rencontre du canal. Nous ne 
						sommes point assez aimables pour que les commerçants, 
						qui calculent leur bénéfice par centimes, soient engagés 
						à faire quatre ou cinq lieues de plus afin de venir nous 
						trouver. Les gens de Blâmont, de Dieuze, de Lunéville, 
						de Pont-à-Mousson, qui venaient à Nancy prendre les 
						diligences de Paris, n'y viendront plus : sur les wagons 
						comme sur les canaux il y a toujours place. Les gens de 
						Dieuze, de Vic, de Blâmont trouveront beaucoup plus près 
						d'eux ces nouvelles voies de communication ; ceux de 
						Pont-à-Mousson qui voudront aller à Paris, iront les 
						trouver à Toul ; ceux de Metz, à Bar ou Toul. Notre 
						ville, au lieu d'être centrale, sera donc isolée, et 
						perdra les rapports qu'elle a aujourd'hui avec les 
						villes voisines; il n'arrivera plus à Nancy que les 
						marchandises nécessaires à sa consommation (3).
 C'est une supposition tout-à-fait gratuite, dénuée de 
						toute vraisemblance, que celle qui tendrait à inférer 
						que cette nouvelle voie de communication augmentera la 
						population de la ville, en engageant les étrangers à se 
						fixer dans son sein. Mais, entre Paris et Strasbourg, il 
						n'est point de stations, de villages ou de villes qu'on 
						ne puisse préférer à Nancy, où les octrois sont au prix 
						le plus élevé, où l'administration est la moins 
						protectrice des administrés, elle qui prétend avoir des 
						privilèges qui lui permettent de surtaxer les 
						concessions faites antérieurement ou de les révoquer 
						suivant son intérêt; où il semblerait qu'on se fait un 
						plaisir de faire revivre toutes les anciennes pénalités 
						avec augmentation d'amendes ; où les infractions des 
						habitants peuvent être calculées comme un revenu de la 
						ville; où, dans une semaine, plus de deux cents 
						jugements de simple police ont été prononcés ; où enfin 
						l'éperon de la police municipale se fait plus sentir que 
						sa protection tutélaire. Cependant la ville a déjà eu 
						l'expérience des conséquences qui résultent pour elle de 
						la moindre augmentation dans les charges qui peuvent 
						frapper les particuliers (4).
 L'établissement d'un seul cimetière pour toute la ville 
						fera déserter les quartiers et les faubourgs qui y 
						conduisent.
 Nancy et Dijon passaient autrefois pour être les deux 
						villes de France les mieux pavées; aujourd'hui, les rues 
						de Nancy, pavées en cailloux, ne sont convenables qu'à 
						la fréquentation des gens en sabots ou en équipages. 
						J'ai vu une Parisienne, à la descente de la voiture, 
						retirer son pied, comme s'il eût posé sur un chardon ou 
						sur de l'eau bouillante, regarder de son équipage le 
						pavé, et reconnaître avec étonnement qu'un caillou 
						pointu l'avait blessée ; et quand on lui apprit que 
						plusieurs rues de la ville étaient ainsi pavées, elle 
						dit : Mon Dieu ! c'est donc ici un calvaire, un chemin 
						de la croix. Alors se signant et se résignant, elle 
						sortit de voiture (5).
 C'est en vain qu'on voudrait présenter la ville comme 
						devant s'augmenter en population par l'existence du 
						chemin de fer.
 Nous croyons, nous, qu'avec le chemin de fer, et les 
						principes fâcheux de notre administration aidant, nous 
						perdrons, en dix années, peut-être un quart de notre 
						population.
 Mais l'effet de ces nouvelles voies de communication sur 
						une ville qui en est traversée, doit être bien connu. 
						Les chemins de fer ne sont nouveaux qu'en France. Qu'on 
						fasse une enquête pour connaître les avantages obtenus 
						par les villes qui en sont traversées en Belgique, en 
						Angleterre, en Allemagne, même en France; qu'on 
						s'informe à Versailles et à St.-Germain. Cependant ils 
						ont procuré à ces dernières villes l'avantage de loger 
						beaucoup d'employés de Paris ; mais soustrayez cet 
						avantage spécial, et jugez. Voyez si Colmar et 
						Schelestadt ne sont pas absorbées par Mulhouse ? Le 
						chemin de fer de Saint-Etienne traverse aussi deux 
						petites villes; ces villes y ont-elles gagné ? N'est-il 
						pas constant que leurs octrois ont rapporté beaucoup 
						moins depuis l'établissement de leurs chemins de fer ? 
						Est-il vrai qu'à Versailles, les marchands au détail, 
						les marchands de comestibles même se plaignent qu'on 
						rencontre dans les wagons des cuisinières de Versailles 
						ou de St.-Germain qui vont s'approvisionner à Paris (6) 
						? L'investigation que l'on doit faire sera 
						très-probablement favorable à mes opinions.
 N'est-ce point abuser de la légèreté française que 
						d'imposer aux contrées parcourues le paiement des deux 
						tiers des terrains qui seront absorbés par les nouvelles 
						voies? car elles ne peuvent procurer aux campagnes aucun 
						avantage, puisque les produits agricoles sont trop 
						lourds et trop volumineux pour être transportés par 
						elles, si ce n'est les oeufs, le beurre ou le lait ; 
						avantage peu considérable, qui nuira beaucoup aux villes 
						comme Nancy, en augmentant le prix de ces objets de 
						nécessité journalière, qui seront dirigés sur Paris ou 
						sur Strasbourg. Les campagnes seront aussi obligées de 
						payer les deux tiers du sol parcouru ; mais les chemins 
						de fer, en leur imposant des servitudes fort gênantes, 
						augmenteront de beaucoup la dépense des chemins 
						vicinaux, dont quelques-uns seront obligés de passer 
						dessous ou dessus les rails. Dans la campagne, leur 
						effet sera, comme celui des canaux, de distancer ou 
						éloigner, si vous voulez, des héritages qui avant 
						étaient contigus, lorsqu'on pouvait antérieurement aller 
						directement d'un champ à un autre. Alors on sera 
						peut-être obligé de faire une demi-lieue pour aller à ce 
						champ, parce qu'on sera dans la nécessité de passer sur 
						un pont ou par un tunnel, ou d'attendre, quand le sol 
						sera bien de niveau avec le chemin, que les barrières 
						soient ouvertes.
 [...]
 
 (1) M. Collignon établit l'économie de la 
						route directe sur ce qu'il y aura moins de souterrains à 
						construire que par la route indirecte, allant à Dijon. 
						Il est réellement très-édifiant de voir un ingénieur 
						français faire valoir l'économie; cet illustre corps des 
						ingénieurs français a acquis à bien juste titre la 
						réputation de construire solidement, mais non pas 
						économiquement : du moins il semblerait qu'en diverses 
						circonstances, l'économie soit sans influence sur leurs 
						déterminations. Nous en pourrions citer divers exemples 
						qui, selon nous, sont remarquables. Le canal de la Marne 
						au Rhin suit absolument le cours de la Moselle devant 
						Liverdun ; arrivée à ce point, la Moselle fait le tour 
						du rocher : rien sur le sol ne paraît s'opposer à ce que 
						le canal suive cet exemple ; et cependant on a perforé 
						le rocher pour y faire passer le canal, qui, après 
						l'avoir traversé, suit de nouveau la Moselle. Sous le 
						rocher, le canal n'est pas éloigné de trois cents mètres 
						de la rivière ; par une déviation de moins de deux cents 
						mètres, on aurait pu éviter la perforation. Nous ne 
						concevons pas comment M. le ministre des travaux 
						publics, qui a assisté à la bénédiction du souterrain, 
						n'a point fait ces remarques. Sur la pierre monumentale 
						qui, sans doute, a été posée lors de cette cérémonie, 
						les ingénieurs auraient dû, pour leur justification dans 
						la postérité, consigner les motifs qui les ont 
						déterminés à détourner le canal de la voie tracée par la 
						nature, pour le faire passer sous une montagne.
 Maintenant, dans la prairie de Tomblaine, on détourne le 
						cours de la Meurthe pour faire passer le canal en sa 
						place. L'opération sera longue : il faudra exhausser le 
						sol, combattre les infiltrations naturelles; et 
						cependant à coté se trouve un tertre vide qui semblerait 
						infiniment plus propice pour y creuser le canal, ce qui, 
						sûrement, occasionnerait beaucoup moins de dépenses. 
						Nous n'avons encore trouvé personne qui ait pu nous 
						expliquer, d'une manière qui nous parût intelligible, 
						les raisons qui ont déterminé à agir ainsi.
 N'est-ce pas encore d'après l'avis des ingénieurs ou des 
						architectes que le conseil municipal de la ville de 
						Nancy s'est déterminé à faire construire, sur un terrain 
						d'une petite étendue, un dépôt de mendicité, au lieu 
						d'acquérir à bas prix plusieurs propriétés bâties sur 
						des emplacements spacieux, et qu'on offrait de vendre 
						pour cette destination? On trouvait, dit-on, les 
						bâtiments trop considérables, mal distribués. Quoi ! 
						est-ce que pour un dépôt de mendicité, il faut des 
						antichambres et des salons ? Ces propriétés trop vastes 
						auraient pu revenir, appropriées, à 60,000 fr.; il en 
						coûtera 100,000 et plus pour construire dans une 
						enceinte très -resserrée. Les motifs déterminants sont 
						restés clos dans le conseil ; toutefois, s'il y a 
						économie, ce sera bien le cas de dire que le vrai n'est 
						quelquefois pas vraisemblable. Ne pourrait-on pas prier 
						messieurs les ingénieurs ou architectes de descendre des 
						sommités de leur science pour se mettre quelquefois un 
						peu plus a la portée de leurs compatriotes ?
 (2) On dit : les communications faciles sont en général 
						favorables au public, et en particulier au commerce. Ce 
						principe, vrai dans sa généralité, n'en est cependant 
						pas moins très-faux lorsqu'on veut l'appliquer à 
						certaines localités; car ces facilités favorisent les 
						déplacements, et, au fond, n'augmentent pas le commerce, 
						mais lui sont plutôt nuisibles. Ainsi que nous l'avons 
						déjà démontré, en donnant les moyens de substituer des 
						produits supérieurs ou à meilleur marché, on nuit 
						essentiellement aux propriétaires des produits 
						inférieurs et à tous ceux qui coopèrent à ces 
						productions, qu'elles soient naturelles ou 
						industrielles. Cela, je crois, est clair, et l'histoire 
						du commerce en Lorraine en donne une preuve 
						irréfragable. Il y a trois siècles que nous avions un 
						commerce très-florissant de gobelèterie et de verrerie. 
						Nos produits en ce genre étaient comparés à ceux de 
						Venise et de Bohême, et recherchés de l'Europe entière ; 
						nous fabriquions des tapisseries de laine et de siamoise 
						qui n'étaient point supérieures aux produits étrangers 
						de même genre, mais qui suffisaient au luxe de nos aïeux 
						et à celui de plusieurs provinces voisines, comme 
						l'Alsace et la Suisse où l'on trouve encore d'anciennes 
						tapisseries de Nancy. Il se tenait à Saint-Nicolas deux 
						foires par an, foires qui étaient européennes. Nous 
						avions alors l'entrepôt des échanges entre l'Allemagne 
						et la France. (Voyez mon cinquième mémoire sur 
						l'histoire de Lorraine, note 72). Sous Louis XIII roi de 
						France, vainqueur de la Lorraine, le cardinal de La 
						Valette fit piller et incendier Saint-Nicolas, ce qui 
						détruisit le commerce de cette ville. Plus tard, les 
						Français établirent des routes traversant la Lorraine 
						pour aller en Alsace. L'effet de cette nouvelle 
						communication porta un coup funeste à nos 
						correspondances commerciales avec l'Allemagne, et nous 
						perdîmes le commerce de nos tapisseries de laine ; la 
						gobelèterie allemande se répandit en France, en 
						concurrence avec la nôtre. A leur retour dans leur 
						souveraineté, les princes lorrains, pour protéger les 
						productions du pays, établirent des barrières, entrave 
						factice aux communications, qui portent maintenant le 
						nom de douane. Ils cherchèrent, mais sans succès, à 
						relever le commerce de Saint-Nicolas; et, sous leur 
						protection, les manufactures de chapeaux, de serge, de 
						siamoise, les tanneries et la fonte des-chandelles 
						furent très-florissantes. On peut voir dans les nombreux 
						mémoires sur la question : Faut-il supprimer les 
						barrières entre la France et la Lorraine ? qui furent 
						publiés sous le règne de Stanislas, qui succéda aux 
						princes lorrains, et même après la réunion de la 
						Lorraine à la France, quel était l'état de notre 
						commerce avant la révolution française. Cette révolution 
						ayant fait tomber les barrières, nous perdîmes le 
						commerce des serges, des siamoises, des chapeaux; nos 
						tanneries souffrirent beaucoup, mais il nous resta le 
						commerce des chandelles ; il s'éleva des manufactures de 
						draps et des manufactures très-prospères de tabac. Notre 
						commerce de chandelles est tombé par suite des 
						perfectionnements apportés par l'industrie dans 
						l'éclairage ; nous avons perdu nos manufactures de 
						tabac, par suite des lois rendues sous l'empire de 
						Napoléon; nous avons perdu une grande partie de nos 
						manufactures de draps, par suite du perfectionnement 
						apporté au roulage, et qui a permis aux manufacturiers 
						de Sedan ou d'Elbeuf de nous envoyer leurs produits, en 
						concurrence avec les nôtres ; et, de toutes nos 
						anciennes manufactures, il n'en reste plus qu'une seule, 
						celle des frères Goudchaux. Ainsi c'est au 
						perfectionnement des voies de communication que nous 
						devons la perte de notre commerce en tapisserie, en 
						serge, en siamoise, en chapeaux ; c'est à lui que nous 
						devons la diminution de notre commerce en verreries, en 
						draps, en cuirs, et la perte totale des entrepôts entre 
						la France et l'Allemagne. J'établis ces faits, non pas 
						pour prouver qu'on a eu tort de supprimer les barrières 
						: les Lorrains, devenus Français, pouvaient être appelés 
						à faire un sacrifice à leur nouvelle patrie ; non pas 
						non plus pour prouver qu'on ne doive pas perfectionner 
						les voies de communications, mais pour démontrer que ce 
						perfectionnement, tout avantageux qu'il peut être pour 
						la masse en général, porte toujours préjudice à 
						certaines spécialité et qu'il est ridicule, si ce n'est 
						injuste, de vouloir faire payer ces changements aux 
						spécialités qui en souffrent. Un partisan fort zélé des 
						chemins de fer, auquel je contais cette histoire de 
						notre commerce et l'impossibilité de faire renaître de 
						nouvelles industries, me répondit avec fierté, par ce 
						vers de Voltaire :
 II s'en présentera, gardez-vous d'en douter.
 Mais quand Tancrède donnait cette assurance à Argire, il 
						parlait avec certitude, parce qu'il devait se présenter. 
						Avez-vous donc en poche une douzaine d'industries, comme 
						vous pouvez y avoir une douzaine de marionettes pour 
						amuser les badauds ? Dans ce cas, montrez-nous-les, et 
						tous débats entre nous cesseront ; mais mes plaintes 
						seront incessantes, tant que vous ne m'aurez pas fait 
						voir dans l'avenir les moyens de réparer les désastres 
						que vous allez nous occasionner.
 (3) Nancy est maintenant à son apogée : on y construit 
						de tous côtés de nouvelles maisons ; on ne rencontre 
						partout que chantiers, et en même temps les travaux du 
						canal se poursuivent avec assez d'activité. Les petites 
						auberges sont remplies d'ouvriers étrangers qui 
						coopèrent à ces divers travaux. Les particuliers, 
						frappés de l'idée que les nouvelles voies de 
						communication doivent contribuer à augmenter la 
						population de la ville, s'empressent de bâtir pour 
						fournir des logements aux nouveaux compatriotes qu'ils 
						attendent. Ils sont dans le délire d'une fièvre 
						d'espérance. Dans cet état de choses, il ne peut se 
						trouver de malheureux que les vieillards, les infirmes 
						ou les malades ; le reste de la population peut 
						facilement gagner sa vie. Partout on a besoin d'ouvriers 
						ou d'ouvrières, et cependant les demandes des sociétés 
						charitables, des bureaux de bienfaisance sont 
						incessantes. La meilleure manière de soulager 
						l'infortune est de procurer du travail, et ce travail se 
						trouve facilement : il n'y a que le fainéant qui soit 
						sans ouvrage, que l'homme sans conduite qui puisse 
						laisser ses enfants dans le besoin, et l'on ne doit 
						aucune protection à ces derniers. Comment ferons-nous 
						donc pour satisfaire aux besoins du peuple quand tous 
						ces travaux seront terminés ? Tous les ouvriers employés 
						maintenant et qui seront sans ouvrage deviendront-ils 
						des rentiers ? A la vérité, on leur bâtit maintenant un 
						dépôt de mendicité; mais cet établissement, conçu dans 
						des proportions mesquines et peu philanthropiques, sera 
						bien loin de suffire, car beaucoup tomberont dans le 
						paupérisme le plus absolu. Quant aux constructeurs des 
						nouveaux établissements, ils ne seront plus malades de 
						la fièvre d'espérance; ils pourront se promener dans 
						leurs nombreux appartements, et, de là, peut-être, se 
						divertir à voir passer sur le chemin de fer les 
						voyageurs qui vont se promener à Paris, ou les 
						marchandises qui parcourent le canal pour aller au loin 
						alimenter quelques manufactures.
 (4) En 1815, le conseil municipal crut devoir exprimer, 
						par des fêtes très-dispendieuses, le plaisir qu'il 
						éprouvait de recevoir Mgr le comte d'Artois et son fils. 
						Il n'imagina rien de mieux, pour couvrir les dépenses, 
						que d'augmenter l'octroi, et en outre de frapper les 
						marchandises coloniales d'un droit de 0,10 c. par 
						kilogramme. Le résultat de cette mesure fut 
						l'établissement d'une contrebande telle que les 
						perceptions de l'octroi furent diminuées. Nancy perdit 
						son commerce d'épicerie avec Mirecourt et Vézelise, qui 
						firent venir directement les marchandises de Paris. 
						Château-Salins, Vic, Dieuze, Toul, qui 
						s'approvisionnaient à Nancy, allèrent s'approvisionner à 
						Metz. L'année suivante, le recensement de la ville 
						accusait plus de trois cents familles de moins.
 (5) II existe sur le pavage de la ville de Nancy 
						plusieurs règlements qui doivent se trouver dans les 
						archives de la ville. Nous connaissons l'existence de 
						ceux des 6 mai 1680, 22 juin 1682, 16 novembre 1711. 
						Nous avons eu en main une ordonnance de M. Marcol, 
						imprimée en placard, mais que nous ne pouvons retrouver 
						; les successeurs de M. Marcol, comme 
						lieutenants-généraux de police, en ont sans doute rendu 
						plusieurs aussi. Ces ordonnances et les traditions nous 
						apprennent que les pavés devaient être de pierres non 
						gelisses; qu'il y avait un inspecteur ayant charge 
						particulière de veiller à ce qu'aucune pierre gelisse 
						n'entrât dans la confection des pavés ; que ceux-ci 
						devaient avoir de onze à douze pouces de haut, et 
						devaient être taxés à 12 francs la toise (12 fr. 
						barrois, ce qui fait moins de 6 fr. 450 c. de notre 
						monnaie actuelle.) Pour faire recevoir les pavés comme 
						non gelis, ils devaient être extraits de la carrière et 
						taillés deux ou trois ans avant d'être employés ; le 
						dépôt en était au haut de la côte de Toul, derrière 
						Buthegnémont. On voit encore dans cet endroit des amas 
						considérables de fragments de pierres, qui l'ont fait 
						nommer les Petites-Côtes. Les pierres qui, dans ce lieu 
						élevé où le froid est intense, avaient passé trois ou 
						quatre hivers, et résistaient aux coups de marteau sans 
						se fêler, étaient réputées non gelisses et employées 
						comme telles aux pavés. A la masse considérable de 
						débris qu'on trouve encore sur cette côte, on doit juger 
						que beaucoup de ces pierres étaient mises au rebut. On 
						exigeait que les pierres eussent à peu près la même 
						hauteur de onze à douze pouces, parce que la solidité 
						d'un pavé ne dépend pas seulement de celle de la pierre, 
						mais qu'il faut encore que son ensemble se maintienne 
						comme une voûte et soit posé sur un terrain ferme, 
						lequel se trouve moins fatigué lorsque les queues des 
						pavés, rendues égales, empêchent les enfoncements de se 
						former. On exigeait encore que la superficie des pavés 
						offrît comme un parallélogramme de dix à douze pouces 
						sur six à huit environ, et qu'ils fussent tous de la 
						même dimension. Il était défendu d'y jeter du sable 
						avant que l'inspecteur eût vérifié si l'ouvrage pouvait 
						être reçu. Ainsi étaient construits nos pavés avant 
						notre première révolution, et, dans cet état, ils ont 
						duré fort long-temps : on a été plus de quarante ans 
						sans repaver une rue ; il y en a même qui ne l'ont été 
						qu'une fois, en 1682. Il existe encore des pavés noirs 
						dans la Grande-Rue (ville-vieille), qui ont près de 
						quatre cents ans. Et qu'on ne vienne pas dire 
						qu'autrefois les pavés n'étaient point fatigués comme 
						aujourd'hui par les voitures. A la vérité, il n'y avait 
						point, à cette époque, de roulage comme aujourd'hui ; 
						mais ces voitures de roulage suivent la grande route, 
						dont l'entretien doit être à la charge de l'état et non 
						de la ville. Le surplus des rues devait être autrefois 
						plus fatigué qu'aujourd'hui, par le grand nombre 
						d'équipages fort lourds qui appartenaient à la riche 
						noblesse d'alors, très-nombreuse à Nancy. Lorsque, faute 
						d'entretien et de prévoyance, nos pavés furent arrivés à 
						un état de dégradation insupportable, il fallut bien 
						pourvoir au repavage de la ville.
 Soit par économie, soit qu'on fût pressé, soit enfin 
						qu'on ignorât les traditions ou l'expérience du passé, 
						des individus du conseil d'alors, dont les connaissances 
						en sable et en pierres sont aussi positives que deux et 
						deux font quatre, ont affirmé que nos pavés d'autrefois 
						ne valaient rien, n'avaient jamais rien valu, et, sous 
						l'influence de leur haute science, ils ont été remplacés 
						par du cailloutage. On pensait alors que ce nouveau 
						procédé devait être une chose admirable, non-seulement 
						par sa solidité, mais encore par son économie, et l'on 
						croyait sans doute que la postérité en devrait une 
						reconnaissance éternelle à ses auteurs, car, lors du 
						premier cailloutage, qui eut lieu en 1823 ou 1824, dans 
						la rue de la Poissonnerie, on crut devoir, dans un beau 
						compartiment, mettre le nom de M. le maire de la ville 
						et la date. C'est justement dans cette rue qu'eut lieu 
						la descente de voiture de la Parisienne dont nous avons 
						cité l'anecdote. Ce fait et quelques autres 
						plaisanteries firent sentir au maire d'alors qu'il 
						devait chercher ailleurs l'illustration de son 
						administration ; il eut donc la bonne pensée de faire 
						détruire l'inscription qu'on avait imaginée en son 
						honneur. Enfin, les cailloux passèrent de mode au 
						conseil ; mais, comme le perfectionnement veut des 
						innovations, qu'il y a des personnes qui demandent du 
						nouveau, n'en fût-il plus au monde, que d'autres se 
						croiraient humiliés de faire comme leurs pères, on 
						décida qu'on emploierait de la pierre de Sierck, dont on 
						se sert pour paver la ville de Metz. A la vérité, cela 
						revient fort cher à la ville, raison de plus peut-être 
						pour le trouver excellent. La ville de Metz s'en sert 
						avec avantage depuis une trentaine d'années, mais cette 
						ville est plus près de la carrière de dix lieues, et 
						elle peut faire venir ces pavés par eau. Peut-être la 
						ville de Metz n'a-t-elle pas sur son territoire ou dans 
						ses environs les ressources qu'offre Nancy. Il est 
						certain qu'il y a un siècle, notre ville était bien et 
						solidement pavée par les procédés que j'ai indiqués ; 
						que, près de Nancy, il y a de la bonne pierre de roche ; 
						qu'à moins de deux lieues, il y a de la pierre noire 
						aussi dure que celle de Sierck. Mais ou dit qu'elle est 
						glissante comme du marbre et fort difficile à tailler. 
						Ne serait-il donc pas possible de trouver des ouvriers 
						assez habiles pour tailler cette pierre noire en petits 
						morceaux comme celle de Sierck. Et, dans ces petites 
						proportions, elle n'offrirait rien de glissant, rien de 
						dangereux pour les chevaux. Si, aujourd'hui, le pavé de 
						roche coûte 15 francs, supposons qu'en lui faisant subir 
						l'épreuve de trois ou quatre hivers avant de l'employer, 
						il revienne à 30 francs ; il en résultera alors une 
						économie d'un quart à peu près sur le pavé de Sierck, 
						l'immense avantage d'employer les ouvriers du pays et de 
						ne point envoyer notre argent hors du département. Sans 
						doute le pavage de Sierck est fort bon ; je veux même 
						reconnaître qu'il est supérieur à celui que je propose ; 
						mais de combien est-il supérieur ? et cette supériorité 
						compense-t-elle son prix plus élevé ? compense-t-elle 
						surtout la perte que le pays éprouve en envoyant son 
						argent hors du département ? J'en doute très-fort ou 
						plutôt je suis persuadé du contraire : les archives de 
						la municipalité en doivent faire foi.
 (6) Evidemment, les fortes populations sont attractives 
						des petites et tendent toujours à s'augmenter aux dépens 
						de ces dernières : les chemins de fer seront encore un 
						auxiliaire puissant ajouté à cette qualité attractive. 
						Mais peut-on croire que la France puisse jamais 
						consentir, en connaissance de cause, à s'annihiler au 
						regard de Paris ; qu'après avoir détruit, en un jour de 
						triomphe, la Bastille, qui ne servait qu'à la répression 
						de la liberté individuelle, elle approuve Paris avec 
						l'établissement de forts et de fortifications qui 
						pourront un jour servir à la répression de la liberté 
						nationale ? La confiance et le respect que peut inspirer 
						le chef actuel de l'état, ne sont pas une garantie 
						contre ses successeurs dans la suite des temps. Nous 
						croyons donc que c'est faire acte de patriotisme, même 
						de dévouement à la dynastie régnante, en publiant le 
						présent écrit ; car nous ne connaissons personne qui, 
						plus que nous, craigne les révolutions.
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