Pages de guerre écrites
au jour le jour - 1915-1916
Pages de guerre écrites au jour le jour
Ed. Imprimerie Lorraine - Nancy
[N'ont pas été repris ici les seuls communiqués
officiels]
18 janvier 1915
Retour d'Otages
Cinquante-trois personnes d'Harbouey, emmenées comme
otages en Hesse, près de Darmstatt, viennent de rentrer
à Nancy par la Suisse. Harbouey est une commune du
canton de Blâmont (M.-et-M.).
Ces otages étaient partis de Darmstatt le 16 janvier.
21 février 1915
Ce qu'on dit et ce qu'on fait à Nancy
[...]
Jeudi 18 février. - Nancy semble devenue, depuis
quelques mois, non pas un Pandémonium de toutes les
langues, mais comme le centre et le refuge de tous les
idiomes et patois lorrains, si différents les uns des
autres.
Il y a des accents du terroir de Blâmont qui n'ont rien
de commun avec ceux des gens de Réméréville, de Nomeny,
du Sânon et de la Seille ; il y a des « pinchements »
bizarres qui font souvenir de Gogney ou de Barbas, et
d'adorables « traîneries » de diphtongues qui viennent
en ligne droite d'Armaucourt ou de Leyr, n'est-ce pâs
deun !
S'il fallait ortographier tous ces dialectes et ces
prononcements étranges, ce serait vraiment difficile,
sinon impossible. Et par nos rues, ce sont des
conversations donc moul hâyantes, des grimouleries à la
p'tite du gros Jules qu'est donc si nice, que jamais d'
la vie.
Toute une vie est sortie de nos vieux villages
lorrains... une vie ancestrale avec des coutumes
millénaires... et comme tous ces bons pays semblent
enguinchés et tournisses sur le pavé de Nancy, ayant
perdu bêtes et biens, et leur tant vieille maison et
tout leur « chez eux ! »
Il faut les voir, là-bas, dans ces deux casernes
nancéiennes : Molitor (du 79e) et Drouot (artillerie à
Brichambeau), casernes muées rapidement en deux grands
villages lorrains.
C'est dans chacune une pleine gironnée : des gens par
milliers venus là, de tous les points du département,
n'ayant plus ni feu ni lieu, et pourtant accueillis avec
tant de charité, entretenus avec tant de bonté, mais ne
cessant de râminer quand même sur leurs misères et leur
affreuse détresse qui finiront Dieu sait quand ?
Ces deux grands villages pourraient s'appeler Franciade
e Lotharingie ; ils ont directeurs, économes, curés,
gardes policiers, infirmiers et dames de charité,
docteurs infatigables, instituteurs et dévouées
institutrices. On y vient au monde, on y vit, on y meurt
aussi. dans l'attente du retour au cher pays des
ancêtres, retour qui tarde bien et qu'on appelle de tous
ses voeux.
27 février 1915
Au pilori.
On a pu connaître les noms de quelques officiers qui se
sont signalés par leurs cruautés raffinées en Lorraine.
A Gerbeviller, l'incendiaire de la coquette cité,
l'assassin de 40 à 50 enfants, femmes et vieillards, est
le général von Beeren, commandant des troupes
bavaroises. A Emberménil, c'est le colonel von Valade
qui fit fusiller une femme et un petit garçon ; une
section ayant refusé d'exécuter l'ordre, ce fut une
section de la 2e compagnie du 1er bataillon, commandée
par le sous-lieutenant Willig, qui consomma le crime. Le
sous-lieutenant a d'ailleurs déclaré que ce jour était
le plus pénible de sa vie.
[...]
A Cirey-sur-Vezouze
Dès l'entrée des Allemands à Cirey, le pillage des
maisons et des usines fut méthodiquement organisé ; les
cotons bruts et teints, en particulier, des dépôts de la
Société Cotonnière Lorraine, furent rapidement
transportés en lieu sûr; le matériel mécanique fut
déménagé non moins rapidement ; les dynamos, les
turbines, les milliers de planches débitées par les
scieries, les mobiliers saisis chez les particuliers,
les stocks de houille, tout prit la même route. En
décembre, le commandant allemand mobilisa les jeunes
gens des classes 1914 et 1915 et les dirigea sur Dieuze.
Les nouvelles apportées des localités voisines sont
rassurantes ; les villages de Tanconville et de
Frémonville, en particulier, n'ont pas souffert.
25 avril 1915
A Blâmont
Les Allemands continuent de renvoyer « les bouches
inutiles » des régions envahies. La semaine dernière est
arrivé à Lyon Un convoi de 300 habitants de Blâmont qui
vivaient sous la domination allemande depuis le mois
d'août.
La plupart des rapatriés étaient des femmes et des
vieillards. Il y avait 77 enfants. Tous ont été reçus
chaleureusement à la gare de Lyon, d'où ils ont été
dirigés vers Villefranche, Anse, Ornas,
Belleville-sur-Saône, où ils vivront jusqu'à la fin de
l'occupation de leur pays.
A Emberménil
Le communiqué du grand quartier général allemand, daté
du 23 avril, nous informe que « la localité d'Emberménil,
à l'ouest d'Avricourt, prise par nous et qui a été
incendiée hier par les obus français, a été évacuée par
nos avant-postes. Nous tenons les hauteurs au nord et au
sud de cette localité ».
9 mars 1915
Vendredi 7 mai. - Les « évacués » de Blâmont qui
viennent de rentrer à Nancy par la Suisse et la Savoie,
nous en racontent une bien bonne.
Il paraît que les Allemands ont « dressé » (c'est le
mot) des femmes pour de certaines fouilles et
opérations, pratiquées seulement jusqu'alors dans les
mines de diamants de l'Afrique du Sud... mais devenues
d'un usage courant dans les camps de concentration de
nos otages français.
Il faudrait la plume trop gauloise de Rabelais pour
décrire ces manoeuvres, dirai-je nasales, et cette
recherche insatiable des pièces d'or, dissimulées
hâtivement dans les endroits les plus secrets. Auri
sacra fames, disait Horace !
Ces « limiers » d'un nouveau genre font, paraît-il, de
fructueuses campagnes. C'est ignoble à tous points de
vue.
9 mai 1915
A Ogéviller,
Dimanche, vers 3 heures de l'après-midi, les Allemands
ont bombardé le village d'Ogéviller. La femme d'un
brigadier des douanes fut tuée ; une autre fut blessée.
13 juin 1915
A L'ÉCOLE
Morts
BALAND (Paul), instituteur à Fréménil, sergent de
chasseurs à pied, tombé à l'attaque d'une tranchée, le
19 septembre.
1er juillet 1915
Les Récoltes
Un lecteur du Petit Parisien, qui a combattu dans nos
régions, lui écrit :
« Je suis à l'heure actuelle dans la région de Baccarat,
Montigny et Ancerviller. Aux environs de ces communes
s'étendent à perte de vue des champs de blé magnifiques
qui vont être perdus si la troupe ne les fauche pas !
« Les greniers de Montigny contiennent encore des
quantités de blé non battu provenant de la récolte de
l'an dernier. Ceux d'Ancerviller regorgent de blé en
grain. Le tout sera perdu si on n'intervient à prompte
échéance.
« Pourquoi l'intendance ne ferait-elle pas ramasser tout
cela, puisqu'il n'y a plus de civils dans la région. Ce
serait un approvisionnement considérable, d'autant plus
qu'on doit pouvoir constater ailleurs ce que j'ai
constaté dans mon coin. Et je vous assure que cela fait
mal au coeur de voir tant de blé se perdre ainsi, alors
qu'il serait si facile à l'intendance de le faire
enlever par les troupes et transporter à l'arrière. »
5 juillet 1915
La Vie à Lunéville
Convoi de prisonniers.
Quelques convois de Boches faits prisonniers au cours
des combats d'Emberménil et de Leintrey, ont défilé dans
les rues de Lunéville ces jours derniers. C'étaient les
premiers Allemands que les Lunévillois voyaient depuis
l'occupation de septembre ; la plupart étaient de tout
jeunes gens. Comme le soleil était ardent (c'était au
milieu de la journée), une cinquantaine de prisonniers
furent alignés le long d'un mur, pour qu'ils jouissent
d'un peu d'ombre en attendant leur embarquement. Ils
crurent qu'on allait les fusiller, et l'inquiétude se
peignit sur leur visage. Mais cette tristesse se changea
bientôt en satisfaction lorsqu'on leur assura qu'il ne
leur serait fait aucun mal et qu'on leur apporta une
bonne soupe et une boule de pain blanc.
11 juillet 1915
Jeudi 8 juillet. - Les morts vont vite par ces temps de
guerre. et les pages que nous leur consacrons dans cette
Revue, sont des Diptyques de gloire déjà bien chargés et
bien lourds.
[...] Aujourd'hui, c'est le tour de [...] l'abbé
Henry.[...]
Jean-Joseph-Hilaire-Edmond Henry, vicaire à la paroisse
Saint-Joseph de Nancy depuis dix ans, était né à Blémerey, en 1882.
Grand garçon simple et bon, un peu timide, mais
serviable à l'excès, dévoué à tous, fraternel vis-à-vis
des jeunes gens qui l'adoraient, prêtre très digne et
très zélé, l'abbé Henry était très aimé dans cette
paroisse qui le regrettera longtemps. Il part jeune,
comme tant d'autres, frappé sur le champ de bataille,
alors qu'il aurait pu rester à l'hôpital militaire de
Nancy dont il était l'aumônier titulaire.
Je le vois encore, avant son départ, avec sa barbe
blonde, faisant simplement ses adieux à ses amis et
disant cette parole profonde : « Je vais au devoir et à
la rédemption ! »
31 juillet 1915
Morts au champ d'honneur [...]
Amédée Jacquot, maire de Nonhigny, soldat au 41e
territorial, mort au champ d'honneur, le 24 juin 1915, à
l'âge de 40 ans.
17 août 1915
Notre terre lorraine vient de s'enrichir, hélas ! d'une
nouvelle tombe glorieuse. Le dessinateur de talent
Daniel de Losques vient d'être tué au cours d'une
mission en aéroplane et un avion allemand a lancé dans
les lignes françaises un papier disant : « De Losques et
son pilote se sont bravement battus. On les a enterrés à
Harbouey, près de Blâmont. »
Que notre terre leur soit légère !
25 janvier 1916
Mardi 25 Janvier 1916. - Le mois de janvier n'est pas
encore terminé, et déjà nous avons à enregistrer un
certain nombre de décès dans la population nancéienne et
dans le clergé du diocèse. Jeunes ou vieux, beaucoup
payent leur tribut à cette terrible guerre, à la suite
des grosses émotions que l'on ressent chaque jour et qui
finissent par avoir raison des plus fortes
constitutions.
Voici aujourd'hui deux jeunes prêtres du diocèse de
Nancy M. l'abbé Camille Rollinger, né en 1890 à Hussigny,
étudiant ecclésiastique depuis 1913 ; M. l'abbé Jules
Wibrotte, de Gézoncourt, ordonné prêtre en 1914. On
signale également la mort de deux prêtres bien connus et
qui ont rendu beaucoup dz services dans leur région : M.
le chanoine Théophile Guérard, né à Praye, en 1841,
ancien et distingué professeur au Collège de la
Malgrange, et curé de Saizerais depuis 1890 ; - M.
l'abbé Auguste Vernier, né à Blâmont en 1847, ancien
vicaire de Saint-Nicolas de Port, et curé de Tantonville
depuis 1878. M. Vernier était un excellent musicien,
doué d'une voix admirable et qui avait établi d'habiles
maîtrises partout où il a passé.
Ces morts, qui s'ajoutent à une quarantaine d'autres,
survenues depuis le début de la guerre - morts
naturelles ou tragiques (du fait des Allemands), portent
à cent le nombre des paroisses vacantes, officiellement,
sans parler de nombreuses paroisses dont les curés sont
mobilisés, sur le front ou dans les hôpitaux.
C'est toute une vie paroissiale qui est suspendue depuis
dix-huit mois, mais qui renaîtra après la guerre dans
des conditions toutes nouvelles. Ce sera un nouveau
monde assurément qui sortira des événements actuels et
des ruines épouvantables que la Kultur allemande a
semées par toute notre Lorraine.
19 juin 1916
Une victoire pangernaniste
Il a fallu quarante-cinq ans aux Pangermains pour
s'apercevoir que 56 villages de la Lorraine annexée
portaient encore des noms français. Mais le 1er mai
dernier, ceux-ci se mirent en devoir de réparer cet
oubli. Ils viennent de remporter une éclatante victoire
sur les autorités de ces localités, entre autres :
Avricourt, Novéant et Chambrey n'existent plus ; ils ont
édifié en leur lieu et place : Elfringen, Neuburg et
Kambrich. Heureusement, ces noms barbares n'auront
qu'une durée éphémère. |