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 Autrepierre : 
				restitution par un soldat allemand d'une statuette - 1917-1930 
 La Semaine Religieuse du Diocèse de Nancy & de Toul17 mai 1930 - n° 20 - p. 297
 
 Restitution par un soldat allemand 
				d'une statuette enlevée pendant la Grande Guerre
 Nous croyons intéresser les 
				lecteurs de la Semaine religieuse en publiant la lettre 
				suivante, récemment adressée à M. le Maire d'Autrepierre, en 
				même temps que la statuette enlevée.A. DEDENON.
 KLOTZCHE, près Dresden (Saxe), « le 5 janvier 1930. »
 « MONSIEUR LE MAIRE,
 « Je viens d'adresser à votre adresse, à Autrepierre, une statue 
				sculptée, représentant une madone. Permettez-moi que je vous 
				conte l'histoire de cet envoi.
 « Dans l'année 1917, j'étais situé, comme soldat allemand, dans 
				votre joli village d'Autrepierre. C'était la guerre ! Et le 
				village était déréglé et abîmé! Je me trouvais dans l'école, à 
				l'entrée du village, là où la chaussée conduit à Gondrexon.
 « Non loin du village, près de l'église, en face du presbytère, 
				se trouvait un tas de décombres de terre et de pierres. C'était 
				au mois de janvier; il faisait froid; le temps était humide et 
				désagréable. Parmi ces pierres et ces décombres, j'aperçus, un 
				jour, les couleurs rouge et bleu, bien effacées, en effet, d'une 
				petite statue sculptée, en bois. C'était l'image d'une Vierge. 
				Je pris cette image dans mes mains; sûrement, elle avait été 
				jetée par des mains sauvages au loin et gisait là, parmi de la 
				boue et des pierres.
 « Je pris la petite madone avec moi. Mais où la garder? Où la 
				cacher? Le presbytère était plein de soldats. Le lieu ne 
				paraissait pas sûr. Peut-être, l'église serait-elle plus 
				favorable pour sauver ma trouvaille? Mais aussi l'église ne me 
				paraissait pas être l'endroit voulu, pour déposer cette Vierge, 
				cette trouvaille sacrée.
 « Je me rappelle bien l'église d'Autrepierre. Elle a une belle 
				vitrine, représentant un Enfant Jésus taillant une croix. En 
				ouvrant la porte de l'église, l'intérieur se présentait à moi 
				dans une tranquillité morne et il me semblait que je ne devais 
				pas avancer dans ce silence morne et triste. Il me paraissait 
				entendre une voix qui me défendait, à moi, le soldat allemand, 
				de pénétrer. C'était la guerre !
 « Et je pris cette madone dans mes bras, en pensant aux croyants 
				qui avaient tant de fois cherché de la consolation de leur 
				peine, auprès de cette image. J'y pensais, comme homme de coeur 
				et comme philosophe. Et je me promis de garder cette madone avec 
				moi, jusqu'au moment de la renvoyer à son ancien lieu.
 « Un soldat porte tout son avoir sur son dos. Souvent, c'était 
				très fatigant de porter la statue dans mon sac. Bien souvent, 
				j'ai caché ma Vierge, dans la maison de Didier, aubergiste. 
				Autrefois derrière le crucifique, dans le village, qui porte 
				l'enseigne :
 Christophe Petit filset Catherine Agathe Simon, sa femme
 demeurant à Autrepierre. 1826
 « Je cachais ma trouvaille 
				dans les pierres et décombres, pour éviter les moqueries de mes 
				camarades.« Dans la nuit du 30 au 31 janvier 1917, une grenade française 
				éclata et détruit un coin de l'école. J'étais couché, à trois 
				mètres de cet endroit, et tout à côté, dans un coin, était 
				cachée la Vierge. Et je me promis de ne me séparer plus jamais 
				de ma statue sacrée, durant tout le temps que la guerre 
				durerait.
 « Au mois de juin, notre régiment quitta votre village. Où 
				irions-nous ? Personne ne le savait. Les fatigues de ces grandes 
				marches étaient grandes; mais la madone ne m'avait pas quitté. 
				Nous avons traversé à pied toute l'Allemagne. Nous avons passé 
				par Krakau, Prcémisl, Lemberg, Stry, et sont arrivé à la 
				Galicie. Alors, de retour à Lemberg, par la Polonésie à 
				Brest-Litowsk, dans la contrée de Baranowitschy, en Russie. Nos 
				menus de soldats devinrent bien maigres. J'avais déjà vendu ma 
				montre et mon canif, pour un morceau de pain (1918). A 
				Moldschutz, près Baranowistchy, un juif russe m'offrit de 
				l'argent et du pain; mais je refusais la Vierge. Et la statue 
				m'accompagna jusqu'à Novogorod-Sieviersk, dans l'Ukraine.
 « Le 1er septembre 1918, je fus envoyé à l'étape, étant père de 
				famille de six enfants. De nouveau, de longues marches, pendant 
				dix jours, traversant l'Allemagne et la Belgique jusqu'à 
				Kévaukams (frontière française, Condé, près Valenciennes).
 « Et nous reculons. Les Américains nous suivent. A Nivelles, je 
				n'en pouvais plus. Je jetais loin tous mes bagages. J'avais aux 
				pieds un soulier et une botte. Et la semelle de la botte était 
				attachés au pied avec une ficelle et un fil de fer.
 « Je n'avais maintenant qu'un seul bagage : ma Vierge 
				entortillée dans des chiffons. On marchait vers la patrie, 
				toujours à pied, de Blaton, en Belgique, jusqu'à Aachen, en 
				Allemagne (Aix-la-Chapelle).
 « Treize années se sont écoulées. Je vous remets la Vierge comme 
				je l'ai trouvée, parmi les décombres; il lui manque un bras et 
				une main. Je l'ai repeinte à l'huile, avec une affection tendre.
 « Monsieur le Maire ! J'ai une grande prière. Voulez-vous me 
				faire savoir, quand vous recevrez le colis, si vous avez reconnu 
				cette madone et si vous savez à qui elle appartient, qui était 
				le propriétaire, avant la guerre. Cela me serait une immense 
				joie de savoir que cette statue tant aimée soit posée à son lieu 
				ancien.
 « Et Autrepierre, comment est maintenant ce village ? Et 
				Gondrexon ? Je désire et j'espère que ces lieux si admirablement 
				situés ne portent plus les traces de la guerre affreuse et 
				damnée. Combien nous avons souffert chez nous et chez vous à 
				cause de cette guerre.
 Veuillez agréer, Monsieur le Maire, ainsi que les habitants de 
				votre village, mes sincères salutations. »
 Signature et adresse.
 
 L'image qui fut ainsi rendue, est une statuette de Marie avec le 
				divin Enfant, telle qu'en portaient jadis les congréganistes, au 
				cours des processions. Elle mesure environ quarante centimètres.
 Elle est du lieu, sans aucun doute, bien que personne ne se 
				souvienne l'avoir remarquée dans l'église, avant la guerre.
 Tout porte à croire qu'elle provient du presbytère; mais 
				l'ancien curé, M. l'abbé Elmerich, mort en 1924, n'est plus là 
				pour la reconnaître, et nul autre ne certifie l'avoir vue dans 
				son mobilier,
 Les péripéties qui ont marqué le long exode de la madone n'en 
				font pas précisément une Vierge miraculeuse; toutefois, elles 
				lui confèrent un intérêt peu banal. On peut ajouter foi au récit 
				du soldat allemand. Les détails locaux dont il a soin de 
				l'appuyer, sont exacts. L'attachement, le culte même qu'il a 
				montrés à cette image, parfois gênante, honorent sa conscience. 
				Il se dit homme de coeur et philosophe; il nous plairait 
				davantage de le savoir homme de foi et pieux serviteur d'une 
				Mère qui n'oublie jamais les attentions de ses enfants.
 Les habitants d'Autrepierre n'ont qu'à se réjouir de cette 
				restitution délicate, sinon importante, et inspirée par un 
				scrupule de bon aloi. Ils n'hésitent pas à envoyer, par dessus 
				les souvenirs amers, un signe de gratitude à l'auteur de ce 
				geste loyal et spontané. .
 Et, puisqu'il est question de statuettes, ils ne croient pas 
				amoindrir cet hommage, en exprimant le désir de voir revenir de 
				la même façon, neuf autres figurines, disparues aussi pendant la 
				guerre, qui faisaient à leur maître-autel ancien une 
				ornementation originale et tout à fait conforme à son style. Du 
				petit au grand, que de désirs encore avant d'effacer les 
				derniers vestiges de la guerre maudite par tous !
 Une image, qui unit tant de souvenirs à sa signification propre, 
				vaut d'être conservée avec un soin spécial, et sa place est 
				toute désignée dans l'église, au milieu des inscriptions qui 
				rappellent, les victimes de la guerre. En la voyant, chacun 
				songera à la prière, qui est toujours bonne à dire :
 Tu nos ab hoste protege
 et mortis horâ suscipe !
 A. DEDENON.
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