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Le baptême du feu - Août 1914
 


Ce récit de l'Almanach du Combattant de1937 débute par une erreur de date, puisque le 13 août, le 29ème régiment d'infanterie est au repos à Fontenoy la Joute. Ce n'est que le 14 août qu'il marche sur Herbéviller, puis de 11 h à 14 h 30 combat pour l'occupation de Domèvre, avant de se porter sur Verdenal dès 15 h30. Il déplore durant cette journée 20 tués, 46 blessés et 4 disparus. Le 29ème ne participe pas à l'attaque de nuit du 14/15 août sur Blâmont, hormis dans une opération conjointe avec le 13ème régiment sur le château Sainte-Marie, et passe la frontière à 15 h 30 à Ibigny/Richeval. Le 16 août, un tué, les 17 et 18 août, sans engagement.
On peut donc estimer que si ce récit n'est pas romancé, il se situe à une date beaucoup plus proche de la défaite de Sarrebourg.
 


L'Almanach du Combattant -1937


Le baptême du feu
(Devant Blamont, le 13 août 1914)

Le 13 août au soir nous vîmes les premiers cadavres : de pauvres soldats du 29e étendus parmi les moissons. Chacun s'arrête devant eux, considérant en silence ces visages plombés, livides dont les grands yeux semblent interroger le ciel et supplier.
On n'ose s'approcher ; une grande pitié unie à cette crainte qu'inspire le voisinage de la mort, s'empare de nous. On songe. Au loin le canon gronde. Le soleil de cette chaude journée d'août empourpre l'horizon. Là-bas, derrière les peupliers brisés, les maisons aux ruines fumantes, nous devinons la frontière, l'est, l'ennemi qui déjà pille, saccage et allume les incendies. Une colère sourde nous étreint à la gorge, à la vue de nos Morts, de nos blessés de cette pauvre terre de France une fois de plus cruellement meurtrie.
Demain nous saurons à qui parler...
Nous bivouaquons à l'orée d'un bois ; nous nous endormons à même le terrain. C'est la veillée des armes.
Le lendemain matin chacun s'apprête au combat. Chacun s'interroge avec une anxiété qu'il cherche à dissimuler. Est-ce mon dernier jour ? La mort m'épargnera-t-elle ? Comment serai-je blessé ? A la tête ? Au ventre ?
En avant, marche ! Le commandement interrompt nos méditations.
«  Qui vivra, verra ! » s'écrie un loustic.
«  Numérotez vos abatis »,raille un autre.
A notre grande surprise nous marchons dans le silence. Pas un uhlan à l'horizon, pas le moindre coup de fusil ne retentit à l'approche des bois ou de la crête des collines. Le Boche s'est enfui. Il a profité de la nuit pour repasser la frontière. Un vaste enthousiasme s'empare des troupes. Une fois de plus, hélas ! nous sommes la proie des illusions. Personne ne conçoit le piège qui nous est tendu. L'ennemi nous attire dans le camp retranché de Sarrebourg, où il a préparé des positions inexpugnables où sont accumulés depuis longtemps des moyens de destruction formidables.
La frontière est franchie vers midi. Le colonel dirige son cheval vers un des observatoires qui jalonnent la frontière. Sa silhouette se dresse fine et fière sur la crête de la colline. Il salue l'Alsace et la Lorraine et, d'une voix émue, prononce une vibrante allocution. Le régiment présente les armes.
Nous repartons, nous avançons prudemment, toujours sans rencontrer l'ennemi. Nous traversons deux villages ; les habitants, en général, nous accueillent avec une certaine réserve. On devine en eux des pressentiments ... ; les espions peut être sont aux aguets.
Notre compagnie passe la nuit dans les chaumières d'un hameau. On a barré les entrées avec des chariots et des herses. On s'abrite sous les hangars ou dans les maisons, toutes portes ouvertes. On s'endort tout équipé sous la garde des nombreuses sentinelles. L'ennemi, paraît-il, est tout proche, à quelques centaines de mètres. Depuis six heures du soir, il pleut à verse. Nous plaignons les camarades qui campent en plein air.
A cinq heures du matin, réveil et préparatifs.
«  C'est pour aujourd'hui ! » dit-on. La pluie a cessé. Nous contemplons un beau ciel, d'un bleu pur et profond. L'atmosphère est limpide, c'est la transparence parfaite des belles éclaircies après l'orage.
«  La visibilité sera parfaite », dit un officier.
Les compagnies prennent leur formation de combat et l'on s'avance en lignes déployées, laissant derrière soi le village que couronne la fumée légère et bleutée des vieilles cheminées lorraines. Devant nous s'étalent en pente douce d'opulentes moissons ; leurs teintes blondes vont se confondre au loin avec les roseaux de quelques étangs qui scintillent au soleil. Puis le terrain se relève pour former une colline. Au sommet se détache, immobile, la silhouette d'un homme à cheval. A la jumelle, on distingue un uhlan. L'ennemi est là.
En avant !
Nous pénétrons dans les grands blés. Ils sont imbibés, gorgés de pluie. Les épis nous caressent le visage et nos vêtements se remplissent d'eau. On croirait entrer dans les flots.
Les Bavarois, cachés derrière les étangs, nous saluent de leurs premières salves. Les balles sifflent, mais passent bien trop haut ; leur bruit aigre et continu rappelle le déchirement de la soie.
«  Couchez-vous ! » crient les officiers.
Pensez-vous ! Il n'y a pas de victimes. Personne n'écoute. D'aucuns, même, s'amusent de l'étrange musique des balles. Les canons lancent leurs premiers obus et les projectiles éclatent sur les maisons du village. Quelques toits éventrés laissent échapper une fumée jaune, opaque, d'où jaillissent flammes et étincelles, Vraisemblablement les Allemands veulent immobiliser les réserves et laisser s'aventurer, pour mieux les écraser, les quelques compagnies qui continuent leur marche avec une folle confiance. Nous progressons toujours. Les balles passent encore trop haut et les obus ne nous atteignent point.
«  Après tout, il n'y a pas trop de casse. Faut pas s'en faire », dit mon voisin.
Bercés ... ou plutôt enlevés par nos, illusions, nous prenons le pas de course, baïonnette hautes.
Là-bas, le uhlan finit par s'émouvoir et il disparaît derrière l'épaulement de la colline. Des balles sifflent à nos oreilles, et soudain, voici qu'un bruit déchirant, impératif, une sorte de sifflement rauque et violent nous surprend et nous fait sursauter. Avant d'avoir pu discerner la nature de ce choc brutal nous voyons des camarades tournoyer et tomber lourdement.
Premiers obus. Tir de barrage. Les éclatements se multiplient. Le coeur bat à tout rompre. Cependant personne ne perd la tête. Cette longue ligne bleue et rouge qui s'avance, se brise soudain, non pas pour la retraite ou la fuite, mais pour se transformer en pelotons compacts.
La marche en avant se poursuit. Electrisés, exaltés par le premier contact avec l'ennemi, nous courons plus rapidement que jamais. Que pensons-nous ? Personne ne saurait le dire. Une force aveugle nous précipite en avant. Les yeux sont fixes, hagards, la sueur coule sur les visages aux traits contractés. On ne raisonne plus. Foin des considérations très morales sur les vertus militaires ou la gloire des héros de l' An II ! Pas un d'entre nous ne songe à entonner :
Mourir pour la Patrie,
C'est le sort le plus beau ...
Mais nos sentiments de patriotisme, obscurs ou conscients, cachés ou proclamés, se sont pour ainsi dire condensés en une détermination farouche, une puissance de volonté portée à son paroxysme.
Pas un seul ne «  crâne », personne ne sourit à la mort. Le contraire ne se voit que dans les images d'Epinal. On tient à sa «  peau » comme les autres et l'on ne sacrifiera pas sa vie dans un geste inutile. Mais on a du «  cran », on ne «  flanche » pas, et malgré les vides qui se creusent dans les rangs, on va de l'avant.
Nous allons si loin que les pièces ennemies sont bientôt à portée de fusil et que nous nous trouvons sous le bombardement des 75. L'ordre survient alors de déployer les sections et de faire quelques pas en arrière.
«  Halte ! Couchez-vous ! »
On obéit sans contrainte. Epuisé par une course éperdue, sous le chargement complet, chacun se jette lourdement dans les sillons de la grande terre labourée que nous venons de conquérir.
Nous reprenons haleine. Notre ligne s'étend à mi-flanc, parallèlement à la crête de la colline. Les Allemands sont de l'autre côté, tout près. Derrière nous, plusieurs compagnies arrivent en soutien.
Elles progressent, divisées en groupes compacts, comme à la manoeuvre.
Avec quelle poignante émotion ne voyons-nous pas soudain une fumée blanche et jaune surgir d'une section, et l'explosion projeter de la terre, des morceaux de fusils, des képis ! La section se désagrège, s'éparpille, mais c'est pour se reformer, se regrouper en marchant contre l'ennemi, laissant derrière elle hélas ! de pauvres camarades affreusement blessés. On distingue là-bas, sur l'herbe, des taches bleues, rouges, blanches. Les unes restent immobiles ; là on creusera les premières tombes de la gigantesque tuerie qui commence ; d'autres taches s'animent, rampent, puis s'affaissent.
Nous restons une heure, dissimulés de notre mieux dans les sillons. Mais voilà qu'à notre gauche, à 500 mètres de là dans la direction d'un clocher, des obus commencent à éclater sur notre première ligne. C'est un tir d'enfilade. Nous voyons venir le danger. Répartis deux par deux, nous sommes étendus sur le terrain, sans abri, à la merci du moindre projectile. Les obus se rapprochent de nous ; ils tombent tantôt devant la ligne, tantôt derrière, et très souvent hélas ! sur la ligne elle-même. Le tir devient d'une précision étonnante.
«  Notre compte est clair », dit mon camarade de combat. Nous sommes, en effet, dans la situation des condamnés à mort. Implacablement, mathématiquement le tir se rapproche : cent mètres, puis
cinquante mètres, puis vingt mètres. Le miaulement des obus se fait de plus en plus rageur et les détonations nous assourdissent. L'angoisse vous saisit à la gorge ; on s'aplatit de toutes ses forces sur cette terre qui peut être vous ensevelira. Un silence, troublé seulement par les plaintes d'un mourant, une courte trêve où vous pensez aux êtres chers qui peut-être tremblent pour vous à cette minute suprême, et tout à coup sans être prévenu par le sifflement de l'obus, je suis secoué terriblement, convulsivement ; mes oreilles bourdonnent et des morceaux de terre ou de cailloux pleuvent dru comme grêle. Je n'ose bouger, mon corps est sans doute mutilé, broyé. Tout de même, je me hasarde avec d'infinies précautions à plier une jambe, puis un bras. Rien de cassé ! Cela tient du miracle. Je me soulève un peu ; aucune blessure. Un grand soupir de soulagement traduit ces heureuses constatations. Mon voisin de combat se livre aux mêmes expériences.
«  Mon vieux, c'était quasi le rigaudon », dit-il, d'une voix qui tremble encore.
De fait, un obus a éclaté dans la terre à deux mètres devant nous, et un autre nous a éclaboussés de détritus à quelques pieds derrière.
Dans le fracas du bombardement qui s'éloigne un ordre se répand soudain comme une traînée de poudre : «  Creusez des tranchées ! »
Personne ne se fait prier. Avec une hâte fébrile on enlève les sacs. Nous n'avons qu'une petite pioche pour deux. Il n'importe. La terre est meuble, avec notre pioche, une assiette de fer, nos mains, je dirais presque nos ongles, nous creusons avec ardeur, rejetant la terre en avant pour former un monticule. Le trou s'agrandit, devient profond. Au bout d'une heure, maculés de boue, trempés de sueur, nous nous jetons dans notre fosse. Nous sommes si serrés que nous pouvons à peine bouger. Néanmoins nous sommes heureux. Et combien ! Mon compagnon étale un magnifique sourire :
«  Comment le trouves-tu, notre petit trou pas cher ? »
Satisfait du trait d'esprit, il prend son bidon plein d'eau et le vide à longs traits. Ah ! quel bonheur ! quelle volupté ! Sous ses paupières mi-closes, les yeux décèlent la béatitude.
Que faire en un trou, à moins que l'on ne songe ?
En effet nous songeons, nous revoyons la journée tout entière, nous devisons sur les multiples accidents de ce premier combat. Puis nous nous taisons. Je tire de ma poche une petite revue d'agriculture que j'ai trouvée hier, dans une maison du village voisin. La lecture de cette feuille locale présente un grand intérêt ; mon attention est attirée en effet par une note des autorités allemandes avisant les villageois qu'ils ne devront pas s'étonner outre mesure du transport de certaines quantités d'explosifs dans les parages de la frontière. On procédera, dit la note officielle, à des essais de labour et d'ameublement au moyen d'explosifs appropriés à la nature du sol. C'est le dernier mot du progrès en «  culture ». Chacun sait que les terrains défoncés donnent un rendement extraordinaire, «  kolossal ». Je regarde la date du journal : 10 juillet 1914.
«  Elle est labourée, en effet, leur terre », dit mon compagnon.
A la nuit tombante, la canonnade se tait ; on fait circuler l'ordre du départ ; il paraît que notre position est trop avancée, que nous sommes menacés d'encerclement. Nous nous replions sans bruit, avec nos blessés et nous campons aux abords du village. Là nous apprenons avec stupéfaction que le tir meurtrier des Boches était guidé par un observateur caché dans le clocher. Nous comprenons alors pourquoi le bombardement était si précis. On nous dit que le clocher a été démoli... et l'observateur aussi par une salve de 75. Est-ce vrai ? Nous nous empressons de le croire, tant est vif notre désir de vengeance.
Nous passons la nuit en plein air sous une pluie battante, sans avoir rien bu ni mangé. Dès que le jour se lève nous reprenons nos dispositions de combat et partons en avant. Nous grelottons et l'estomac crie famine, mais une nouvelle vient nous faire oublier toutes ces misères. Les Prussiens ont décampé !
Une grande joie s'empare de nous et nous avançons d'un pas alerte. A midi nous absorbons un repas copieux et réconfortant. Ensuite le régiment reprend la direction de l'ennemi, du côté de Sarrebourg. Là l'ennemi nous attend et nous fera payer cher nos premiers succès.
Dès le début de juillet, il a accumulé dans la région des explosifs pour la «  culture » extensive,
La grande «  Kultur »

Joanny BRUN.

 

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