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1873 - Débat houleux sur la création du canton de Cirey
 

Nous avons déjà donné différentes relations officielles sur la création des trois nouveaux cantons de Meurthe-et-Moselle, dans l'article Après la guerre de 1870 : Nouvelles divisions territoriales. Cependant, aucun des textes précédents n'évoquait les arguments éminemment politiciens qui transparaissent dans le très long débat à l'assemblée.



Journal officiel de la République française
22 mars 1873 - p. 1991

L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi pour la formation de trois nouveaux cantons de justice de paix dans le département de Meurthe-et-Moselle.

M. Claude (Meurthe-et-Moselle). Je demande la parole.

M. le président. Vous avez la parole.

M. Claude (Meurthe-et-Moselle). Messieurs, il s'agit de créer dans le département de Meurthe-et-Moselle trois nouveaux petits cantons, débris de cantons plus considérables que la guerre nous a ravis avec leurs chefs-lieux : Gorze, Vic, Château-Salins et Lorquin. Je vous demande, avec plusieurs de mes collègues, de repousser ce projet de loi qui nous est présenté comme un bienfait pour ce département, mais qui, en réalité, ne sera qu'une cause de dépenses pour le Trésor sans aucun avantage.
Une loi du 16 août 1871, en constituant le département de Meurthe et-Moselle, avait provisoirement rattaché les débris des quatre cantons que je viens de nommer aux quatre cantons voisins, et un décret du 16 septembre de la même année avait autorisé ces anciens cantons à envoyer au conseil général quatre représentants.
Cet état de choses accepté par tout le monde existait à la satisfaction générale et répondait aux besoins locaux. Aujourd'hui, on vous propose de changer ce provisoire contre un nouveau provisoire, - car c'est ainsi qu'on qualifie le nouveau projet qui vous est soumis.
Faut-il détruire un provisoire qui fonctionne convenablement pour le remplacer par un autre provisoire inutile et coûteux ?
Le département de Meurthe-et-Moselle contient 24 cantons. La population de ces cantons varie entre 8,000 et 30,000 habitants ; la moyenne de la population de ces cantons est l'environ 16,000 habitants. Or voici les chiffres de la population des cantons que l'on veut créer :
Le canton de Chambley contiendra 4 478 habitants, le canton d'Arracourt 3,245, et celui ce Cirey 6,280 ; c'est-à-dire que le chiffre total de la population de ces trois cantons n'atteindra pas la moyenne du chiffre d'un seul des cantons anciens. Des cantons de 3 et 4,000 habitants sont-ils sérieux ?
M le rapporteur a répondu que nous avions en France des situations analogues, des cantons encore plus petits que ceux-là.
C'est vrai; mais ces petits cantons dont il parle se trouvent situés dans des départements comme les Pyrénées, les Alpes et la Corse. Ils occupent eux-mêmes une superficie de terrain relativement considérable, et ils appartiennent enfin à des départements peu peuplés. Ils répondent, en un mot, à des nécessités géographiques; or ici ces nécessités géographiques n'existent pas.
Ainsi le canton de Chambley, de 4,000 âmes, que l'on veut former, se trouvera placé lui-même entre deux cantons d'une population assez minime, de 8,000 habitants. Et, circonstance étrange ! ce canton, très-petit, puisqu'il n'aura que 4,000 habitants, sera lui-même coupé en deux par un ancien canton, le canton de Thiaucourt au sud, dont il formait autrefois en partie l'ancien bailliage ; - et presque tous les villages de ce nouveau canton se trouvent à quelques kilomètres des chefs-lieux des cantons voisins, auxquels ils vont être reliés par un chemin de fer. Voilà pourquoi, dès l'origine, plusieurs des communes de l'ancien canton de Gorze demandaient leur réunion à Thiaucourt. Quant au canton d'Arracourt, si j'avais l'habitude des métaphores, comme l'honorable rapporteur. (Sourires), je vous dirais que le canton d'Arracourt pourrait tenir dans le creux de la main. Ses huit communes se trouvent au surplus suffisamment rapprochées de Lunéville.
Pour ce qui concerne Cirey, je dois dire qu'il y a là une superficie de terrain assez considérable, et qu'il y aura peut-être quelque chose à faire; mais ce qui est à faire, ce n'est pas ce qu'on vous propose aujourd'hui. Oui, il sera nécessaire de remanier le sud du département et de créer, avec le canton de Cirey et quelques autres communes, un véritable canton, un canton qui en vaudra la peine et les frais, et après nouvel et sérieux examen.
Voilà les trois cantons que l'on veut créer sans nécessité pour les populations.
Mais cette création répond-elle à une nécessité administrative ? Pour le savoir, on a consulté MM. les ingénieurs, MM. les agents-voyers, c'est-à-dire les géographes du département. Que vous ont-ils dit ? Ils ont répondu, au point de vue des services administratifs, que le projet de loi était tout à fait inutile.
On a consulté aussi, et on devait le faire...

M. Buffet. Le conseil général a été unanime.

M. Claude (Meurthe-et-Moselle). Monsieur Buffet, voulez-vous bien me permettre de continuer ? Vous pouvez être sûr que j'ai prévu toutes vos objections et que j'y répondrai.
Quant à M. le procureur général, qui a été consulté, il s'est contenté, dit le rapport, de formuler des considérations relatives à la surveillance des frontières sans s'expliquer au fond.
Mais il a été bien constaté dans le rapport que les frontières étaient actuellement bien surveillées et que les brigades de gendarmerie ainsi que les brigades de douaniers existaient déjà.
Il n'existe donc aucune nécessité administrative pour motiver cet établissement nouveau. Mais l'Etat a-t-il un intérêt quelconque pour créer ces trois nouveaux cantons ?
N'oublions pas, messieurs, que nous sommes avant tout les représentants du pays, de tout le pays, et que nous devons, avant tout, nous préoccuper de l'intérêt général. Cependant, je dois bien le confesser ici, s'il y avait un intérêt, même très-minime pour mon département, nous aurions été tentes de garder le silence, et nous aurions laissé faire ces cantons; mais, enfin, il faut bien un peu nous occuper de l'Etat.
Or, qui va payer les dépenses résultant de la création de tous les cantons ? qui va payer les juges de paix nouveaux, les greffiers, les receveurs de l'enregistrement, les agents voyers, etc., etc. ? Evidemment, c'est l'Etat.
M. le rapporteur s'en tire facilement en nous disant : Oh ! cela ne coûtera seulement que quelques milliers de francs !
Il a oublié, il est vrai, dans ses calculs un assez grand nombre d'agents qu'il faudra qu'on paye aussi ; il a oublié surtout l'installation de tous les fonctionnaires et des prétoires.
Je sais bien, messieurs, que ces fonctionnaires ne fonctionneront guère et auront là de véritables sinécures; mais enfin, on ne peut les laisser coucher au milieu de la rue. Il faut les installer, il faut les loger; car je ne crois pas qu'il y ait dans ces communes de logements qui les attendent.
Or, j'ai entre les mains les délibérations d'un grand nombre de ces communes qui déclarent formellement, - et leurs déclarations ont été transmises à la commission, - qu'elles ne veulent rien payer pour cet objet.
S'il s'agissait de dépenses utiles, bien certainement, je serais le premier à les voter avec vous. Mais il ne faut pas consentir à ces dépenses inutiles.
Nous sommes, en vérité, des gens bien économes, mais en théorie seulement, car, dans la pratique, nous ne le sommes pas du tout, et nous ne laissons malheureusement passer aucune occasion pour grever notre budget d'une foule de dépenses qui, réunies, finissent pat faire une somme considérable. Messieurs, c'est l'Etat qui payera, songez-y, et si je vous ai démontré que cette dépense n'était pas d'une absolue nécessité, de grâce ne la faites pas.
(Approbation sur quelques bancs.)
Je réponds maintenant à l'objection de M. Buffet et je lui dis :... (Bruit de conversations.) Messieurs, c'est une petite question, sans doute, qui nous occupe, mais enfin vous êtes appelés à la juger et, pour la juger, il faut l'entendre. Je ne vous demande plus que quelques minutes (Parlez ! parlez !)
On nous objecte le voeu des populations. M. le rapporteur avait fait cette objection avant M. Buffet ; mais, je dois le dire, il s'est laissé absorber, comme lui peut-être, par le côté trop sentimental du sujet. Il nous a dit, dans son rapport : «  Un grand nombre de conseils municipaux prirent des résolutions dans ce sens, et l'émotion, aussi vive qu'attendrissante des populations, jalouses de conserver leur autonomie cantonale, s'est manifestée de toutes parts. » Cela est peut-être très-beau au point de vue littéraire et ce serait même très-vrai s'il s'agissait de nos amis, de nos compatriotes des cantons que nous avons perdus. Mais, ne l'oublions pas, il s'agit de parties de cantons qui restent à la France. Ces cantons-là sont lorrains, ils sont français, ils aiment leur France et leur Lorraine avant tout. Mais est-ce qu'ils ont pour le canton, pour l'arrondissement ce tendre amour que leur prête M. le rapporteur? Est-ce que vous avez vu quelque part chez vous qu'on se passionnait tant que cela pour le canton et l'arrondissement ? Non ! n'est-ce pas. Eh bien, je vous déclare que cet attendrissement n'existe que dans l'imagination de notre rapporteur et qu'il n'y a dans tout cela rien de sérieux.
Du reste, messieurs, cet enthousiasme, il faut en convenir, a été très-variable et très-peu spontané. En effet, vous devez avoir dans votre dossier le premier pétitionnement, dont je vous parlais tout à l'heure. Que vous demandait-on alors ? Vous le savez. Les communes qui n'avaient pas encore été travaillées avaient spontanément jugé très-juste, très-avantageux, de se rattacher au chef-lieu des cantons les plus voisins d'elle. Et dans le canton de Gorze notamment, beaucoup des communes limitrophes de Thiaucourt on demandait avec insistance, - et c'est moi-même qui ai déposé sur le bureau leurs pétitions, - à être rattaché à Thiaucourt, dont elles ne sont distantes que de 7 à 8 kilomètres. Quant aux communes qui sont situées-plus au nord, elles trouvaient naturellement bon d'être rattachées à Conflans.
Je prouve donc que ce pétitionnement a varié; j'ajoute qu'il n'a plus été spontané. Dans le canton d'Arracourt, savez-vous ce que disaient les gens du pays ? On leur demandait : Mais enfin, quel intérêt avez vous à devenir un canton à part, et à ne pas vous rattacher à celui de Lunéville, où vous allez tous les jours pour le marché et pour vos affaires ? Ils répondaient ceci : Que voulez-vous ? cela nous est sans doute bien égal ; nous irons toujours à Lunéville ; mais on nous a demandé de signer, parce que cela fait plaisir à M. le comte. (C'est cela ! très-bien ! à gauche.)
Voilà pourquoi quelques-uns ont signé les pétitions.

Quelques membres. De quel comte parlez-vous ?

M. Claude (Meurthe-et-Moselle). Est-il nécessaire de citer des noms propres ?

M. le baron de Ravinel. Oui ! oui ! citez les noms !

M. Claude (Meurthe-et-Moselle). Je ne les citerai pas !

M. le baron de Ravinel. Dites le nom des signataires, ou alors n'apportez pas à la tribune des allégations que vous ne pouvez pas ou ne voulez pas justifier !

M. Claude (Meurthe-et-Moselle). Si vous créez le canton d'Arracourt, avec 3,000 habitants, en présence des cantons voisins qui en ont jusqu'à 30,000, ne voyez-vous pas que vous faites là une chose souverainement injuste, puisque ces 3,000 habitants voteront par leur conseiller les centimes additionnels de 30,000 habitants des cantons voisins et l'emploi de ces fonds?
Quant au canton de Cirey, qui n'est composé à peu près que des domaines d'un ministre fameux de l'Empire, ne dirait-on pas qu'on veut en faire un fief électoral pour certain personnage ? Est-ce pour cela qu'on vous demande d'y établir un canton tout exprès à l'usage de ce personnage ? Est-ce pour ce motif qu'on vient proposer et soutenir cette loi?
(C'est cela ! - Très-bien ! à gauche.)
Le canton de Cirey se composera donc des fermes, des domaines et des dépendances qui appartiennent à cette grandeur déchue. (Ah ! ah!)

M. Gaslonde. Quel est le ministre dont vous parlez ? Nous ne sommes pas du pays ; nous ne sommes pas tenus de connaître tout cela !

Plusieurs membres. Quelle est cette grandeur déchue ?

M. Claude (Meurthe-et-Moselle.) C'est M. Chevandier de Valdrôme.
Eh bien, ces petits cantons de 3,000 et 6,000 habitants seront, pour certaines personnes, chose fort agréable, et qui leur permettra indéfiniment de se perpétuer au conseil général de la Meurthe. Voilà le fond de toute cette affaire. (Assentiment sur plusieurs bancs à gauche. - Exclamations sur d'autres.)

M. Buffet prononce, au milieu des interruptions, quelques mots que nous ne distinguons pas.

M. Claude (Meurthe-et-Moselle). Monsieur Buffet, vous défendez vos amis, c'est très bien !

M. Buffet. Je défends une cause qui est celle du bon sens.

M. Claude (Meurthe-et-Moselle) ...mais je défends, moi, les intérêts, bien entendu, du département de Meurthe-et-Moselle, qui est mon département.

M. le baron de Ravinel. Ce n'est pas votre chose !

M. Claude (Meurthe-et-Moselle). C'est mon devoir de défendre ses vrais intérêts. Sans doute, il me serait très-agréable de faire plaisir à quelques personnes en votant ces petits cantons.

Un membre. Et l'avis du conseil général !

M. le baron Lesperut. Je demande la parole.

M. Berlet. Je la demande aussi.

M. le baron de Ravinel. Je la demande également.

M. Claude (Meurthe-et-Moselle). Si je ne le fais pas, c'est que je ne veux pas rentrer dans mon département sans avoir protesté contre une mauvaise loi qu'on nous propose. (Exclamations.)
Je n'aurais pas voulu amener le débat sur ce terrain, mais on m'y a forcé.
Parlons enfin des voeux du conseil général de la Meurthe ; c'est là le gros argument. Messieurs, je suis sympathique aux pétitionnements, aux voeux ; mais je désire qu'il y ait quelque chose à côté de ces voeux, qu'il y ait au moins un argument. Or, je n'y ai trouvé aucun argument.
Le conseil général de la Meurthe, ou plutôt une fraction du conseil général s'est émue, comme M. le rapporteur, des voeux de ces populations restées françaises, et il a dit que, si l'Assemblée ou le Gouvernement voulait établir ces trois cantons, il ne fallait les constituer que comme cantons provisoires.
Les conseillers généraux devaient se trouver fort embarrassés. En effet, on avait à côté de soi trois collègues, trois amis; et si j'avais fait partie moi-même du conseil général, il m'eût été bien pénible de leur signifier un congé; je crois même que j'aurais fait comme les autres et que j'aurais admis le voeu des populations. Il faut être poli entre collègues. (On rit.)
Voilà l'explication du voeu du conseil général.
Mais il y avait autre chose dans la pensée du conseil général. En effet, en même temps qu'il émettait ce voeu inoffensif et qui ne coûtait pas un sou au département, et qu'alors il, était facile d'émettre le voeu de créer ces trois petits cantons, il avait en outre la pensée de créer plus de cantons à Nancy : Donnant donnant. On donnait trois petits cantons en échange du nouveau canton de Nancy, qu'on espérait obtenir.
Or, il est arrivé ce qui s'est produit ici plusieurs fois dans notre Assemblée à l'occasion des projets de lois composés de plusieurs articles; l'article 1er passe et l'article 2 est repoussé. Quand le contrat de donation n'est pas bien soudé entre la droite et la gauche, les uns ou les autres sont quelquefois dupes de leurs complaisances.
Mes amis du conseil général ont, je crois, été dupes en cette affaire, car, après avoir accordé les trois petits cantons à leurs collègues, on leur a refusé le canton de Nancy qu'ils désiraient.
Voilà les observations que je désirais présenter à l'Assemblée ; j'ai peut-être parlé un peu longuement, mais c'était pour moi un devoir de parler ainsi. Il m'eût été agréable de donner cette satisfaction à quelques-uns de mes concitoyens et de voir nommer beaucoup de conseillers généraux et d'arrondissement en obtenant beaucoup de cantons nouveaux, il m'eût été agréable de favoriser certaines industries qui vivent autour des justices de paix. On est toujours heureux de faire du bien aux gens quand on est député ; mais, je vous le répète, je devais remplir consciencieusement mon devoir.
Je ne veux pas qu'on dise : comment un député de la Meurthe a-t-il pu laisser passer sans protestation cette loi étrange ?
Je dis, en terminant, à M. le ministre de la justice : Oui, il y a quelque chose à faire dans notre département ; nous y avons des cantons de 8,000 âmes, d'autres de 30,000; il faudra un jour remédier à cela, mais c'est un remaniement considérable. En tous cas, quant à présent, le remaniement qu'on vous propose est inacceptable; il a été préparé d'une manière trop précipitée. Faites donc pour cette loi ce que vous allez faire pour celle relative aux hospices et aux bureaux de bienfaisance, repoussez-la et maintenez le statu quo; puis, lorsque nous serons plus les maîtres chez nous, quand nous serons débarrassés des Allemands, quand le Gouvernement pourra voir bien clair dans cette question, alors il nous proposera quelque chose de plus sérieux et d'acceptable ; il corrigera tout ce qui est défectueux dans la situation actuelle des cantons de Meurthe-et-Moselle.
Que M. le ministre en soit bien persuadé, je désire autant que qui que ce soit qu'on rétablisse l'ordre en toutes choses, et notamment dans l'administration départementale des pays démembrés par la guerre. Mais encore une fois, ce qu'on nous propose ne vaut rien; il faut éviter que l'année prochaine, nos successeurs viennent encore modifier ce nouveau provisoire, au moyen d'une loi qui sera alors définitive. Mais il ne faut pas qu'ils soient entravés dans leur oeuvre par la création de ces fonctionnaires nouveaux, qui invoqueront alors leurs droits acquis; de sorte qu'on risquerait de voir se perpétuer ces trois petits cantons qui n'ont pas, n'auront jamais leur raison d'être et qui grèveront le budget, déjà si obéré. (Très-bien ! sur plusieurs bancs à gauche.)

M. Courbet-Poulard, rapporteur. Nous avions lieu de supposer que le projet relatif à la formation de trois nouveaux cantons de justice de paix dans le département de Meurthe-et-Moselle suivrait régulièrement son cours et arrivait sans obstacle jusqu'au vote de l'Assemblée. Nous avions d'autant plus lieu de le supposer que, au sein de la commission dont j'ai l'honneur d'être l'organe, les diverses objections avaient été admises à se faire entendre et qu'elles s'étaient réellement produites en toute liberté. Nous pensions même que les solutions données avaient été définitivement acceptées. Nous voyons aujourd'hui qu'il en est autrement, puisque les objections persistent et viennent, pour ainsi dire, en dernier ressort devant vous. Nous n'hésitons pas à descendre sur le terrain où il convient à d'honorables adversaires de nous appeler aujourd'hui. Seulement, il faut que vous nous permettiez, puisque c'est une nécessité, de vous présenter l'exposé des faits et des motifs sur lesquels reposent les conclusions de la commission. (Parlez-! parlez !)
Aussi bien, messieurs, le dépôt du rapport dont il s'agit, à l'heure qu'il est, de discuter les conclusions, ce dépôt remonte à huit mois déjà, nonobstant l'urgence déclarée, et il est bien probable que vos souvenirs sont effacés à cet égard; vous m'autoriserez dès lors, à lei rétablir.
Au lendemain d'une guerre désastreuse... (Bruit à gauche. - Très-bien! à droite), qui laissait tout en désarroi... (Exclamations à gauche.), au lendemain d'une guerre désastreuse, entreprise, il faut bien le dire, par la plus aveugle témérité, par la témérité d'un prince qui a fini naguère, dans les réflexions bien amères, mais, hélas ! bien tardives de l'exil et de la maladie... (Nouvelles interruptions à gauche.), une existence que Dieu a jugée et que l'histoire, à son tour, jugera tout entière, sans flatterie comme sans haine... (Rumeurs à gauche.)
Cette guerre, en tous cas, a été prolongée à outrance ; vous savez comment : par la plus audacieuse des présomptions, par la présomption d'un homme qui n'a pas craint d'assumer de lui-même sur sa tête tous les pouvoirs et, toutes les responsabilités, comme s'il avait réuni, à la fois, dans ses mains tous les mandats et toutes les compétences. (Très-bien ! très-bien! à droite.) Cette guerre, il l'a prolongée, il l'a fait durer surtout pour faire durer le règne de son omnipotence personnelle... (Très-bien! très-bien! à droite. Oh! oh! à gauche.); et, à l'abri de cette omnipotence, consolider, s'il eût été possible, un parti dont le passage au pouvoir n'a pas été le moindre de nos malheurs publics. (Vive approbation à droite. - Rires à gauche.)

M. Challemel-Lacour. A la question !

M. le rapporteur. Au lendemain de cette guerre désolante, les provinces de l'Est étaient en désarroi; elles étaient tronquées, mutilées... Le Gouvernement, dans sa sollicitude, eut soin de pourvoir aux exigences de la vie civile, qui ne s'arrête jamais; il constitua des administrations locales. Mais quand il fut question des compétences judiciaires des centres cantonaux, alors le pouvoir lui-même se trouva arrêté dans son action par deux lois : la loi de 1867 et la loi de 1871.
Voici ce que dit la loi de 1867 :
«  Les changements dans la circonscription territoriale des communes faisant partie du même canton sont définitivement approuvés par les préfets, après accomplissement des formalités prévues au titre Ier de la loi du 18 juillet 1837, en cas de consentement des conseils municipaux, et sur avis conforme du conseil général.
«  Si l'avis du conseil général est contraire, ou si les changements proposés dans les circonscriptions communales modifient la composition d'un département, d'un arrondissement pu d'un canton, il est statué par une loi. »
La loi que vous avez faite vous-mêmes sur les conseils généraux contient l'article que voici : «  Le conseil général donne son avis sur les changements proposés à la circonscription du territoire du département, des arrondissements, des cantons et des communes, et à la désignation des chefs-lieux, sauf le cas où il statue définitivement, conformément à l'article 46, no 26. »
C'est pourquoi, messieurs, le Gouvernement qui avait, dans sa sollicitude vigilante, constitué les administrations locales, s'était arrêté d'office devant le veto de la loi en ce qui touche la détermination des centres cantonaux et des ressorts judiciaires.
Qu'advenait-il de là ? C'est que sur un certain nombre de cantons malheureusement entamés par la ligne frontière qu'avait tracée le traité de Francfort, des groupes communaux se trouvaient sans point commun de rencontre, parce que les chefs-lieux étaient enclavés désormais dans le territoire ennemi. Néanmoins, un décret du Gouvernement appela ces groupes communaux à participer aux élections qui devaient ressusciter les conseils généraux.
Mais avant que ces élections eussent lieu, pourquoi était-il impossible de statuer en ce qui concerne les circonscriptions cantonales ? C'est que le législateur a voulu que sur ce point les conseils départementaux fussent toujours consultés.
Le législateur, en effet, a parfaitement compris que, si on peut gouverner de loin, on ne peut administrer que de près. On ne peut surtout que de près, et en quelque sorte sur place, tracer rationnellement un cercle administratif d'après les éléments d'attraction réciproque de ses diverses parties.
Il fallait donc, messieurs, le concours des conseils généraux pour guider le travail des reconstitutions cantonales et régler les situations électorales par conséquent. Or, il n'y avait plus de conseils départementaux. (Ah! ah ! à gauche. - Très-bien! à droite.)
Et pourquoi n'y en avait-il plus ? Il n'y avait plus de conseils généraux, parce qu'il avait plu au dictateur de Tours de les supprimer d'un trait de plume. (C'est cela! Très-bien ! à droite.) Et pourquoi les avait-il supprimés ? Parce qu'il ne voulait aucune espèce de limite ni de contrôle dans son autorité. Il n'en voulait pas dans le présent, de la part des conseils généraux, il n'en voulait pas dans l'avenir, de la part de Assemblée nationale; voilà pourquoi il reculait indéfiniment la convocation des électeurs qui nous ont envoyés ici. (Très-bien! a droite.)
Mais, lorsqu'il fut question, messieurs, de faire revivre ces corps départementaux qu'advint-il ? Le ministre, pour ne pas mettre hors la loi des portions si intéressantes de nos provinces restées françaises, constitua des groupes pour lesquels il interrogea l'homogénéité des goûts, des intérêts, des habitudes. Ces groupes étaient les restes, à tous égards respectables, des cantons de Lorquin, de Gorze, de Vic et de Château-Salins. Ces groupes une fois constitués procédèrent à la nomination des conseillers chargés de les représenter.
Or, quel fut le premier mandat donné à ces conseillers ? Ce fut de solliciter du conseil général leur constitution respective en canton. C'est donc la vraie question du jour, messieurs ; la constitution définitive en cantons des groupes communaux qui avaient contribué séparément à la nomination de trois conseillers généraux, ici en cause.
Qu'advint-il au sein du conseil général ? Dès le jour de l'ouverture, le préfet posa la question de travailler, sans retard comme sans relâche, à la délimitation des arrondissements et des cantons qui devaient changer de physionomie, puisque, malheureusement, ils étaient restreints dans leurs proportions. Aussitôt le conseil général réuni, une commission fut nommée pour s'occuper de ce travail, et la commission conclut à ce qu'une enquête fût ouverte dans toutes les communes intéressées.
Voici ce que porte le procès-verbal de la séance où le conseil général s'occupa de cette question : «  M. le préfet nous demande de nous expliquer sur l'urgence de la question et sur l'importance que vous attachez à l'activité de cette solution. La réponse ne saurait être douteuse et vous penserez tous que la situation des cantons mutités doit être définitivement réglée dans un délai aussi rapproché que possible. »
La commission, messieurs, ne tarda pas à déposer son rapport et voici en quels termes elle le terminait :
«  Il faut que les anciens cantons se reconstituent tels qu'ils étaient avant l'annexion, et, si le jour de la justice, par impossible, n'arrivait pas, il est bon qu'ils restent dans l'état où la guerre les a placés, comme protestation contre l'abus de la force et aussi comme exemple de ce que peut entraîner une guerre trop légèrement entreprise.
«  C'est, du reste, cette solution qui a été adoptée par le conseil général des Vosges qui dans sa séance du 26 octobre 1871, a émis le voeu que les six communes du canton de Saales, laissées à la France et qui comptent 5,554 habitants, soient réunies en un seul canton, ayant Prevenchères pour chef-lieu.
«  Par tous ces motifs, votre commission vous propose :
«  1° De prier M. le préfet de hâter, autant qu'il sera en son pouvoir, la solution de la question relative à la constitution définitive en canton des communes qui ont perdu leur chef-lieu, et de provoquer dans toutes ces communes une enquête qui fera connaitre les voeux de la population tout entière.
«  2° D'émettre le voeu qu'après avoir consulté les populations dans une enquête sérieuse et prochaine, le Gouvernement confirme l'existence des anciens cantons de Gorze et de Lorquin, et réunisse en un seul canton les communes restant des cantons de Vic et de Château-Salins, en leur désignant pour chef-lieu la commune que son importance et sa position topographique désigneront le mieux pour cette destination. »
C'est dans cette discussion qu'un membre du conseil général, M. de Ladoucette, suggéra, comme indication de la marche à suivre dans l'espèce, ce que l'Assemblée avait déjà fait pour Belfort en particulier, pour Belfort qui reste seul debout, comme un arbre vigoureux, dont la hache du Germain a pu retrancher les branches et les rameaux, mais qui garde sa sève, avec laquelle il retrouvera, plus tard, toute la splendeur qu'il a momentanément perdue. (Vive approbation sur plusieurs bancs. -.
Rires et exclamations à gauche.)
Oui, j'insiste ; Belfort reste debout et il reste debout comme un souvenir, comme un enseignement et surtout comme une espérance. (Nouvelles marques d'approbation.)
C'est dans cette même discussion qu'un de nos honorables collègues, président du conseil général, a émis cette pensée qui reviendra quelquefois sur nos lèvres... Ecoutez, messieurs, c'est M. Varroy qui parle et voici en quels termes il parle :
«  La question est très-complexe, et il est impossible de se prononcer avant l'enquête que tout le monde demande immédiatement, à raison de l'urgence qu'il y a à fixer le ressort administratif des populations intéressées. »
Il est du reste un motif qui domine tous les autres et qui s'impose à des conseils généraux émanés du suffrage universel, c'est l'obligation de respecter la volonté des populations. » (Très-bien! très-bien! à droite et au centre droit.)
Le maintien du statu quo, messieurs, est-il possible avec de pareils éléments réunis, vis-à-vis d'une démonstration aussi unanime des communes dont le sort est en jeu? Vous répondrez non ! avec l'honorable rapporteur da la commission du conseil général.
«  Au statu quo, il y aurait les plus graves inconvénients, et c'est ici que se place l'argument qui seul peut dissiper tous les doutes dans les esprits. Je ne puis mieux faire que de remettre sous vos yeux les termes si saisissants par lesquels M. le préfet vous l'a développé lui-même.
«  Il parait de toute nécessité de créer, de distance en distance, sur cette frontière, en regard des anciens chefs-lieux qui nous ont été enlevés, des centres administratifs et judiciaires, pourvus d'une force publique, afin d'assurer le respect de la loi, la répression des crimes et délits, l'arrestation des malfaiteurs, la surveillance publique, etc. »
Il fallait statuer enfin, messieurs, et c'est ce que fit le conseil général.
On voulut entraver son voeu de plusieurs manières.
D'abord on proposa un ajournement, car il paraît que le dénouement déjà question était de nature à gêner quelques-uns des conseillers.

Plusieurs voix. Voilà le secret !

M. le rapporteur. Une autre motion fut faite tendant à ce que, parallèlement à l'enquête sur la constitution de ces cantons, on fit marcher une enquête pour la constitution d'un quatrième canton à Nancy. Voilà le noeud. (Mouvements divers.)
Le conseil général, qui s'était prononcé contre l'ajournement, se prononça contre l'enquête, quant au 4e canton de Nancy. Il décida que l'enquête, circonscrite, ne porterait que sur les trois cantons de Lorquin, de Vic, de Château-Salins.
Vous vous demandez, sans doute, comment il se fait qu'après une enquête aussi complète, aussi régulière, à la suite d'une procédure conforme à la loi de tous points, les conclusions votées par le conseil général sont aujourd'hui en discussion précise de la part d'hommes qui représentent plus spécialement ce département de Meurthe-et-Moselle.
Messieurs, il y a des mystères partout... (On rit), mais il y en a qui ne sont pas tout à fait impénétrables. (Ah! ah !)
Il suffit quelquefois de savoir lire entre les lignes, c'est ce que nous avons fait ; et nous sommes fondés à penser que, quand on vient ici faire tout haut le procès à des constitutions cantonales, on vise à tromper l'espion, car le procès va directement, mais tout bas, aux situations électorales.
Il paraît, messieurs, que les trois groupes de communes qui représentent les trois anciens cantons n'ont pas envoyé à l'assemblée départementale des conseillers généraux bien pensants ...(Ah ! ah ! à droite); de sorte que ce sont les conseillers généraux qu'on veut frapper en supprimant les cantons dont ils sont les représentants. Voilà la vérité. (C'est cela! Très-bien! très-bien! à droite.)
Messieurs, vous vous demandez sans doute comment il se fait que les élus du suffrage universel soient contestés ici, quand ils ont été loyalement élus?
L'esprit de parti se loge partout, se glisse partout.
Quant à moi, messieurs, - et au sein de la commission ça été l'expression d'un sentiment unanime, - je pense que, légitimiste, orléaniste, impérialiste ou républicain, quand on est élu par le suffrage universel, on a le droit de siéger dans le conseil départemental et de ne pas être, fût-ce indirectement, écarté par ses pairs. (Très-bien !)
Est-ce qu'un conseil général représente les opinions d'un parti ? Et, en l'admettant, ce qui serait regrettable, est-ce que les partis, à l'heure qu'il est, ne doivent pas abdiquer pour le salut commun? Est-ce que chacun de nous ne doit pas faire abnégation de ses tendances, de ses préférences particulières, pour établir l'harmonie générale au sein de laquelle nous devons vivre ? Inclinons-nous sous les nécessités du moment, et Dieu fera le reste. (Très-bien ! très-bien! à droite.)
Quelques objections nous ont été faites, messieurs, nous les abordons. Oui, on a voulu battre en brèche les conclusions du conseil général. On s'est ingénié à trouver des motifs et on n'a trouvé que des prétextes. Prenant en main les intérêts du Trésor, on a dit : Mais constituer trois cantons nouveaux, cela est de nature à entraîner de grandes dépenses ! Le traitement du juge de paix, de son greffier, le supplément d'indemnité au doyen... Tout cela, c'est une somme !
Messieurs, ne nous payons pas de mots. Allons droit au chiffre ; il s'agit purement et simplement de 8,100 francs annuellement. Et ce qu'il y a de particulier, c'est qu'on crierait à la prodigalité si on allouait cette somme de 8,100 francs pour nos trois malheureux cantons si cruellement éprouvés, tandis qu'on serait prêt à voir une économie dans un vote de 10,200 francs, si dans ce vote on comprenait Nancy avec le quatrième canton qu'il sollicite et qu'il a peut-être le droit de solliciter. (Rires et mouvements divers.)
Voilà le mot de l'énigme; tout est là : question de partis, question de personnes, peut-être ! (Ah, voilà ! à droite. - Bruit à gauche.)
Quanta moi,- et la grande majorité de la commission que j'ai l'honneur de présider est avec moi, - je suis loin d'hésiter à accorder les 8,000 francs à des populations malheureuses, qui seraient moins malheureuses par la concession qu'elles réclament.
La seconde objection consiste en ce qu'il y aura une différence, dit-on, entre le nombre des habitants des anciens cantons et le nombre des habitants des cantons nouveaux.
L'inégalité entre les anciens et les nouveaux cantons présente-t-elle un argument sérieux ?
Il vous suffira, messieurs, de vous représenter ce qui existe dans chacun de vos départements. Est-ce que l'inégalité de canton à canton n'est pas un fait à peu près général ? J'ai pris exprès autour du département engagé, dans le département lui-même, des exemples frappants. Ce ne sera par long, mais c'est probant.
Ainsi, les Vosges vous montrent à Saint-Dié, 24,559 habitants; à Brouvelieures, 4,507. Différence, 20,052 habitants.
La Moselle, à Thionville, 27,962 habitants; à Conflans, 8,707. Différence, 19,255 habitants.
La Meurthe, à Pont-à-Mousson, 20,622 habitants; à Rechicourt, 8,141. Différence, 12,481 habitants.
La Somme, à Corbie, 22,220 habitants ; à Hornoy, 9,993. Différence, 12,227 habitants.

M. Berlet. Prenez donc Nancy-est, qui compte 36,000 âmes !

M. le rapporteur. Je ne repousse pas Nancy d'avance, mais qu'il n'enraye pas aujourd'hui nos trois cantons. Je continue :
Le Pas-de-Calais vous présente à Calais 38,035 habitants; à Etaples, 9,066. Différence, 28,969 habitants.
L'Oise, à Clermont, 16,125 habitants; à Froissy, 7,487. Différence, 8,638 habitants.
Messieurs, nous pourrions faire le tour de la France et prolonger indéfiniment cette énumération.
Voilà ce qui est, et il ne peut pas en être autrement. On ne saurait découper le pays avec la symétrie d'un échiquier, dont les cases sont régulières. Tout le monde sait que les différences géographiques et topographiques, les montagnes, les vallées, les steppes arides, les plaines fertiles, les côtes de l'Océan, l'intérieur des terres, que sais-je ? Bref, il y a de ci de là, des raisons majeures pour expliquer, fût-ce dans un même département, soit l'agglomération, soit la dissémination des habitants.
Donc, l'argument ne vaut pas.
Du reste, messieurs, vous le savez, il y a partout des courants d'habitudes, de traditions, d'intérêts, de relations à respecter, car on ne saurait les rompre impunément, et je suis convaincu que, si on entreprenait le remaniement administratif, on ferait une véritable révolution. Il y a quatre-vingts ans que la France a cessé d'être divisée en provinces pour être divisée en départements ; cependant les anciens souvenirs sont si tenaces, que les dénominations de provinces survivent encore et que bien souvent, dans le langage, c'est l'ancienne dénomination qui prévaut. Respectons généralement ce qui est sous ce rapport et qui conserve sa raison d'être.
Un troisième grief, messieurs, a été tiré de ce qu'en consentant à ériger des cantons qui, en moyenne, comptent 5,200 âmes, on est loin du minimum de 10,000 âmes fixé par la loi qui a organisé les cantons. Mais, messieurs, on a invoqué contre nous l'article 1er de cette loi, en supposant que nous n'en connaissions pas l'article 2.
Or, que dit en effet l'article 1er ? Il dit bien qu'il y aura 10,000 âmes au minimum dans chaque canton. Mais il ajoute, immédiatement après, un correctif. Jugez-en, messieurs :
«  Les arrondissements de justice de paix se régleront, autant que les localités n'y mettront pas obstacle, sur les bases combinées de l'importance des populations, de l'étendue du territoire et des quotités proportionnelles des contributions directes. »
Et le rapport de Thouret développait et commentait chacun de ces points.
Or, messieurs, combien de localités ont, dès l'origine, apporté des obstacles ? Combien de cantons ont échappé à la règle ? D'après le tableau annexé au décret du 15 janvier 1867, qui comprend l'état général de la population, alors, il y avait en France 2,941 cantons, sur lesquels un quart était inférieur à 10,000 âmes, un sixième inférieur à 7,000. En voici l'échelle descendante :
De 6,000 à 7,000. 163
- 5,000 à 6,000. 105
- 4,000 à 5000. 73
- 3,000 à 4,000. 47
- 2,000 à 3,000. 28
- 1,000 à 2,000. 12
Au-dessous de 1,000. 1 seul canton, celui de Barcilonette (Hautes.-Alpes), qui ne doit pas, avec ses 865 habitants, peser trop lourdement sur son juge de paix.
Est-ce que les cantons de Cirey, de Chambley et d'Arracourt n'auraient pas de titres assez sérieux pour trouver place dans la catégorie si large des 500 exceptions ?
Aussi bien, la moyenne des populations qui nous restent des cantons de Lorquin, de Gorze, de Vic et de Château-Salins est supérieure à 5,000 habitants, alors que la moyenne des cantons de la Corse, par exemple, n'est que de 4,200.
Mais, à nos yeux, messieurs, si l'exception n'existait pas, il faudrait l'inventer pour des populations si amplement dignes d'intérêt et de sympathie. (Approbation sur divers bancs.)
On fait une quatrième objection.
Il faudra déroger inévitablement à la loi de ventôse an XI, qui prescrit comme minimum deux notaires par canton.
L'éminent garde des sceaux avec lequel nous nous félicitons toujours de marcher d'accord, a bien compris que pour les exceptions comme position, il fallait les exceptions comme législation. C'est de concert avec lui, messieurs, que la commission vous propose de déroger à cette loi générale par une loi spéciale, vis-à-vis des cantons dont il s'agit, cantons qui seront provisoires, nous l'espérons bien. (Mouvements divers.)
Je sais que mes honorables contradicteurs, aussi habiles que persévérants, se contenteraient d'un ajournement. La question a été plaidée, messieurs : arrêtons-nous-y.
Mais pourquoi l'ajournement ? Serait-ce parce qu'on espérerait faire revenir le conseil général de Meurthe-et-Moselle sur son voeu et sur sa décision?
C'est là un espoir qu'on n'a pas le droit de nourrir, car déjà, depuis le dépôt du rapport, une session du conseil général a eu lieu et la même décision a été maintenue. Pour que le conseil général se déjugeât, il aurait fallu que les populations intéressées se déjugeassent elles-mêmes. Or, les populations sont plus ardentes que jamais à obtenir une solution ; personne ne sait mieux que moi si les instances se sont fatiguées depuis huit mois, si les correspondances ont chômé.
Serait-ce que, par l'ajournement...

M. Berlet. Nous ne demandons plus l'ajournement !

M. le rapporteur. ...on pourrait arriver à comprendre dans une même influence le quatrième canton de Nancy et les trois cantons en question ?
Vous savez parfaitement que le conseil général n'a pas voulu que l'enquête portât sur Nancy, et que, par conséquent, il n'a pas voulu que les causes fussent jointes.
Mais, indépendamment des cantons, comme cantons, j'arrive à ceux qui les représentent, et qui sont les véritables objectifs de la lutte actuellement engagée.
Oui, j'arrive à MM. les conseillers généraux des groupes de Cirey, de Chambley et d'Arracourt ; leur dignité est à sauvegarder légitimement, et cette dignité, je dois en prendre là défense, car elle souffre depuis trop longtemps Représentez-vous, messieurs, la position fausse, délicate, pénible, intolérable de trois conseillers généraux qui sont et qui ne sont pas. Il est vrai que, parmi ces trois conseillers figurent un ancien ministre et un ancien diplomate : il y a peut-être là une révélation. Des fonctionnaires élevés d'un autre régime, et cela peut être suspect à certains regards. (Rumeurs sur quelques bancs à gauche. - Assentiment à droite et au centre.)
Placez-vous, messieurs, dans la position impossible qui est faite à des hommes fort distingués, et dites s'il n'est pas temps de donner satisfaction à leur dignité méconnue en les consolidant sur leur siège départemental à la veille d'une nouvelle session.
Un mot encore, si vous le permettez, seulement sur l'un des détails de la loi. Une rivalité s'est établie dans un des groupes entre deux communes qui se disputaient le titre de chef-lieu de canton. Pour statuer entre les deux rivales, la commission s'est renfermée dans la loi, - qu'elle a suivie, du reste, dans tout l'examen de cette affaire - elle a interrogé la volonté des populations. Or, messieurs, entre Chambley et Mars-la-Tour il y a cette différence que, sur douze communes, onze ont voté pour Chambley, el qu'une seule, celle de Mars-la-Tour, n'a pal voulu voter pour Chambley, parce qu'elle ne voulait pas voter contre elle-même.
Et pourquoi cette préférence des populations pour Chambley ? C'est que Mars-la-Tour est à une extrémité, qu'il y aurait, par conséquent supplément de dépense pour les contribuables, supplément de fatigue pour les habitants, enfin supplément de frais judiciaires pour les justiciables, à raison de transports plus coûteux.
Mars-la-Tour invoque ses souvenirs, son passé. Mais il y a quelque chose de plus positif, en affaire, que des souvenirs et du passé: c'est du présent, c'est du réel. La centralité de position de Chambley, l'agrément complet des populations, voilà l'argument, le seul qui ait déterminé votre commission, toujours conformément au principe émis par M. Varroy :
«  Il est un motif qui domine tous les autres, et s'impose à des conseillers généraux émanés du suffrage universel : c'est l'obligation de respecter la volonté des populations.
Agir autrement serait manquer gravement aux devoirs et à la réserve que notre origine nous impose.
Eh bien, messieurs, le motif qui domine tous les autres, qui s'impose à des conseillers généraux, nous a paru s'imposer plus impérativement encore à des représentants de là nation, que le suffrage universel a faits ce qu'ils sont.
Méconnaître le voeu des populations, en effet, ce serait méconnaître l'origine et le but, le principe et la fin de notre haute mission.
C'est d'après cet argument d'équité, de raison, de légalité que votre commission d'intérêt local a réglé toute sa conduite.
On a parlé tout à l'heure de certains ingénieurs, de certains agents de l'administration...

M. Berlet. On a parlé de l'ingénieur en chef du département, dont l'avis a bien quelque poids dans cette question!

M. le rapporteur. ...qui auraient préféré tels ou tels détails que la loi ne leur concède pas.
Je dirai que, pour moi, les administrateurs sont faits pour les administrés, et non pas les administrés pour les administrateurs. (Très-bien! très-bien!)
En conséquence, si un fonctionnaire a taillé une petite carte géographique pour être plus commodément à son usage, je n'en tiendrai pas compte ; car je ne tiendrai jamais compte de l'intérêt particulier, tant qu'il ne se rencontrera pas avec l'intérêt général.
Messieurs, j'ai dû nécessairement m'étendre pour faire connaître à la plupart de mes collègues une question que certainement ils ont eu le temps d'oublier; je me reproche d'avoir été peut-être un peu long. (Non ! non ! - Très-bien !)
Je n'avais pas le droit d'écourter mon sujet sous peine de le compromettre.
Comme conclusion définitive, messieurs, votre 11e commission d'intérêt local propose à votre adoption le projet de loi suivant :
«  Art. 1er. - Les huit communes restées à la France, qui dépendaient du canton de Lorquin et de l'arrondissement de Sarrebourg, forment provisoirement un canton dont le chef-lieu est fixé à Cirey. Ce canton est rattaché à l'arrondissement de Luné ville.
«  Art. 2. - Les douze communes restées à la France, qui dépendaient du canton de Gorze et de l'arrondissement de Metz, forment provisoirement un canton dont le chef-lieu est fixé à Chambley. Ce canton est rattaché à l'arrondissement de Briey.
«  Art. 3. - Les neuf communes restées à la France, qui dépendaient du canton de Vic et de l'arrondissement de Château-Salins, forment provisoirement un canton dont le chef-lieu est fixé à Arracourt, - Ce canton est rattaché à l'arrondissement de Lunéville.
«  Art. 4. - En ce qui concerne les trois cantons créés par les articles ci-dessus, il pourra être dérogé à l'article 31, paragraphe 2 de la loi du 25 ventôse, an XI, aux termes duquel chaque arrondissement de justice de paix doit avoir deux notaires au moins. » (Très-bien ! sur divers bancs. - Aux voix ! aux voix !)

M. Berlet. Messieurs, à mon avis, M. le rapporteur n'a pas répondu aux objections qui avaient été présentées par mon honorable collègue et ami, M. Claude, et, j'ajoute que M. le rapporteur n'a donné, toujours suivant moi, aucune bonne raison pour établir qu'il fallait créer dans le département de Meurthe-et-Moselle trois nouveaux petits cantons.
M. le rapporteur était embarrassée, tout d'abord, par un texte de loi, d'une loi organique, et je trouve,- que l'Assemblée me le pardonne, - que nous sommes trop tentés de nous considérer comme souverains et de ne pas assez respecter les lois organiques votées par nos prédécesseurs.
Or, il y a une loi qui veut, lorsqu'on crée de nouveaux cantons, que l'on respecte deux conditions : d'abord une condition de superficie, d'étendue territoriale, et ensuite une condition de quotité de population.
Ce n'est pas à la légère que nos prédécesseurs ont fait cette loi; ils l'ont faite parce que, en définitive, on ne peut pas, suivant des intérêts politiques ou des intérêts de clocher, comme cela existe dans le cas particulier, on ne peut pas à loisir créer de petits cantons, des cantons de 800, de 3,000, même de 6,000 habitants. A moins que les localités n'y apportent obstacle, vous serez obligé de respecter la loi organique, car c'est avec sagesse, je le répète, que le législateur l'a ainsi ordonné. Eh bien, dans la circonstance actuelle, M. le rapporteur n'a rien dit de la question du fond ; nous discuterons tout à l'heure la question politique qu'il a invoquée. Dans le fond, y a-t-il nécessité de créer ces trois petits cantons ? L'un vous offre-t-il une population de 10,000 âmes ? Aucun ! Cirey a 6,000 âmes; Arracourt, une population de 3,000 ; Chambley, une population de 4,000 âmes et quelques centaines. Je prends les chiffres ronds.
Quant à la superficie territoriale, elle n'atteint pas le chiffre voulu par la loi de l'an IX.
Mais y a-t-il un obstacle dans la nature des lieux ? On a cité certains cantons de France ; mais, pour ces cantons, la nature des lieux s'opposait à des relations faciles avec le chef-lieu du canton voisin auquel on aurait pu recourir.
Je comprends que, dans les Vosges, Gérardmer ait été érigé en canton, c'est un cirque entouré de montagnes, il faudrait faire au moins trente kilomètres pour aller soit à Remiremont, soit à Saint-Dié. Les communes de ces montagnes n'ayant pas de relations faciles avec l'un de ces chefs-lieux, on a été obligé d'en former un canton. Alors, on a créé un canton qui n'a que 6,000 habitants, et en cela on a respecté le voeu de la loi organique de l'an IX.
Mais, dans la circonstance actuelle, les localités apportent-elles, - pour me servir des expressions de la loi, - des obstacles à la réunion à d'autres cantons préexistants? Nullement. Cirey peut parfaitement être uni soit à Blamont, soit à Baccarat. Quant aux communes qui dépendaient de l'ancien Château-Salins, les communes du canton projeté d'Arracourt, quatre de ces communes pourraient être rattachées au canton nord de Lunéville, quatre autres au canton sud-est de la même ville. Il n'y a point d'obstacle à cette réunion, et mon ami, M. Claude, l'a très-bien dit, - et personne ne le démentira, car il connait ces contrées mieux que personne, - que les habitants de ces communes sont en relations constantes avec Lunéville.
Quant aux communes qui dépendaient de l'ancien canton de Gorze, on peut très-bien les rattacher, partie au canton de Thiaucourt, partie à celui de Conflans.
Je ne vois pas la nécessité de créer des petits cantons ; et de plus je vous dis que la nature n'a pas apporté d'obstacles aux relations des habitants de ces communes avec les habitants des communes voisines. Si vous créez ces petits cantons, vous violez la loi.
Mais, dit-on, c'est le voeu des populations, et ici on a cité les paroles de mon autre ami, M. Varroy, paroles devant lesquelles je m'incline. Je partage complètement ses sentiments sur ce point.
Nous sommes les élus du suffrage universel, et je-respecterai toujours, et dans son intégrité, le suffrage universel. (Très-bien ! à gauche. - Bruit sur quelques bancs à droite.)
Messieurs, il ne faut pas rire du suffrage universel, il est notre maître. (Très-bien ! très-bien! à gauche.)
Mais il ne s'agît pas du suffrage universel ici, on n'a pas à voter sur cette question : il ne s'agit que d'une question administrative. Vous le savez, messieurs, ce n'est pas à vous que j'apprendrai comment se traitent les enquêtes administratives. Il y a un commissaire enquêteur, les citoyens se rendent à la mairie, les uns disent oui, les autres disent non.
Et mon ami M. Claude, vous a parfaitement expliqué comment cela s'est passé dans le cas actuel. On a bien consulté les populations, mais on a fait agir les influences... Eh ! oui ! on ne voulait pas déplaire à M. un tel, mais surtout on voulait plaire à un autre. Voilà ce qui s'est passé. Mais permettez, puisqu'on tient à respecter le voeu des populations, comment se fait-il qu'on ne respecte pas tous les voeux de toutes les populations ? Ce serait difficile, il est vrai ; ces communes n'ont pas été les seules à exprimer le désir de voir leur groupe érigé en canton. Il y en a eu d'autres. Je pourrais, rien que dans mon département, vous citer celles de Pont-Saint-Vincent et de Badonviller.
Il n'y a pas, dans tous les départements, de groupe de six ou huit communes qui ne désire être érigé en canton ; il n'y a pas de grosse commune qui n'aspire à devenir chef-lieu. Si vous vous efforciez de satisfaire toutes ces demandes, vous diviseriez la France en 12 ou 15.000 cantons.
Mais il y a un voeu qu'on s'est bien gardé d'exaucer. Mon honorable collègue M. Claude vous a parlé de Nancy.

Plusieurs membres. Voilà la question !

M. Berlet. Oui, ou du moins voilà une des faces de la question.
Nancy est le groupement d'une ville et de communes suburbaines qui représente une population totale de 90,000 âmes; c'est presque le tiers de notre département, car, depuis qu'il a été mutilé, de 420,000 âmes, nous sommes tombés d'abord à 300,000 âmes, puis on nous a adjoint une fraction malheureuse du département de la Moselle, - malheureuse, non ; fraction heureuse plutôt, puisqu'elle nous est restée, - bref, avec l'appoint de l'arrondissement de Briey, nous formons un groupe de 350,000 âmes. Mais je dois dire que sur vingt quatre cantons, d'une population totale de 350,000 habitants, le groupe des trois cantons de Nancy représente 90,000 âmes. Vous voyez que c'est un tiers de la population du département. Et si on consulte la quotité des contributions directes que paye ce groupe, ce groupe aurait droit, et à raison du payement des contributions directes et à raison du nombre de ses habitants, à avoir six conseillas généraux.
Or, Nancy demandait simplement que l'on créât un quatrième canton.
Et remarquez que cette population dont je vous parle s'accroit tous les jours. Vous savez qu'il y a les annexés qui viennent se réfugier à Nancy ; nos frères de Strasbourg et de Metz s'y établissent, des usines se fondent, il y a une nombreuse population ouvrière ; bref, bientôt, nous l'espérons, cette agglomération dépassera très-certainement 100,000 âmes.
Eh bien, le conseil général de Meurthe-et-Moselle qui respecte les voeux des populations, qui dit qu'il est urgent de créer trois cantons qui, à eux trois, représentent à peine 11,000 âmes, - je ne sais pas ce qu'ils payent de contributions directes, - ce conseil général repousse les voeux d'une agglomération de 90 000 âmes ! Et vous dites que c'est là respecter les voeux des populations, et vous osez invoquer cet argument à la tribune ? Je dis que quand on veut respecter les voeux des populations, il faut les respecter tous, ou bien alors recourir aux motifs de décider.
Eh bien, je demande qu'elle est la raison de créer ces trois cantons? Il n'en a pas été donné une seule, et vous n'en donnerez pas une seule, et je vous dis, au contraire : bien loin que vous en ayez donné une, vous avez démontré que vous êtes en contradiction avec les lois Organiques.

M. le rapporteur. On ne crée pas de cantons, on les maintient !

M. Berlet. Me suis-je donc mal fait comprendre, ou ai-je eu le malheur de mal m'exprimer? Je vous ai dit : Vous respectez certains voeux qui vous plaisent, et vous repoussez ceux qui vous gênent; vous invoquez le voeu des populations quand il s'agit de trois petits cantons, et vous le repoussez quand il est question de la création d'un quatrième canton dans une ville importante... (Interruptions et exclamations sur quelques bancs.) Ne m'interrompez pas, je vous prie, autrement la discussion serait impossible, je ne puis engager un colloque, je parle à l'Assemblée tout entière.
On invoque un argument autre que l'argument tiré du voeu des populations, et j'avoue que je suis infiniment plus sensible à cet argument.
On a parlé de la mutilation de notre territoire. On nous a dit : Les débris des cantons de Lorquin, de Château-Salins et de Gorze ont perdu leurs chefs-lieux ; donnez-leur un nouveau chef-lieu de canton pris dans l'arrondissement.

M. le baron Lesperut. Il ne s'agit pas, en effet, de créer des cantons, mais de les maintenir.

M. Berlet. J'ai partagé autant que qui que ce soit la douleur que cette mutilation nous a fait, ressentir. Je n'ai pas perdu tout espoir. Je ne dirai rien de plus à cet égard ; il est inutile de prononcer à cette tribune des paroles dangereuses. Je dirai simplement ceci, c'est que, pour ceux qui ont conservé quelque espoir, il ne faut pas, dans ces pays mutiles, créer des sources de rivalités futures et d'antagonisme et, en face des anciens chefs-lieux de canton, créer des droits nouveaux. Conservons l'espoir et, comme il n'y a pas péril en la demeure, réunissez provisoirement les communes dont il s'agit aux cantons que nous avons conservés. Faites ici ce que vous avez fait pour l'arrondissement de Briey. On aurait pu ériger l'arrondissement de Briey en département, on vous l'a demandé; mais, devant des difficultés administratives, on a dû reculer et on a réuni l'arrondissement de Briey au département de Meurthe-et-Moselle.
Enfin, et c'est là, suivant moi, le seul argument qu'on puisse invoquer contre nous, et l'on ne s'est pas fait faute de l'invoquer, on a invoqué contre nous le voeu unanime du conseil général de Meurthe-et-Moselle. Et, à ce sujet, l'honorable M. Gourbet-Poulard a émis, dans son rapport, une théorie qui se formule ainsi :
«  Le conseil général dont le vote unanime est ici un jugement que nous ne pouvons réformer en appel sous peine de défaire ce que nous avons fait, sous peine de violer la loi que nous avons adoptée le 10 août 1871. »
Ainsi, à entendre M. Courbet-Poulard, vous ne seriez qu'une chambre d'enregistrement et il suffirait qu'un conseil général eût émis un voeu, pour que vous n'eussiez plus qu'à vous incliner.
Mais, enfin, il y a un vote unanime, et mon honorable collègue et ami, M. Claude, vous a déjà dit un mot de ce qui s'était passé au sein du conseil général. Il y avait deux questions en présence, nous en avons parlé, non-seulement on demandait la création des trois petits cantons, mais aussi la création du quatrième canton de Nancy.
Eh bien, nos amis du conseil général ont dit. : Oui, il sera politique de concéder les trois cantons, mais à la condition qu'on accordera le quatrième sans discuter. Ils le concédèrent, puis, quand on vint à voter sur la question du quatrième canton, on se trouva en minorité d'une voix. L'unanimité qu'on nous oppose fut une unanimité factice. Si on avait pu prévoir le vote contre la création du canton de Nancy, vous n'auriez obtenu que la majorité d'une voix en faveur des petits cantons, et encore cette majorité n'eût été obtenue qu'au moyen du concours des trois conseillers provisoires créés par décret... (Aux voix ! aux voix! - Parlez ! parlez !) et qui se trouvaient juges et parties.
Je le répète, cette unanimité qu'on invoque est factice.
Puisqu'on a parlé de politique, et qu'on a dit que la politique était au fond de la discussion, - je ne le nie pas, - je vous dirai qu'on s'est très-peu soucié des petits cantons d'Arracourt et de Chambley.
Si on n'avait eu en vue que ces deux petits cantons, on n'aurait pas songé à les créer. Mais il y avait le petit canton de Cirey, et mon collègue, M. Claude, vous a fait comprendre que, de ce canton, on voulait faire un fief électoral. On vous a parlé de la mutilation du territoire, eh bien, je vous dis que, si on tient à créer ce canton de Cirey, c'est en faveur d'un homme qui, dans cette oeuvre de mutilation, dont nous sommes les victimes, a assumé une large part de responsabilité. Je voterai contre le projet de loi. (Très-bien ! très-bien ! à gauche. - Aux voix ! aux voix ! - La clôture !)

M. Dufaure, garde des sceaux. Messieurs, je monte à la tribune pour demander à l'Assemblée de passer à la délibération des articles, et d'adopter le projet de loi dans son entier.
Je prie l'Assemblée de considérer dans cette question une pure question administrative et non pas une question politique. Les représentants de la localité peuvent en faire entre eux une question politique; pour le Gouvernement, elle a été étudiée, ensuite présentée à l'Assemblée comme une question administrative; il vous demande de l'examiner ainsi.
Messieurs, après la conquête et l'annexion du département de la Moselle à l'Allemagne, il est resté sur nos frontières, dans une étendue de soixante kilomètres, trois groupes de communes qui étaient détachées de leurs chefs-lieux de cantons. L'un de ces groupes contenait huit communes, un autre groupe qui en était distant en contenait douze, et le troisième en contenait treize. Le voeu des populations s'est immédiatement prononcé pour que l'on remplaçât les chefs-lieux de cantons dont elles avaient été privées et pour qu'on reconstruisît ces glorieux débris de trois cantons avec trois cantons nouveaux. (Très-bien! très-bien!)
Nous n'avons voulu rien faire sans que, conformément à nos lois, les enquêtes multipliées qu'elles exigent en pareil cas eussent été faites.
Il s'agissait bien de maintenir des cantons; mais il s'agissait de leur donner de nouveaux chefs-lieux ; cela a été suffisant pour que nous demandions que l'enquête fût complète et que toutes les formalités administratives fussent remplies.
Les communes ont été consultées, je ne me demande pas quels sont les intérêts qui se sont agités dans leur sein ; nous avons eu leurs délibérations ; elles ont été d'avis de reconstituer les trois cantons ; le conseil général a été consulté, le conseil général a donné le même avis; j'ai eu à l'examiner au point de vue judiciaire: eh bien, au point de vue judiciaire, je vous dirai tout à l'heure pourquoi il n'y a pas eu d'hésitation sur l'avis donné.
Toutes les enquêtes étant faites, les avis de l'autorité locale étant recueillis, nous avons rédigé un projet de loi et nous vous l'avons présenté.
On ne peut pas dire que la loi ait été votée précipitamment. Le projet de loi a été présenté au mois de juin de l'année dernière, il a été examiné attentivement par la commission et rapporté au mois de juillet ; depuis le mois de juillet, on a pu voir si quelque intérêt nouveau prévalait pour faire repousser ce projet de loi.
Le rapport était soumis à l'Assemblée au mois d'août dernier, à l'époque où le conseil général s'est réuni de nouveau.
Dans le conseil général, vive agitation, lutte pour la création d'un quatrième canton à Nancy, qui était considéré aux yeux de quelques membres du conseil général comme une compensation de la création des trois cantons. On a rejeté la proposition de la création du quatrième canton à Nancy. On n'est en aucune manière revenu sur les voeux qui avaient été émis, qui étaient comblés par le projet de loi de créer les trois nouveaux cantons.
Ce que nous vous demandons n'est rien autre chose que ceci : Trois cantons dont les chefs-lieux ont été annexés à l'Allemagne, trois cantons mutilés, cela est vrai, réduits à des populations de 6,000, de 5,000, de 4,500 âmes, auxquels nous vous demandons de rendre des chefs-lieux.
Nous sommes d'accord sur les chefs-lieux à choisir; pour le canton de Chambley, il y avait une lutte entre la commune de Mars-la-Tour et celle de Chambley; nous avons examiné de nouveau et nous sommes tombés d'accord avec la commission pour demander que le chef-lieu, soit Chambley.
Maintenant, que nous dit-on ? Vous avez des lois organiques et vous les méprisez. La loi organique de l'an IX demande qu'en moyenne les cantons de France aient chacun 10,000 habitants; aucun de ces nouveaux cantons n'en a 10,000.
L'honorable rapporteur a fait remarquer qu'il y avait une possibilité d'exception à cette règle de la loi de l'an IX.
Il y en a tellement, qu'il nous a indiqué, sur 2,941 cantons, 459 dans lesquels la population n'est pas de 10,000 âmes.
Ici, le motif de notre exception est tout simple; les cantons ne sont pas de 10,000 âmes, parce que la conquête leur a enlevé une partie de leur population. (C'est cela ! - Très-bien !)
Nous vous prions de considérer cette conquête comme une des raisons pour lesquelles nous pouvons conserver à notre frontière de l'Est trois cantons, quoiqu'ils n'aient pas les 10,000 âmes exigées en l'an IX. (Très-bien ! très-bien !)
On nous dit : Vous prétendez avoir suivi le voeu des populations, - et on ne peut le contester, puisque c'est après avoir fait toutes les enquêtes que nous avons présenté notre projet de loi ; - mais pourquoi ne suivez-vous pas le voeu des populations relativement au quatrième canton que demande Nancy, dont la population augmente et qui est arrivée à 90,000 âmes ?
Pourquoi nous ne demandons pas le quatrième canton de Nancy? C'est parce que l'enquête n'a pas encore été faite, parce que le conseil départemental n'est pas même fixé sur la question, parce que dans sa dernière réunion il n'a même pas émis un voeu pour la création de ce quatrième canton.
D'ailleurs, messieurs, que plus tard on demande cette création à raison de l'accroissement de la population de Nancy et de l'intérêt qui s'attache à cette grande ville, c'est une autre question ; on ne trouvera chez nous aucune répugnance à créer ce quatrième canton de Nancy si les enquêtes le demandent; mais est-ce une raison parce que cette dernière question n'est pas étudiée et ne peut pas être résolue en ce moment, est-ce une raison pour refuser de reconstituer ces trois cantons qui ont été si déplorablement mutilés et que nous voulons rétablir ? (Très-bien! très-bien !)
Ce que nous vous demandons pour les trois cantons, nous l'avons demande pour le département voisin ; ce n'est pas pour nous une question de localité ; dans le département des Vosges, il y a également neuf ou dix communes qui ont perdu leur chef-lieu de canton, le canton de Saales, nous vous demandons également pour ces neuf ou dix communes qui ne présentent pas une population de 10,000 âmes, - vous avez le projet entre les mains,- de constituer un canton qui s'appellera le canton de Provenchère, dont le chef-lieu sera établi dans une commune qui ne le possédait pas jusqu'alors. Vous le ferez, je l'espère, pour le département des Vosges, comme nous vous le demandons pour le département de Meurthe-et-Moselle.
On considère comme indifférent d'avoir des chefs-lieux de canton avec l'établissement d'autorités qu'ils entraînent, avec cet officier de police judiciaire, avec ce juge des contraventions qui s'appelle un juge de paix.
Je ne suis pas de cet avis; c'est une frontière ; c'est par conséquent un lieu où une infinité de contraventions sont beaucoup plus faciles qu'elles ne le sont dans l'intérieur de la France.
Il nous importe, au point de vue judiciaire, d'avoir dans ces trois cantons un juge de paix, nous demandons à en avoir un.
Ce n'est pas là un intérêt local, c'est, un intérêt général ; en un mot, de même que la force publique, représentée par la gendarmerie a besoin, dans l'intérêt de la police, d'être représentée sur la frontière pour les trois chefs-lieux de canton, de même la justice a besoin d'y être représentée, et voilà pourquoi nous vous demandons de les établir.
On pourrait, nous dit-on, faire pour ces trois cantons ce qu'on a fait pour l'arrondissement de Briey et dire d'un seul mot qu'on les rattache à des cantons voisins.
Quelle en serait la conséquence pour les populations ? C'est qu'au lieu d'avoir leur chef-lieu de canton au milieu d'elles, elles seraient obligées d'aller le chercher à des distances considérables. Veuillez consulter l'intérêt pratique des populations et demandez-leur si c'est la même chose pour elles d'avoir dans leur sein un chef-lieu de canton, un juge de paix, une brigade de gendarmerie, ou d'aller les chercher à vingt, trente ou quarante kilomètres de leur domicile.
Non, messieurs, cela n'est pas possible; nous avons la conviction, en vous présentant ce projet de loi, d'avoir fait une chose judiciairement et administrativement utile, conforme au voeu des populations Nous vous demandons de l'adopter. (Très-bien! très-bien! - Aux voix !)

M. Varroy. Quoique l'Assemblée me paraisse fatiguée de l'examen d'une question purement locale, vous me permettrez peut-être, en raison de ma situation particulière dans le département dont j'ai l'honneur de présider le conseil général, de vous dire quelques mots. Du reste, messieurs, je crois que, dès qu'il s'agit de départements voisins de la nouvelle frontière, il n'y a pas de question, quelque petite qu'elle soit, qui puisse vous être indifférente. (C'est vrai ! - Parlez !) Quoique, à mon avis, le projet soit incomplet, je ne viens pas m'opposer à son adoption. (Ah! ah! - Très-bien!)
Il a été dicté par deux sentiments respectables : le désir de se conformer au voeu des populations directement intéressées, et la pensée de respecter aussi l'autonomie d'anciennes circonscriptions administratives mutilées.
Ce sont ces deux motifs qui m'ont fait voter le projet de loi au conseil général, et qui me décideront encore à le voter ici (interruptions.)
Mais il y a une lacune dans le projet de loi. M. le garde des sceaux a fait connaître, et j'en prends acte, que, lorsque la question sera posée, l'administration et le Gouvernement chercheront à combler cette lacune et à répondre au désir de la population de. Nancy. (Interruptions diverses. - Aux voix !)
Je demanderai, à ce sujet, à rectifier une inexactitude qui s'est glissée dans le discours le M. le garde des sceaux. (Aux voix !)
Il n'est point exact que le conseil général de Meurthe-et-Moselle ait repoussé l'établissement d'un quatrième canton à Nancy. Il en a repoussé l'établissement immédiat, mais à l'unanimité il a recommandé au Gouvernement l'étude de cette intéressante question (Interruptions diverses.)

Un membre. Nous ne sommes pas saisis de cette question !

M. Varroy. Dans le projet de loi, il y a encore un point à éclaircir sur lequel il importe d'avoir les explications de la commission et de M. le garde des sceaux. Il y a trois communes de l'ancien canton de Château-Salins, Moncel, Mazerules et Sornéville, dont le sort ne parait pas fixé parle projet de loi. Je suppose que, dans l'intention de la commission, ces trois communes doivent rester rattachées au canton est de Nancy.

Au banc de la commission. Oui ! oui !

M. Berlet. Soit, mais il faut le mettre dans la loi !

M. Varroy. Je demanderai sur ce point une explication à la commission. (Aux voix ! aux voix! - La clôture !)

M. Claude (Meurthe-et-Moselle.) Je demande la parole.

Voix nombreuses. La clôture ! la clôture !

M. le président. La clôture est demandée, je la mets aux voix.

(L'Assemblée, consultée, prononce la clôture de la discussion générale.)
M. le président. Je consulte l'Assemblée sur la question de savoir si elle entend passer à la discussion des articles.
Il a été déposé deux demandes de scrutin. (Exclamations.)
L'une est signée par MM. de Ravinel, Haentjens, Caillaux, E. de La Bassetière, Gallicher, Merveilleux du Vignaux, de Kermenguy, E. de Féligonde, Chatelin, de Durfort de Civrac, H. de Puyberneau, du Breuil de Saint-Germain, Amy, comte Desbassayns de Richemont, Buffet, Bompart, Lur-Saluces, baron Lesperut, Dompierre d'Hormoy.
La seconde est signée par MM. Bamberger, Claude, Mazeau, Journault, Parent, Léon Robert, Thurel, Jules Barni, Tamisier, Levêque, Dubois, Billy, Le Royer, Pascal Duprat, Maurice Rouvier, Carquet, René Goblet, Roger Marvaise, Laget.
Il va être procédé au scrutin.
(Le scrutin est ouvert et les votes sont recueillis.)
M. le président. Voici le résultat du dépouillement du scrutin :
Nombre des votants. 563
Majorité absolue. 284
Pour l'adoption. 507
Contre. 61 L'Assemblée a adopté. En conséquence elle passe à la discussion des articles.
Je vais en donner lecture :
«  Art. 1er. - Les huit communes restées à la France, qui dépendaient du canton de Lorquin et de l'arrondissement de Sarrebourg, forment provisoirement un canton dont le chef-lieu est fixé à Cirey. - Ce canton est rattaché à l'arrondissement de Lunéville. »
(L'article 1er est mis aux voix et adopté,)
«  Art. 2. - Les douze communes restées à la France, qui dépendaient du canton de Gorze et de l'arrondissement de Metz, forment provisoirement un canton dont le chef-lieu est fixé à Chambley. - Ce canton est rattaché à l'arrondissement de Briey. a - (Adopté).
«  Art. 3. - Les neuf communes restées à la France, qui dépendaient du canton de Vic et de l'arrondissement de Château-Salins, forment provisoirement un canton dont le chef-lieu est fixé à Arracourt. - Ce canton est rattaché à l'arrondissement de Lunéville. » - (Adopté).
«  Art. 4. - En ce qui concerne les trois cantons créés par les articles ci-dessus, il pourra être dérogé à l'article 31 § 2 de la loi du 25 ventôse an II, aux termes duquel chaque arrondissement de justice de paix doit avoir deux notaires au moins. » - (Adopté).

M. Varroy. Messieurs avant que l'Assemblée vote sur l'ensemble du projet de loi, je viens réitérer à M. le rapporteur et a M. le garde des sceaux la question que j'ai posée tout à l'heure sur le point de savoir quel est le sort définitif de trois communes, de Moncel, Sornéville et Mazerules, détachées du canton de Château-Salins, rattachées provisoirement à un des cantons de Nancy, et dont il n'est pas question dans le projet de loi.

M. le garde des sceaux. Messieurs, l'honorable orateur se trompé en un point, car il est question de ces trois communes dans le projet de loi. Ce projet indique à l'Assemblée que douze communes dépendant de l'ancien canton de Château-Salins restaient encore, que trois de ces communes ont réclamé et que différentes autorités du département pensent qu'il est bon de les laisser rattachées au canton de Nancy dont elles sont très-voisines.
Dans l'exposé des motifs, après avoir cité ces trois communes et les autorités auxquelles je viens de faire allusion, nous disons : «  Il ne semble pas qu'il y ait lieu de modifier leur situation actuelle », et puis arrivant à l'article 3 de la loi qui indique comment sera composé le nouveau canton, nous indiquons que ce canton se compose de neuf communes et non de douze, et par conséquent nous en retranchons les trois communes. Le projet de loi est donc aussi clair que possible. Ce sont neuf communes seulement et les trois communes qui réclament n'y sont pas comprises. (Très-bien ! très-bien !)

M. le président. Je mets aux voix l'ensemble du projet de loi.
(L'ensemble du projet de loi, mis aux voix est adopté.)

 

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