Journal officiel de la
République française. Débats parlementaires
28 décembre 1918
M. François Lefebvre. Je n'ai pas l'intention
de protester contre le vote des douzièmes provisoires. Depuis le début de la
guerre j'ai toujours voté les crédits. J'entends encore les voter cette fois.
M. le ministre des finances. Très bien !
M. François Lefebvre. Toutefois, avant de passer au vote, je demande au
Gouvernement de nous faire connaître son programme de reconstitution dans nos
régions libérées.
Il y a déjà un mois que j'ai déposé une interpellation pour demander au
Gouvernement comment il entendait faire revivre nos régions. Pour des raisons
que je n'ai pas a examiner ici, il nous a été répondu que cette interpellation
serait discutée plus tard.
Certes, je n'apprendrai pas grand chose à la Chambre en lui disant ce qui se
passe dans nos régions. Les journaux l'indiquent quotidiennement. Il serait bon
cependant que le Gouvernement nous dise une bonne fois comment il entendues
faire revivre.
Je poserai d'abord la question de ravitaillement. Il est très pénible de
constater qu'après deux mois et demi de libération, nos populations en sont
encore à se demander si oui ou non elles auront à manger.
(Très bien! très bien!) Je sais très bien que les transports sont difficiles.
M. Tournade. On pourrait trouver beaucoup d'automobiles.
M. François Lefebvre. Nous avons vu les chemins de fer et les routes bouleversés
; nous sommes passés sur ces routes, nous avons pu nous rendre compte de
l'importance des dégâts. Mais le 22 courant, il y a cinq jours, je me trouvais
dans un bureau où l'on téléphonait au ministre des régions libérées pour lui
faire savoir qu'à Glatigny, .près de Versailles, il y a 2,000 camions et 3,000
chauffeurs qui attendent qu'on les utilise. Qu'on ne vienne donc pas nous dire
que si nos populations n'ont pas à manger, c'est parce que les moyens de
transport font défaut. (Très bien! très bien!) Quand nos armées avançaient dans
nos régions, des camions les suivaient pour assurer leur ravitaillement. Nous
nous demandons pourquoi depuis deux mois et demi que nos contrées sont libérées,
les camions n'ont pas été utilisés pour ravitailler nos populations. (Très bien
! très bien !) Puis il y a la question de l'habitation.
Dans la région de Valenciennes, quantité de maisons ne sont qu'endommagées. Il
serait très facile de les réparer si on le faisait tout de suite. Mais depuis
deux mois et demi elles sont exposées à toutes les intempéries de l'hiver ;
elles seront bientôt irréparables. Aussi nombre de gens de nos régions habitent
encore dans les caves ; il leur est impossible de vivre dans leurs maisons dont
les toitures sont percées, les fenêtres enfoncées.
Depuis deux mois et demi, nous réclamons du carton bitumé et du papier huilé. On
nous répond toujours qu'on va le recevoir et nous attendons encore la
réalisation de ces promesses.
Vous savez qu'en ce qui concerne les installations industrielles, usines, mines,
les Allemands, dans leur recul, les ont toutes détruites à la dynamite.
M. Léon Pasqual. Voulez-vous me permettre une observation, mon cher collègue ?
M. François Lefebvre. Volontiers !
M. Léon Pasqual. Je rentre d'Avesnes il y a quelques jours. J'ai trouvé un
sous-préfet dans une sous-préfecture complètement saccagée, sans archives,
n'ayant même pas, depuis deux mois, un fil télégraphique avec son préfet,
n'ayant qu'une automobile qui ne marche pas pour se rendre dans les communes où
il est appelé.
Je suis resté huit jours avec la population sans qu'il nous soit parvenu les
moindres vivres : pas de viande, pas de farine, absolument rien. Nous nous
demandons, dans les régions libérées, si cet état de choses durera encore
longtemps. (Applaudissements)
Les populations qui ont tant souffert et nous-mêmes comprenons qu'il a fallu une
transition de flottement, puisque les voies ferrées sont détruites, mais nous
nous demandons si le flottement ira jusqu'à l'anarchie et si, oui ou non, nos
compatriotes vont pouvoir manger tranquillement dans la paix, alors qu'ils ont
tant souffert pendant guerre. (Très bien ! très bien!) Je sais que M. le
président du conseil a promis de prendre des mesures énergiques.
M. le président du conseil. Je n'ai pas promis, j'ai fait.
M. Léon Pasqual. Il les a prises, je l'en Remercie et je lui demande d'y tenir
la main, afin que nous ne restions pas plus longtemps dans une situation aussi
inextricable.
Il faut que la Chambre entière nous soutienne dans cette question de vie ou de
mort de nos régions. La région de M. Lefebvre et la mienne sont de celles où il
reste encore un peu de vie ; il suffirait de bien peu de chose pour que nous
puissions revivre immédiatement et revenir à la mère patrie avec les forces que
nous avions dans le passé. Je vous en supplie, messieurs, ne nous laissez pas
mourir complément. (Vifs applaudissements.)
M. Goniaux. Je m'associe aux paroles de M. Pasqual, et je désire signaler la
situation toute particulière de la population de l'arrondissement de Douai.
La situation est la même à Douai qu'à Avesnes et à Valenciennes, avec cette
circonstance aggravante que dans la région de Douai les populations ont été
évacuées et qu'une grande partie se trouve encore actuellement en Hollande ou
sur les routes de Belgique. En ce moment, environ 30,000 personnes sont rentrées
dans la région de Douai, mais elles n'ont pas de literie ni de couvertures, et
elles sont complètement dépouillées de vêtements et chaussures.
Or, monsieur le président du conseil, vous le savez bien, nous sommes rentrés
chez nous au lendemain du départ des boches.
Nous avons pu y constater les actes de vandalisme commis par nos ennemis.
Je vous ai demandé dans votre cabinet de songer à ces pauvres gens, à ces
femmes, à ces enfants, à ces vieillards, de leur donner des couvertures, des
paillasses à défaut de matelas qui manquent, des sacs de couchage, à défaut de
draps, et des chaussures. On leur a bien envoyé un lot de couvertures, 10,000,
je crois, mais c'est insuffisant. De plus, on a oublié les sacs de couchage et
les paillasses.
Je vous signale cette pénurie parce qu'en ces temps si durs, alors que ces gens
se trouvent dans des maisons ouvertes à tous les vents - vous avez pu voir
vous-même les portes enfoncées et les fenêtres sans carreaux - ils ont besoin de
réconfort et du nécessaire. Nous demandons qu'ils puissent se couvrir et se
reposer la nuit et qu'ils aient une nourriture plus abondante.
(Applaudissements.)
M. François Lefebvre. Je remercie mes collègues d'avoir renforcé mes arguments.
Tous les représentants des régions libérées pourraient tenir le même langage.
Ils pourraient vous dire que tous les jours nous recevons une nombreuse
correspondance provenant de soldats qui disent : « Nous nous sommes battus
pendant quatre années pour empêcher l'ennemi d'égorger la France. Nous avons
fait courageusement notre devoir. Que fera le Gouvernement à l'égard de ceux que
nous avons laissés dans les régions envahies ? Là-bas, des femmes et des enfants
vont nu pieds : ils n'ont plus de linge, ni de literie. Que voulez-vous faire »?
Et nous, députés, nous sommes obligés de répondre : « Nous ne pouvons rien,
parce que le Gouvernement ne fait rien et ne veut pas nous entendre ».
Ce que j'ai signalé au point de vue du ravitaillement existe également au point
de vue industriel. Je vous disais que les usines et les mines de nos régions
avaient été détruites par la dynamite allemande. Il y a deux mois et demi que
nous sommes libérés et là-bas un grand nombre d'hommes sont inscrits au secours
de chômage. S'il y avait un peu de bonne volonté de la part du Gouvernement et
des industriels, s'il existait le moindre accord, on pourrait peut-être
commencer la reconstruction des usines, la remise en état des mines.
Qu'est-ce que l'on attend ?
S'il est impossible de transporter les matériaux, on pourrait tout au moins
déblayer et faciliter ainsi la reconstruction.
Si nous examinons maintenant la question agricole, nous n'oublierons pas que le
département du Nord et particulièrement la région de Valenciennes est très riche
au point de vue agricole. Si seulement on redonnait un semblant de vie à
l'agriculture, il serait possible d'utiliser un certain nombre de ces hommes
inscrits au secours de chômage. Mais, depuis deux mois et demi, nous n'avons pas
reçu un seul instrument aratoire. On pourrait faire beaucoup mieux; ce ne serait
pas difficile, puisqu'on ne fait rien.
M. Raoul Méquillet. Voulez-vous me permettre de vous interrompre pour citer un
exemple ?
Il y a dans l'arrondissement de Lunéville une commune, Cirey, dans laquelle
vient presque tous les jours un train militaire partant d'Avricourt, passant
devant Blamont, pour se rendre à Cirey. Je tiens d'un habitant de Blamont que le
train militaire passe devant Blamont sans s'y arrêter. Ce train, qui comporte
trois ou quatre wagons de marchandises et un wagon de voyageurs, n'a qu'un but :
aller chercher des planches dans la vallée. L'autorité militaire passe devant
Blamont, mais elle refuse d'y prendre voyageurs et marchandises, alors que cette
commune manque de tout et que ce train pourrait être utilisé pour le transport
et le ravitaillement de la population civile. C'est tellement scandaleux que je
tenais a citer ce fait : est-il admissible qu'une voie ferrée qui pourrait être
utilisée pour le ravitaillement de nos populations ne serve qu'à transporter des
planches ?
Ce n'est pas en procédant de la sorte qu'on facilitera la renaissance de la vie
économique dans des régions qui ont tellement souffert de la guerre. (Très bien
! très bien.) |