Cahiers de
doléances - 1789 - Lorraine allemande
Ce texte présente plusieurs
intérêts :
- il est publié en 1906 dans le Jahr-Buch
der Gesellschaft für lothringische Geschichte und
Altertumskunde, qui se veut à compter de 1888 le
pendant des journaux et mémoires de la Société
d'Archéologie Lorraine de Nancy. Contenant jusqu'à la
première guerre une grande majorité d'articles en
langues allemande, cette revue continuera quelques
années après la grande guerre avec une majorité
d'articles en langue française ;
- il s'attache aux doléances des communes de la Lorraine
allemande, ducale puis française, qui rejoignent en
grande partie celles des cahiers des autres régions
lorraines, dont le Blâmontois. Mais il apporte de plus
un éclairage sur la manière dont ces cahiers ont pu être
rédigés.
- on y lit vers la fin une intervention du blâmontais
Claude-Ambroise Régnier en mai 1790 à l'Assemblée
nationale... où il défend l'intérêt des fermiers contre
les communautés paysannes !
Jahr-Buch
der Gesellschaft für lothringische Geschichte und
Altertumskunde
1906.
Metz - Verlag Von G. Scriba.
Annuaire de la société d'histoire et d'archéologie
lorraine
Quelques mots sur
les cahiers de doléances des communes en 1789.
Par P. Lesprand-Montigny.
L'ordonnance et le
règlement pour la convocation des Etats généraux de
1789, ne prescrivait pas seulement l'élection de députés
à cette assemblée, mais encore la rédaction de cahiers
de doléances, c'est-à-dire de cahiers où seraient
exposés les abus dont avaient à souffrir les différentes
classes de la société et les moyens que l'on croirait
propres à y remédier. Et à la manière dont les trois
ordres du royaume furent appelés à présenter leurs
plaintes, on pourrait s'attendre à y trouver un tableau
exact de la situation de la France à cette époque. En
effet, sans parler de la noblesse dont presque toutes
les familles étaient représentées aux assemblées
bailliagères, Louis XVI, rompant avec une routine
quelque peu injuste qui donnait au haut clergé une part
prépondérante dans les assemblées, avait accorde cette
fois les mêmes droits aux petits bénéficiers : c'était
donner la prépondérance aux curés, mais aussi donner le
droit de parler à ceux qui avaient surtout à se
plaindre, et qui, vivant en contact journalier avec le
menu peuple, connaissaient mieux les misères dont il
souffrait. Le roi n'avait pas été moins généreux envers
le 3e ordre. Non seulement chaque bailliage eut le droit
de dresser un cahier de doléances du tiers état de son
ressort ; mais toutes les communautés furent invitées à
fournir leur apport à ce cahier, en rédigeant chacune un
cahier spécial de leurs plaintes: c'est ce qu'on a
appelé les cahiers primaires de 1789. A l'assemblée où
la rédaction en devait avoir lieu, avaient droit de
prendre part tous les individus nés français ou
naturalises, âgés de 25 ans, et inscrits au rôle des
impositions, C'était bien tout un peuple qui était
appelé à donner son avis sur les abus qui régnaient
alors et sur les remèdes à y apporter.
Loin de chercher à restreindre ces bonnes intentions du
roi, les officiers des bailliages, charges d'en assurer
l'exécution, semblent l'avoir poussée jusqu'à l'excès.
Ainsi la cense de l'Hôpital, comptant 4 habitants,
c'est-à-dire dans le langage de l'époque, 4 feux, et
qui, à cause des frais, réclamait à cor et à cri depuis
des années de n'être plus considérée comme communauté
indépendante, reçoit par huissier, comme les autres
communes, l'ordre d'avoir à rédiger un cahier et à élire
un député. Mais il y a mieux. Rabas se composait alors
d'une chapelle, d'une ferme et d'un moulin: la chapelle
était desservie par un prêtre des environs, la ferme et
le moulin étaient réunis dans une même main ; résultat :
1 seul habitant. Cela n'empêche pas le brave homme d'y
aller de son cahier de doléances. II serait donc faux,
bien que l'on désigne parfois ces cahiers par le nom de
cahiers des paroisses, de croire qu'il n'y avait qu'un
cahier par paroisse. Ainsi pour la paroisse de Vigy,
nous avons, outre le cahier du chef-lieu, ceux de Sanry,
Méchy, Béfey, Rabas, Hessange.
Le nombre des cahiers de communautés conservés dans nos
archives est tel que nous n'avons encore pu les
parcourir tous en détail. La présente étude se basera
uniquement sur les cahiers du bailliage de Boulay que
nous avons particulièrement étudiés en vue d'une édition
prochaine. Elle comprendra deux parties, dont la
première traitera du mode de rédaction et de la forme
des cahiers: la seconde, en présentant un aperçu
sommaire de leur contenu, montrera tout l'intérêt qui
s'y attache.
I.
Les humbles habitants
des campagnes, qui avaient du supporter si longtemps en
silence leurs charges et leur misère, accueillirent avec
une joie bien naturelle cette permission que leur
donnait le roi d'exprimer en toute liberté les doléances
que la crainte jusque-là avait retenues sur leurs
lèvres. Ils le témoignent, souvent en termes naïfs, dans
leurs cahiers. Voici comment débute celui de Dourdhal: «
Comme notre roi bien-aimé, ce bon père de ses enfants, a
bien voulu permettre à ses enfants de faire leurs
plaintes, doléances et remontrances, nous espérons qu'il
aura cette même bonté de pardonner en cas s'ils diront
une chose qui pourra offenser ce bon père. Nous avons
l'honneur de parler à un père que le Dieu de science a
instruit : il nous permettra de parler le langage des
enfants, assez mal instruits de lui parler, mais assez
instruits pour connaitre les maux qui nous affligent, et
que ce bon père pourra mitiger et même totalement guérir
». - Cependant cette permission du roi semble n'avoir
pas enlevé à tous la crainte des gens en place. Ainsi
les habitants de Thicourt n'osent pas mettre dans leur
cahier ce qu'ils ont sur le coeur contre le délégué de
l'intendant : mais à l'assemblée générale du bailliage à
Boulay, leurs députés, voyant que d'autres ont eu plus
de courage qu'eux, s'empressent d'ajouter un article à
la fin de leur cahier. C'est un sentiment de même nature
sans doute qui fait rayer aux habitants de Zimming dans
leur cahier un passage comme celui-ci: « II y a 3 ans
que les employés de la ferme ont payé des
malintentionnés à cacher du sel et du tabac dans la
paille de la grange de D..., habitant du lieu: ces
employés s'y sont jetés, et après, si on n'avait pas
prouvé que l'endroit n'était pas fermé, [ils auraient
saisi] le pauvre homme dans son lit.»
Mais la grande difficulté pour ces paysans, « assez
instruits pour connaître les maux qui les affligeaient»,
était de rédiger d'une manière passable leurs plaintes
et doléances ; bien peu étaient capables de grouper et
d'exprimer leurs idées. C'est sans doute ce qui poussa
plusieurs individus, plus instruits et désireux de se
mettre en avant pour la députation, à leur venir en aide
en publiant à leur adresse des espèces de guides ou de
modèles. Deux de ces brochures nous ont été conservées.
L'une a pour titre : Essai sur les assemblées de
communautés, de baillages et d'arrondissements de la
Lorraine, destinées à procéder tant aux élections qu'à
la rédaction des cahiers pour les Etats généraux,
présente par un citoyen. A Paris, chez les libraires
associés, 1789. Le nom de ce citoyen nous est connu.
L'Abbé Jérôme l'avait déjà signalé (1), l'ayant trouve
écrit par un curé de l'époque sur son exemplaire. Or, il
se trouve que le même nom, presque effacé, il est vrai,
se trouve écrit au crayon sur l'exemplaire que possède
la bibliothèque des Archives de Metz. L'auteur n'est
autre qu'Anthoine, lieutenant-général du bailliage de
Boulay. Sans vouloir entrer dans de longs détails sur le
personnage, disons qu'élu député aux Etats généraux, il
se jeta à corps perdu dans le parti révolutionnaire, fut
un des clubistes les plus ardents des Jacobins de Paris,
et membre du comite secret de l'insurrection du 10 août
1792 qui mit fin à la royauté; il établit le régime de
la Terreur à Metz où il avait été élu maire, en
destituant au nom du comite de salut public tout ce qui
n'était pas jacobin ; conventionnel et régicide, il
mourut à Metz en août 1793. Mais en 1789, il ne montrait
pas encore ces idées avancées et tout bon sujet du roi
eût pu signer sa brochure.
L'autre opuscule a pour auteur un membre distingué de la
noblesse. Elle est intitulée : Plan à consulter d'
instructions et de pouvoirs à donner aux députés de la
province de Lorraine et celle des Trois Évêchés aux
États généraux, par M. le comte de Custine, maréchal des
camps et armées du roi. A Nancy, 1789. Ne à Metz en
1740, Custine fut lui aussi député aux États généraux,
où il se montra partisan convaincu des reformes. On
connait son rôle comme général de la République,
commandant d'abord de l'armée du Rhin, puis de celle du
Nord. La Convention reconnut ses Services en le déférant
au tribunal révolutionnaire, qui l'envoya à l'échafaud
le 28 août 1793.
II y a entre les deux brochures une grande différence;
celle d'Anthoine est populaire, claire, nette,
s'occupant en détail des doléances du peuple, tandis que
Custine se lance dans les grandes idées, nature des
États généraux et des États provinciaux, responsabilité
des ministres, pouvoirs des Cours souveraines,
établissement dune banque nationale, etc. On comprend,
après cette simple remarque, que la première dut avoir
plus d'influence que la seconde, surtout dans le
bailliage dont Anthoine était lieutenant-général.
Cependant la seconde fut aussi consultée. Ainsi la ville
de Saint-Avold, dans le préambule de son cahier, nous
dit avoir eu communication des deux opuscules. C'est
d'ailleurs le seul cas où un cahier nous indique ses
sources: on ne peut compter les cahiers de Lixing et de
l'Hôpital qui ne sont que des calques de celui de
Saint-Avold. Mais dans le cahier même de Saint-Avold, on
ne voit pas que l'on ait mis en oeuvre les idées de
Custine, pas plus d'ailleurs que dans les autres cahiers
du baillage de Boulay.
Au contraire pour montrer combien certains cahiers sont
dépendants de la brochure d'Anthoine, il nous suffira de
comparer le questionnaire donne dans la brochure avec
l'un de ces cahiers. Prenons par exemple celui de
Thicourt dont les réponses brèves feront mieux ressortir
la dépendance absolue.
Première question d'Anthoine.
N'est-il pas à désirer qu'à l'avenir on ne puisse
établir ni proroger aucun impôt que du consentement de
la Nation ?
Premier article du cahier:
II est à désirer qu'aucun impôt, même provisoire, ne
soit imposé ni prorogé sans le consentement de la
Nation, parce que la Nation est plus à portée de
connaitre les facultés de chaque province.
Deuxième question d'Anthoine.
Que chaque province soit chargée de l'administration
ci-devant confiée aux intendants.
Deuxième article du cahier:
D'où il résulte que l'administration confiée aux
intendants... soit confiée aux assemblées provinciales.
Troisième question d'Anthoine.
A-t-on à se louer ou à se plaindre de l'administration
des intendants et de leurs subdélégués ?
Troisième article du cahier:
II en résulterait de même... que les subdélègues
deviendraient inutiles.
Quatrième question d'Anthoine.
Le prix du bois est-il excessif et quelles sont les
causes de sa cherté ?
Quatrième article du cahier :
Le bois est d'une cherté excessive pour nos cantons. Les
salines en sont la cause...
Et ainsi de suite. Le questionnaire d'Anthoine sert
ainsi de base à toute une série de cahiers: par exemple
à ceux de Fouligny, Hombourg, Mainvillers, Many,
Narbefontaine, Zimming, Saint-Avold, etc..
Dans ces cahiers on rencontre cependant des articles qui
ne répondent pas directement à l'une des questions
posées. Mais n'est-ce pas encore Anthoine qui a suggéré
l'idée de ces additions par sa dernière question :
Quelles sont en général les injustices dont vous avez à
vous plaindre ?
Cette manière de procéder à la rédaction d'un cahier
demandait encore un travail réel, surtout si l'on
voulait un peu développer les réponses. Dans certaines
communes, pour s'épargner toute peine, on se contenta
d'adopter les cahiers des voisins, quitte à faire de
légers changements et à ajouter quelques plaintes
particulières, s'il y avait lieu. Nous avons ainsi
certains groupes de cahiers presque identiques. II a
déjà été fait mention des communes de Lixing-Ebersing et
de L'Hôpital qui empruntent littéralement au cahier de
Saint-Avold ce qui leur convient (2). Pange, Coliigny et
Mont forment un autre groupe. A Faulquemont se
rattachent Vahl, Elvange et Hemilly, bien qu'avec
certaines différences. Le lien de parenté qui unit les
cahiers d'Adelange, Laudrefang et Tritteling, quoique
dissimule, n'est pas niable. Macker tire le sien de
Helstroff; Eblange et Guirlange n'ont qu'un même texte.
Mais le groupe le plus nombreux est celui qui comprend
cinq villages voisins: Condé, Pontigny, les Etangs,
Volmerange et Varize. Quant à savoir à qui revient
l'honneur d'avoir rédigé le cahier-type de chacun de ces
groupes, c'est une question difficile à trancher, et qui
d'ailleurs n'a pas grande importance.
Et maintenant comment ces cahiers ont-ils été rédigés ?
L'ont-ils été dans des assemblées de tous les habitants,
comme le demandait le règlement ? Si l'on en croyait les
cahiers eux-mêmes, il faudrait répondre par
l'affirmative. Et cependant il n'en est rien. D'abord
pour les cahiers identiques de différents villages qui
portent la même date, il est de toute nécessité qu'ils
aient été rédigés auparavant et transmis aux différentes
communautés, qui dans leurs assemblées ne firent que les
adopter. Mais même pour la plupart des autres cahiers,
il faut admettre que le procédé fut le même. Quand par
exemple nous voyons que les habitants d'un village ne se
réunissent qu'après les vêpres un dimanche, il est
impossible que dans le court espace de temps qu'ils
avaient jusqu'au soir, ils aient discuté les différents
articles de leur cahier, l'aient signé, aient procédé à
l'élection des députés et dressé ensuite procès-verbal
du tout, d'autant plus que les paysans ne sont pas
précisément expéditifs dans leurs délibérations et
l'exposé de leurs opinions. De plus, même en y mettant
le temps, dans la plupart des villages, il ne se fut
trouvé personne capable de rédiger ainsi séance tenante
tout un cahier. Comme le disent les habitants de
Laudrefang: « Dans leur communauté n'ayant et ne
possédant point la langue française, l'on voit... qu'ils
ont été obligés encore de donner leurs voix au maire,
n'ayant ni curé ni vicaire ». C'était le seul qui sût
s'expliquer en français, ce qui est loin de vouloir dire
qu'il put aussi écrire en cette langue. Or, le cas
devait se présenter souvent dans les villages de langue
allemande. Donc ici encore il faut admettre que les
cahiers étaient rédigés à l'avance et que dans les
assemblées on ne faisait qu'en expliquer le contenu aux
habitants, qui approuvaient et signaient. Mais, même
dans les villages de langue française, y avait-il
beaucoup de personnes capables de rédiger ainsi sur
place un cahier ? C'est peu probable. D'ailleurs
certains cahiers renferment un nombre considérable
d'articles. Si dans les assemblées on avait du proposer
d'abord, ensuite discuter, puis rédiger ces articles, il
eût fallu plusieurs jours. Or, dans le bailliage de
Boulay, jamais les assemblées ne durent plus d'un jour
(3).
La mention faite ci-dessus de curés et de vicaires
pourraient amener à croire que, bien que membres de
l'ordre du clergé, ils ont pris part à la rédaction de
ces cahiers. Il est possible qu'on ait eu recours à
leurs bons offices ; mais rien ne le prouve. Une
circonstance même qui à première vue semble parler en
faveur de cette opinion, s'explique très bien autrement.
II s'agit de signatures de curés et de vicaires au bas
des cahiers du tiers état de leurs paroisses. Voici
celles que l'on rencontre: Brizet, administrateur de
Mariendhal; Grandidier, curé de Lachambre; Piblinger,
curé d'Eblange; Janser, curé d'Oberkirch, qui signe le
cahier de Differten; Phil. Hourdt, administrateur de
Guenviller ; A. Herman, vicaire de Freybouse ; Streff,
curé de Coume ; J. Bettinger, vicaire résident à
Arriance, président de l'assemblée municipale. Le titre
précisément que prend le dernier signataire, nous
explique pourquoi lui, membre du clergé, signe un cahier
du tiers état.
A la suite de l'organisation des assemblées provinciales
et de districts de 1787, on avait aussi organisé de
nouvelles assemblées municipales, pour lesquelles les
élections avaient eu lieu en 1788, et là où ne résidait
pas de seigneur, le curé ou le vicaire avait été
ordinairement élu Président. C'est à ce titre,
croyons-nous, que certains cahiers portent la signature
de prêtres, curés ou vicaires, et c'est aussi ce qui
explique pourquoi la première signature du cahier de
Charleville est celle d'un noble, J.-L. Cailloux de
Walmont, ancien commandant de bataillon au régiment de
Nassau, lieutenant-colonel d'infanterie. Que ces membres
du clergé et de la noblesse, assistant aux assemblées du
tiers en qualité de présidents, aient pris part à leurs
opérations, surtout si on les en priait, c'est probable.
Mais nous ne pouvons rien affirmer, faute de données
précises. Néanmoins, dans un cas, je crois pouvoir, sans
présomption, attribuer la rédaction du cahier au vicaire
signataire. II s'agit de celui de Freybouse, qui se
signale à l'attention, d'abord par son étendue qui
dépasse considérablement la moyenne des autres cahiers
de communautés, puis par sa forme qui est celle d'un
traité avec subdivision en chapitres, enfin par son
contenu qui touche à une foule de questions ignorées des
autres. Nous savons par ailleurs que le vicaire de
Freybouse à cette époque avait un faible pour ce genre
de littérature. Les archives nationales a Paris
conservent une « lettre de M. Herman, vicaire de
Freybouse, par Saint-Avold, en Lorraine, au directeur
général des finances », laquelle n'est autre chose qu'un
cahier de doléances rédigé par lui en son nom et au nom
de huit de ses confrères.
En résumé donc, à notre avis, la plupart de ces cahiers
furent rédigés avant les assemblées, soit qu'on les eût
empruntés à d'autres communautés, soit qu'on les eût
demandés à des personnes que l'on croyait capables de
les rédiger, mais qui hélas ! ne l'étaient pas toujours,
témoin le français pitoyable et parfois inintelligible
dans lequel quelques-uns sont écrits. II est cependant
un cahier qui n'a pu être rédigé que dans l'assemblée
des habitants : c'est celui de Merten, dont la forme est
unique. La, en effet, les principaux habitants
comparaissent devant le bureau l'un après l'autre, font
leurs plaintes, et l'on insère leurs dépositions dans le
cahier, qui comprend autant d'articles qu'il y a eu de
déposants. Voici, pour en donner une idée, quelques
extraits :
Art. 1er. Suivant les ordonnances publiées le 6 mars
l'an 1789, après la messe paroissiale, nous avons
commence à faire le cahier de doléances et propositions
: Et fut présent Gaspar Keff, le jeune, syndic, disant
que le sujet du roi souffre beaucoup par rapport à la
cherté du sel et du tabac,... etc.
Art. 2. Est comparu Nicolas Schmit, maire du village, et
confirme les propositions faites précédentes.
Art. 3. Est comparu Jean Humbert, a fait sa plainte et
déclare : Il y a environ 15 jours de terres et 7
fauchées de prés : ça est tombé au compte du roi, et
j'offre de payer quelque chose de plus que ceux qui en
profitent, si ça peut rester au village... etc.
II y a ainsi 13 articles.
Cette forme de cahier n'était guère pratique; car si
l'on avait du entendre ainsi tous les habitants d'une
communauté un peu nombreuse, on serait arrive à des
longueurs insupportables et à des redites au moins
partielles. Aussi la forme des autres cahiers, la même à
peu prés pour tous, est-elle tout autre. Elle consiste à
présenter à la suite les différents sujets de plainte, à
y intercaler de temps en temps des voeux pour l'avenir
ou des remèdes aux abus. Cependant les rédacteurs de
deux cahiers, se conformant à l'ordonnance du bailli «
de procéder d'abord à la rédaction du cahier des
plaintes, doléances et remontrances... et présenter les
moyens de pourvoir et subvenir aux besoins de l'Etat »,
donnent dans chaque article premièrement l'abus à
signaler, deuxièmement le remède : ce sont les cahiers
de Morlange et de Raville. Dans le premier, qui est
divise en deux colonnes, la première contient les
doléances, la seconde les remontrances et moyens; celui
de Raville donne au-dessous de la plainte le remède.
Ainsi à Morlange :
(Doléances)
Art. 1er. La communauté de Morlange est remplie de
forains qui ont presque tous les biens du ban, et les
impositions ne sont point payées par ces étrangers dans
ledit lieu de Morlange.
(En regard: Remontrances et moyens)
On voudrait que les impositions soient levées dans
l'endroit même où l'on possède des biens et que tous y
fussent assujettis.
A Raville:
Art. 1er. La première cause de la misère sont les impôts
qui ne sont pas proportionnés aux facultés et qui le
seraient, si chacun payait à proportion de son moyen.
Remède: Obliger les ecclésiastiques, les nobles et les
habitants des villes à payer à proportion de ce qu'ils
possèdent et suivant leurs commerces et revenus.
Bien que les autres cahiers ne s'astreignent pas ainsi à
vouloir dans chaque cas opposer le remède au mal, il est
peu de communautés qui résistent au désir de présenter
leurs petites idées de reforme, quelque incompétentes
qu'elles se jugent elles-mêmes. Témoins les gens de
Dalem : « Accoutumés uniquement à manier nos charrues,
pioches, nous ne sommes guère capables de trouver des
moyens contre les maux qui accablent les sujets du roi;
néanmoins, comme notre gracieux roi a la bonté de
permettre à chacun de dire ses sentiments, voilà ce que
nous pensons... »
Teilles sont les principales remarques que nous avions à
faire sur l'origine, la forme et la rédaction des
cahiers. Passons au contenu.
II.
Le premier cri,
poussé par ce menu peuple vers le roi qui lui permet de
donner libre cours à ses plaintes, c'est naturellement
celui de sa misère. « Les habitants de Raville,
profitant de la liberté que veut bien leur donner leur
auguste monarque de mettre sous ses yeux les maux dont
ils souffrent, ont l'honneur de lui représenter que la
plupart d'entre eux gémissent dans la plus affreuse
misère, que ceux même qui possèdent quelques biens ont
peine à subsister.» - « Le village de Morlange est si
pauvre que les maisons tombent toutes en ruines ; ils ne
sont plus capables de les rétablir.» - A Redlach, tous
les habitants sont pauvres, la plupart obligés d'aller
mendier pour pouvoir subsister. - A Roupeldange, « il y
avait autrefois dix-sept bons laboureurs propriétaires ;
ce nombre se trouve réduit à onze non-propriétaires et
dont plusieurs seront forcés sous peu d'abandonner le
train faute de moyens à pouvoir subsister ». - De
quatre-vingt-dix habitants qui composent la communauté
d'Arriance, ôtez-en trente ; le surplus se trouve plonge
dans la plus grande indigence. - A Dalem, sur
soixante-quinze ménages, cinquante sont pauvres.
La misère est grande, on le voit. Doit-on la mettre
toute au compte de l'ancien régime ? Non, ce serait
injuste. Les dernières années ont été mauvaises, et
pendant tout le cours de 1789, le spectre de la famine
hantera tous les esprits, surtout dans les villes. Et
puis d'autres causes viennent s'y ajouter qui n'ont rien
à voir avec le régime gouvernemental. Les cahiers les
mentionnent : A Ham, dans la nuit du 14 au 15 décembre
1786, un incendie considérable a consumé la moitié du
village qui en souffre encore. De plus, les habitants
ressentent avec douleur les dégâts que font dans les
campagnes sablonneuses et arides une multitude
d'insectes, nommes vers à hannetons, qui cette année,
stérile par elle-même, a désolé leur ban. La communauté
de Mariendhal représente qu'ils ont eu pendant l'année
de grosses pertes par la maladie des bêtes à cornes. A
Redlach, les incendies multiples, les maladies
fréquentes et épidémiques ont enlevé le tiers des chefs
de famille malgré les secours et argent que M.
l'intendant leur a donnés, etc.
Mais ces causes accidentelles, toutes graves qu'elles
sont, ne peuvent entrer en ligne de compte avec les abus
permanents, inhérents au régime. Le premier, c'est la
charge accablante des impôts. Nous avons la bonne
fortune de posséder, pour le bailliage de Boulay, des
déclarations indiquant en détail pour presque toutes les
communautés le montant de leurs impositions. C'est à
Anthoine, lieutenant-général du bailliage, que nous les
devons. Déjà dans la brochure dont nous avons parlé, il
avait demandé que dans les cahiers il fût répondu à
cette question : Quelle est la somme totale des
impositions, Subvention, ponts et chaussées, vingtièmes,
dîmes quelconques, et généralement de toutes les charges
que votre communauté paye ? Quelle est la proportion de
cette somme avec celle de vos revenus ? Mais il put
constater lors de l'assemblée générale du bailliage le
10 mars 1793, que bien des cahiers ne donnaient pas ces
renseignements. C'est alors qu'il semble avoir demandé
aux députés réunis de lui faire envoyer par leurs
communautés ces intéressantes déclarations. Du moins
toutes sont postérieures à cette date.
Mais beaucoup de communes ne se contentent pas
d'indiquer les impositions royales, elles entrent encore
dans une foule de détails sur leurs autres charges,
rentes et droits seigneuriaux, corvées, dîmes, entretien
d'églises, etc.. Nous avons même des cahiers qui se
composent à peu prés uniquement de cette énumération des
charges, et il n'y a qu'une chose à regretter, c'est que
la même idée ne soit pas venue à tous.
Pour donner une idée de ces déclarations, voici un
extrait de Celle de Faréberswiller :
1° La communauté de Faréberswiller est composée de
quatre-vingts habitants, mais en grande partie pauvres,
partie au nombre des insolvables...
2° La communauté est taxée pour la Subvention de la
présente année à 668 l. 2 s.
3° Et pour les ponts et chaussées et impositions
accessoires à 631 l. 6 s. 6 d.
4° Pour le vingtième... à 518 l. 19 s. 3 d.
5° Pour les corvées des routes, en 1788, 193 l. de
France.
6° Pendant plusieurs années, la communauté a du payer
pour les dépenses militaires de Saint-Avold. Ainsi en
1788, elle a paye 152 l. 7 s. 6 d.
Viennent ensuite les droits seigneuriaux, qui se payent
au domaine, le roi étant seigneur :
1° Chaque laboureur paye annuellement au domaine 1 livre
pour différentes corvées, et chaque manoeuvre 4 sols.
2° Chaque laboureur est encore obligé de payer par an 3
gros, et deux manoeuvres autant qu'un laboureur, pour
droit de vaine et grasse pâture et droit de four banal.
3° Malgré ce droit, le domaine met encore un troupeau de
brebis à part sur le ban.
4° La communauté doit encore au domaine quarante chapons
par an, ou 20 sols de France par chapon.
5° En outre 24 livres de Lorraine, affectées sur le ban.
6° Chaque ménage doit au domaine deux poules, les veuves
une seulement, ou 10 sols de France par poule.
7° Les habitants doivent en outre une rente au domaine
de onze paires de quartes, moitié blé moitié avoine.
8° Autrefois les habitants avaient droit de vaine et
grasse pâture dans cinq cents arpents de bois;
maintenant il faut payer 8 deniers par porc, quand il y
a pleine paisson, 4 deniers pour demi-paisson.
A côté de ces droits du domaine, voici une autre rente
due partie aux religieuses de Saint-Avold, partie au
comte de Créhange ; elle est de cinq paires de quartes,
moitié blé, moitié avoine.
Puis vient la dîme. Les 2/3 appartiennent aux
bénédictins de Saint-Avold et leur valent 900 livres.
L'autre tiers, appartenant à l'ancien chapitre de
Hombourg et au curé de Béning, vaut 600 livres.
Teilles étaient à peu prés les charges publiques, sans
compter les dépenses communales. La liste en est longue,
et le fardeau devait être d'autant plus écrasant que
tout cela retombait sur de petites gens, souvent sans
autres biens que quelques lopins de terres, tandis que
les grands propriétaires, dont la plupart n'habitaient
pas le village, n'y payaient pas d'impôts, sauf les
vingtièmes. Ainsi à Redlach, pas même de laboureur: le
sieur Robin fait valoir par lui-même les 2/3 du ban à
lui appartenants, l'autre tiers est cultivé par des
propriétaires des villages voisins, lesquels payent les
impositions dans le lieu de leur demeure: « ce qui cause
une surcharge aux habitants de Redlach ».
A Coume, les remontrants ont l'honneur d'observer à Sa
Majesté que le tiers de leur ban appartient à des
nobles, ecclésiastiques, et à d'autres étrangers, qui ne
contribuent à aucune décharge des impositions, excepté
quelques vingtièmes.
Les habitants de Halling disent « que leur village n'est
compose que de vingt feux ; tous ensemble ne possèdent
sur leur ban que cent quatre-vingt-seize arpents de
terres labourables, dont le canon, s'ils étaient
affermés, ne suffirait point pour payer les impositions
royales. Le restant des terres appartient à des
particuliers des communautés circonvoisines, formant six
cents trente à six cents quarante arpents ».
Aussi se plaint-on amèrement qu'il n'y a pas de
proportion entre ce que l'on paye et les revenus que
l'on tire. « II nous parait, disent les gens de Dalem,
que nous sommes de beaucoup surchargés en subvention et
autres impôts. Notre village, un des plus pauvres de la
Lorraine, paye néanmoins au roi 781 livres de
subvention, qui est une somme bien au-dessus de nos
forces et les autres contributions à proportion. » Ceux
qui ont un petit bien sont obligés de donner la moitié
de ce qu'ils tirent pour satisfaire à leur quote-part
des contributions annuelles.
Toutes charges acquittées, la communauté de Differten se
trouve en arrière du produit de son ban de quatre cent
cinquante quartes en espèces de grains, soit seigle,
orge ou avoine.
A Many, les impositions réparties sur tous les habitants
absorbent le revenu de leurs biens.
Les charges sont d'autant plus dures dans certaines
communes que le sol en est plus ingrat, plus difficile à
cultiver. Tel le ban de Halling, « tout en général des
terres très ingrates, remplies de rocs; l'arpent ne
produit en médiocre récolte que 250 livres pesant de
blé, ainsi la moitié en marsage. Tous les prés sur leur
ban produisent au plus cinq à six milliers de foin :
point de pâture pour nourrir des bestiaux ».
La communauté de Mariendhal déclare que leur ban
contient en tout trois cents jours de terre aux
environs... Le jour ne produit que cinq bichets, mesure
de Saint-Avold. II contient cinquante fauchées de prés
d'une mauvaise nature : il faut cinq à six fauchées pour
une voiture de foin. Le blé que produit le ban ne
fournit le pain aux habitants que pour la moitié de
l'année.
La communauté de Hombourg aura l'honneur d'observer que
son ban est montagneux, d'un sable léger, qui ne produit
que du seigle, des topinambours ; que les frais de
culture, les semences payés et retirés, le cillage,
engrangement, battage payés ou prélevés, il ne reste aux
cultivateurs, au nombre de vingt-deux, que pour quatre à
cinq mois de vivres, et il est constant que tous autres
propriétaires n'en ont pas tant. II y a au moins un
quart de cette communauté qui mendie son pain, de sorte
que... il est évident que les habitants de ladite
communauté payent au moins un tiers au-delà de leurs
revenus.
Cette surcharge d'impôts pesait d'autant plus aux
habitants que les anciens avaient encore le souvenir du
régime beaucoup plus doux des ducs de Lorraine.
Plusieurs cahiers établissent des comparaisons. « Les
pauvres habitants d' Adelange ont l'honneur d'observer
qu'ils se trouvent, de toute part et plus qu'au double,
surchargés, et même que les plus ainés des lieux ont
connaissance que leurs pères et mères grands leur y ont
dit maintes fois que la communauté d'Adelange ne payait
pour toute somme que 600 livres de Lorraine. Et
aujourd'hui ils sont attenus à une somme de 3090 livres
12 sols.» Les habitants de Laudrefang payent en 1789
1656 livres, 17 sols, 6 deniers cours de France. Or, ils
ont encore des rôles pour la subvention qu'ils ont
trouvés dans leur communauté, du temps de leurs
ancêtres, qui ne payaient pour toute somme que 500
livres cours de Lorraine.
Tritteling paye maintenant 1037 livres, 18 sols, 6
deniers; du temps de leurs prédécesseurs, ils ne
payaient que 350 livres.
Aussi demande-t-on à revenir à l'ancien régime lorrain
ou d'Empire, pour les villages échangés. La communauté
de Valmont, « surchargée et écrasée par les impositions
publiques, demande avec instance d'être réintégrée et
réglé selon son ancienne Constitution, observant qu'elle
a amèrement à se plaindre que les rôles de subvention,
vingtièmes, etc., sont annuellement augmentés ». Le
village de Bambiderstroff a été cédé au roi très
chrétien par l'impératrice-reine de Hongrie et de Bohème
par échange du 16 mai 1769; or, avant cet échange, les
habitants et communauté ne payaient à Sa Majesté
impériale que la somme de 265 florins, 19 sols, 9
deniers par an, faisant argent de France 424 livres 16
sols, et jouissaient de différents privilèges et
immunités: en 1789, ils payaient environ 1800 livres.
Et toutes ces plaintes ne tombent que sur les
impositions royales. Venaient ensuite les droits
seigneuriaux, rentes, cens affectes sur les terres,
droits de charrue, de banvin, de cheminée, corvées
seigneuriales, banalités des fours, moulins, pressoirs,
etc. Dans beaucoup de cahiers, ce ne sont plus seulement
des plaintes, mais des cris de révolte que l'on entend
contre ces droits, dont on ne comprenait plus le sens et
qui de fait, le régime féodal disparu, n'étaient plus
pour les vassaux qu'une seconde levée d'imp6ts. Les
habitants se demandent quels sont les droits qu'ils
achètent si cher et, n'en voyant pas, ils réclament les
titres sur lesquels on s'appuie pour leur enlever ainsi
le plus clair de leurs revenus. Il ne leur suffit plus
que chaque année on rappelle aux plaids annaux les
droits du seigneur.
Guerting demande que les seigneurs soient obligés de
lire de temps en temps leurs titres à leurs vassaux,
afin qu'ils n'en ignorent. La même communauté sollicite
du secours à l'occasion de différents droits que l'on a
introduits chez elle et dont elle se croit libre, comme
banalité des moulins, corvées: elle ne refuse pas ce
qu'elle doit, elle désirerait voir les titres de sa
sujétion.
A Loutremange, « les seigneurs de Warize exigent
annuellement une rente de trente quartes... moitié blé
et moitié avoine, six poules et trente gros, sans savoir
ce qu'on leur doit, faute qu'ils ne produisent point
leurs titres. Lesdits habitants sont en outre chargés de
chacun deux chapons par année, sans savoir s'ils les
doivent. Les laboureurs doivent trois attelées aux
seigneurs annuellement, savoir l'une aux marsages et
deux pour la semaille d'automne. Les habitants et
propriétaires doivent faucher, sécher et mener au
château de Warize un breuil consistant environ en douze
fauchées, sans savoir s'ils y sont obliges, le tout
faute de titres, et qu'aucune justice ni particulier
n'en ont vus. »
Les habitants de Tritteling, après avoir énuméré les
droits seigneuriaux qu'ils payent à Madame de Choiseul,
ajoutent: « L'on nous fait et contraint en outre à être
banaux aux moulins de Madame construits à Faulquemont et
Blauborn, sans que jamais il nous eût été représente
aucun titre. L'on nous annonce chaque année aux plaids
annaux ; et les maires, qui sont souventefois d'année à
autre faits maires, on les force à signer les dites
recettes des plaids annaux : c'est ce dont l'on veut
faire des titres. Les suppliants demandent à Sa Majesté
si Madame ne serait point tenue à représenter ses
titres, parce que s'il se trouvait des titres qui
attribuent des droits à Madame, assurément l'on
trouverait aussi les droits des habitants assujettis à
ces sortes de corvées, sinon, ne faisant pas valoir
leurs titres. Les paysans, en voyant ces titres,
payeront de grand coeur ; mais à défaut de titres, ils
espèrent que Sa Majesté voudra bien révoquer ces sortes
de corvées ».
Ailleurs on a déjà essaye de se débarrasser de ces
charges. Ainsi à Adelange « il y a plusieurs années,
environ quinze ou seize années, les habitants en partie
ont refusé de travailler à moisson ; ils ont été
assignés. L'on aurait demandé de voir les titres qui
énoncent ces sortes de droits : ce qui leur a été
refusé. Les pauvres habitants ont été obligés à payer
les dépens et à travailler. Par la raison que les
officiers et juges tutélaires dépendent de Madame, il
n'y aurait eu pour les pauvres habitants aucun droit à
prétendre ».
Faulquemont, qui rien qu'en droits seigneuriaux paye
1000 livres, a voulu aussi s'affranchir d'un de ces
droits. La communauté a soutenu un procès contre le
seigneur pour un droit, appelé droit de bourgeoisie, qui
consiste en une demi-quarte de blé et trois poules que
chaque bourgeois est obligé de délivrer annuellement,
les veuves moitié, les laboureurs une quarte et aussi
chacun trois poules. Ils ont succombé au Parlement de
Nancy ; s'étant ensuite pourvus au Conseil de Sa
Majesté, se trouvant trop endettés par les emprunts
qu'ils ont été obligés de faire, ils ont été forcés de
se déporter et se soumettre de continuer le payement et
de payer les dépens. Ils doivent aujourd'hui à raison de
ce procès passé 6000 livres pour partie desquelles ils
sont poursuivis déjà depuis plus de six mois.
Ces quelques citations suffisent pour montrer quel était
l'état d'esprit des habitants des campagnes.
La suppression des banalités est également demandée à
grands cris. « Abolir les droits de banalité, dit le
cahier de Pange, droits odieux qui constituent pour les
sujets des servitudes contraires à la liberté publique :
ce qui préjudicie considérablement, tantôt par le défaut
de moudre ou mal moudre, tantôt par des pressoirs banaux
fort coûteux et en insuffisance ou mal en réglé, et qui
par là exposent et mettent les propriétaires dans le cas
de perdre annuellement leurs récoltes, en se corrompant
et s'échauffant dans les cuves: ce qui s'est éprouvé et
ne s'éprouve que trop souvent dans notre communauté ».
« La communauté de Coume a l'honneur d'exposer très
respectueusement que ses habitants demeurent sur un des
domaines de Sa Majesté et qu'ils sont sujets à son
moulin banal, qui est une charge aussi onéreuse
qu'inhumaine Les habitants... supplient Sa Majesté de
vouloir bien les affranchir de la banalité, attendu que
dans la moindre sécheresse, il n'est capable de moudre
dans les vingt-quatre heures que deux à trois quartes:
ce qui ne fait pas le tiers des moulants ».
Les gens d'Adelange sont aussi attenus aux moulins
banaux. Or, les meuniers n'ont ni chevaux ni charrettes,
en sorte que tous les habitants, laboureurs et
manoeuvres, sont forces de faire la conduite de leurs
grains ; et la plus forte partie de l'année, les moulins
ne sont point en état de desservir la moitié des
habitants banaux.
C'est avec non moins de véhémence qu'on s'élève contre
le droit du seigneur au tiers des revenus communaux. Le
cahier de Maxstadt porte: « Lorsque les communautés font
des ventes d'une partie de leurs biens pour la
construction ou réparation à leur charge ou autres
nécessites, les seigneurs ou leurs fermiers tirent le
tiers de ces ventes, au lieu que d'ancienneté les
seigneurs ne tiraient que le tiers de ce qui restait
après les charges de communauté acquittées. II y a
là-dessus un arrêt du Parlement de Nancy du 8 mars 1700
».
« Nous avons fait construire un pont dans notre village.
disent les habitants de Morlange. Sa Majesté a bien
voulu nous accorder une coupe de poiriers épars sur le
ban pour satisfaire à cette dépense, et malgré que la
somme soit insuffisante, il faut cependant en donner le
tiers au seigneur. Nous demandons que, lorsque les
communautés vendront quelques biens ou revenus pour
dettes ou charges publiques à l'avenir, qui soient
légitimement contractées ou reconnues telles par le
seigneur même, nous soyons dispensés de lui donner le
tiers : car qui tire plus d'avantages des bâtiments
publics et autres que lui et ses agents ? »
Ce droit au tiers dans les revenus communaux prend
parfois une extension qui déconcerte les vassaux bien
davantage: quand un défrichement a lieu dans une forêt
communale, le seigneur, se basant sur un droit bien
oublié, s'empare du tiers du terrain défriché. A Coume,
où Sa Majesté, succédant au duc de Lorraine, est
seigneur, la communauté se plaint que le roi, en qualité
de souverain, a tiré le tiers d'un bois défriché, il y a
soixante dix ans en nature de bois, qui subsiste encore
aujourd'hui, appelé le bois Gressée. La communauté
désire de savoir si Sa Majesté a le droit de tirer le
tiers en fond. En outre la communauté désire de savoir
si ce sont les intentions de Sa Majesté, si un seigneur
censitaire peut jouir, et au nom de Sa Majesté, d'un
tiers-fonds d'un défrichement d'un canton de bois
communaux, converti en terre arable, ce qui s'est trouve
sur notre ban, compose de cent-cinquante arpents, dont
Sa Majesté a tiré le tiers denier par son receveur ».
Cette superposition de droits parait injuste aux gens de
Leywiller: « Le ban du lieu est chargé d'une rente et
acensement, payable annuellement au seigneur du lieu,
soixante-douze quartes de blé froment et douze quartes
d'avoine à lui délivrer en son château de Warsberg, cinq
lieues de distance. Dans les ventes à bail de nos biens
communaux et celles de nos bois, il en exige le tiers
denier.
En outre, un canton de bois vendu et défriché de trente
arpents, après avoir perçu le tiers denier de la dite
vente, il s'est aussi emparé et a emborné le tiers du
dit bien, et du depuis, il y a environ trente ans, il en
jouit comme de son bien propre. Cependant nous
continuons à lui payer la dite rente, qui est affectée
sur toutes les terres, prés, bois de notre dit ban,
duquel la quatrième partie est en bois. Et le cas
échéant que tous les dits bois soient défrichés, et le
seigneur se rendant maitre du tiers, il deviendrait
propriétaire de la douzième partie de notre ban, et sans
doute, comme il a déjà fait, il exigerait la
continuation de lui payer la dite rente. La chose est
toute claire et ne doit point souffrir de difficulté :
un bien relaissé par le seigneur, soit à bail, et soit
un ban chargé d'une rente ou acensement, le seigneur se
doit contenter de sa rente, tel qu'il a été convenu lors
des arrangements faits, portes par les titres, tels que
sont ceux de ce lieu. Enfin, de vouloir prétendre aux
tiers deniers des ventes des émoluments communaux, et
même au tiers des biens défrichés, et de continuer à
percevoir les rentes affectées sur le ban : [c'est]
contre quoi la communauté demande à être acceptée de se
pourvoir par requête au conseil de Sa Majesté».
Passons sur le droit de colombier qu'avaient les
seigneurs et quelques privilégiés. II est assez connu,
ainsi que les réclamations auxquelles il donnait lieu. «
Les nobles et les curés, dit le cahier de Guenkirchen,
ont presque tous de grands colombiers, de sorte qu'ils
ont des volées de pigeons, jusqu'à des trois et quatre
cents. Quand les gens ont semé leurs terres, les dits
pigeons viennent ramasser les dites semences, et quand
les grains viendront à leur maturité, les dits pigeons
viendront et mangeront encore une grande partie des dits
grains.
Et ils feront du commerce avec. » Moins connus sont
d'autres droits seigneuriaux sur lesquels nos cahiers
nous donnent quelques indications précieuses. Ainsi à
Maxstadt « quand un homme vient à mourir, le fermier du
domaine a droit de prendre une pièce de meuble à son
choix ». A Fange s'exerce le droit de revêture: voici ce
qu'on en dit: « Un autre abus est celui des droits de
revêture qu'ont les seigneurs, L'usage qui s'en fait
dans notre village est de percevoir de la part de la
justice à qui le seigneur abandonne ce droit, sept
chopines de vin par chaque pièce petite ou grosse qu'un
propriétaire débite du vin de son crû, et encore le
droit de huit pots de vin et pour 5 sols de pain sur
chaque héritier et à chaque mutation de biens: droits
considérables et coûteux par la répétition qui s'en fait
tous les jours. »
Nous rattacherons à ces droits seigneuriaux la dîme.
Bien que de nature différente, elle était souvent, du
moins en partie, entre les mains de seigneurs laïcs :
elle formait d'ailleurs aussi une charge publique. Et
d'abord beaucoup de nos cahiers nous renseignent sur le
mode de perception de la dîme. On sait qu'il variait de
village a autre et quant au taux et quant aux objets qui
y étaient soumis.
Voici ce qu'on dîmait à Dourdhal:
1° La communauté de Dourdhal donne dîme de tous les prés
les dixièmes verges aux bouts.
2° La communauté doit payer la dîme des pommes de terre,
et nos voisins ne la donnent pas.
3° La communauté donne les septièmes gerbes de dîme de
notre ban, c'est-à-dire environ la quatrième partie de
notre ban.
4° Nous donnons aussi la dîme des chanvre et lin dans
les jardins, et plusieurs villages ne la donnent pas.
A Chémery, sur 754 jours de terres, 146 jours se dîment
à la septième gerbe, le reste du ban à la dixième.
La dîme de l'Hôpital valait 700 livres ; la moitié du
ban se dimait à la septième, l'autre moitié à la
dixième.
« Le ban et finage de Laudrefang, dans toute l'étendue
du ban, se dîme à la dixième gerbe. Toutes autres dîmes,
comme le chanvre, aussi a la dixième poignée; de même
les porcs et agneaux de lait se dîment aussi à la
dixième. De ces sortes de dîmes les Révérends Pères
Bénédictins de Longeville en emportent la moitié, et
l'autre moitié le sieur curé de Tritteling dont nous
sommes paroissiens.» A Tritteling même, le mode de
perception est identique. « II est à observer, dit le
cahier de Charleville, que les grains universellement se
dîment à la septième gerbe, dîme très considérable, et
les pommes de terre à l'onzième.» C'est au baron d'Uberherrn
qu'appartiennent à Bas-Diesen les dîmes, grosse et menue
; elles se perçoivent à la dixième.
La dîme, de par son Institution, était destinée aux
frais du culte, à l'entretien des églises et des prêtres
qui les desservaient ; il n'en restait pas moins une
part de cet entretien à la charge des habitants. Voici
ce qu'on relève, par exemple, dans la déclaration des
charges de la communauté de Merlebach:
La communauté est chargée de l'entretien et réparation
da clocher de l'église, du mur pour le tour du
cimetière. Elle est chargée pour la cire et le luminaire
paroissiaux pour la dépense à la somme par année de 96
livres: pour le blanchissage, les balais, l'encens,
somme par année de 30 livres 10 sols; pour le vin
servant au sacrifice divin 24 livres. Le régent d'école,
comme chantre et sacristain, touchait souvent une
portion de dîmes, qui faisait d'ailleurs le plus clair
de ses revenus. A Merlebach, c'est encore la commune qui
paye: vingt quatre quartes de seigle, la quarte estimée
5 livres, font 120 livres. Tandis qu'à Bas-Diesen le
baron d'Uberherrn tire toutes les dîmes, la communauté
doit « payer par chaque habitant à M. le curé de
Porcelette pour la desserte 5 livres de France par
chacun laboureur et [chacune] de leurs veuves, 40 sols
par manoeuvre, et 15 sols par leurs veuves ».
On lit dans le cahier d'Arriance: « Les plaintes que les
habitants et communauté d'Arriance osent porter aux
pieds du trône de Sa Majesté ne sont que trop justes et
trop réelles. N'est-il pas bien dur pour une pauvre
communauté d'être obligée seule à la construction,
entretien et décoration d'une église dans sa totalité,
d'être obligée seule à la construction, entretien et
réparation d'un presbytère, sans recevoir le moindre
secours des seigneurs et décimateurs qui tirent la
graisse de la terre et l'avantage le plus clair des
biens du lieu ? »
Arriance était une annexe avec vicaire résident ; de
même Faréberswiller, qui avait donc les mêmes charges: «
Les habitants de ce lieu ont été obligés de bâtir leur
église à leurs frais, comme aussi leur maison d'école,
et tout à leur charge d'entretien, comme aussi leurs
clocher et cloches et maison du vicaire résidant en ce
lieu. Les habitants sont encore chargés d'un supplément
de dix quartes de blé froment au vicaire résident par
an. En outre seize quartes de blé froment pour gages du
maitre d'école ».
Ce qu'il y avait de plus dur pour ces annexes, c'est
que, malgré toutes ces charges, n'étant pas détachées de
la paroisse, il leur fallait contribuer aux dépenses
qu'occasionnaient l'église et le presbytère du
chef-lieu. « Les habitants de Faréberswiller sont
toujours obligés de contribuer aux réparations que l'on
fait tous les ans dans la paroisse nommée Béning après
les cloches, clocher, murs de cimetière, autels,
presbytère et autres charges. » Ils ont essayé de se
libérer en faisant ériger leur annexe en cure ; mais
depuis six ans que leurs pièces sont au parlement de
Nancy, ils n'ont pu obtenir audience.
Dourd'hal, une autre de ces annexes, a dépense en quatre
ans 1000 livres pour l'église-mère de Longeville.
Aussi l'on demande « que tous les lieux qui ont des
chapelles, églises, avec suffisamment d'habitants pour
être desservis, et les lieux érigés en cures, il
conviendrait d'y établir des curés, afin que ces lieux
soient desservis en cette qualité, sans être obligés de
contribuer aux réparations et reconstructions des
maisons et aux charges paroissiales, qui sont de doubles
charges et dépenses à des lieux et communautés. En
outre, chacun oblige de payer la dîme à celui pour
lequel dans le principe elle a été établie, pour chacun
lieu être desservi en qualité de curé, et non par un
seul curé qui possède un bénéfice considérable pour
desservir plusieurs lieux ; qu'au contraire, étant
divisés et desservis par plusieurs prêtres, sans doute
le ministère serait mieux exécuté » (Cahier de Leywiller).
En principe la dîme était chargée de la fourniture des
bêtes mâles aux troupeaux de la commune ; mais la encore
bien des exceptions qui ne paraissent pas justifiées.
Voici les doléances de Leywiller: « La communauté est
chargée de fournir elle-même les bêtes mâles des
troupeaux communaux de bêtes à cornes: laquelle charge
doit être au seigneur du lieu, attendu que c'est un
ancien droit qui ne souffre point de difficulté et qui
est attaché à la grosse et menue dîme, qui appartient au
dit seigneur pour la moitié et l'autre au curé du lieu,
pour laquelle il fournit à la dite communauté les porcs
mâles ; conséquemment le seigneur doit aussi en sa
qualité de décimateur fournir les mâles des bêtes à
cornes : pour quelle raison il y a eu procès entre la
communauté et le dit seigneur.» Mais les habitants ont
été condamnés d'abord à Sarreguemines, puis à Nancy.
Si le curé de Leywiller fournit a ses paroissiens les
porcs mâles, celui de Warize n'est pas si généreux
vis-à-vis des habitants de Halling, son annexe: « Leurs
troupeaux sont sans bêtes mâles que M. le curé de Varize,
comme décimateur seul, néglige de leur fournir, quoique
les décimateurs généralement en tous les domaines y
soient obligés, même les fermiers des domaines du roi.
Notre communauté est trop faible en moyens pour y faire
obliger le dit sieur curé. » A Merlebach, il en coûte
150 livres à la commune pour la fourniture et
l'entretien des bêtes mâles. La seigneurie de Warsberg a
les dîmes à Falk, « et la communauté fournit le taureau,
qui coûte environ 3 louis d'or pour l'entretenir ».
A propos des droits seigneuriaux et de la dîme, nous
avons déjà touché les charges communales. Après ce que
nous avons dit du fardeau écrasant qui pesait sur les
habitants, on pourrait s'attendre à trouver prés des
autorités chargées de surveiller les opérations des
municipalités, un peu de prévenance et d'égards. Loin de
la : les cris de colère contre l'intendant, mais surtout
contre les subdélégués, le prouvent ; et d'abord à cause
des formalités et des frais que sont forcées de faire
les municipalités avant d'entreprendre les moindres
travaux.
« Que pour faire de petites réparations dans une maison
de curé, d'école et autres bâtiments, lisons-nous dans
le cahier de Host, les frais de l'ingénieur et des
autres coûtent souvent autant que les réparations mêmes:
une charge onéreuse pour une communauté. » Les habitants
de Hombourg sont plus explicites: « Bien loin de se
louer de la conduite des subdélégués, l'on ne peut que
sen plaindre très amèrement, notamment de leurs
vexations outrées. S'agit-il de quelques réparations à
faire soit à un presbytère, église ou cimetière: ce
subdélégué y envoie premièrement l'inspecteur des
ponts-et-chaussées pour en faire la visite,
reconnaissance et un état estimatif. Cette opération,
quoique très inutile, coûte néanmoins des 20, 30, 40, 50
livres et même plus quelquefois. Ensuite ce subdélégué
s'y transporte avec son secrétaire, en fait
l'adjudication et perçoit pour ses honoraires une somme
exorbitante, outre les droits de son secrétaire, et ce
pour trois à quatre heures de travail. »
La commune de Leywiller, qui fait la même plainte,
appuie ses dires en énonçant les sommes qu'elle a du
ainsi payer à Thomas, subdélégué à Boulay.
C'était aussi devant ces subdélégués que les syndics des
communautés rendaient leurs comptes. La manière dont ils
procédaient à cette révision, et les frais qu'ils
occasionnaient donnent lieu à de nouveaux griefs contre
eux. Écoutons encore les habitants de Hombourg : « Les
syndics de chaque communauté sont attenus à rendre
compte de leur gestion... à la fin de l'année de leur
syndicat. Ce subdélégué, au lieu d'allouer les dépenses
légitimement faites par ce syndic comptable, les
contrarie, les raye, de sorte que, quand ce syndic
serait légitimement créancier de la communauté, il en
devient le débiteur ; et il prend pour son calcul des
12, 15 et 18 livres, outre les expéditions de ce compte
qu'il se fait encore payer à part. Ce syndic se
plaint-il de cette taxe énorme ? refuse-t-il de payer ?
II l'envoie prendre par un ou deux cavaliers de la
maréchaussée et se fait payer forcément, outre les frais
des courses. Ce n'est point tout: ce subdélégué, après
avoir auditionné tous les comptes de son département,
dix, quinze et vingt années après, se les fera
représenter de nouveau, les revérifiera encore et se
fera de nouveau payer les frais de calcul fort cher,
tandis qu'un compte une fois auditionné et apuré doit
suffire.» Les cahiers de Thicourt et de Leywiller
confirment ces faits.
La principale ressource des communautés pour acquitter
leurs charges, était dans le produit de la vente de
leurs bois communaux. Mais avant de le toucher, il
fallait d'abord se laisser gruger par les maîtrises des
eaux et forets. Si leurs officiers accordaient assez
facilement des coupes, c'était précisément à cause du
profit qu'ils en retiraient. « Les maîtrises...
[touchent] pour le droit de martelage des coupes de
communauté 3 livres 10 sols l'arpent ; pour la vente des
coupes, arbres épars. quarts de réserve, etc., les
adjudicataires sont obligés de leur payer passé deux
sous pour livre du montant de la somme de leur
adjudication : ce qui fait des sommes considérables,
lesquelles tombent en pure perte pour les communautés »
(Cahier de Leywiller). Vu ces bénéfices pour elles, les
maîtrises imposaient même parfois des ventes de coupes à
des communautés qui en auraient eu besoin pour leur
affouage. C'était le cas à Hombourg: « Cette maîtrise,
sous le spécieux prétexte que la communauté de Hombourg-le-Haut
et Bas a trop de bois pour son chauffage, procédé tous
les trois ans, et ce depuis neuf ans, au martelage et à
la vente d'une coupe de bois, qui doit nécessairement
être pour leur affouage... La dite communauté. qui
n'a... qu'une demi-corde ou environ de bois pour chaque
habitant de Hombourg-Haut et Bas, supplie humblement Sa
Majesté de faire défense à la dite maîtrise de faire à
l'avenir aucune vente de ses bois communaux qu'au
préalable elle ne le demande.» Les ventes faites, ce
serait une erreur de croire que la communauté va de
suite en toucher le prix. « Qu'un des plus sensibles
préjudices qu'ils souffrent et contre lequel ils
réclament depuis longtemps, avec leurs semblables,
disent les habitants de Condé, c'est celui que leur
cause l'obligation où ils sont de déposer dans la caisse
des domaines et bois les sommes provenant de la vente
ordinaire ou extraordinaire de leurs bois. Cet argent,
qui leur appartient, est ainsi mort pour eux pendant
nombre d'années, tandis que s'il était déposé dans le
coffre de la communauté, il pourrait être mis à profit
et valoir beaucoup. » L'argent une fois dans cette
caisse, il est bien difficile de l'en faire sortir: en
marches et en contre-marches, il faut, d'après les
habitants de Hombourg, en consommer le quart au moins
avant de pouvoir toucher les trois autres quarts.
Mais on avait bien d'autres griefs contre les maîtrises.
Voici comment la communauté de Creuzwald-la-Croix qui en
demande la suppression, motive son voeu: « Il est
constant que ces tribunaux, qui sont la ruine des
pauvres communautés, ne subsistent qu'à la faveur des
amendes et dépens auxquels ils condamnent eux-mêmes ceux
qui ont été repris et dont partie à leur profit, vice
remarquable et dangereux de leur institution. Ne
deviennent-ils pas par là en quelque sorte juges en leur
propre cause, et ne serait-ce point là la raison pour
laquelle on affecte, pour ainsi dire, de n'y admettre
comme gardes-forêts que des gens sans foi ni loi ni
probité, dont ceux-là paraissent les plus accueillis,
qui font le plus de reprises justes ou injustes ? Ils
ont toujours raison, surtout parce qu'ils font venir
l'eau au moulin. » Le cahier de Helstroff disait de
même: « Ces Messieurs des maîtrises ont des fortiers des
bois qui ne sont pas des capucins ; ils font
souventefois des rapports lorsqu'ils trouvent du bois
chez l'un ou l'autre sujet, quand même on a acheté le
dit bois. Et les dits fortiers font des dégradations
terribles dans les bois du roi, en vendant des arbres de
côte et d'autre. »
Admettons que les municipalités fussent surchargées;
elles ont tort cependant de méconnaitre l'utilité de
certaines dépenses, comme c'est le cas par exemple à
Bambiderstroff à propos d'une école. « Les soussignes
ont l'honneur de remontrer très respectueusement à Sa
Majesté que de tout temps leur maitre d'école
instruisait les deux sexes. II y a trois ans que le
sieur curé du dit lieu de Bambiderstroff a donne requête
à Monseigneur l'intendant aux fins d'obliger les
habitants d'établir une maitresse d'école pour
l'instruction des filles; s'entend qu'ils n'avaient
aucuns moyens pour cet établissement, et sachant très
bien l'avantage qu'il en résulterait ; mais, faute de
moyens, ils s'y sont opposés, et malgré leurs moyens
déduits dans une délibération générale en communauté,
ils ont été déboutés de leur opposition et, par une
ordonnance émanée de Monseigneur l'intendant, ils ont
été condamnés à former l'établissement de maitresse
d'école dont s'agit, et, par la même ordonnance, les
gages de cette fille ont été fixes à 68 livres cours de
France. Indépendamment de cette somme, cette maitresse
d'école tire dans les biens communaux comme un autre
habitant loge franc, et chaque enfant lui paye 15 sols
de France. Cet établissement est une chose inouïe dans
toute la Lorraine; aucune communauté n'est chargée d'une
maitresse d'école. II y en a d'établies, il est vrai,
dans les villages et bourgs ; mais elles ont été fondées
par des seigneurs hauts justiciers des lieux et quelques
curés, comme par exemple à Faulquemont par Madame la
comtesse de Choiseul, à Morhange par Monsieur le comte
d'Helmstatt, etc. Cette fille est une charge très
considérable à cette communauté, et d'ailleurs une
nouveauté. Les suppliants ont lieu d'espérer qu'il
plaira à Sa Majesté de les en décharger et ordonner
qu'elles seront instruites par le maitre d'école, comme
d'ancienneté, qui est d'ailleurs chargé à avoir un aide
en cas de besoin ; et on pourra séparer les filles des
garçons, y ayant des salles assez spacieuses pour cela.
Ce n'est pas seulement les 68 livres que la maitresse
d'école coûte a la communauté: cet établissement lui a
encore coûte 66 livres de frais, que le sieur Thomas,
leur subdélégué, leur a exigées.»
II nous reste à parler de ce qu'aujourd'hui nous
appellerions impôts indirects. La plupart étaient perçus
par la Ferme. On désignait sous ce nom une compagnie
financière qui, moyennant un prix fixe, achetait du
gouvernement le monopole de certaines marchandises,
l'exercice de certains droits, la levée de certains
impôts. Nous ne nous occuperons que des objets qui
touchaient particulièrement les gens de la campagne.
Et d'abord la Ferme avait le monopole du sel. Elle en
profitait naturellement pour le vendre à un prix
exorbitant. Tandis qu'elle-même le cédait à l'étranger à
2 sols environ la livre, on le payait en Lorraine 6 sols
3 deniers. « Cette cherté devient... sensible, dit le
cahier de Haute-Vigneulles, si l'on veut considérer
qu'un artisan, manoeuvre est oblige de travailler deux
ou trois jours pour avoir de quoi payer un pot
(c'est-à-dire deux livres) de sel. » « La plus grande
partie des aliments du peuple en ce lieu (Leywiller) et
aux environs sont des légumes, et pour l'assaisonnement
d'iceux il est nécessaire une grande quantité de sel...,
et le pauvre peuple, faute d'argent, se trouve oblige de
ménager le sel et ne peut suffisamment saler ses
potages: ce qui cause souvent aux pauvres habitants des
maladies. » D'après le cahier de Mainvillers, il se
trouve des gens qui sont quinze jours et trois semaines
sans manger de soupe à cause de cette cherté. Que
mangent-ils donc ? Le cahier de Freybouse répond: « Des
pommes de terre sèches, sans pain et sans sel, avec du
gros lait ou du petit lait. Ce fait est constant dans la
plus grande partie de la Lorraine allemande. » Parfois
le prix du sel était double par suite du temps que l'on
perdait en allant l'acheter; car il n'y avait qu'un
nombre fixe de dépôts, à chacun on avait arbitrairement
rattaché un certain groupe de villages.
« Nous sommes obligés d'aller acheter le sel dans des
bureaux éloignés de trois lieues, disent les habitants
de Morlange : ce qui est une grosse charge pour le
peuple qui, n'ayant que pour acheter une demi-livre de
sel, est encore obligé de vivre, le jour où il va
chercher le sel, à ses dépens, sans pouvoir gagner un
sol. » Pour les habitants d'Elvange, l'entrepôt du sel
est fixé à deux lieues et demie, tandis qu'ils
pourraient l'avoir au bureau de Faulquemont qui n'est
qu'à une petite lieue.
Si encore à ce prix excessif on avait pu se procurer une
marchandise de bonne qualité ! Mais loin de là : « Le
sel qui est vendu et délivre aux sujets du roi, dit le
cahier de Leywiller, est de la plus mauvaise qualité. II
n'est point cuit ; lorsque le temps est humide, il fond
en eau. Une chose chère et mauvaise: ce qui fait un
double mal. Le sel à gros grains, bien cuit et d'une
bonne qualité, on le fait passer à l'étranger, lequel
nous est contrebande au delà du Rhin à trente lieues
d'ici. Cette bonne qualité de sel se vend la livre 4
kriches, ce qui fait 3 sols de notre argent. Et les
sujets du roi, auxquels on consomme leurs bois pour la
fabrication de cette marchandise, on leur délivre la
plus mauvaise, et de plus ils sont obligés de payer la
livre à 6 sols 3 deniers de France : jugez de la
différence. »
Ce n'est pas seulement pour leur usage que les habitants
réclament contre cette cherté du sel, mais aussi pour
leurs bestiaux. « Rien ne serait plus avantageux aux
sujets du roi, lisons-nous dans le cahier de Dalem, que
si le prix était tel qu'on put en donner aux bestiaux,
qui seraient mieux portants, la viande d'un meilleur
goût et plus saine ; on pourrait aussi alors en
entretenir un plus grand nombre. Car nous avons en
Lorraine beaucoup de fourrage aigre et mauvais qu'on
pourrait améliorer en usant du sel. L'utile et le
nécessaire exigent que le prix en soit diminué.»
Le débit du tabac était un autre monopole de la Ferme.
II s'agit surtout du tabac à priser ; l'habitude de
fumer semble alors n'avoir pas encore pénétré dans les
campagnes. Le prix aussi en est excessif. « Nous
payions, du temps des princes de Lorraine, 14 sols la
livre de tabac, disent les gens de Thicourt; nous la
payons sous la ferme 3 livres 12 sols, et 4 livres aux
petits bureaux ». Le cahier de Many peut donc, sans trop
exagérer, affirmer qu'un homme qui en dépense un peu est
obligé de mettre la moitié de son salaire en tabac par
jour. Et si le sel de la régie ne vaut rien, «
quelquefois le tabac est pourri, dit le cahier de
Zimming; on est force d'en prendre de la contrebande ».
Le mode de débit soulève aussi des réclamations. Voici
ce que disent les habitants de Morlange: « La ferme
oblige un membre de la communauté à se constituer le
débitant, sans savoir s'il peut exercer cette fonction :
ce qui nous a occasionne un procès où on nous a vexés de
plus d'une manière. » Le cahier de Charleville est plus
explicite : « La ferme nous contraint à débiter le tabac
dans notre communauté : ce que nous faisons à tour de
rôle, dont la plupart des habitants, n'ayant de l'argent
que pour une livre, sont obligés d'aller à Saint-Avold,
à six lieues de Charleville, pour prendre leur livre de
tabac. On lui alloue 8 sols de profit pour livre, et il
est pesé à poids d'or. II est vrai qu'on lui en donne 17
onces pour la livre; mais, le tabac étant desséché en
chemin, il n'en trouve plus que 14 ou 15 onces : ce qui
fait que c'est une charge très considérable pour la
communauté, a cause encore qu'il doit débiter le dit
tabac par quart et par demi-once: dont il paye sa livre
de tabac 8 livres 12 sols à Saint-Avold et a grand-peine
de retirer ses deniers. »
On comprend que dans ces circonstances, surtout dans un
pays frontière, qui par surcroit renfermait des
enclaves, la contrebande se soit exercée sur une grande
échelle, malgré les peines terribles dont étaient
frappés les délinquants. Plusieurs articles de nos
cahiers le prouvent ; voici comme s'exprime celui de
Bambiderstroff : « Le tabac est encore un des objets les
plus importants à cause du prix exorbitant. Combien de
gens ne s'exposent-ils pas de se procurer du tabac
défendu ? au lieu que, s'il était a un prix moindre, ils
ne s'exposeraient pas au danger qu'ils courent
journellement. Tantôt ils sont pris par les employés et
condamnés à des amendes ; tantôt en voulant se sauver,
ou se sauvant et voulant s'échapper, combien n'y en
a-t-il pas qui ont perdu la vie et ont laissé leurs
pauvres femmes et enfants à la dernière misère ? au lieu
que, si ce tabac était à moindre prix, il n'y aurait
point tant de familles réduites à la disette. » Même
plainte dans le cahier de Saint-Avold: « Qu'il y a
longtemps que l'on se plaint du prix excessif du sel et
du tabac, et c'est là le sujet qui donne lieu aux
contrebandes, qui arrachent les bras à une multitude
immense d'individus qui prennent lieu à ce métier,
malgré qu'ils soient quelquefois repris. C'est aussi à
ce sujet que les employés des fermes commettent des
excès, des violences et des vexations journalières, qui
opèrent la ruine des contrevenants ; et ce qu'il y a de
plus désastreux à propos des reprises que font les dits
employés. c'est que l'on ajoute foi plénière à leurs
procès-verbaux que l'on pourrait la plupart du temps
impugner de faux, en sorte qu'ils deviennent juges et
parties.»
Un autre objet qui soulève des réclamations générales,
ce sont les acquits. Avant la Révolution, non seulement
les marchandises payaient des droits aux frontières du
pays, mais il y avait des barrières entre les
différentes provinces du royaume. Ainsi toute voiture
chargée arrivant des Trois-Évêchés en Lorraine devait
payer un droit ; ce droit payé, le voiturier recevait un
acquit de paye qu'il devait conserver et présenter à
toute réquisition des employés de la Ferme : car c'était
encore la Ferme qui percevait cet impôt. Et si une
voiture partait d'un village lorrain pour aller dans un
autre village lorrain, mais devait traverser soit un
village français, soit un village d'Empire enclave en
Lorraine, il fallait de nouveau prendre un acquit, nomme
cette fois acquit a caution. On comprend quelles
complications tout cela devait donner dans les villages
frontières ou voisins des enclaves de l'Empire : de là
ce cri général contre les droits. « Nous sommes Lorrains
de nation et enclaves dans les Français, disent les
habitants de Morlange. Aujourd'hui nous sommes tous sous
la même domination, nous ne composons qu'un peuple, nous
avons le même souverain, et malgré cela nous sommes
toujours maltraités par la ferme. Nous ne pouvons faire
aucun commerce dans les villes, bourgs et villages
français sans payer des droits et acquits. Les droits
s'étendent même sur les gens de métiers et laboureurs
dans toutes les choses qui concernent leurs professions,
et nous trouvons ce fardeau un peu lourd. » « Tous les
habitants se plaignent d'une voix unanime contre la
traite foraine, lisons-nous dans le cahier de
Mainvillers, étant enclavés entre la France et le comte
de Créhange, ne pouvant sortir dans aucun endroit sans
être obligés de prendre des acquits soit de sortie ou
d'entrée, soit des acquits à caution pour le transport
d'un lieu à autre dans les États de Lorraine: ce qui
fait que quelquefois on vient à perdre un acquit, dont
le pauvre homme est très misérable... Les Français ne
perdent pas tant; car ceux-là ne sont obligés que de
consigner ce que les Lorrains sont obligés de payer. On
veut même, en passant sur territoire lorrain sans le
quitter, obliger les habitants de prendre des acquits à
caution, à cause que nous sommes limitrophes du comte de
Créhange. » Le cahier de Narbéfontaine ajoute: « Notre
communauté est voisine des villages d'Empire et, à cause
des acquits, nous ne pouvons pas même prendre les gerbes
de nos propres terres que nous avons sur les bans des
villages d'Empire ». Aussi réclame-t-on, ainsi que
s'expriment les habitants de Pange, « la cessation des
droits de toutes espèces d'acquits dans tout l'intérieur
de la Lorraine et de la France, droits des plus
affreux...
qui exposent à toute heure les plus indigents aux
contraventions, comme par exemple un pauvre tisserand
venant et allant de Lorraine en France, de France en
Lorraine, pour porter ses pannées de toile et en
recevoir son salaire; une pauvre fileuse par exemple
avec du chanvre ou sa filasse ; le malheureux coquetier
qui, jour et nuit, est surchargé de maux et fatigues,
est exposé dans toutes ses marchandises aux mêmes
contraventions ; le vigneron, ainsi que le propriétaire,
pour la sortie et la vente de ses vins en France : objet
considérable, de 20 a 22 sols par hotte; le transport
des meubles pour le changement d'habitation, les
matériaux de toutes espèces pour les bâtiments que nous
sommes obligés d'aller chercher chez nos voisins de
France, Sujets aux acquits, etc.»
A cette gène, à ces ennuis, a ces frais venait s'ajouter
parfois le chantage qu'exerçaient les employés de la
Ferme vis-à-vis des pauvres paysans; témoin le fait
suivant que rapporte le cahier de Zimming: « II y a
environ six ans que la communauté avait fait refondre
leurs cloches. On les ramène de Metz; on a pris un
acquit à Bionville. L'acquit étant signé et en règle, on
la renvoyé, disant au buraliste que, sil revenait
quelque chose à la communauté, il le renvoie par
l'exprès; il répond: Si vous voulez encore quelque
chose, retournez avec votre acquit à caution ; je ne
l'ai pas besoin. Après quatre semaines la brigade de
Raville fut envoyée pour dresser procès-verbal contre le
voiturier, répétant 200 livres. Pour être exempt de ces
vexations, on s'est délivré en payant 18 livres de
France avec le déjeuner de 4 livres.»
D'autres entraves au commerce et aux communications
subsistaient encore à côté de celles que nous avons déjà
mentionnées. « A Theding, qui dépend des domaines, il
faut à la ronde tout autour payer à des seigneurs
inférieurs des Gelaides. » « La communauté [de Rosbrück]...
se trouve chargée d'un péage, nommé Kleingeleute, qui se
prend sur le bétail et toutes autres marchandises
quelconques qui passent; ce sont les fermiers des
domaines du roi qui le lèvent. Ce droit est très onéreux
sans être lucratif pour le roi; il gène le commerce et
beaucoup les passagers. Il se levait originairement
uniquement pour la confection, entretien des ponts et
grands chemins et pour la sûreté des voyageurs :
actuellement ce droit nous parait être une exaction,
puisque nous sommes obligés de payer une contribution
particulière pour l'entretien des ponts et chaussées. »
Le remède à cette situation intolérable est indique par
le cahier de Creutzwald-la-Croix : c'est « le reculement
des barrières aux extrémités du royaume. Tout ce qui les
aura franchies aura acquitté ou sera censé avoir
acquitté les droits, qui seront règles et dont le
tableau sera imprimé et rendu public. De là plus
d'entraves quelconques dans l'intérieur du royaume, plus
d'acquits d'aucune espèce, plus de visites de paquets ni
de voitures, pleine et entière liberté du commerce, même
du sel et du tabac... et surtout plus de ferme générale,
dont la simple idée est en horreur à tous ceux qui n'y
sont pas intéressés. Et ce n'est pas sans raison; il en
est de l'administration des finances d'un grand royaume
comme d'un bien particulier : personne n'ignore que
l'affermer, c'est donner le bénéfice au fermier. Mais ce
bénéfice considérable qu'on donne aux fermiers généraux,
quel est-il ? C'est la substance du pauvre, c'est le
prix de ses sueurs, mêlées de sang, qui le compose. Ce
prix dont la légitime destination doit être le maintien
du trône et des forces de l'État, sera-t-il permis d'en
enrichir les fermiers généraux, devenus son tyran par
leur cupide rapacité, afin qu'ils puissent couler leurs
jours dans le luxe et la mollesse aux dépens de l'Etat ?
»
Il fallait à la Ferme, pour percevoir ces droits et
exercer la surveillance, une nuée d'employés, vrais
limiers toujours en chasse, toujours aux trousses des
paysans, qui par contre les détestaient cordialement.
Nous avons déjà dit un mot de leurs rencontres, parfois
sanglantes, avec les faux sauniers et autres
contrebandiers ; il reste bien d'autres griefs à relever
contre eux. Hémilly se plaint de « la multiplication
prodigieuse des brigades des employés des fermes qui,
repartis dans ce canton de lieue en lieue au nombre de
six à huit par poste, dévastent les bois ou ils sont
jour et nuit; quelques-uns d'entre eux insultent les
passants, traitent quelquefois indignement les personnes
du sexe ». Le cahier d'Elvange ajoute: « Nous avons
cinquante de ces employés pour garder un village voisin
d'Empire, à une demi-lieue de distance, qui content plus
de 60 louis par mois, et nous présumons beaucoup que Sa
Majesté n'en tire pas le dixième de profit. » « Les
employés sont encore très à charge à la communauté,
disent les habitants de Mainvillers, étant obligée de
les loger par force, mêmement qu'on a voulu faire sortir
hors du village un des plus anciens habitants. Les
moindres raisons qu'ils ont avec un habitant ou
étranger, ils prennent leurs fusils, pistolets en mains
contre lui, et même dans les maisons. » D'après le
cahier de Macheren, « on ne peut, et on ne sait le moyen
de s'en garantir : le plus honnête homme, et qui croit
dormir chez lui, se trouve éveillé par la surprise de
ces gens qui, sous mauvaise Information, croiront devoir
fouiller chez lui sous prétexte de contrebande ». Ces
recherches arbitraires sont aussi l'objet des plaintes
des gens de Brecklange: ils demandent « la suppression
des employés qui sont à charge à tout le peuple de
l'État par des recherches qu'ils font continuellement
dans tout le royaume, et font perdre le temps aux gens
de justice qu'ils sont obligés de prendre avec eux pour
faire leurs recherches, sans leur payer aucune
rétribution; et si on refuse, ils dressent procès-verbal
contre nous et nous font payer l'amende».
Nous mentionnerons encore deux droits, affermés
également, qui, bien que tombant sur des objets moins
importants, n'en constituaient pas moins un surcroit de
dépense pour les habitants. Le premier était le droit de
marque des cuirs établi en 1764 par un édit de
Stanislas. « L'impôt des cuirs est très à Charge, dit le
cahier de Thicourt; car la livre de cuir qui se vendait
20 à 24 sols avant l'impôt, se vend actuellement 48 sols
à 3 livres. » Par suite « il y a beaucoup de pères de
famille qui n'ont plus le moyen de fournir des souliers
pour leurs enfants, [de sorte] qu'on les voit souvent
sans souliers pendant le gros de l'hiver. » (Narbefontaine).
Cet impôt d'ailleurs n'atteint aucunement le but qu'on
s'était proposé en l'établissant, suivant les dires du
cahier de Saint-Avold : « Que le roi n'a fait un impôt
sur les cuirs que dans la vue qu'il n'y en aurait que de
bonne qualité ; et les tanneurs, hors d'état de subvenir
à une pareille charge, sont obligés, pour avoir de
l'argent, de sortir les cuirs hors des fosses avant
qu'ils soient passés, pour achever de les fabriquer, en
sorte qu'il s ne peuvent avoir de bonne qualité.» De
plus « la régie de la marque des cuirs..., qui est
encore une charge pour le public..., n'augmente mêmement
les revenus du royaume, au contraire les diminue,
d'après les habitants de Bambiderstroff. Avant cette
régie, la paire de souliers coutait aux pauvres gens de
campagne 3 livres 10 sols ; actuellement elle est à 5
livres, et il n'en résulte aucun profit à Sa Majesté.
Dans les villes, où il y a quantité de tanneurs, et par
conséquent le produit de la dite règle devrait procurer
quelques émoluments, il n'est pas de beaucoup suffisant
pour payer les officiers de cette régie. Tout cela est
notoire et de la connaissance notamment des dits
tanneurs, qu'il a fallu ajouter au produit de cette
régie des sommes assez fortes pour procurer aux
régisseurs l'entier payement de leurs gages. Cette régie
est donc une grande charge pour le public et d'aucune
utilité pour Sa Majesté.»
Tandis que le droit de châtrerie était libre dans les
autres provinces de la France, il était en Lorraine
donné à ferme. L'article suivant du cahier de
Bambiderstroff fera connaitre suffisamment pourquoi les
paysans s'en plaignaient. « La châtrerie est encore de
la dernière conséquence pour les gens de la campagne.
Avant la réunion de la Lorraine a la France, le fermier
de cette partie n'en payait que 800 francs barrois, et
actuellement elle est portée à 13, à 14000 livres de
France; conséquemment leurs droits sont considérablement
augmentés. Dans ces temps on payait une somme modique
pour cocher une truie, de même que pour couper un
roncin; mais actuellement on paye par truie 20 sols et
pour un cheval entier 4 livres; et quelquefois par
l'impéritie de ces fermiers, les bêtes viennent à
crever, et les propriétaires de ces mêmes bêtes ne
savent à qui s'adresser pour en être payés, et bien des
fois n'ont pas les moyens de faire aucune poursuite
contre ces gens, et quand ils les auraient, ils n'ont
pas le coeur de les faire valoir, attendu qu'il n'y a
aucune loi certaine pour la garantie des dites bêtes; et
[les fermiers] attribuent ordinairement cette faute aux
propriétaires, quoique ces bêtes fussent crevées par
leur faute. Dans tout le royaume, les gens de campagne
ont pleine et entière liberté de couper tant les porcs
qu'autres bêtes, sans être tenus d'appeler les dits
fermiers, et les opérations qu'ils ne peuvent faire, ils
conviennent avec le châtreur pour un certain prix pour
les faire. Ils espèrent donc que Sa Majesté les fera
jouir des mêmes privilèges, ainsi que les sujets
français jouissent: en conséquence supprimer cette
partie de régie. »
Quels que soient les sujets de plaintes que nous avons
énumérés jusqu'à présent, il n'en est pas, je crois, qui
soulève des réclamations aussi unanimes que la cherté du
bois. « Le prix du bois est devenu excessif depuis
quinze a dix-huit ans, lisons-nous dans le cahier de
Many. Sa progression est de 4 à 16 livres, malgré que
nous sommes environnés de forêts immenses. La cause de
cette cherté est la consommation exorbitante qu'en font
les salines qui nous avoisinent. Il serait à désirer que
ces salines soient abolies ; elles sont pour notre
province une surcharge effrayante, tant par le prix
exorbitant des sels qu'elles nous fournissent, que par
la cherté des bois qu'elles occasionnent, vu l'énorme
consommation qu'elles en font non seulement pour la
cuisson des sels qu'elles nous fournissent, mais aussi
pour ceux qu'elles fournissent aux étrangers à un prix
moindre de trois quarts que celui que nous en payons.
Les forêts sont absolument dégradées par les coupes
forcées et le peu de réserve qu'en ont fait les
officiers soit seigneuriaux soit royaux, en sorte
qu'elles ne sont plus peuplées que de très petits arbres
qui, dans la révolution de vingt-cinq à trente ans, ne
produiront que très peu de bois. » « Les bois sont
extrêmement chers à cause que nous ne sommes éloignés
des salines que de quatre à cinq lieues. Les directeurs
viennent acheter des bois qui sont en vente des
seigneurs jusqu'auprès de ce lieu, ayant les forces de
les payer plus cher que le pauvre habitant: ce qui fait
que le pauvre est obligé par force de s'en passer » (Mainvillers).
La communauté de Narbefontaine se plaint surtout des
rapines auxquelles se livrent les indigents pour se
procurer un peu de chauffage. « A cause de cette cherté
du bois, beaucoup de pauvres particuliers qui n'ont pas
le moyen d'acheter du bois, ruinent les bois de la
communauté, les arbres poiriers dans les champs, et même
dans les jardins, et ils ne sont pas assez punis. »
Cette cherté, qu'au sud du bailliage, les communautés
attribuent aux salines, est mise par celles du nord-est
au compte des forges. Le cahier de Creutzwald-la-Croix
demande « l'extinction des fourneaux du [dit]
Creutzwald, appartenant à Madame de Hayange: gouffres
affreux où ont été se fondre annuellement depuis une
trentaine d'années 7 à 8000 cordes de bois, sur la
majeure partie desquelles nombre de pauvres communautés
avaient les droits les plus sacrés et à la faveur
desquelles elles auraient pu subsister encore bien des
siècles. Aujourd'hui plus de bois et, pour comble de
malheur, pour ainsi dire plus de parcours; car la
plupart des forêts voisines étant exploitées et même
ruinées, elles sont toutes en taillis et en défense ».
Même plainte de la part des habitants de Dalem: « L'an
1775, notre communauté et Celles de Merten, Hargarten,
Tromborn, Falck, Creutzwald, Harn, Guerting, ont eu un
arrêt du conseil du roi par lequel elles ont été
maintenues dans la possession et jouissance de leur
ancien droit de marnage, affouage, grasse et vaine
pâture dans la forêt royale de la Houve. Messieurs
Zoller et de Hayange, maitres de la forge de Creutzwald,
avaient affermé du roi le dit bois : pour les empêcher
de faire de nouvelles coupes dans la portion du bois
adjugée aux dites communautés, l'arrêt leur a été
signifié de la part des dites communautés. Nonobstant
ils ont encore fait une coupe estimée à 1350 cordes...
dans le bois appartenant à la communauté de Tromborn et
la nôtre. Elles ont fait saisir le bois; la saisie ne
les a pas empêchés de l'emmener au Creutzwald. L'affaire
a été portée de la part des dites communautés au conseil
du roi sans qu'il ait été possible d'obtenir justice. »
« Le prix des bois est excessif; et pourquoi ? demande
le cahier de Hombourg. La chose est sensible: il y a à
Hombourg-Haut et Bas une forge considérable : à
Sainte-Fontaine, à une demi-lieue de distance, il y a
encore une forge: et à Saint-Charles, tout prés de
Sainte-Fontaine, il y a encore une platinerie. Ces trois
usines consument une quantité prodigieuse de bois qui
appartenaient, il y a quarante ans, à la communauté du
dit Hombourg, à la ville de Saint-Avold, Lixing,
Ebersing, L'Hôpital, Valmont et à la Petite-Eberswiller
à titre d'acensement et par titres, que feu le sieur de
Hayange leur a enlevés en vertu d'un arrêt du conseil,
de sorte que ces habitants et communautés ont non
seulement perdu le fonds, mais encore la vaine et grasse
pâture: et quoiqu'il y ait des coupes qui, depuis un
temps immémorial, ne produisent rien que de la fougère,
et d'autres très peu de pâture, quoiqu'elles aient des
vingt ou trente ans d'âge, conséquemment très
défensables, encore la maîtrise de Dieuze leur y
refuse-t-elle la vaine pâture, au point que, si un
habitant ou laboureur y faisait vainpàturer ses
bestiaux, il serait écrasé, tant par les amendes,
dommages-intérêts, que frais de poursuite, ce qui est
déjà arrive maintes fois. »
Si les cahiers appuient ainsi sur la privation du droit
de pâturage dans les forets, c'est que l'élevage du
bétail était pour les petites gens de la campagne un
point capital, l'unique moyen, pour ainsi dire, de se
procurer quelques ressources, étant donné surtout le
manque de travail dont on se plaint à cette époque.
Ecoutons les habitants de Thicourt: « La pauvreté du
village est que personne ne peut prendre d'ouvriers pour
faire ses ouvrages: les laboureurs font leurs ouvrages
eux-mêmes à cause de la cherté des grains et de leurs
fermes. » Plainte à peu prés identique dans le cahier de
Vahl: « Grande misère dans ces environs : le pauvre
homme ne peut rien gagner ; les laboureurs sont forcés
de faire leurs ouvrages eux-mêmes, parce qu'il faut
payer leurs fermes plus qu'elles ne peuvent produire et
qu'ils ne sont pas en état de payer leurs maîtres.»
Si l'on eût respecté les anciennes coutumes de Lorraine,
les petits propriétaires et les pauvres auraient pu
assez facilement élever quelques pièces de bétail. Nous
venons de voir comment peu à peu les forêts s'étaient
fermées pour les bestiaux. Un article du cahier de
l'Hôpital montre combien cette mesure était
préjudiciable à certaines communes: « La dite communauté
a en outre l'honneur d'observer que, contrairement à
l'ordonnance du roi [d'après laquelle] les coupes
devraient être ouvertes après sept années d'exploitation
: ce qui n'arrive pas, et on ne les ouvre seulement
qu'après dix-sept, dix-huit et vingt ans; ce qui leur
fait un fort considérable par la raison que la
communauté est entourée de bois, sans prairies, ou du
moins de très peu de mauvaises, avec un petit ban
sablonneux. Leurs bestiaux, sortant de chez eux, se
trouvent dans les bois malgré eux : ce qui leur
occasionne des rapports, des amendes continuels de la
part de la maîtrise, et leur ôte en même temps la
faculté de nourrir des bestiaux.»
D'autre part l'édit des clôtures de mars 1767 était venu
restreindre le droit de parcours dans les prairies.
Tandis que, suivant l'usage général en Lorraine, les
prés étaient ouverts à la vaine pâture sitôt la fenaison
terminée, cet édit permettait aux propriétaires et aux
fermiers d'entourer leurs héritages de clôtures solides
et de les soustraire ainsi à la servitude du parcours.
Ne pouvaient donc d'abord profiter de cette permission
que ceux qui avaient les moyens d'établir ces clôtures.
C'est ce que fait ressortir cet article du cahier de
Leywiller: « En ce qui concerne les clôtures des prés,
les fosses causent une perte considérable au
propriétaire, sans compter la dépense et l'entretien
d'iceux; les clôtures faites en palissades : les bois
sont d'un prix exorbitant, ce qui devient aussi bien
couteux ; les vives haies causent aussi de la perte du
terrain, en sorte que, pour le bien du peuple, il
conviendrait que les prés soient fauchés deux fois par
année, c'est-à-dire de pouvoir jouir et profiter chacun
de ses prés depuis le 25 du mois de mars jusqu'au 1er'
octobre suivant, sans être obligé de faire des clôtures
quelconques. » De plus on ne pouvait s'amuser à clore
des prés ne contenant que quelques verges, et sous ce
rapport encore les riches propriétaires seuls tiraient
profit de l'édit. « Que l'édit des clôtures soit nul,
demande le cahier de Pange, et que les choses soient
remises comme auparavant, puisqu'il est si préjudiciable
et nuisible aux pauvres habitants, manoeuvres sans
propriétés, même à la plus grande partie des
propriétaires, qui, par la position de leurs biens
épars, ou par la difficulté de clore, ou parce que les
clôtures absorbent le profit qu'on en retirerait, ne
jouissent point de l'édit. Ce n'est donc que les
seigneurs, ou leurs fermiers, et les forts propriétaires
qui, par la quantité de biens de toutes espèces qu'ils
réunissent, jouissent de cet avantage et n'en payent pas
pour cela presque davantage au roi. » Ce qu'il y avait
de plus injuste, c'est que ceux qui, grâce aux clôtures,
jouissaient seuls de leurs prairies, n'en profitaient
pas moins de la vaine pâture dans les prés non clos.
Ecoutons le cahier de Flétrange: « Enfin il y a encore
un abus à réprimer : ce serait celui de supprimer les
enclos permis par Sa Majesté... En effet ceux des
propriétaires, et principalement les seigneurs, qui ont
des prairies considérables et les moyens, en ont formé,
en conséquence jouissent seuls du produit des regains et
de la pâture qui était auparavant commune avec les
autres habitants. Indépendamment de ce bénéfice, ils
partagent encore avec eux la pâture des prairies non
closes, en les faisant pâturer avec leurs bestiaux, ou
en profitant de leurs portions dans les regains, quand
on peut en faire: ce qui leur procure un double avantage
au détriment de ceux qui n'ont pas le moyen ni des
terrains assez grands pour les clore, et sont cause
qu'on ne peut faire des nourris de bêtes à cornes. »
Qu'on nous permette, malgré sa longueur, de citer encore
à ce propos l'article du cahier de Condé : il est
intéressant à différents points de vue. Il demande « la
suppression du fatal édit des clôtures, dont la date est
l'époque de la ruine du peuple de leur canton. Pour
faire l'avantage d'un seigneur ou d'un riche
propriétaire d'une communauté, cet édit enlève au reste
de ses individus une ressource dont la perte est
irréparable et fait avec raison le sujet de leurs plus
vives et justes réclamations. Nourrir des bestiaux,
vivre de leur laitage et de leur laine, vendre des
élèves, voilà la source de bien et d'aisance du peuple
dans nos campagnes. Or, cette source est tarie depuis
l'édit dont s'agit. Tel homme qui avait jusqu'à trois et
quatre vaches et en tirait sa subsistance et celle de sa
famille. tel autre qui avait autant de brebis qu'il
pouvait en loger et qui s'habillait de leur laine et ses
enfants amplement, depuis l'édit des clôtures, l'un n'a
plus qu'une vache avec peine, et cette vache qu'avant le
dit édit il aurait achetée pour 12 ou 14 écus, si elle
vient à lui périr, il ne peut la remplacer par une autre
qu'en l'achetant 34 ou 40 écus, et plus, à cause de la
rareté des bêtes occasionnée par les clôtures : ce qui
de plus est, ce n'est souvent pas dans le canton qu'on
trouve cette vache à acheter : il faut aller chez
l'étranger qui, par son commerce soutenu et encouragé
par son prince, nous vend très chèrement et attire tout
notre argent, que nous ne voyons plus. L'autre ne peut
plus avoir que trois ou quatre brebis, dont le produit,
comme l'on sait, est si peu de chose qu'il ne mérite pas
d'être compté ».
« Les clôtures étant supprimées, on verrait les troupeaux
de toute espèce, qui sont diminués de plus de moitié, se
remettre sur pied et devenir bien plus nombreux qu'ils
n'étaient ci-devant, surtout si, pour engager le peuple
à faire des élèves, le gouvernement établissait des
foires dans le chef-lieu de chaque arrondissement de
district et qui auraient lieu en différents temps de
l'année, et s'il était accordé des privilèges et
franchises à ceux qui y conduiraient leurs bestiaux à
vendre. L'aisance et ses heureuses suites renaitraient
infailliblement par les avantages inappréciables qu'on
aurait de pouvoir se passer de ses voisins, qu'on
enrichissait ; de faire cumuler notre argent chez nous,
de manger à 4 sols la viande que nous payons 8 sols et
plus, d'amasser le double plus d'engrais et fertiliser
nos champs ; de, ce qui de plus est, de voir nos
prairies, qui depuis les clôtures donnent un bon tiers
d'herbe de moins qu'autrefois, se remettre et rendre au
double; de voir cesser les procès sans fin et ruineux,
occasionnes par les clôtures entre les communautés et
les particuliers ; et, ce qui est bien à observer, de
voir les champs des particuliers labourés à meilleur
compte. Avant l'édit des clôtures, le manoeuvre ou
l'artisan payait aux laboureurs 6 livres pour les trois
labours du jour de ses terres, et depuis les clôtures ce
prix est monté successivement jusqu'à 9, à 10 livres, ou
il est maintenant.»
Ce qu'il restait de pâture après toutes ces réserves,
n'était point encore exclusivement pour les troupeaux
des communautés : survenait alors le seigneur avec son
droit de troupeau à part. Nombreuses sont les
réclamations au sujet de ce droit. « Le fléau de ce
village, disent les habitants de Differten, en éprouve
un (sic !) à raison d'un troupeau de bêtes blanches
d'environ mille pièces que l'abbaye [de Wadgasse] fait
pâturer trois et quatre jours par semaine sur notre ban
: d'où il résulte que le général du bétail de cette
communauté est prive de pâture, périt ou est sans
valeur, le ban n'étant que d'une étendue d'environ 1500
jours.» Les gens de Folschwiller et de Mettring ne
souffrent pas moins: « Nous sommes chargés de deux
troupeaux de brebis qui nous font un si grand dommage
dans nos prés et sur notre territoire qu'on ne peut
considérer ; les dits bénédictins de Saint-Avold nous
mettent tous les trois jours un troupeau sur notre dit
banc, et Madame Colligny de Fürst nous charge tous les
jours avec un troupeau qu'elle met sur notre ban ».
Ecoutons encore les habitants de Lachambre: « A l'égard
de la pâture du ban de ce lieu, nous sommes surchargés
de moutons que le fermier du domaine a droit d'y faire
pâturer: ce qui occasionne que les habitants ne peuvent
presque point entretenir de bestiaux, ce qui fait un
grand tort aux dits habitants.»
Parfois, et alors le désastre est encore plus grand, les
seigneurs, au lieu de profiter eux-mêmes de ce droit de
troupeau à part, l'afferment a des négociants qui font
en grand le commerce de moutons. Ainsi à Thicourt par
exemple: « La pauvreté du village est que... tous les
meilleurs prés sont situés sur les bans voisins et qu'on
n'a pas le droit de vaine pâture, et le nombre du
troupeau de moutons qui est sur le ban, affermé à des
étrangers: ce qui est cause que le menu peuple du
village ne peut nourrir un mouton pour se soulager.» Le
cahier de Maxstadt s'élève fortement contre ce procédé
des seigneurs: « Les seigneurs ou leurs fermiers vendent
le droit de pâturage du troupeau à part à d'autres, ce
qui est formellement contre l'article 31 du titre 11 de
la coutume de Lorraine qui porte : Le seigneur ayant
droit de tenir troupeau à part le peut admodier avec sa
terre, mais ne peut vendre vain pâturage pour y mettre
autre troupeau que le sien propre ou celui de son
admodiateur. »
Pour montrer combien ces abus exaspéraient les
populations, nous emprunterons au Moniteur le
compte-rendu de la séance du 9 mai 1790 à l'Assemblée
nationale: il y est précisément question de ce droit de
troupeau à part. C'est Claude-Ambroise Régnier, député
du tiers du bailliage de Nancy, qui parle: « Dans la
Lorraine, les propriétaires de fiefs possédaient un
droit appelé droit de troupeaux à part. Ce droit
consiste à pouvoir mettre sur une prairie le tiers des
bêtes que la pâture peut comporter. La haute justice
ayant été supprimée sans indemnité, on a cru que ce
droit était également supprimé. Dans la Lorraine
allemande, ce droit a été affermé, par grandes parties,
à des compagnies de négociants qui approvisionnent la
capitale de moutons. Les communautés ont employé des
voies de fait pour empêcher ces fermiers de jouir des
effets de leur bail: ainsi 80000 pièces de bétail sont
prêtes à périr d'inanition. Ces négociants ont envoyé
des députés extraordinaires, qui se sont présentes au
comité féodal. Le bureau des subsistances de Paris a
écrit à ce comité une lettre très pressante par laquelle
il demande que ces fermiers puissent continuer à jouir
de leur bail jusqu'au moment où les moutons pourront
être vendus. Le comite, ayant pris ces réclamations en
considération, m'a chargé de vous présenter le décret
suivant: L'Assemblée nationale décide que les baux
passés à Messieurs Karcher et autres du droit connu en
Lorraine sous la dénomination de troupeaux à part,
seront exécutés selon leur forme et teneur jusqu'au 11
novembre prochain, les autorise en conséquence à jouir
de l'effet de leurs baux, fait défense de les troubler
dans les dits droits, à charge par les dits fermiers,
dans le cas où ce droit serait supprimé, de payer aux
communautés intéressées par forme d'indemnité le prix de
leurs fermages.» Après de courtes observations, le
décret était adopté.
A côté de ces charges permanentes, les habitants en
supportaient d'autres qui, pour n'être que transitoires,
n'en pesaient pas moins lourdement. Nous avons signalé,
dans la déclaration des impôts que payait la communauté
de Faréberswiller, une somme pour les dépenses
militaires de la garnison de Saint-Avold : les autres
communes du baillage durent payer dans le même but
pendant plusieurs années des sommes plus ou moins
importantes. Et cependant des frais de cette nature
auraient du être repartis, non sur un seul district ni
même sur une province, mais sur l'ensemble du royaume.
D'ailleurs les habitants de Saint-Avold n'en étaient pas
pour cela délivrés des logements militaires; ils se
plaignent amèrement de cette charge et des abus qui
l'accompagnaient. « Qu'ils ne sont que trop vexés par
les militaires pour leurs logements, qui s'emparent de
leurs meilleures chambres et s'approprient les
fournitures qui ne leur sont point dues, qu'ils cassent
et détruisent sans en vouloir payer le prix; qu'il faut
leur fournir la lumière ; qu'ils exigent arbitrairement
le bois, qu'une infinité de malheureux vont chercher au
loin dans la forêt, même deux fois par jour, en risquant
les vexations des fortiers, les condamnations d'amendes
et de dommages et intérêts, et en perdant un temps
précieux, si nécessaire pour subvenir à leur subsistance
et à celle de leur famille, lequel se passe sans
travail. Bien entendu que la fourniture du couchage
n'est pas moins assujettie à être déchirée et délabrée.
D'un autre côté, c'est que le logement des officiers
supérieurs absorbe non seulement la caisse de la ville,
qui ne peut subvenir à ses propres charges, mais épuise
au par delà la bourse du bourgeois pour subvenir à
l'acquit de l'attache des chevaux.
Si de nos jours les logements militaires soulèvent bien
des réclamations dans les campagnes, les ancêtres de nos
braves paysans n'étaient pas mieux partages. Ecoutons
les doléances des habitants de Loutremange: « La
communauté a été chargée, et ce déjà pour la
dix-huitième fois, de recevoir un détachement de
cavalerie, dragons, hussards, carabiniers, et ce pendant
l'espace de vingt-cinq, trente-cinq et quarante jours,
pour prendre le vert et manger les prés de nos seigneurs
: ce qui cause aux pauvres habitants un dommage coûteux
par la fourniture du bois, denrée si rare et chère,
lits, draps de lit, chandelle, et autres embarras par
eux occasionnés. Les détachements sont si nombreux que
les pauvres hommes qui payent 6 livres dans les
impositions sont obligés de loger un homme, et ainsi à
proportion, Sans que les dits habitants en aient jamais
reçu la moindre modération ni salaire. »
Nous aurions encore à parler des plaintes particulières
de quelques communautés, qui ne laissent pas d'être
parfois assez graves. Témoin la suivante que nous lisons
dans le cahier de Fouligny: « Les propriétaires de la
dite communauté ayant souffert une perte considérable
par la nouvelle construction de deux grand'routes et
d'un canal, savoir la grand'route de Metz à Francfort et
la route qui fait l'embranchement de Fouligny à
Faulquemont, qui leur a enlevé une grande partie de
leurs prés et plus beaux héritages, comme la bonté
paternelle du souverain pour ses sujets ne demande point
que les propriétaires souffrent une perte particulière,
il a été demandé une expertise du dommage dont il
s'agit: ce qui a été exécuté, le tout suivant l'ordre,
et ce par des experts non suspects, et remis à
l'ingénieur du département, qui a été remis à Monsieur
l'ingénieur en chef pour être par lui vérifié. Mais
depuis cette époque n'ayant pu avoir ni obtenir justice
ni décision, quoique Monsieur l'ingénieur en chef ait
promis aux plaignants, et ce en présence de Monseigneur
l'intendant, qu'aussitôt qu'il y aurait de l'argent en
caisse, le dommage dont s'agit serait payé, et ce sur un
mandat de Sa Grandeur, les suppliants ayant jusqu'à ce
moment fait plusieurs démarches et présente plusieurs
requêtes à ce sujet, n'ayant cependant pu obtenir aucune
satisfaction, comme la perte est d'une grande
conséquence et a appauvri les particuliers, la plainte
est de droit. »
Enfin quand, après avoir été exploité ainsi pendant sa
vie, le paysan vient à mourir, un nouvel employé se
présente pour mettre son héritage en coupe réglée :
c'est le priseur juré dont l'office avait été récemment
établi (7 juillet 1771). « Un coup bien frappant pour le
royaume, dit le cahier de Bambiderstroff, c'est la
création des priseurs jurés. Ces offices ont eu et ont
encore journellement des suites bien funestes et
entraînent la ruine non seulement des gens médiocres,
mais encore des pauvres veuves et orphelins. Cela est
bien démontré. Un père et mère venant à décéder,
laissant quatre ou cinq enfants et une succession de 300
livres, le juge tutélaire ne peut procéder à
l'inventaire des chétifs meubles délaissés par les père
et mère sans l'assistance de ce priseur juré, qui
emporte plus que le juge et le greffier pour
l'appréciation des meubles, à la vente desquels il
procédé quelques jours après; et dans la supposition que
cette vente produise 300 livres, le priseur juré fait le
sixième héritier pour ses salaires. Et un grand abus qui
s'y est encore glissé: ces Messieurs font un protocole
de leurs ventes et en délivrent des expéditions aux
intéressés, dont la moindre supposée de 300 livres, il
exigera pour cette expédition 6 livres de France ; pour
son assistance à l'inventaire pareille somme,
indépendamment de ses salaires de la vente. Et dans le
cas que ces offices devraient subsister (ce que les
suppliants n'espèrent pas), la présence de ces priseurs
jurés est autant nécessaire aux inventaires qu'une
cinquième roue dans un chariot, d'autant que cette
évaluation est fort inutile, puisque la vente des
meubles en fixe le prix. » Les habitants de Flétrange
précisent certains détails dans leur cahier. « Ils ont
encore à se plaindre amèrement sur la création des jurés
priseurs en ce que, lorsqu'il s'agit de faire des
inventaires chez des veuves et de pauvres mineurs, l'on
est obligé d'avertir ces Messieurs, qui se transportent
sur les lieux ; éloignés de Flétrange de trois lieues
(4), ils se taxent d'abord 40 sols de France par chacune
pour le voyage, ce qui fait 6 livres ; par chacune
vacation 3 livres, n'employant le matin que quatre
heures et l'après-midi autant, outre 6 sols par chaque
rôle d'écriture; mais ils savent si bien rôler qu'ils ne
mettent souvent que quelques syllabes, un point, une
virgule dans chaque ligne, de façon qu'avec les 4
deniers pour livre qu'ils font payer du prix des ventes,
outre le contrôle et leurs expéditions, qui sont faites
dans le même goût, ils enlèvent aux pauvres mineurs plus
d'un tiers de leur mobilier... Quelle misère ! Ne
serait-il donc pas possible de reformer et proscrire un
tel abus ? »
Ce monopole des ventes de meubles dont jouissaient les
huissiers priseurs avaient encore d'autres
inconvénients. « Un laboureur, voulant se défaire de son
train pour se libérer de ses dettes, dit encore le
cahier de Bambiderstroff, en est détourné par les grands
frais qu'il faut payer à ce vendeur de meubles, de même
que d'autres personnes qui sont obligées, pour payer
leurs dettes, d'en faire autant. II en résulte un
dommage très sensible en ce que, pour éviter ces frais,
il vend à différents particuliers à grande perte, au
lieu que, sil était son maître de faire ce qu'il
voudrait, il ferait un profit considérable. »
Et maintenant est-il étonnant que dans ces circonstances
le paysan, voyant que malgré son travail il ne peut
échapper à la misère, quitte sa province et s'expatrie ?
Le cas n'est pas rare. « Les impositions de toutes
sortes [sont telles], disent les habitants de Guenviller,
que les pauvres gens ne peuvent plus vivre dans notre
canton. A cette cause sont déjà plusieurs gens partis en
Hongrie.» Le cahier de Chémery confirme aussi ce fait: «
Depuis quelques années le dit village... était presque
tous propriétaires concernant les terres du ban et
finage, au lieu qu'aujourd'hui il y a au moins la moitié
appartenant à des particuliers de hors de la dite
communauté. Elle est aussi moins en nombre d'habitants
que des années antérieures. La cause est provenante du
mauvais produit des terres du dit ban, dont les dits
propriétaires ont été contraints de vendre leurs terres.
Quant au nombre des dits habitants, c'est le départ de
plusieurs habitants pour la Hongrie dont en provient la
cause qu'il est appauvri. »
Telle est dans ces grandes lignes, d'après les cahiers
du bailliage de Boulay, la situation du paysan lorrain à
la veille de la Révolution. Nous aurions pu, sans doute,
ajouter quelques traits moins importants, entrer dans de
plus grands détails en multipliant les citations. Mais
aussi bien notre Intention n'était pas d'épuiser la
matière ni de donner un travail définitif, mais
simplement de montrer quel intérêt présentent ces
cahiers de communautés. Et de ce que nous avons dit, il
ressort suffisamment, croyons-nous, qu'ils sont pour qui
veut les étudier une mine féconde de renseignements
historiques et économiques. Aussi comprend-on qu'en
France on ait entrepris la publication intégrale de ces
cahiers. Ceux de notre province verront bientôt aussi le
jour grâce aux fonds accordes par le Conseil général de
la Lorraine. Tant par intérêt pour l'histoire locale que
par sentiment de piété filiale, puisque ce sont là les
plaintes et les gémissements de nos pères, nous devons à
ces Messieurs du Conseil général pour leur libéralité de
sincères remerciements.
(1) L.
Jérôme, Les élections et les cahiers du clergé lorrain.
Paris et Nancy, 1899, p. 18.
(2) Les emprunteurs vont même trop loin ; ainsi cette
doléance « que la communauté s'est appauvrie...
notamment en conséquence de la suppression de son
ancienne prévôté-gruerie, de la recette des
finances...», n'a plus de sens en dehors du cahier de
Saint-Avold.
(3) Elles eurent lieu entre le 6 et le 9 mars, et se
tinrent dans des locaux bien différents selon les
localités : hôtel de ville, école, presbytère, maison
seigneuriale, chez le maire ou le syndic.
(4) Celui qui opérait dans le bailliage de Boulay était
« un nommé Claude Cretaille... demeurant à Saint-Avold »
(Cahier d'Adelange). |