Le Service géographique
de l'armée 1914-1918
Le Service
géographique de l'armée 1914-1918 : les coulisses de la guerre
Arthur-Lévy
Éd. Berger-Levrault (Nancy) - 1926
[notes renumerotées]
LE SERVICE GÉOGRAPHIQUE DE
L'ARMÉE 1914-1918
En ce petit hôtel du
numéro 138 de la rue de Grenelle, occupé par le Service
géographique de l'armée, s'accomplirent, de 1914 à 1918, des
efforts qui contribuèrent à la victoire dans une mesure que bien
peu de gens soupçonnent, même parmi les combattants.
Non seulement le Service géographique de l'armée produisit, à
cinquante et quelques millions d'exemplaires, une cartographie
renouvelée et répartie journellement dans tous les corps de
troupe; mais on lui confia, quand il ne les inventa pas, de
nombreux organes qui firent de lui ni plus ni moins que les yeux
de l'armée, avec un champ visuel de plus de six cents
kilomètres. Mieux que cela, on peut dire que, sur cet immense
espace, il conférait à l'armée le don de pénétration du lynx de
la Fable ; car il s'agissait de voir, en quelque sorte, à
travers les montagnes, pour découvrir les emplacements des
batteries ennemies.
Des origines à
la guerre de 1914.
Avant de se classer
près du ministre de la Guerre, au rang des grandes directions de
l'infanterie, de la cavalerie, de l'artillerie et du génie, le
Service géographique traversa bien des vicissitudes.
L'origine du Service géographique dans les armées remonte
évidemment aux conquérants de l'antiquité, qui se sont vus dans
la nécessité de diviser leurs armées, autant pour les nourrir
que pour accélérer leur rassemblement en un point stratégique. A
cet effet, ils devaient étudier, plusieurs jours d'avance, les
diverses routes qui serviraient à réaliser leur programme. Leur
service géographique, car c'est bien ainsi qu'il faut appeler,
sous quelque forme qu'elle se présente, la connaissance d'un
terrain d'opération, leur service géographique donc se réduisait
alors aux indications fournies par les habitants des contrées
envahies. Ceux-ci, tenus le plus souvent en laisse, entre deux
cavaliers, étaient responsables sur leur vie de l'exactitude de
leurs renseignements. C'est d'ailleurs un système analogue qui
est employé encore aujourd'hui par les explorateurs de l'Afrique
inconnue et des pays dont on n'a pas de cartes.
C'est l'an 24 avant J.-C., sous le règne d'Auguste, que commença
l'entreprise colossale du relevé topographique et de la
mensuration de tout l'empire romain. Ce travail fut terminé,
dit-on, sous Agrippa en l'an 19 avant J.-C. En ce temps
relativement court, vu les moyens dont on disposait à cette
époque, on ne put certainement dresser qu'une espèce de tracé
plus ou moins exact, avec des mesures très approximatives. Ce
progrès, fort appréciable sans doute, ne permit cependant pas de
se guider en toute sûreté sans recourir aux renseignements oraux
pris au passage. Il faudra des siècles pour arriver à la
confection de cartes sur lesquelles les professionnels pourront,
d'un coup d'oeil, embrasser le panorama, distances comprises, de
tout un pays avec ses accidents et détours, même ceux ignorés
souvent des indigènes.
Les documents officiels mentionnent la date de 1744 pour la
création, en France, du corps des ingénieurs-géographes
militaires. Cependant, nous allons voir un orateur de la
Convention faire remonter beaucoup plus haut l'existence de
cette institution. Il est vrai qu'on peut pardonner une
inexactitude à un représentant du peuple, empressé à se targuer
d'avoir, lui aussi, découvert une infâme trahison à la charge
d'un officier aristocrate.
Le 28 septembre 1794, le général de Calon, député de l'Oise,
faisait à la tribune la révélation suivante « L'institution des
Ingénieurs-géographes militaires remonte à plus de cent ans; les
nombreux services qu'ils ont rendus semblaient faire un devoir
au Gouvernement de conserver d'aussi précieuses ressources. On
ne sait par quelle fatalité, au moment où l'on allait en avoir
le plus grand besoin, Bureau de Puzi, officier du génie, émigré,
parvint à faire adopter par l'Assemblée Constituante la
proposition perfide de leur suppression, sous l'insidieux motif
que les officiers du génie pourraient remplacer aux armées les
ingénieurs-géographes; ce qui n'est point arrivé. » De Calon,
continuant son discours, précise qu'il s'est aperçu de ce
forfait lorsque, prenant, en 1793, la succession du général
Mathieu Dumas, il constata, par leurs réclamations, que les
généraux et les états-majors n'avaient pas
d'ingénieurs-géographes.
Toutefois, il rassure les Conventionnels en affirmant que ses
efforts ont abouti à la réunion de plus de vingt
ingénieurs-géographes, capables de faire les opérations de la
campagne prochaine. Si dans ce groupe de géographes, rassemblés
à la hâte, figurent des ingénieurs, des dessinateurs, des
instituteurs plus ou moins qualifiés par leurs études, il en est
d'autres tels que Macaire, marchand de vins; Oudin, loueur de
chaises à l'église Saint-Eustache; Goebel, distillateur, dont on
ne peut guère s'expliquer la présence qu'à titre de solides
patriotes, observateurs sévères sans doute du respect des bons
principes. Enfin, dans sa péroraison, de Calon ne manque pas de
se conformer à l'emphase du temps en disant « C'est ainsi que
j'ai suppléé à la mesure désastreuse combinée par un traître
pour livrer la patrie à la merci des hordes étrangères. »
Le crime de lèse-patrie, dénoncé par de Calon, se réduisait
finalement à la dislocation du corps des ingénieurs-géographes.
Intact était resté le matériel des cartes, dont le fonds
principal provenait de la confiscation, le 21 septembre 1793, de
tout ce qui appartenait à la Société Cassini, gérée alors par un
nommé Louis Capitaine. Le décret de la Convention ordonne « que
les planches et exemplaires de la carte générale de France, dite
de l'Académie, en cent-soixante-treize feuilles, actuellement
entre les mains du citoyen Capitaine ou associés, seront, dans
le jour, transférés au Dépôt de la Guerre, sauf à ceux qui
prétendraient avoir des réclamations à faire à cet égard, à
produire leurs titres de propriété ou de créance pour être
statué par la Convention nationale ce qu'il appartiendra ».
Des réclamations, il y en avait à faire. Mais en ces jours de la
Terreur, les ayants droit, « compagnie de spéculateurs à
l'avidité desquels, disait le général de Calon, la Convention
devait arracher un ouvrage national », n'étaient guère enclins à
se mettre en évidence. Aussi le 5 décembre, à la réunion des
actionnaires qui suivit la confiscation, personne ne se présenta
excepté Cassini et Capitaine. La situation se simplifia encore
bientôt par l'exécution du président Sarron, l'un des
directeurs, du président Corberon, l'un des administrateurs, et
de Malesherbes, le trésorier, puis par l'incarcération de
Cassini, le 14 février 1794.
La Société Cassini avait été constituée dans les conditions
suivantes en 1750, Louis XV, ayant pris connaissance du projet
de Cassini, lui fit allouer une subvention annuelle de quarante
mille livres. Il proposait même d'augmenter cette somme afin de
hâter l'achèvement de la carte. Mais en 1756, les dépenses de la
guerre de Sept ans ne permirent plus au trésor royal de
continuer la subvention. Alors le Roi donna à Cassini la liste
des personnages qu'il avait pressentis pour former une
association de cinquante membres. Ceux-ci verseraient chacun
treize cents livres par an, jusqu'à complète terminaison de la
carte. En tête de cette liste s'inscrivit Mme de Pompadour, dont
l'exempte fut suivi par les ministres, par le prince de Soubise,
le duc de Bouillon, le duc de Luxembourg, le maréchal de
Noailles, etc. En huit jours, les cinquante associés étaient
réunis, et des savants tels que Buffon, La Condamine,
Montalembert, s'offrirent à partager la direction de
l'entreprise, patronnée en outre par l'Académie des Sciences.
Tout isolé qu'il se trouvât après la confiscation brutale des
biens de la Société, Louis Capitaine ne craignit pas de
revendiquer les droits des actionnaires. Dix-sept pétitions et
réclamations furent présentées par lui jusqu'à ce que le Comité
de Salut Public réglât l'indemnité due à la compagnie, à la
somme de neuf mille soixante livres par Litre. Cet acte de
justice et de loyauté apparente ne coûta pas cher aux finances
du gouvernement révolutionnaire, attendu que l'indemnité ne fut
pas payée. Il fallut aller jusqu'en 1818, pour voir allouer une
somme de trois mille francs à chacune des actions. Les héritiers
de Louis Capitaine, possesseurs de presque toutes celles qui
n'avaient pas disparu sous la Révolution, touchèrent cinquante
et un mille francs pour dix-sept actions.
Reconstitués en un corps spécial, les ingénieurs-géographes
rendirent d'excellents services aux armées de la Révolution et
du Directoire. Le personnel comprenait, en l'an IX, soixante
officiers et, en l'an XI, leur nombre était porté à cent-un. Ils
eurent à déployer, dans leurs bureaux ou en campagne, le maximum
d'activité que le Premier Consul, aussitôt élu, imposa à toutes
les branches de l'administration aussi bien civile que
militaire. Dès son entrée en fonctions, il fit procéder aux
reconnaissances les plus urgentes sur les frontières de Briançon
à Neuf-Brisach. Ensuite furent entrepris de grands travaux
cartographiques. Napoléon attachait aux cartes géographiques une
importance capitale. Il n'arrêtait aucun projet avant d'avoir
étudié non seulement une carte mais toutes les cartes, tous les
plans, tous les documents écrits, trop souvent contradictoires,
qu'on pouvait lui donner sur la région qu'il avait en vue.
Les bonnes routes n'étaient alors pas nombreuses. Les cartes les
indiquaient mal ou ne les indiquaient pas. Les renseignements
recueillis de différentes sources s'annulaient parfois l'un
l'autre ou avaient une origine trop ancienne. Impossible de
formuler des ordres sans recourir à des reconnaissances
préalables et poussées à de grandes distances. Ainsi voit-on, en
septembre 1806, le maréchal Berthier prescrire, au nom de
l'Empereur, la mesure suivante « Vous donnerez des instructions
pour que des ingénieurs-géographes marchent toujours à
l'avant-garde de chaque corps d'armée. Ils seront à cheval et
figureront le pays à droite et à gauche. Ils m'adresseront
journellement le croquis de leur travail que je vous remettrai
pour être assemblé et mis au net... » Et plus tard, de
Schoenbrünn, l'Empereur lui-même dit « Chaque soir, il me sera
fait un rapport sur le travail de chaque ingénieur. »
Exigeant et tenace, il ne se lassait pas de talonner les
malheureux ingénieurs. Le 26 octobre 1804, il écrivait au
ministre de la Guerre « Je crois que les ingénieurs travaillent,
mais je ne suis pas certain qu'ils travaillent sur de bonnes
bases, d'où il suit qu'on mettra vingt années à terminer des
cartes et des plans. C'est trop travailler pour la postérité.
Les ingénieurs sont trop maîtres de faire ce qu'ils veulent.
Assurez-vous que leurs opérations ne sont pas dirigées sur de
trop vastes projets. L'expérience prouve que le plus grand
défaut en administration générale est de vouloir trop faire;
cela conduit à ne point avoir ce dont on a besoin. Depuis cinq
ans je ne vois encore aucun résultat de la carte d'Italie; à
quelle époque, me présentera-t-on enfin quelques feuilles
achevées ?.... (1). »
D'autant plus difficile à contenter qu'il sait parfaitement son
métier, il s'écrie encore en 1809 : « Je suis peu satisfait du
travail que les ingénieurs-géographes ont fait; telle position
est mal faite; il n'y a point de place pour y tracer une tête de
pont, et le point essentiel ne s'y trouve pas. Là, on arrive à
un moulin et ensuite on traverse un marais... Au lieu de
détailler les ponts et les bras de la rivière, on a fait une
chaussée embrouillée. Cette carte pourrait tout au plus servir à
un particulier voyageur; elle ne peut militairement être utile.
Quand je demande une reconnaissance je ne veux pas qu'on me
donne un plan de campagne (2). »
Napoléon avait en quelque sorte la passion des cartes
topographiques. Lorsqu'en 1796, il prit le commandement de
l'armée d'Italie, son premier soin fut de se constituer un
bureau topographique personnel. Ce bureau avait pour chef un
officier de troupe, engagé volontaire de 1793, Bâcler d'Albe,
qu'on retrouve général à la fin de l'Empire, et ayant encore la
haute main sur le corps des ingénieurs-géographes.
Durant tout son règne, en dehors de la cartographie du ministère
de la Guerre qui était naturellement à sa disposition,
l'Empereur tint à avoir en permanence un cabinet topographique à
Saint-Cloud, un autre à Malmaison et le troisième à
Fontainebleau. Il avait à l'égard de ces documents une espèce de
manie de collectionneur. Ce qu'il demandait à voir - et c'était
à peu près tout - il le conservait, croquis aussi bien que
cartes. Les eût-il en double, voire en triple, on ne pouvait
rien ravoir de ce qui lui avait été une fois communiqué. Et cela
n'allait pas sans créer souvent des embarras au ministère de la
Guerre.
S'il aimait les cartes, Napoléon les voulait très lisibles, sur
l'échelle de Cassini, mesure qui subsistait encore, d'ailleurs,
dans ce qui s'est appelé plus tard la carte d'État-Major. Son
horreur des cartes de plus petite dimension est exprimée
vigoureusement dans une lettre au général Clarke en 1809 : « Je
ne suis pas davantage content de la carte que vous me proposez
pour les quatre départements du Rhin. Je veux qu'elle soit à
l'échelle de Cassini et je me moque de vos divisions décimales;
le Dépôt de la Guerre est mal mené. Je dépense beaucoup, on
travaille beaucoup et on ne me satisfait pas. »
Par contre, ce sont des transports de joie quand on lui soumet
enfin des cartes remplissant ses désirs. Son attitude, ses
paroles, en telle circonstance, sont notées dans le curieux
rapport du colonel Muriel qui avait été chargé de présenter au
souverain ce qu'on désignait sous le nom de « carte de
l'Empereur ».
« Le 6 mars 1809, dit Muriel, je me rendis près de l'Empereur
qui séjournait au Palais de l'Élysée... Sa Majesté qui était
avec le maréchal d'Auerstaedt me demanda ce que j'apportais. Je
le lui dis. Elle m'ordonne de défaire le paquet, en prend une
feuille qu'elle place sur le parquet en me disant d'assembler la
carte. Je m'en occupe avec prestesse : « Ne vous troublez pas;
calmez-vous, ajouta-t-elle; que d'Albe vous aide. » Elle fait
appeler ce dernier et passe dans son cabinet, en attendant que
tout soit déployé et arrangé. Nous avons bientôt tapissé le
parquet de notre belle topographie. L'Empereur ne tarde pas à
rentrer avec le maréchal d'Auerstaedt qui l'avait suivi, se
couche sur les cartes, examine, parcourt dans tous les sens,
toujours sur les pieds et sur les mains, me fait dans
l'intervalle des questions sur la manière dont le travail a été
fait et sur la nature des matériaux employés. Sa Majesté
sifflait de temps en temps et battait la mesure avec ses doigts
sur les cartes. Un quart d'heure à peu près passé de la sorte,
Sa Majesté toujours couchée, jette les yeux sur le parquet qui
contenait la carte de Basse Autriche, me demande ce que c'est;
sur ma réponse, elle me dit de lui donner la carte de Vienne.
Cette feuille déployée, Sa Majesté s'assied dessus en
s'accoudant, me questionne sur l'échelle et me dit : « Voila une
grande carte ! voilà des cartes : » Relevée de dessus le
parquet, elle vit sur les fauteuils une suite des cartes qui
étaient à terre... Elle me demanda encore ce que c'était; je le
lui dis et sa réponse fut « Voilà des cartes, d'Albe ! voilà des
cartes, maréchal allons, voilà enfin des cartes ! » Elle ordonna
à M. d'Albe de les reployer et de les reporter au cabinet
topographique... (3). »
Se coucher sur les cartes pour les examiner était, paraît-il, la
position favorite de l'Empereur, même en pleine campagne. Ainsi
le voyons-nous, en 1813, à Priesnitz, près Dresde, où il
cherchait un point favorable au passage de l'Elbe. « Une
batterie formidable, dit Planât, de La Faye, placée sur la rive
opposée tirait sans interruption quoique notre artillerie
ripostât vigoureusement. L'Empereur courut un grand danger il
avait fait étendre une carte sur le sol, et s'était mis à plat
ventre dessus pour l'étudier; le major-général était assis près
de lui, et tout le reste à une distance respectueuse, les yeux
fixés sur le souverain. Tout à coup un obus vient tomber à dix
pas derrière lui, s'enfonce et éclate en le couvrant de terre
ainsi que sa carte. Heureusement personne ne fut blessé...
L'Empereur se releva en secouant la terre dont il était couvert
et dit gaiement « Ces drôles-là n'en font jamais d'autres (4). »
Grâce à l'impulsion donnée au corps impérial des
ingénieurs-géographes, les bureaux topographiques, à la fin du
règne de Napoléon, possédaient des cartes de toute l'Europe, les
unes un peu rudimentaires, les autres parfaites pour l'époque.
La Restauration, qui se devait bien de changer quelque chose à
ce qu'avait fait l'Empire, appliqua, aux boutons de l'uniforme
des ingénieurs-géographes, des fleurs de lys. Elles furent
effacées bien entendu aux Cent Jours, en même temps que l'on
réarborait la cocarde tricolore. Le jeu des boutons et des
cocardes était une bagatelle auprès de ce qui attendait les
ingénieurs-géographes. Au retour de Louis XVIII, ils furent
compris dans le licenciement général de l'armée et la plupart
mis en demi-solde.
Avec le rétablissement du Dépôt de la Guerre, en 1822, une
Section topographique reprit une espèce de vie. Ce ne fut pas
encore pour longtemps. Car, en 1831, les ingénieurs+géographes
sont versés dans le corps d'Etat-Major. Pour qu'on arrivât à
reconstituer le groupe d'officiers, pris tous, jusqu'en 1831,
parmi les premiers sujets de l'École Polytechnique, pour
s'adonner exclusivement aux travaux scientifiques de la
confection des cartes, il ne fallut pas moins que la mercuriale
véhémente adressée, en 1835, de la tribune de l'Académie des
Sciences, an Gouvernement par le baron Charles Dupin. Il disait
: « Ce serait une honte pour le XIXe siècle et pour un
gouvernement si, dans ses mains, une entreprise illustre du
régime déchu s'achevait en dégénérant, et si l'on substituait
des travaux militairement expéditifs à des travaux
laborieusement scientifiques. » Par la réalisation de ce voeu,
les ingénieurs-géographes restèrent attachés à leur savante
mission jusqu'au jour de leur retraite. Parmi eux on remarque
les noms célèbres des généraux Pelet, Morin, Blondel.
C'est à partir du 7 janvier 1852 que le Dépôt de la Guerre, avec
sa section spéciale du Service géographique devint et demeura un
organe spécial du ministère de la Guerre.
La guerre de 1870 fut, à l'instar de toutes nos organisations
militaires, une terrible leçon pour la Section du Service
géographique. A l'exception des cartes d'Allemagne, nulles
autres n'existaient en approvisionnement. On n'avait jamais
pensé que l'ennemi pût franchir la frontière. Et à l'heure
critique, par une conjoncture invraisemblable, on se trouva dans
l'impossibilité de tirer aucune carte de la France.
Dans la panique qui suivit nos premiers revers, le général
Hartung, chef de l'État-Major, ordonna d'envoyer en province les
planches de cuivre de la carte de France. Ce travail fut confié
à un employé du Dépôt de la Guerre qui, après avoir emballé le
tout dans cent cinquante caisses, les expédia sur Brest. Sage
précaution, à condition toutefois de ne pas être tenue secrète
au point de rester ignorée jusqu'à la fin des hostilités, par
tout le monde, y compris les ministres de la défense nationale à
Paris et à Tours. « Les cartes manquaient absolument, dit M. de
Freycinet, dans son ouvrage La guerre en province, cependant il
en fallait, et pour l'armée et pour l'administration. »
Après l'essai de divers et médiocres expédients, on sortit enfin
de cette détresse grâce à la découverte, chez la veuve d'un
officier supérieur, d'un album complet de la carte d'État-Major.
Alors tant bien que mal, et de toute urgence, on installa à
Bayonne un atelier de reproductions photographiques qui permit,
dans les quatre derniers mois de la campagne, de distribuer
quinze mille cartes aux états-majors. Au mois d'août 1871, les
cent cinquante caisses de planches de cuivre revenaient de Brest
au ministère de la Guerre.
Les conséquences lamentables du manque de cartes, en 1870,
montrèrent péremptoirement que le Service géographique était
l'un des rouages essentiels de la défense nationale. Aussi
lorsqu'en 1874, il s'agit de réorganiser l'armée sur de
nouvelles bases, on reconnut la nécessité de créer, comme il
existait en Allemagne, un État-Major Général chargé de préparer,
pour le jour voulu, la meilleure mobilisation de toutes nos
forces. Dans cette conception, le nouvel État-Major Général
s'incorpora les spécialités de la géodésie et de la topographie
en son cinquième bureau.
Semblable était à Berlin l'organisation du Service géographique
militaire (Landesaufnahme), avec cette différence qu'on y
employait autant de fonctionnaires et agents civils que
d'officiers et sous-officiers.
Le cinquième bureau ne tarda pas à devenir le Service
géographique de l'armée dont le statut se résume en ces termes :
« Assurer, dès le temps de paix, l'approvisionnement en cartes
de mobilisation conformément aux dispositions arrêtées par le
haut commandement. Renouveler cet approvisionnement au cours de
la campagne ainsi que fournir l'armée de toutes les cartes
spéciales ou nouvelles dont elle pourrait avoir besoin. Posséder
par conséquent le matériel et les réserves de papier
nécessaires, et avoir étudié à l'avance les moyens d'augmenter,
le cas échéant, la production. Enfin, avoir prévu les
dispositions à prendre au cas d'événements contraires qui
obligeraient le Service géographique de l'armée à quitter Paris.
»
Comme chefs du service institué sur ces bases, continuant les
travaux de la triangulation de toute la France et activant la
cartographie de l'Algérie, de Tunisie et du Maroc, les colonels
et généraux Perrier, Derrécagaix, de la Noë, Bassot, Berthaut,
se succédèrent jusqu'au 1er novembre 1911, date à laquelle le
colonel Bourgeois en prit la direction pour la garder jusqu'en
1919.
La
réorganisation des services.
Ce qu'il est permis
d'appeler la chance française voulut qu'à l'heure de la guerre
formidable de 1914, se trouvassent, aussi bien à la tête des
armées que dans les autres services, des généraux d'une
incontestable supériorité, prédestinés, en quelque sorte, à
assurer la victoire de leur pays dans la conjoncture la plus
dangereuse peut-être de son histoire. Rien de plus
caractéristique à cet égard, que la présence, à point nommé, du
général Bourgeois, au Service géographique de l'armée.
Qualifié d'abord par ses connaissances techniques qui devaient
le conduire bientôt à l'Académie des Sciences, il avait le don
rare de l'administrateur qui, où qu'il passe, remet toutes
choses dans l'ordre le plus parfait, ayant saisi d'un coup d'oeil
les points essentiels et les détails secondaires. Si précieux
que fût cet équilibre d'esprit, il n'aurait cependant pas suffi.
Aussi nécessaire était ce que le général Bourgeois possédait à
un degré supérieur le courage d'engager sa responsabilité
personnelle, pour résoudre d'urgence les questions imprévues qui
allaient jaillir du hasard des chocs d'armées.
Des yeux solidement ouverts, trait saillant de sa physionomie,
révèlent sa volonté inflexible de réaliser son dessein. Et son
dessein, sa pensée unique ne fut autre, durant cinq années, que
de fournir aux armées françaises et à celles des Alliés, avec
une diligence ardente, insoumise à l'obstacle, le matériel de
combat dont il avait la charge. Une fois directeur du Service
géographique, en 1911, le temps de prendre contact avec les
différentes branches de cette administration, il envisage
immédiatement ce qui se passera le jour de la mobilisation. Car,
si l'on est au ministère de la Guerre, il semble assez naturel
de se préoccuper de la guerre. Son premier soin est de faire
établir un journal de mobilisation du Service géographique,
élément fondamental, inexistant jusqu'alors. Ce journal donnait
le tableau du travail quotidien pendant les quinze premiers
jours de la mobilisation
Rassemblement des lots de cartes pour les états-majors,
Chargement des voitures à cartes de ces états-majors, Expédition
immédiate aux corps,
Réquisition éventuelle d'imprimeries de complément à Paris,
Réquisition de papier chez certains éditeurs,
Remplacement successif des militaires du service armé.
Si les événements en faisaient malheureusement sentir l'utilité,
le douzième jour de ce programme serait consacré au
transfèrement d'une imprimerie à Tours, où serait, au besoin,
installé plus tard tout le Service géographique. Les détails
relatifs aux aménagements de ces annexes, imprimeries et
bureaux, furent étudiés secrètement en 1913.
D'accord avec l'autorité militaire et la préfecture
d'Indre-et-Loire, on disposa deux réquisitions prêtes à jouer à
tout instant l'une, de deux imprimeries capables de tirer trente
mille cartes environ par jour, et l'autre, d'un pensionnat de
jeunes filles, dont les locaux étaient favorables à
l'organisation des bureaux de Paris. En fait, les imprimeries et
le pensionnat furent utilisés jusqu'à la fin de la guerre sans
réquisition, leurs propriétaires ayant traité à l'amiable, avec
une parfaite bonne volonté.
Les ateliers du Service géographique s'adonnèrent, en 1912, à la
modification des limites de la carte existante qu'on avait
décidé de prolonger jusqu'au méridien de Stuttgart. Ce n'était
pas une petite affaire; car au travail de réfection s'ajoutait
la tâche d'introduire la carte rectifiée dans les lots de
mobilisation, autrement dit, dans plus de six cent mille paquets
de vingt-cinq feuilles chacun en moyenne, soit au total quinze
millions de cartes à manipuler.
Cette immense besogne s'accrut encore lorsqu'en novembre 1913,
l'Etat-Major Général passa du plan 16 au plan 17. Celui-ci
prévoyant des opérations au Nord-Est, le Service géographique
effectua aussitôt le tirage, au format réglementaire, des quatre
feuilles figurant la Belgique jusqu'à la limite de Middelbourg
et de Bois-le-Duc. Ces deux noms de villes semblent attester
qu'on a trop légèrement prétendu, à propos du plan 17, que nous
n'attendions rien du côté de la Belgique. Une telle ardeur fut
déployée, rue de Grenelle, qu'au mois de juillet 1914, les
approvisionnements de cartes, y compris les quatre feuilles de
Belgique, étaient au complet dans les lieux de mobilisation de
toutes les unités actives, de réserve ou territoriales.
Certain que les choses étaient au point dans le Service
géographique, le directeur, autorisé le matin même par le
ministre, partait, le 26 juillet, pour Vichy, lorsque, à la gare
de Lyon, il vit arriver un officier dépêché par le ministre de
la Guerre. Mis au courant, en deux mots, de la tension
diplomatique qui s'accentuait du côté austro-allemand, le
général Bourgeois regagna aussitôt la rue de Grenelle. Là, sans
désemparer, il ordonna au chef du service de la mobilisation de
vérifier, une fois de plus, que tous les corps possédaient leurs
lots de cartes conformément aux prescriptions du haut
commandement.
Les débuts de
la guerre de 1914.
En vertu de son
ordre de mobilisation, le général Bourgeois se mit, le 2 août, à
la disposition du commandant en chef des armées. Celui-ci,
connaissant le tempérament zélé et réalisateur du directeur
actuel du Service géographique, n'hésita pas à lui demander de
se dédoubler en se transportant du ministère de la Guerre au
Grand Quartier Général, et inversement, autant de fois que sa
présence serait nécessaire ici ou là.
Du cadre normal des officiers spécialistes, il n'en restait que
deux, rue de Grenelle. Les autres gagnaient en hâte aux armées
leur poste de mobilisation. Le jour même, ils étaient remplacés
par d'anciens officiers du Service géographique qui apportèrent,
de leurs retraites, un dévouement et un entrain au-dessus de
tout éloge. Ils encadrèrent les officiers de complément choisis
d'avance et convoqués expressément. C'est avec ce personnel,
mixte en quelque sorte, qu'il fallut parer à ce qui se peut
appeler le branle-bas de mobilisation.
Grâce au tableau de travail établi en temps de paix pour les
jours critiques, on échappa aux retards presque inévitables dans
des opérations multiples, compliquées et encore inabordées. En
quarante-huit heures, deuxième et troisième jours de
mobilisation, on prépare les stocks importants de cartes, ainsi
que les agencements des bureaux cartographiques à installer au
Grand Quartier Général, et à chacun des quartiers généraux
d'armée. Le quatrième jour, des automobiles de réquisition
arrivent rue de Grenelle; en une demi-journée plus une nuit,
elles sont aménagées en bureaux-magasins, puis chargées; et le
cinquième jour, à la première heure, elles sont prêtes à partir
avec le deuxième échelon des quartiers généraux auxquels elles
appartiennent. Pendant ce temps, afin de subvenir au
remplacement journalier des cartes perdues ou détériorées dans
les marches et les batailles, les presses de la rue de Grenelle
roulaient au fracas de leurs cinquante-quatre mille coups par
jour, c'est-à-dire autant de cartes tirées en noir.
Dès le 10 août, il apparut clairement que les Allemands ne se
bornaient pas à traverser le Luxembourg, mais qu'ils
descendaient à marches forcées, par Aix-la-Chapelle et la
Belgique. De cette manoeuvre, il résultait que le champ des
opérations allait peut-être s'élargir à l'ouest. Cette
supposition ne tarda pas à se changer en réalité. Le 13 août,
arrivait à Paris l'officier cartographe de la 5e armée, avec
mission de rapporter d'urgence des cartes permettant d'étendre
plus à l'ouest le front de cette armée qui tenait notre aile
gauche. Le directeur du Service géographique qui, depuis deux ou
trois jours, pressentait la possibilité de cette demande, avait
combiné les travaux dans ce sens et fut en mesure de satisfaire
immédiatement à la requête du général de Lanrezac.
L'échec du plan 17 et la retraite de Charleroi entrainèrent la
modification des dispositions prises à l'arrière, nota riment
celles qui concernaient le Service géographique. Son centre de
distribution, comme cette désignation l'indique, devait être en
un point correspondant à la ligne du centre des armées
combattantes. Dans le cas de l'action principale dans l'Est, sa
place était à Paris, puis à Tours si l'on redoutait
l'investissement de la capitale. Prévisions aujourd'hui
déroutées par le mouvement de l'ennemi débouchant formidablement
par le Nord-Ouest. Non seulement Paris était menacé, mais Tours
faisait face maintenant à l'extrême gauche de notre front. Grave
inconvénient auquel le général Bourgeois remédia en toute
célérité. Il choisit Clermont-Ferrand comme troisième centre de
distribution. A des conditions avantageuses fut loué un couvent
de soeurs de charité, local immense, suffisant au besoin pour y
établir également le principal de la fabrication. Ainsi se
trouvait-on paré à tout événement. Si Paris était assiégé, Tours
devenait le centre de distribution pour la gauche de nos armées,
et Clermont-Ferrand pour la droite.
Le 2 septembre 1914, le Gouvernement part pour Bordeaux,
emmenant tous les ministères et leurs directions. Le Service
géographique ne pouvait songer à transporter en province
l'ancien fonds des cartes du Dépôt de la Guerre. Composé de
cartes gravées depuis le règne de Louis XV, y compris celles de
Cassini, ce fonds est d'une valeur inestimable. Le directeur le
fit emmurer, sans traces visibles, dans les vastes caves du n°
138 de la rue de Grenelle (Hôtel de Sens). Par excès de
précaution, on aménagea à Bordeaux un troisième centre de
fabrication.
Mais l'objet important, celui qui, dans la pensée du général
Bourgeois, ne pouvait souffrir ni interruption, ni délai,
c'était la distribution des cartes de remplacement. Laisser
venir les demandes à Bordeaux, c'est-à-dire à la direction,
ainsi que l'aurait voulu le règlement dont ne se départirent
malheureusement pas d'autres services, c'était organiser le
retard et le désordre. Car, du front à Bordeaux et retour, il
fallait compter au moins trois jours, au bout desquels les
intéressés risquaient fort d'avoir changé d'adresse.
Rompant avec une tradition inapplicable, selon lui, en
l'occurrence, le général ordonna que toutes les demandes de
cartes seraient envoyées en double, l'une à Paris, l'autre à
Bordeaux; et que, sans attendre l'avis de son chef, Paris
donnerait satisfaction aux corps qui étaient en ligne. Il
estimait qu'un double emploi de cartes était préférable à la
pénurie dans une unité quelconque. Il tenait pour principe
absolu que les combattants devaient, en tout, pour tout et
partout, avoir le sentiment que l'arrière ne les laissera jamais
manquer de rien. C'est au moyen de ces préoccupations des plus
petites choses que se conserve intact le moral des armées.
Cette conception du devoir entraîna parfois le général Bourgeois
à suivre non le texte mais l'esprit de prescriptions élaborées
aussi minutieusement que possible. Toutefois, elles n'avaient
pas prévu, n'avaient pas pu prévoir les innombrables cas
particuliers qui surgissent dans la mêlée des combats, et encore
plus dans le tumulte inévitable des marches rétrogrades imposées
par l'ennemi.
Un exemple va montrer avec quelle rectitude de jugement, quel
sens pratique, le général savait obvier à un état de choses que
beaucoup d'autres auraient considéré comme un gâchis inéluctable
et irrémédiable en temps de guerre. La règle établie, au début
des hostilités, voulait que les livraisons du Service
géographique fussent faites dans les trente-six heures à compter
du moment de l'expédition d'un télégramme du Grand Quartier
Général. Jusqu'à la mi-septembre, les expéditions par chemins de
fer, convoyées par un officier, donnèrent satisfaction. Mais à
dater de la deuxième quinzaine de septembre, les changements de
théâtre des opérations devinrent si fréquents, et les délais
fixés par le commandement si courts, qu'il fallut renoncer aux
chemins de fer pour employer des automobiles, tenues prêtes,
jour et nuit, à partir de la rue de Grenelle. Par ce moyen, les
livraisons, où que ce fût, s'effectuaient dans les quarante-huit
heures aux états-majors chargés de la répartition.
A ces états-majors, s'arrêtait réglementairement l'action du
Service géographique. Or, il advint que, dans ses tournées
fréquentes au front, le directeur rencontra des officiers ne
possédant pas de cartes. Comment cela était-il possible après
qu'il en avait été fourni à profusion, voire des millions ?
Cette lacune provenait de causes multiples la principale était
que les états-majors, à tous les degrés, prélevant partout plus
de cartes qu'il ne leur en revenait, négligeaient parfois d'en
donner aux officiers subalternes. D'autre part, en quittant une
position, des liasses importantes avaient été abandonnées, comme
inutiles pour l'instant, qui n'ont pas tardé à faire défaut.
C'est ainsi par exemple que des unités de droite, allant à
gauche, délaissaient sur le terrain les cartes de droite et
inversement.
De sévères rappels aux règlements, des sanctions même peuvent
couvrir la responsabilité d'un chef, mais ne remédient nullement
à un mal dont la répétition n'est que trop facile à prévoir. Le
général pensa prendre ses sûretés au moyen d'une mesure radicale
et neuve désormais, en surcroît des fournitures faites aux
armées, les dépôts régimentaires, à l'intérieur, seront d'abord
abondamment nantis de collections de toutes les cartes. En
outre, toutes les fois qu'un officier ou sous-officier montera
du dépôt au front, il emportera une ou deux de ces collections
qu'il remettra directement à son colonel. On voit le résultat de
cette manière d'opérer point de recourus aux états-majors,
aucune formalité; le colonel n'aura qu'à puiser dans son
approvisionnement pour remplacer instantanément les feuilles
perdues ou détériorées.
Rien de plus simple assurément. Mais encore fallait-il la
hardiesse de rompre avec la coutume qui, de temps immémorial,
avait classé les papiers géographiques parmi les objets
scientifiques, assujettis au contrôle des états-majors. Le
Service géographique, dès la première heure, en 1914, a traité
la carte comme n'importe quelle munition de guerre d'usage
constant, et d'ailleurs la moins coûteuse de toutes, revenant à
un prix dérisoire, à quelques centimes, après avoir été, comme
dans l'industrie, fabriquée économiquement par grandes séries.
C'est donc par l'enchaînement de sa méthode que la direction
put, avec des disponibilités sans cesse renouvelées, assurer
largement et mécaniquement, pour ainsi dire, le service des
cartes sur toute l'étendue du front. Ces choses, d'intérêt
secondaire pour qui ne voit que le choc des armées, font
cependant partie des mille atomes de ce foyer de vie - l'ordre
de bataille - qui anime, emporte des milliers, quand ce ne sont
des millions d'hommes, avec leur immense variété de matériel.
Retranchez-en certains éléments d'apparence microscopique, et
vous risquez le désarroi, peut-être le désastre.
Toutefois, il avait fallu préalablement conjurer une crise très
grave : la menace de voir diminuer le stock permanent de papier
que le général avait toujours entendu maintenir très élevé, à
l'abri de chômages d'usine, ou de difficultés de transport. Car
le papier, pour cette administration, c'est en définitive être
ou ne pas être. Or, fin 1914, les prix majorés de jour en jour
et hors de toute proportion, peut-être par des accaparements de
sous-produits, empêchaient le fonctionnement des grandes
papeteries outillées spécialement pour alimenter le Service
géographique.
Armé des pleins pouvoirs du ministre de la Guerre, le directeur,
par ses réquisitions immédiates et par les effets d'un décret
d'interdiction de sortie des matières utiles à la papeterie,
remit les choses en leur état normal. Et le 10 décembre 1914, le
général Bourgeois, dans son rapport au ministre, pouvait dire «
Les marchés en cours de livraison, les stocks de matières
premières, permettent au Service géographique de l'armée
d'envisager l'avenir avec sécurité, dût la guerre durer plus de
deux ans encore. La question des cartes ne se pose donc pas;
l'armée peut en user de la façon la plus large, elle sera
toujours servie. »
La fabrication difficile et délicate de cartes en aussi grand
nombre qu'on en désirât - ce nombre, rien que pour les plans
directeurs, dépassa seize millions pendant la guerre - et leur
acheminement à tous les points du front étant désormais réglé,
comme une machine automatique pour ainsi dire, n'exigeaient plus
du directeur qu'une surveillance de quelques instants au rapport
du matin.
Artilleur de carrière, passionné pour tous les problèmes
scientifiques de son arme, le général Bourgeois ne tarda pas à
trouver un champ d'activité qui élargit singulièrement le rôle
du Service géographique, tel qu'il avait été prévu pour le temps
de guerre, aussi bien par la France que par l'Allemagne. Ici ni
là, tant était grande la conviction d'une guerre à décision
rapide, personne n'avait envisagé le Service géographique
autrement qu'à titre de fournisseur de cartes. Or ce qui ne
devait être qu'une sorte de maison d'édition de documents
géographiques devint en outre bientôt, en France, le centre de
projection de toutes les lumières propres à révéler, heure par
heure, sur un front de 600 kilomètres, à l'artillerie et aux
autres armes, les détails des organisations ennemies, et ceux de
notre sphère d'action.
Cette innovation, issue des conjonctures inattendues de la
guerre moderne, exigeait de nombreux collaborateurs dont
l'éducation spéciale vint encore à la charge du Service
géographique. Plus de mille officiers, chargés d'interpréter les
travaux topographiques et d'en déterminer les éléments de tir,
passèrent par les centres d'instruction fondés à Breteuil, à
Château-Thierry, à Neufchâteau et à Bettancourt; sans compter
les officiers italiens qui vinrent plus tard à notre école du
lac de Garde, sur le mont Rival. Enfin le corollaire naturel de
ce rôle d'investigateur général voulut que le Service
géographique s'occupât de la construction des instruments
d'optique. Et comme il ne faisait jamais les choses à demi, il
assuma également le contrôle de toutes les branches de leur
fabrication. C'est dans cet ordre d'idées que furent créés de
toutes pièces, par le Service géographique au cours des
hostilités
Aux armées. - Les groupes de canevas de tir;
Les sections topographiques de corps d'armée;
Les sections topographiques de division;
Les sections de repérage par le son;
Les sections de repérage par observations terrestres;
Le centre de perfectionnement des deux services de repérage, à
Saint-Jean-sur-Moivre (Marne);
Les écoles d'officiers orienteurs d'artillerie, transportées
successivement à Roncourt (Meuse) et à Sézanne (Marne), pour
être finalement concentrées à Vendôme. C'est dans ces écoles que
furent enseignées les méthodes dues au chef d'escadron Bellot,
au capitaine Viviez, au capitaine Broullier et à
l'ingénieur-géographe Driencourt. De la fusion de leurs travaux,
on obtint le précieux résultat d'exécuter, sur les seules
données de la carte, un tir d'emblée, c'est-à-dire sans le
moindre essai préalable.
A l'intérieur. - Le service de fabrication des instruments
d'optique et de leur verrerie;
Le service de fabrication du matériel topographique;
Le service des plans en relief;
Le bureau central météorologique militaire.
On estimera aisément la valeur de l'effort accompli en
constatant que, le 2 août 1914, le Service géographique n'était
représenté à chaque armée que par deux officiers, qui devaient
suffire dans la période du mouvement. Pareille croyance,
pareille organisation dans les deux camps, français et allemand.
L'erreur était grande, car au jour de l'armistice, de notre côté
- et probablement de l'autre aussi - on comptait, sous sa
dépendance en moyenne, à chaque armée, jusqu'à 70 officiers et
1.100 sous-officiers ou soldats; au total, chez nous, 450
officiers et 7.000 hommes de troupe, ces derniers presque tous
spécialistes. L'énorme augmentation de ce personnel venait de ce
que, dans les deux camps, la guerre s'était apprise aux leçons
d'une guerre nouvelle où, particulièrement, la puissance
défensive des mitrailleuses, voire des fusils à répétition, se
révéla à l'improviste.
La guerre de
tranchées.
En réalité,
l'offensive à outrance fut, au début, la règle des deux
belligérants. Ce que nous fîmes à notre droite en attaquant
brusquement dans l'Est, l'Allemagne le fit simultanément à sa
gauche, courant, à toute vitesse, de Belgique à la Marne. Même
audace des deux commandements. La nôtre pourtant moins
fougueuse. Elle ne compromettait que notre aile droite, tandis
que l'armée allemande, en sa plus grande force, se précipitait,
aveuglément et allègrement, dans l'abîme de la Marne.
Après la bataille de la Marne, celle des Flandres n'ayant pas
amené la décision, et les fronts respectifs s'étant allongés et
amincis, on se préoccupe de les solidifier. Et de la Suisse à la
mer du Nord, sur des centaines et des centaines de kilomètres,
les adversaires s'abritèrent, s'enfoncèrent dans la terre,
cherchant à se rendre invisibles et à suppléer au nombre par des
fortifications improvisées. Ici encore il n'y eut rien qui fût
plus ordonné d'avance d'un côté que de l'autre. Les Allemands le
confessent nettement aujourd'hui. Ils disent « Si notre Grand
État-Major n'a pas accordé à la guerre de position l'importance
qu'elle méritait, la faute en incombe à nous tous. Nous n'avions
pas prévu que la guerre de position prendrait une telle
extension (5). » La tranchée, ou la fortification passagère sur
le terrain, fait partie de l'enseignement du système défensif
dans toutes les écoles militaires du monde. Napoléon a posé en
principe « qu'en trois jours une armée de 20.000 hommes peut sur
4.000 toises (environ 16.000 mètres carrés) remuer tant de
terre, creuser de si bons fossés, s'environner de tant de
palissades, de pieux, etc., mettre en batterie tant
d'artillerie, qu'elle doit être inattaquable dans son camp ».
Et l'on peut dire qu'en cette guerre de 1914, ce sont les
Français qui les premiers créèrent des retranchements. Dès le 16
août 1914, le général de Castelnau, soucieux de la défense du
Grand Couronné de Nancy, et ayant affaire à un ennemi supérieur
en nombre, avait prescrit de faire le plus large emploi de la
fortification de campagne, « de remuer de la terre », selon
l'expression napoléonienne. Il ne cessait de répéter « Qu'on
s'installe, qu'on s'assoie, qu'on s'organise ! » (6). La vérité
est que, imbus également des préceptes napoléoniens, les chefs
des deux partis furent conduits à y recourir dans la lutte qui
se transformait en une guerre de siège.
C'est alors que le général Bourgeois proposa au général Joffre
d'adapter, autant que ce serait possible, à la guerre de
position que l'on venait d'inaugurer, les procédés de
préparation de tir en usage dans la guerre de siège. A cet
effet, et dès le 1er novembre 1914, fut recruté, parmi les
officiers du Service géographique et les ingénieurs du Service
hydrographique de la marine, ce qu'on a appelé « les groupes de
canevas de tir ». Cette dénomination, sans signification exacte
par elle-même, se vulgarisa vite sur le front pour désigner ce
qui était en fait une succursale du Service géographique. Avant
la guerre, on n'entendait par « canevas de tir » que le guide
topographique du tir de l'artillerie, plus spécialement, pour le
tir indirect, c'est-à-dire sur des objets invisibles qu'ils
soient à contre-pente ou dissimulés seulement.
Dès 1908, on avait prévu qu'en cas de siège des places
allemandes, et particulièrement de Strasbourg, Metz et
Thionville, il serait nécessaire d'adjoindre à chacune de nos
armées assiégeantes une équipe d'officiers spécialisés, dont les
travaux permettraient à notre tir d'atteindre principalement les
batteries d'artillerie et les abris de munitions ennemis,
toujours cachés soigneusement. Il appartenait donc à ces
officiers de découvrir, par tous moyens optiques et géodésiques
ou renseignements oraux, les arcanes de la forteresse, puis de
les situer sur une carte amplifiée. On en découpait ensuite la
portion qui intéressait chaque chef de batterie.
Des cartes d'Alsace-Lorraine, à grande échelle, très claires,
nous n'en manquions pas. Nous nous en étions procuré d'autant
plus facilement que l'Etat-Major allemand en avait autorisé la
vente dans le commerce. Ces cartes (au 25.000e) étaient établies
à une échelle environ trois fois et demie plus grande que notre
unique carte d'état-major (au 80.000e). On pouvait par
conséquent y porter, avec beaucoup plus de clarté, les
adjonctions utiles au bon fonctionnement du « canevas de tir ».
Pour opérer ailleurs qu'à Strasbourg, Metz et Thionville, nous
ne possédions que notre carte d'état-major, bonne sans doute
pour tracer ou suivre un itinéraire, mais faible ressource
présentement. D'ailleurs, son insuffisance, voire certaines
erreurs, avaient été signalées, déjà en 1891, par la Commission
centrale des travaux géographiques, laquelle préconisait
chaudement une carte, à plus grande échelle, donnant le
kilomètre carré sur 25 centimètres carrés (soit au 20.000e).
Pour des raisons d'une politique lamentable, les pouvoirs
publics reculèrent devant une dépense globale de vingt millions
qui eût largement suffi. Ils n'accordèrent qu'un crédit annuel
de 75.000 francs. Avec une telle annuité, il aurait fallu au
moins deux cents ans pour achever le travail !
Politique lamentable en effet, car la carte que le budget ne
permit pas de réaliser était réclamée non seulement par les
chefs militaires, mais avec autant d'instance par les hauts
fonctionnaires des administrations civiles. Que ce soit pour les
routes, les canaux, les chemins de fer, l'aménagement de forces
hydrauliques ou les projets d'irrigations et de drainages, la
connaissance parfaite des formes du terrain était de la plus
haute importance. Rien qu'en ce qui concerne les chemins de fer,
le rapporteur du budget des travaux publics pour 1889 estimait
que si, lors du premier tracé des voies ferrées, on avait eu une
carte intégrale, on aurait économisé plus d'un milliard, somme
fabuleuse à cette époque où l'on n'avait pas encore entendu
parler de milliards par centaines, pas même par dizaines.
Donc, en 1914, notre approvisionnement général se bornait à la
carte d'état-major, sauf pour les endroits que les infimes
crédits avaient permis de relever. C'étaient les environs de
Dunkerque, Lille, Maubeuge, Mézières, Nancy, Épinal, Langres,
Laon et Paris. En d'autres termes, pour toute la région qui
s'étend en longueur de Saint-Omer à Bar-le-Duc, et en hauteur de
Givet à Meaux, englobant Amiens, Arras et Chalons, aucun travail
cartographique à grande échelle n'avait été fait. Autant dire
que cette lacune affectait la majeure partie des pays déjà
envahis, ceux où il faudrait bien combattre un jour.
L'urgence de remédier à cette situation déplorable, pleine
d'anxiété pour le commandement, s'accusa encore davantage quand
le général Joffre, en son quartier général de Romilly-sur-Seine,
eut adhéré aux propositions du général Bourgeois et lui eut
confié pleins pouvoirs pour introduire sans retard, dans la
guerre de position, les méthodes d'artillerie de la guerre de
siège.
L'ordre était donné. L'homme était là pour l'exécuter, c'était
parfait. Mais tout de suite se dressa l'objection que l'alpha de
cette nouvelle organisation était indispensablement de posséder
les éléments primordiaux qui sont à la base du travail
géographique clochers, tourelles, arbres isolés, hautes
cheminées, etc... Comment, à défaut de la carte à grande
échelle, en vain réclamée depuis 1891, se procurer ces repères
fondamentaux qu'elle aurait donnés ?
On n'ignorait pas que nombre de ces repères figuraient sur les
plans cadastraux de la France. Malheureusement les plus
désirables se trouvaient séquestrés maintenant par l'invasion
aux chefs-lieux de département, conservateurs ordinaires de ces
documents. Impossible de songer à les y chercher.
On en était là, lorsque le directeur du Service géographique se
rappela que des copies du cadastre sommeillaient depuis
longtemps dans les archives de la rue de Grenelle. Mais ces
plans cadastraux, commencés en 1817, terminés vers 1850, avaient
été levés par communes séparées sans qu'on les eût jamais
assemblés, soudés, rapprochés. Sans la circonstance actuelle,
ils auraient sans doute continué à jaunir, à s'effriter dans le
tas des antiques inutilités. Certes, à tous égards, ils étaient
loin de la perfection désirable. En premier lieu et pour cause,
les chemins de fer n'y étaient pas marqués. Néanmoins, ils
accusaient un nombre considérable de repères les routes avec
leurs intersections qui n'avaient pas changé, et précieux, très
précieux jalons, les positions très exactes des maisons dans les
villages, et, en particulier, des églises, des écoles sur
lesquelles existent le plus souvent des clochetons. Ces
éléments, relevés autrefois, minutieusement, par des géomètres
consciencieux, allaient servir de base solide au travail de la
photographie aérienne. La collaboration de celle-ci fut ni plus
ni moins que décisive en cette occasion. Parmi les clichés,
rapportés d'une région par les aviateurs, on choisissait le
meilleur qu'on agrandissait à la mesure précise du fragment
correspondant du cadastre. Alors, prenant pour guides les
repères communs aux deux images, on avait, avec tous les détails
intermédiaires révélés par l'objectif, un véritable et complet
levé topographique.
La possibilité de dresser, à grande échelle, une carte des
contrées envahies n'est pas la moindre de ces chances heureuses
dont l'histoire de la guerre offre plusieurs exemples en faveur
de la France.
Il est difficile en effet de s'imaginer à quelles erreurs, à
quels retards nos armées auraient pu être exposées sans le
secours permanent de la carte à 25 centimètres carrés pour un
kilomètre carré. Alors que jadis on n'en voyait guère l'emploi
que pour le réglage du tir de l'artillerie de siège, la tournure
des opérations démontra son utilité pour d'autres armes.
D'abord, l'artillerie de campagne la demanda afin de régler
exactement ses tirs de destruction des ouvrages ennemis et ses
bombardements des routes propices aux convois de munitions et de
ravitaillement des Allemands.
A son tour, l'infanterie réclama bientôt et avec insistance, des
cartes très lisibles lui permettant de connaître, en tous ses
détails, le terrain qu'elle occupe et celui qui sera le théâtre
de ses prochaines attaques. Dans le premier cas, il s'agit,
avant tout, de déterminer le tracé le plus rationnel de la
tranchée principale, ou plutôt de la tranchée-mère du dédale de
boyaux et de tranchées communicants, qui seront creusés
successivement. Pour diriger avec sûreté ce chantier de
terrassement, il faut nécessairement un plan intelligible et
complet. Dans le second cas, l'infanterie doit préalablement
être fixée sur la valeur des obstacles et des appuis qu'elle est
susceptible de rencontrer. Le moindre bouquet d'arbres, le plus
humble ruisseau, un épaulement quelconque, la plus chétive
taupinière, sans parler des réseaux de fils de fer, ni des
blockhaus de mitrailleuses, peuvent les uns faciliter, les
autres gêner l'attaque.
Véritable labyrinthe d'écueils mortels, les positions ennemies
devaient, on peut le dire sans exagération, être sondées mètre
par mètre, car c'est pied à pied qu'on se disputait le sol,
comme par exemple à l' Hartmannswillerkopf où, dans l'été de
1916, les opérations, avec des alternatives d'avance et de
recul, durèrent trois mois sur un front de trois kilomètres !
En ces luttes où la parcelle était de réelle importance, tous
les gradés, même le chef de demi-section parfois illettré,
jouaient un rôle personnel. Dans l'exécution fréquente des coups
de main, une correspondance continue s'échangeait avec
l'arrière. Pour que tout le monde se comprît dans les ordres et
rapports qui s'entrecroisaient, il fallait, des deux côtés, un
graphique similaire et lumineux d'où se détachassent, nettement,
les noms donnés arbitrairement aux points qui intéressaient la
tactique.
En tout sens, mais très distinctes, s'éparpillaient des
dénominations dont chacune ne relevait que de la fantaisie du
premier qui l'avait écrite. Il y avait, par exemple, le bois en
V; le bois en T; le bois en U; le bois Sabot; le Trapèze; le
ravin de la Mort; la tranchée des Bébés; celle du Turkestan les
boyaux de Hongrie; du Casque; des Valkyries; et d'autres qui
eurent leur moment de tragique célébrité. Des arbres mêmes
bénéficièrent d'un état civil. Seuls, les réseaux de fils de fer
n'eurent point les honneurs du baptême. On se bornait à indiquer
leurs sinuosités se déroulant en certains endroits sur neuf
lignes et plus. Cette défense massive dépasse quelque peu les
limites de la prudence. Elle témoigne, chez notre adversaire,
plutôt une inquiétude jamais apaisée qu'une grande confiance
dans ses moyens de résistance.
Les figures ci-contre A et B représentent dans leurs cadres le
même espace de terrain.
A) au 80.000e, c'est-à-dire 1 centimètre et demi carré pour un
kilomètre carré, sur la carte d'état-major, la seule carte de
mobilisation que nous possédions en 1914;
B) au 20.000e, c'est-à-dire 25 centimètres carrés pour 1
kilomètre carré, sur le plan directeur de guerre (ou nouvelle
carte) qui, du jour de son apparition, fut d'un emploi constant,
et donna, durant toute la campagne, satisfaction complète aux
états-majors, aux artilleurs et aux autres armes.
Un simple coup d'oeil suffit pour voir que, sous peine de créer
l'indéchiffrable, on ne pouvait reporter en A toutes les
indications données par le plan directeur B, qui mérite à tous
les égards le nom de vraie carte, de carte technique par
excellence.
En outre, lorsque les défenses allemandes se multiplièrent
davantage, on établit une carte seize fois plus grande encore
que B. Cet agrandissement a permis de montrer, de la façon la
plus claire, l'ensemble de l'organisation ennemie jusqu'en ses
moindres détails mitrailleuses, lance-mines, réseaux de fils de
fer, chevaux de frise, lignes téléphoniques, chemins de fer à
voie étroite, postes de commandement d'officiers de tous grades,
abris, tranchées et boyaux de toute importance. On comprend de
quelle valeur était, au moment d'une attaque d'infanterie, ce
document grâce auquel notre plus jeune aspirant ou l'humble
sergent en savait presque autant que le Grand Quartier général
allemand.
Quelque diligence que l'on apportât à mettre en oeuvre les
matériaux recueillis de tous côtés : au cadastre, aux bureaux
des compagnies de chemins de fer et des compagnies des mines du
Nord, aux services des Eaux et Forêts, des Ponts et Chaussées,
ce n'est que vers septembre 1915, au moment de notre offensive
de Champagne, que commencèrent à être répandus sur le front des
plans directeurs parfaits.
C'est que, malgré tout le zèle déployé, on avait rencontré des
difficultés qu'on ne pouvait tourner. Le classement méthodique
des éléments venus de part et d'autre, leur ajustement et la
construction de la carte constituaient déjà une besogne délicate
et longue. Ensuite, le plan une fois dressé, il fallut organiser
un service de mise à jour; car chez nous comme chez l'ennemi,
les emplacements de troupes avec leurs ouvrages défensifs se
modifiaient à tout instant sous la pression adverse. Il
importait de les noter sur la carte.
A cet effet, furent installés, auprès de chaque corps d'armée,
des offices de reproduction qui fournissaient journellement les
graphiques rectificatifs à transcrire au plan directeur. Ces
rectifications comprenaient les observations nouvelles reçues de
toutes parts, principalement du service aéronautique. Celui-ci,
pour la seule bataille qui nous rendit maîtres du Mort-Homme et
de la cote 304, ne donna pas moins de 5.680 clichés
photographiques, en août et septembre 1917.
Avec son activité ordinaire, le Service géographique parvint à
livrer les quantités suivantes de plans directeurs en 1914, 300
en 1915, 913.000 en 1916, 3.507.000 en 1917, 4.427.000; en 1918,
4.460.000. Ce résultat étonnant par lui-même le devient plus
encore si l'on songe que rien de ce qui était relatif à une
extension du « canevas de tir » n'avait été envisagé en temps de
paix.
Il n'existait nulle part de personnel préparé à ce genre de
travail. Il fallut prélever, dans les corps, un par un, les
militaires que leurs occupations dans la vie civile
rattachaient, plus ou moins étroitement, aux arts du dessin et
de la topographie. Une excellente source de recrutement se
trouva parmi les architectes et les géomètres. Un certain
contingent provint aussi des dessinateurs industriels dans tous
les genres mécanique, étoffes, broderies ou dentelles. Dans le
nombre, se rencontrèrent même des artistes peintres et des
sculpteurs, dont quelques-uns étaient des prix de Rome. Ces
collaborateurs, venus de toutes les branches de l'art et de
l'industrie, se distinguèrent par une extrême bonne volonté,
sans laquelle on n'aurait pu aboutir, car tout était nouveau en
cette affaire, pour les chefs comme pour les subordonnés.
Déchiffrer un cliché obtenu en avion, y déceler les batteries,
les abris de munitions, chose difficile en soi, le devenait
chaque jour davantage en raison de ce que le camouflage se
perfectionnait par des procédés de plus en plus ingénieux. Parmi
des organisations qu'on s'était efforcé à construire
sensiblement pareilles, quelles étaient les vraies ? quelles
étaient les fausses ? Pour répondre à ces questions, pas de
méthode connue. Les clichés n'étaient jamais bons.
L'image qui aurait dû être prise verticalement s'était fixée au
hasard des mouvements irréguliers de l'avion. Elle s'offrait
confuse, baroque, le plus souvent déformée, surtout quand le
pays était accidenté. Pour discerner la vérité dans l'infinie
variété des imperfections photographiques, on ne pouvait compter
que sur une longue habitude servie par une sorte de sens
divinatoire.
Ce labeur compliqué s'ajoutait aux autres soins déjà dévolus aux
rudimentaires « canevas de tir » du début. L'appellation «
Groupes de canevas de tir » s'appliquait aujourd'hui à de grands
établissements composés de bureaux, d'ateliers, de laboratoires,
et de vastes magasins où se distribuaient cartes, boussoles,
instruments de mesure et d'optique de toutes sortes. Parfois il
y avait en outre un train d'imprimerie composé de quinze wagons,
avec les presses mécaniques, les ateliers de photographie et
d'héliogravure. Nous en avions même un à Vicence (Italie) dirigé
par un imprimeur de Toulouse.
A toute heure, coup sur coup, arrivaient les décisions du
commandement, les photographies de l'aéronautique, les
renseignements recueillis de l'interrogatoire des prisonniers et
des espions. Observer les premières, éclaircir les autres,
cribler le reste et ensuite mettre au point le plan directeur du
lendemain, c'était un travail ininterrompu de jour et de nuit.
Nos alliés belges, anglais, italiens adoptèrent une organisation
analogue à la nôtre, dès qu'ils eurent constaté les services
énormes rendus par notre manière de traiter l'exploitation du
plan directeur. Quant à l'armée américaine, elle s'est mise
modestement, et avec la meilleure grâce du monde, à l'école chez
nous. Son personnel géographique fut instruit au camp de
Valdahon (Doubs).
Les Allemands eux-mêmes instituèrent des plans-directeurs
similaires aux nôtres après nous en avoir pris. Autant qu'ils le
purent, ils nous copièrent littéralement. Dans le délai de deux
mois, on était presque certain de retrouver sur leurs plans,
comme dans leurs règlements, les modifications et améliorations
successives que nous avions apportées aux nôtres.
Les nombreuses tâches des « canevas de tir », que nous avons à
peine esquissées, auraient suffi largement à absorber tous leurs
soins. Elles ne les empêchèrent cependant pas de remplir leur
rôle essentiel, plus compliqué que jamais, qui consistait à
dresser des plans prévoyant toutes les hypothèses d'assaut et de
sauvegarde. En un mot, les « canevas de tir » ont subi la loi
d'évolution générale qui s'est imposée, durant la guerre, à tous
les organes de la défense nationale. Rien, pour ainsi dire, des
méthodes antérieures ne subsistait plus.
Autrefois, les belligérants allaient à la rencontre l'un de
l'autre. Dès qu'ils s'apercevaient, la lutte s'engageait et se
continuait presque de jour en jour. Ainsi voyons-nous la
campagne de 1805 commencer, le 7 octobre, à Donawerth, et se
terminer à Austerlitz, le 2 décembre, après cinquante batailles
ou combats importants livrés en cinquante-six jours sur les
fronts allemands et italiens.
Aujourd'hui, il ne peut plus être question d'en venir aux mains
si fréquemment. Les armes à longue portée, les découvertes
modernes ont tout changé. Après un premier choc avec l'armée
d'invasion, celle-ci est arrêtée par la barrière du front. Son
objectif sera, désormais, de choisir l'endroit où afflueront
500.000 hommes ou plus, destinés à opérer une trouée et à
menacer d'enveloppement son adversaire. Ce dernier, fortement
éprouvé, acculé à une retraite désordonnée - on s'en flatte du
moins - sera contraint d'implorer la paix.
Toutefois, avant de précipiter, en une marche convergente, des
effectifs aussi nombreux et forcément disséminés, Il faut les
instruire spécialement, fixer les emplacements, calculer les
horaires à la minute près, autant pour les troupes, que pour les
multiples services qui les accompagnent indispensablement. Il
faut enfin, par des essais partiels, s'assurer du bon
fonctionnement de ce mécanisme délicat. Cela demande plusieurs
mois, surtout quand il s'agit de dissimuler la manoeuvre.
Dans les deux camps opposés, être prêt, partout et toujours, à
faire échouer les tentatives audacieuses; être prêt également à
une riposte victorieuse, c'est la double préoccupation du
commandement de chacun des grands secteurs du front, car ils
sont tous en péril. Aussitôt que se dessine cette sorte de
stabilité des armées, commence à se déployer l'activité des «
groupes de canevas de tir » qu'on pourrait .plus justement
appeler des centres d'études techniques. Lieurs travaux
gouvernent en réalité les opérations de guerre, comme ceux de
l'architecte régissent les différentes parties de la
construction. On aura une notion de la besogne considérable des
« canevas de tir » si l'on prend pour exemple ce qu'ils firent,
en 1918, à la 4e armée, commandée par le général Gouraud.
Grâce aux soins attentifs des « canevas de tir », la 4e armée
était, à partir de 1916, dotée d'une cartographie très complète.
Si l'on s'était contenté de la carte à l'échelle du 80.000e, il
est fort douteux qu'on aurait bénéficié, particulièrement en
1918, des résultats dont on appréciera plus loin la valeur.
A la fin de 1917, le général Pétain, commandant en chef des
armées françaises, avait acquis la conviction que, profitant de
la révolution russe, les Allemands attaqueraient le front
français, et chercheraient à obtenir la décision de la guerre,
avant que les Américains aient eu le temps de nous apporter tout
leur concours. C'est alors qu'envisageant la nouvelle méthode
d'offensive, inaugurée par les Allemands à Riga, le général
Pétain eut, lui aussi, la conception d'une nouvelle tactique
défensive qui serait, en même temps, propice à une
contre-offensive immédiate.
En janvier 1918, il se rendit à Saint-Memmie où il exposa
lui-même au général Gouraud les grandes lignes de ce plan, dont
les événements ratifièrent la justesse et l'intelligence : on ne
s'acharnerait plus à défendre, quoi qu'il en coutât, sous le
déluge du bombardement ennemi, la position de première ligne. On
n'y laisserait que des éléments légers pour surveiller
l'agresseur et ralentir sa marche. Subséquemment, on ferait
discrètement choix d'une position de résistance en arrière, à
une distance calculée pour échapper au gros du bombardement, et
sur cette position l'armée aurait à briser l'attaque, au prix
même des plus grands sacrifices. Sans perdre un instant, sous
l'impulsion vigilante et infatigable de son chef, la 4e armée se
mit à l'ouvrage nécessairement long et minutieux de remanier
entièrement son système défensif, et de l'adapter à la
réalisation d'une tactique inusitée.
Les « canevas de tir » se mirent aussitôt à l'oeuvre. En plus de
leurs propres travaux, ils durent participer à ceux d'autres
services. Quelques traits de ce labeur considérable n'en
donneront qu'une faible idée :
Plan des travaux pour améliorer la deuxième position; Plan des
liaisons téléphoniques;
Plan de renforcement;
Plan de retraite de la première ligne:
Organisation d'une troisième position;
Situation des observatoires d'artillerie;
Mise en place des mines contre les tanks;
Emplacement des batteries de la deuxième position;
Organisation des zones de combat des différents corps d'armée;
Installation des troupes sur le terrain;
Organisation des batteries muettes et condition de leur entrée
en action.
Cette nomenclature s'allonge naturellement des combinaisons pour
l'aménagement favorable, à l'arrière, des réserves d'hommes, de
munitions, de vivres, etc...
Un plan d'une telle envergure, avec les précisions et les
précautions qu'il comporte, ne peut pas plus s'improviser chez
nous qu'ailleurs. Tant que l'urgence n'existe pas, on a
relativement le temps de tourner les difficultés. Mais
s'imagine-t-on quelle dépense d'activité eurent à faire les «
canevas de tir » lorsque, au mois d'avril, sous la menace
grondante de l'ennemi, il fallut transposer nos organisations,
sur une étendue de 50 à 60 kilomètres ? Travail énorme, doublé
par la nécessité de faire vite et le moins ostensiblement
possible.
Le plan topographique achevé pour une unité, il fallait se
rendre sur place, pour s'assurer qu'on avait bien compris le
changement ordonné par le commandement de la 4e armée. Celui-ci,
instruit par ce qui venait de se passer au cours de l'attaque du
21 mars, sur le front anglais, et du 27 mai au Chemin des Dames,
avait décidé de placer la position de résistance à mi-distance
en arrière de la première ligne. Il y voyait l'avantage de
couvrir entièrement son artillerie, tout en lui laissant la
faculté d'agir efficacement sur l'ennemi.
Toutefois, on ne saurait passer sous silence que tous ces
préliminaires, si savamment conçus, si exactement accomplis
fussent-ils, seraient vains si, à tous les degrés de la
hiérarchie, une armée ne partageait pas la confiance de son chef
dans les moyens dont elle dispose. Sa certitude de vaincre, si
chacun en a le vouloir, le général Gouraud, véritable pèlerin de
la victoire, l'a personnellement propagée, même dans le plus
petit réduit, entonnoir ou épaulement défendu souvent par une
simple escouade. De ces visites impressionnantes pour des
subordonnés, il résultera qu'au moment de l'action, le grand
chef sera présent, dans toutes les imaginations avec sa parole
familièrement persuasive avec sa foi ardente dans le salut de la
France (7).
Ainsi, sous tous rapports, se trouvait appliqué le précepte du
maître de la guerre : « Une armée, a dit Napoléon, doit être,
tous les jours, toutes les nuits et à toute heure, prête à
opposer toute la résistance dont elle est capable. » Le
commandant de la 4e armée attendait donc avec calme l'heure
suprême où la voix du devoir refoule tous les autres sentiments
du coeur humain, l'heure de jeter, dans une mêlée meurtrière, des
centaines de mille hommes.
Cet instant fatal s'annonça imminent aux premiers jours de
juillet. Les photographies aériennes, prises parfois à 5.000 ou
6.000 mètres d'altitude, rapportaient les indices d'une attaque
prochaine. On remarquait, progressivement, de nouveaux tronçons
de voies ferrées, des routes de création récente, et des
emplacements aménagés pour recevoir de l'artillerie. On suivait
heure par heure, pour ainsi dire, la fièvre d'activité qui
régnait dans les lignes allemandes. A partir du 5 juillet, on
observait que, journellement, s'augmentaient et se garnissaient
les postes réservés aux minenwerfer, que se remplissaient des
trous de munitions, disséminés de tous côtés. On put même
distinguer nettement des canons en plein champ, des tas d'obus,
accumulés dans les tranchées et boyaux de première ligne du
front ennemi. Dans le même temps, s'accusait une animation
intense dans les gares et sur les voies ferrées de l'arrière.
Aux inestimables documents fournis par les reconnaissances
d'aviation s'ajoutaient les renseignements émanant de nos
espions, et des prisonniers capturés par nos patrouilles
quotidiennes. Les dires des uns et des autres dénonçaient, chez
l'ennemi, sur tout son front et en profondeur, les mouvements
précurseurs d'un grand branle-bas de combat. Plus de doute
possible, les Allemands préparent une offensive, encore
perfectionnée, du genre de celles qui ont si bien réussi à Riga,
à Caporetto et naguère au Chemin des Dames.
De l'ensemble des interrogatoires des prisonniers, il résultait
qu'un enthousiasme indicible régnait dans le camp allemand. Du
simple soldat au généralissime, tous, ivres de la même frénésie,
étaient convaincus qu'avec le renfort des effectifs, maintenant
libérés de Russie et de Galicie, ils allaient en finir d'un coup
en déchaînant une tempête d'extermination par la terreur, la
mitraille et l'asphyxie. Cela s'appelait, en leur langue, le
Friedensturm, littéralement l'ouragan de la paix. Paix
allemande, paix glorieuse !... Dans leur esprit, le colossal de
cette entreprise en assurait le succès. Il ne resterait rien des
Français surpris, écrasés ou dispersés. Et c'était, par Châlons
et Epernay, la route grande ouverte sur Paris.... enfin ! (8).
Tous les Parisiens se rappellent que, le 14 juillet 1918, aux
approches de minuit, l'horizon s'embrasa d'une rougeur sinistre.
On eût dit d'un enfer vomissant ses flammes par un cratère
immense. La stupeur s'augmentait du bruit sourd de lointaines
explosions et, à ce spectacle saisissant, on avait, en majorité,
le sentiment que les Allemands déployaient, à l'Est, une attaque
formidable.
C'était le contraire !
La 4e armée avait prévenu une agression allemande. Il n'est pas
rare que la chance des batailles envoie, à celui qu'elle a élu,
un messager de la victoire. Dans la soirée, à 20 heures, un
modeste lieutenant, ayant exécuté un coup de main, ramenait au
quartier général français vingt-sept prisonniers. C'était une
magnifique aubaine, car des témoignages isolés de vingt-sept
hommes, on est à peu près sûr de recueillir la vérité. Or on
apprit, de façon indubitable, que l'attaque allemande allait
commencer à 0 h 10 par un bombardement intense.
A cette révélation, pour ainsi dire providentielle, le général
Gouraud comprend que l'heure du grand devoir est venue. Il a
vite pris son parti c'est lui qui jettera, dans les rangs
ennemis prêts à s'élancer, la surprise qu'on entendait lui
infliger.
Sur-le-champ, l'alerte est donnée par télégraphe, par téléphone,
par tous les moyens d'avertissement possibles, et l'heure de
notre contre-préparation d'artillerie est fixée à 23h 30.
A la minute prescrite - chef-d'oeuvre du travail des « canevas de
tir » - deux cents batteries d'artillerie, totalement ignorées
de l'ennemi, ouvraient le feu, lançaient avec rage et sans
discontinuité, une effroyable densité de projectiles. Afin de
garder le secret, pas un coup de canon de réglage n'avait été
tiré, et, cependant, les obus de tous calibres tombaient en
plein, avec une précision prodigieuse, dans les rassemblements
ennemis, constitués au prix de longs mois d'efforts. Autant
qu'ils le purent, dans la bagarre, les Allemands mirent en
action, sans résultat appréciable, leurs centaines de bouches à
feu dont le tir était réglé sur la 1re position évacuée, par
nous, depuis longtemps.
Dans la nuit profonde, on n'entendait confusément, du camp
français, que des cris douloureux et des bruits de bousculades
de canons et d'équipages. A l'aube naissante, au-dessus des épis
dorés de ce temps de juillet, les crêtes apparurent ondulantes
de masses noires. C'était, à travers le désarroi causé par notre
terrible bombardement, le développement régulier de la fameuse
offensive allemande. On n'avait pu l'arrêter, car il est
impossible, sous peine de catastrophe certaine, d'enrayer une
grande attaque lorsqu'elle est déclanchée. Impossible même qu'un
régiment fasse demi-tour, pressé, poussé en avant qu'il est par
les renforts incessants qui obéissent automatiquement à leur
ordre de combat.
Alors, devant ces troupes découvertes, dévalant de tous côtés,
se réveilla, enthousiaste, la furie française. Depuis quatre
ans, depuis la bataille de la Marne, nos batteries n'avaient pu
tirer que sur un ennemi invisible. Aujourd'hui, on les voyait
ces redoutables adversaires. Nos artilleurs, surexcités encore
par le souffle de victoire qui passait dans nos rangs, les
accueillaient par des rafales meurtrières.
Partis ce matin en conquérants, les Allemands ne se ruaient plus
maintenant qu'à la mort. Ils s'abattaient, ils roulaient dans
les herbes roussies. Sur ces pentes sanglantes s'écroulait avec
eux l'Empire allemand. En fin de journée, effectivement, l'armée
ennemie dut reconnaître qu'elle avait reçu ce qu'en hippologie
on appelle le coup de caveçon, c'est-à-dire la secousse qui
brise la résistance.
Le repérage par
le son.
Ne connaissant pas
de limites à ses ressources d'activité, le Service géographique
n'avait pas hésité à se charger d'une nouvelle et très
importante organisation, celle du repérage par le son. Le
problème du repérage par le son se posa presque à l'instant où
partit du côté de l'ennemi, en 1914, le premier coup d'un canon
invisible. Répondre au canon par le canon, contre-battre les
pièces qui répandent la dévastation et la mort dans les lignes,
abris ou cantonnements, et qui entravent la circulation sur les
routes, c'est un des rôles essentiels de l'artillerie. Les
systèmes d'information ordinaires la fumée de départ pendant le
jour, la flamme de décharge dans la nuit, les recherches
optiques terrestres ou aériennes sont de précieux guides de
riposte. Mais le temps s'opposait souvent à ces genres
d'investigation. Le brouillard, la pluie, la neige paralysaient
l'aviation et l'observation visuelle. Tenant compte des
installations et des versants inapercevables, on peut énoncer
comme axiome qu'en matière d'artillerie on entend mieux qu'on ne
voit.
Dès l'ouverture des hostilités, nombre de physiciens se
préoccupèrent de déceler, par l'audition du coup de canon, les
batteries d'artillerie dissimulées par des accidents de terrain,
ou rendues invisibles par des moyens artificiels. Théoriquement
le problème est assez simple. Il repose sur la vitesse du son.
Celui-ci, parcourant 340 mètres par seconde, sera toujours perçu
à des temps différents, par des écouteurs qu'on aurait postés
séparément, par exemple, à Montmartre, à Grenelle et à
Ville-d'Avray. Si dans ce cas, le premier a entendu la
détonation à midi juste, il est certain que le deuxième, vu son
éloignement, la recevra à midi trois secondes, et le troisième à
midi huit secondes. Prenant pour base ces écarts d'audition qui
valent des mètres ou des kilomètres, et s'appuyant sur le tracé
géométrique de deux hyperboles, tout mathématicien déterminera
sans peine la position de la pièce qui a tiré. Solution
théorique facile, et connue d'ailleurs, depuis longtemps, mais
qu'il s'agissait de transporter dans la pratique.
Cela présentait d'assez sérieuses difficultés. Cependant, dès le
20 septembre 1914, le ministère de la Guerre, alors à Bordeaux,
reçut de M. Esclangon, de l'Université de cette ville, un
mémoire très complet, spécifiant en embryon la plupart, on peut
même dire presque tous les perfectionnements qui ont donné, par
la suite, les meilleurs résultats auxquels on soit arrivé. Ce
travail ne retint pas l'attention des bureaux du ministère...
Plus heureux fut, à la même époque, M. Charles Nordmann,
astronome de l'Observatoire de Paris, que le hasard de la
mobilisation avait amené sous les ordres du colonel d'artillerie
Nivelle, futur commandant en chef. Le brigadier Nordmann, promu
successivement maréchal des logis, puis sous-lieutenant, exposa
au colonel Nivelle le plan d'un appareil de repérage par le son.
Sa conception peut, en termes vulgaires, se résumer ainsi : tout
le monde a vu, dans les bureaux de poste, le télégraphiste
frapper, sur le bouton d'une patte articulée, des coups qui
impriment des signes sur un ruban de papier; supposez que ce
ruban soit divisé en secondes, le coup tapé par un observateur
ou un écouteur se marquera sur l'une de ces divisions. Tels sont
les rudiments dont s'est servi le brigadier Nordmann pour
construire un appareil composé d'une pendule à secondes, en
connexion électrique avec un chronographe actionnant des plumes
ou aiguilles enregistreuses; celles-ci pointeront sur le ruban
l'instant exact de la perception à chaque poste d'écoute. Ces
éléments deviennent les facteurs principaux de la détermination
du point de départ du son.
Frappé de l'importance et de la simplicité de ce procédé, le
colonel Nivelle envoya à Paris, en octobre 1914, le brigadier
Nordmann entretenir de la question M. Paul Painlevé, alors
président de la Commission des inventions de la guerre. M. Paul
Painlevé, professeur à la Faculté des Sciences, professeur à
l'École Polytechnique, membre de l'Académie des Sciences,
président du Conseil du Conservatoire des Arts et Métiers, était
certainement l'homme de France le plus qualifié pour diriger les
travaux de la Commission des inventions. L'incontestable
autorité scientifique de M. Paul Painlevé était encore relevée
par son influence politique qui, en maintes circonstances, au
cours de la guerre, assura la prompte réalisation des
conceptions de nos savants.
D'un coup d'oeil, M. Paul Painlevé saisit la valeur des idées du
brigadier Nordmann, et l'urgence d'en faire une expérience
pratique, d'où sortirait peut-être la solution du problème qui
angoissait, à juste titre, les combattants. Sans perdre une
minute, M. Paul Painlevé adressa son interlocuteur au général
Galliéni, en lui demandant de donner au brigadier d'artillerie
Charles Nordmann, les moyens d'expérimenter son système de
repérage par le son. En quatre jours, grâce à l'appui vigilant
de M. Paul Painlevé, M. Charles Nordmann avait mis en oeuvre sa
méthode de repérage et déterminait exactement les emplacements
de quelques batteries tirant à blanc aux environs de Paris.
La rumeur de ces expériences parcourut-elle le monde
scientifique, ou l'idée était-elle déjà née spontanément dans
les cerveaux qui, tous, n'aspiraient qu'à seconder les efforts
de la défense nationale ? Toujours est-il qu'en ces premiers
jours d'octobre 1914, on apprit que le problème du repérage par
le son était étudié par une légion de savants. Parmi ceux-ci se
placent, en première ligne, M. Driencourt, ingénieur hydrographe
en chef de la marine et le colonel Ferrié, directeur de la
télégraphie sans fil, lesquels, au moment même de la présence de
M. Charles Nordmann à Paris, soumirent ensemble au général
Bourgeois, un système un peu différent.
A côté de ces deux collaborateurs occasionnels du Service
géographique, il faut se borner à citer : MM. Esclangon, Cels,
Georges Claude, Pierre Weiss, J. Hadamard, Preux, Cotton et
Dufour, ces derniers, maîtres de conférences à l'École normale
supérieure, l'abbé Rousselot, chef de laboratoire au collège de
France, Émile Borel, sous-directeur de l'École normale
supérieure, Abraham, professeur à la Sorbonne, le capitaine
Rougier, et au nombre de nos amis, imbus également de notre
idéal, M. Bull, physicien anglais, attaché à l'Institut Marey.
Ce fut une fièvre d'activité dans les laboratoires et en plein
air. Les uns demandaient au gouvernement de Paris qu'on tirât
pour eux aussi des coups de canon à blanc; d'autres
s'évertuaient à faire des essais ingénieux, tel M. Dufour qui,
impatient de vérifier ses calculs, observait, dans les
dépendances de l'École normale, rue d'Ulm, les battements d'une
grosse caisse.
Par ordre du ministre, toutes ces études étaient centralisées au
Service géographique de l'armée, sous la direction éclairée de
M. Driencourt. La question était suffisamment au point pour
qu'au début de 1915, le général Bourgeois fût chargé
d'organiser, sur le front, des sections de repérage par le son,
avec le matériel Nordmann modifié qui donna des résultats, sinon
parfaits, du moins fort appréciables. Une première modification
y avait été apportée par la suppression des hommes écouteurs,
dont l'ouïe peut être plus ou moins sensible, les mouvements
plus ou moins vifs, facteurs importants lorsqu'il s'agit de
fractions de seconde. Des microphones récepteurs et
transmetteurs automatiques remplacèrent l'oreille humaine. A
côté du système Nordmann modifié, on employa les dispositifs
Dufour, Bull et Cotton-Weiss, comportant des variantes
d'acoustique ou d'adjonction photographique. Donc quatre
systèmes à peu près égaux dans leurs effets étaient exploités.
Ils permirent de réduire au silence nombre de bouches à feu
invisibles.
Cependant, on acquit bientôt la certitude que parfois des
détonations, accusées par le microphone, ne se rapportaient, ne
pouvaient se rapporter à rien. Quelque effort que l'on fit pour
le contre-battre, le tir ennemi continuait régulier comme en
pleine quiétude. Et pourtant, par la même méthode, on touchait
le but en d'autres points. A quelle cause faire remonter ce
mélange de vraies ou fausses indications ?
Diverses équipes de savants (MM. Hadamard, Émile Borel, Cotton,
Weiss, Preux, Dufour) s'attachèrent à l'analyse de ce phénomène
déconcertant. C'était une oeuvre autrement ardue que la
réalisation de l'idée primitive, familière en théorie à tous les
physiciens. Néanmoins la science triompha bientôt de la
difficulté. Elle démontra qu'en un réel combat, la situation
n'était pas la même que dans les essais de tir à blanc. Dans ce
dernier cas, on n'avait que le bruit de l'explosion de la poudre
à la bouche du canon, tandis que lorsque la pièce lance un
projectile, on a deux détonations celle de la poudre et celle du
projectile qui déchire les airs. Il en résulte que dans le cas
d'un tir à projection rapide, supérieure à 340 mètres par
seconde (vitesse du son), toujours l'obus court en avant du son
qu'il a produit au sortir du canon. Or, ainsi que la proue d'un
navire en marche fend et déplace bruyamment les eaux, l'obus
fraye sa route dans l'espace avec un fracas qui va devançant le
bruit de la décharge de la pièce. Ce phénomène a reçu le nom
d'onde de choc. Son origine étant connue, comment éviter la
confusion ? Comment différencier, à l'audition, le coup d'onde
de choc du coup de détonation ?
Par des études qui leur font grand honneur, nos savants mirent
en évidence le contraste existant entre les deux ondes. La
première, celle de choc, se dessine en une seule ligne courbe,
genre de vague unique; et la deuxième, celle de détonation, en
une série de festons allongés. Ceci trouvé, les spécialistes du
récepteur central eurent la faculté d'éliminer les bruits
parasites dénoncés, sur la bande enregistreuse, par des sortes
de triangles séparés.
Si, par cette amélioration considérable, la méthode avait
atteint son plein rendement, cela ne veut cependant pas dire
qu'on possédait le repérage absolu de toute pièce en activité.
Diverses anicroches compliquaient encore fréquemment la tâche de
nos observateurs. L'adversaire, sachant qu'il est guetté,
s'ingénie à dérouter les recherches. Son meilleur moyen est de
couvrir de rafales perdues la voix du canon qu'il tient à garder
secret. La multiplicité des ondes sonores produit alors un
emmêlement quasi indéchiffrable des signaux. Toutefois,
l'habitude et la patience parviendront à dégager la vérité parmi
les troubles artificiels, comme elles feront état des
altérations causées par les ravins, les collines, les bois, le
vent et la neige.
Regardant du côté des Allemands, on remarque qu'en ce qui
concerne nos méthodes scientifiques de repérage par le son, ils
étaient fort en retard sur nous. Qu'ils en aient en l'intuition
plus ou moins confuse, c'est possible, même probable. Nous n'en
savons rien. Mais la certitude est que nous ne découvrîmes, chez
eux, l'existence de sections de repérage par le son, sous le nom
de Schall Mestrup, que trois mois après qu'ils se furent emparés
d'un de nos postes, lors de la première attaque par les gaz
asphyxiants (26 avril 1916). Il semble bien pourtant qu'ils
ignorèrent ou ne pénétrèrent pas aisément nos perfectionnements
ultérieurs, oeuvre de nos savants; car ils demeurèrent attachés,
jusqu'à la fin de la guerre, à des systèmes rudimentaires que
nous avions dépassés depuis longtemps.
Les nouvelles
méthodes d'observation.
Nos postes ou
sections de repérage par le son se complétaient par des
observatoires terrestres qui dépêchaient également leurs
renseignements aux laboratoires ou offices centraux
géographiques des armées. Ces observatoires avaient pour mission
de surveiller le champ de bataille et, particulièrement, de
situer sur la carte les batteries ennemies, révélées par leurs
fumées et lueurs. De ces observatoires, on en comptait en
moyenne, selon la configuration topographique, quatre ou cinq
par dizaine de kilomètres de front.
Avec la verve et la bonne humeur qui animèrent et soutinrent le
moral de nos enfants, durant cette pénible campagne, un jeune
lieutenant nous a donné quelques détails pittoresques sur la vie
dans ces observatoires et sur leur installation
« Après une minutieuse reconnaissance du terrain, on décida de
construire à la lisière du bois, un observatoire en béton armé.
Il le fallait résistant, car, à 1.500 mètres des premières
lignes ennemies, on n'était guère en sûreté. On choisit des
hommes solides et bien trempés, parmi ces grands diables
d'artilleurs à pied, pour lesquels un obus allongé de 15 ne pèse
pas plus qu'un poupon de trois mois. Avec ces robustes
travailleurs, des troncs d'arbres arrachés de terre et tapissés
de branches mortes, formèrent comme par enchantement, un rideau
derrière lequel on put travailler. La pioche rencontrait le roc
après la première pelletée de terre, et une fois l'énorme trou
creusé, il fallait chercher, loin en arrière, le gravier et
l'eau indispensables au béton. Mais on s'y employait avec tant
d'ardeur que tout fut prêt en dix jours... et la crise du
logement résolue. Il ne restait plus qu'à transformer la
cabine-observatoire en petit boudoir, en petit boudoir où l'on
passerait même les nuits, et à meubler le mieux possible la sape
où les huit observateurs allaient élire domicile. Un vrai
compartiment-couchettes, cette sape avec ses lits superposés !
« Le point délicat était le camouflage, surtout le camouflage de
la visière, trou noir qu'il ne faut pas trop dégager par crainte
d'être repéré, mais dégager suffisamment pour assurer sa
fonction d'Argus du secteur. Il n'y a plus maintenant qu'à
placer les instruments d'optique, le socle de la lunette de jour
qui grossit trente fois, celui de la jumelle de nuit, les
appareils téléphoniques et la « boîte de topage » pour
correspondre avec le commandant de station. Parmi les petits
détails d'aménagement et de prudence, le store de toile huilée
contre les gaz asphyxiants, puis la cloche d'alarme qu'on
demande à ne jamais entendre parce que cela deviendrait grave.
« Les lignes téléphoniques en liaison avec le poste central
étant posées, l'observatoire est fini. Le sous-officier, chef de
l'équipe, règle le roulement, par deux, des factionnaires
permanents. Ils sont là tous deux à la visière, alternant à la
lunette, coiffés de casques téléphoniques comme les demoiselles
des « grands centraux » de Paris. Des cartes, des croquis
panoramiques, permettent de bien vérifier le tour d'horizon, en
se méfiant des crêtes boisées dont le mirage est la principale
source d'erreurs dans l'appréciation des distances.
« On n'improvise pas en deux jours un observateur. Il lui faut
bon oeil, du flair, de l'expérience et, au contraire de ce qui
est interdit dans la vie militaire, de l'esprit critique.
Connaissant les plus petits détails du terrain, il constate d'un
regard dans la lunette, que le Boche a travaillé cette nuit, et
travaille encore dans une tranchée. Les factionnaires des
quatre, cinq ou six observatoires de la section s'appellent, se
concertent, échangent leurs impressions. Le poste central, qui
ne perd pas une phrase de cette conversation, pose question sur
question, demande les directions de visées, bref, recoupe, au
sens propre et figuré du mot, les dires de chacun des postes. Il
conclut et transmet le renseignement au commandement qui le fait
aussitôt exploiter par l'artillerie.
« Voici, à flanc de coteau, dans les lignes ennemies, une route
blanche, et un peu plus loin, un chemin de traverse formant,
avec cette route, un Y assez caractéristique. Une batterie
française vient de se placer en surveillance de ce point.
Confiants dans la sécurité des jours précédents, des convois
allemands de cinq à six voitures, accompagnées de piétons,
avaient l'habitude de prendre, tout à leur aise, cette traverse
qui raccourcit notablement la distance. Dorénavant, il faudra
revenir à la précaution d'attendre la nuit pour opérer ces
déplacements. Aujourd'hui, en effet, à peine un convoi a-t-il
franchi l'orée du bois que les observatoires s'agitent et que le
poste central alerte la batterie « Allô ! batterie ! Allo ! dans
cinq minutes, quatre voitures et des piétons vont arriver à l'Y
de la route; nous vous préviendrons quand il faudra tirer ». Et
l'on entend dans le téléphone « Batterie prête ». Les
observateurs attendent fiévreusement le signal du « coup parti
», et cette minute d'attente est vraiment passionnante.
Quatre obus partent, les piétons de là-bas s'arrêtent
brusquement... les, obus sifflent... plat-ventre... Les obus
éclatent... course éperdue de chaque côté de la route, chevaux
emballés, voitures lancées à grande vitesse... Adieu la théorie
des rangs et intervalles serrés.... Ils ne reviendront pas
demain !
« Pareille surprise se produira parmi des troupes qui, sur les
coteaux lointains, répètent un coup de main et manoeuvrent en
parfaite quiétude, se croyant garanties par l'éloignement de nos
positions. A notre appel, l'artillerie aura bientôt équipé la
pièce suffisante pour troubler la régularité des exercices.
Également, sera dérangée désagréablement la corvée de soupe de
11 heures et de 5 heures il faudra reprendre les boyaux, d'un
parcours plus difficile.
« Petits détails de chaque instant qui ont bien leur importance.
Ils permettent, avec beaucoup d'autres de ce genre, de présumer
les relèves qui s'opèrent dans le secteur.
« Toutefois, la scène prend un aspect plus sévère lorsque, par
exemple, retentit soudain la détonation puissante et spéciale
des canons allemands de 15. C'est la ville voisine qui « reçoit
». Au-dessus d'un bois on aperçoit, fugitive et grise, une
légère colonne de fumée vite envolée. Un peu plus loin, une
autre fumée plus noire, plus lente à monter et à se dissiper.
Gare à la méprise pour l'observateur inaccoutumé Le Boche essaie
de donner le change en faisant exploser des marrons à fumée, en
même temps que la pièce effectue un tir. Toutefois il oublie que
les observateurs ne sont tout de même pas des enfants. Et
certaines de ses maladresses sont par trop flagrantes. Notre
artillerie lourde, avertie par « le central », se charge
incontinent de convaincre les adversaires qu'elle n'est pas dupe
de stratagèmes aussi grossiers.
« Quand sur l'ensemble de nos tranchées, tout près du poste
d'observation, tombent, depuis quelques jours et assez
discrètement d'ailleurs, des obus de calibres différents, cela
sent la préparation d'un coup de main. Le poste central de la
section fait part de ses impressions au commandement.
L'infanterie est prévenue, l'artillerie est alertée, on évacue
la toute première ligne; et lorsque, à minuit ou à 4 heures du
matin, le Boche déclenchera le tir pour protéger ses fantassins,
une réception avec salves copieuses lui sera réservée.
« Mais lorsque le secteur s'anime pour de bon, lorsqu'il s'agit
de lutte intense et non d'un coup de main passager, chacun
s'emploiera alors tout entier. Pour repérer les batteries,
signaler les mouvements de l'infanterie, les points de
résistance et les mitrailleuses, trois observateurs à la visière
ne seront pas de trop. Que de fantassins amis sauvés, grâce au
moindre renseignement !
« L'observateur conscient de l'importance des services qu'il
peut rendre se passionne à sa tâche, insensible à la fatigue des
longues veillées où l'oeil s'abîme à la jumelle éclairée, où la
tête s'affaisse sous le casque du téléphone. Le secteur s'allume
sans arrêt sur des kilomètres et des kilomètres. Des centaines
de lueurs des batteries paraissent et disparaissent comme les
feux follets des contes; et les fusées-signaux entrecroisent
dans l'espace lents longues traînées lumineuses. Feu d'artifice
fantastique, mais qu'on aimerait voir de plus loin Et la
cacophonie des obus, des mitrailleuses, des grenades et des
balles qu'on entend près, si près du poste !
« Quoique confiné toujours au même endroit dont il ne pouvait
sortir, l'observateur n'avait pas une vie aussi monotone qu'on
pourrait se le figurer. Si, les yeux perdus devant soi, on
évoquait parfois, aux heures longues, des paysages et des images
douloureusement lointains, la nature imposait vite des
diversions par des miracles de splendeur qui, au sein même des
horreurs, semblaient être des présages de victoire.
« Durant la guerre de position, aux moments de liberté, on
élevait des lapins, on plantait de la salade. Les parents, en
lisant ces choses, se disaient que leur enfant n'était pas aussi
malheureux qu'on eût pu croire. Mais quand l'obus malencontreux
faisait tout à coup une salade de la salade et des lapins, les
parents ne le savaient pas. Et quand vinrent, en fin de guerre,
les déplacements successifs, les bonds en avant, et que les
observatoires s'installèrent en vingt minutes, avec une simple
toile de tente pour abri au milieu de la bataille, les parents
ne le savaient pas davantage... »
Le récit de notre jeune observateur n'a nullement exagéré
l'efficacité et la valeur des services rendus par ses collègues.
Le plus haut dignitaire de l'armée ennemie, le maréchal
Hindenburg, dans ses Mémoires, n'hésite pas à voir, dans
l'excellence des observatoires terrestres du front des Alliés,
l'une des premières causes de la débâcle allemande, inaugurée
positivement le 8 août 1918. Il dit, en parlant de cette journée
que le général Ludendorff, de son côté, a qualifiée de « jour de
deuil de l'armée allemande » : « Nos troupes avaient trop songé
sur ce front à la continuation de l'offensive et pas assez à la
défensive. Il faut reconnaître toutefois que creuser des
tranchées et construire des défenses accessoires, au contact
immédiat de l'ennemi, était un travail qui nous causait beaucoup
de pertes, car les observateurs ennemis déclenchaient
immédiatement le feu de leur artillerie sur tous les mouvements
qu'ils remarquaient et même sur des hommes isolés (9). »
Les conditions
atmosphériques.
La marche à la
victoire s'était arrêtée, pour les deux adversaires, après les
batailles de la Marne et de l'Yser. En ces rencontres
formidables, le chef français et le chef allemand s'étaient
encore inspirés de la doctrine napoléonienne dont l'un des
préceptes dit que « dans une bataille, il faut toujours tirer
sans calculer la dépense des boulets ».
Religieusement certes, trop religieusement peut-être, avait été
écoutée la parole de celui qui a le mieux connu la profession
des armes. On avait dépensé même les réserves des magasins de
l'arrière. Des deux côtés, il fallait attendre maintenant les
secours de l'intérieur, et surtout les secours en munitions pour
une consommation qui continuerait à dépasser de beaucoup les
prévisions initiales des états-majors. Cela promettait d'être
long. On n'improvise pas la remise en marche de fabriques
abandonnées brutalement le jour de la mobilisation. Encore moins
peut-on d'un coup de baguette édifier de grandes usines, les
équiper de machines encore, inexistantes pour la plupart; enfin
éduquer les milliers et les milliers d'ouvriers spécialistes
nécessaires à une énorme production d'armement et de munitions.
Ainsi ajournés, les belligérants durent recourir aux
fortifications de campagne pour se rendre inexpugnables
l'Allemand, sur sa ligne de retraite; nous, sur ce qui devenait
le boulevard de la défense du pays. Comme conséquence, les
armées changèrent leur mode de formation. L'ordre en masses
profondes, pour la guerre de mouvement s'élira en ordre mince
sur une longueur de plus de 500 kilomètres.
Face à face, c'étaient en réalité deux armées à la fois
assiégeantes et assiégées. Elles défendaient l'immense place de
guerre, dans l'espèce le terrain dont chacune avait la garde.
L'une et l'autre guettaient l'occasion de faire une brèche.
Malheur à qui se laisserait entamer ! Malheur à qui serait
contraint de tourner le dos !
Dans cet ordre mince de combat, chaque point serait vulnérable,
si les efforts de l'ennemi n'étaient aussitôt enrayés par
l'action de l'artillerie. Celle-ci, également égrenée, pièce
contre pièce pour ainsi dire, devait agir avec plus de précision
encore que dans les opérations ordinaires. Jamais champ d'études
ne s'offrit plus spacieux ni plus propice aux exercices de tir.
Avec la collaboration de la haute science - ce nouvel agent de
la guerre, qui chaque jour étendait son influence - on rechercha
tous les défauts d'un tir cependant remarquablement ajusté,
selon les lois de la balistique courante. On en vint à tenir
compte, dans le réglage du canon, du poids des obus. Ceux-ci,
bien que conditionnés pareillement à l'usinage, étaient
néanmoins parfois plus ou moins lourds. De ce fait, ils
dépassaient ou n'atteignaient pas le but.
Dans le même ordre d'examen, on analysa les propriétés de chaque
lot de poudre. Quoique préparée d'après des principes sévères et
avec des matières identiques, elle présentait assez souvent des
différences qui, même minimes, faussaient la rectitude du tir.
Enfin, on porta la plus grande attention sur les phénomènes
atmosphériques dont les effets sont loin d'être négligeables
dans les conditions actuelles de la guerre.
Les préparations d'offensive, les chances favorables ou
contraires aux excursions des aviateurs, le perfectionnement de
plus en plus désirable des tirs à très grandes distances,
l'apparition des gaz toxiques dans la bataille, montrèrent la
nécessité de connaître, au mieux possible pour toutes les
régions du front, les présomptions de la science météorologique.
Dès le commencement de la guerre, trois services
météorologiques, l'un sur le front, l'autre rue de Grenelle au
Service géographique, le troisième à l'Office civil ordinaire,
contribuaient à renseigner les armées sur les prévisions du
temps. Afin de centraliser toutes les indications utiles et de
coordonner les méthodes, fut créée, en 1917, sous les ordres du
général Bourgeois, une direction unique des services
météorologiques, chargée de communiquer plusieurs fois par jour,
aux armées intéressées, les pronostics atmosphériques dont le
prix se conçoit aisément.
L'époque d'une attaque générale, on le sait, est fixée assez
longtemps d'avance par les considérations stratégiques, liées
souvent elles-mêmes à des combinaisons politiques. Toutefois,
l'heure du déclenchement peut, en dernier ressort, être retardée
selon la teneur du bulletin météorologique qui, toutes les six
heures, de jour et de nuit, par télégraphe et par téléphone,
fournit au haut commandement des indications sur le temps qu'il
fait et ses changements probables partout sur le front.
Les grandes perturbations viennent de l'Océan; leur apparition,
leur développement éventuel, étaient déduits de quelque trois
cents dépêches ou câblogrammes reçus journellement de presque
tous les points du globe. C'est assurément un avantage que nous
avions sur les Allemands. Malgré leurs sous-marins, ils ne
recevaient rien de l'Atlantique, encore moins des côtes de
Bretagne. Sous ce rapport, on peut dire qu'ils avaient un
bandeau sur les yeux.
A l'aide des avertissements venus de tous côtés, le vent était
traqué comme un fauve dans une forêt. Savoir où il va, c'est
connaître la menace du danger. L'annonce du déplacement des
orages jouait, on le comprend, un rôle important. L'orage
voyage, en quelque sorte, comme en chemin de fer, avec des
horaires à peu près certains. Si, par exemple, il passe sur
Paris à quatre heures, il sera indubitablement, étant donnée sa
direction, à sept heures, à Châlons-sur-Marne, et ainsi de
suite.
A ce propos, on eut un jour la preuve évidente que le service
météorologique des Allemands était bien inférieur au nôtre : au
moment de leur grande attaque du 15 juillet 1918, éclata un
orage épouvantable qui, prévu par nous, fut ignoré de leur côté
à ce point qu'ils permirent la sortie de leurs avions, dont deux
s'abattirent dans nos lignes de la région de la Meuse.
En artillerie, le tir est inefficace si l'on ne tient pas compte
de l'effet du vent. Moins considérable sur la direction du
projectile, son action est très sérieuse sur sa portée. Dans ce
cas, par un vent d'une vitesse de 10 mètres par seconde, l'obus
a toutes chances de tomber au moins à.300 mètres en deçà du but
visé par le canon de 155 tirant à 10.000 mètres. Dans la même
hypothèse, la déviation latérale ne serait que de moitié.
En principe, les diverses poussées du vent, si violentes
soient-elles, n'ont pas la brutalité qu'on pourrait croire.
Pratiquement, on leur attribue une durée moyenne de trois
heures. Des tables de calculs appropriées permettent de voir
d'un coup d'oeil la rectification de réglage convenable à la
force du vent.
Une fois la science entrée dans la synthèse du tir, elle ne
laissa pas de s'occuper de la température qui agit elle-même, en
augmentation ou en diminution, sur la précision de l'arme de
jet, comme on disait jadis. Raréfaction ou condensation de l'air
résultats différents. De sorte que les éléments de tir se
modifient à tout instant, au caprice du thermomètre et du
baromètre.
Toutes ces choses qui semblent très compliquées, le seraient en
effet si elles n'avaient été fort simplifiées par un instrument
portatif construit par le Service géographique, et qui donne
automatiquement les calculs de réglage par rapport à l'activité
du vent et aux conditions atmosphériques.
En matière d'aviation, la météorologie avait pour mission
essentielle de mesurer la puissance du vent à toutes les
hauteurs dans les régions que l'avion se propose de parcourir.
Quand l'aviateur Marchal entreprit et réussit l'audacieux projet
d'atterrir en Galicie russe, en survolant Berlin, la
météorologie lui avait donné, pour dix heures consécutives, les
évolutions probables des vents sur lesquelles il devait régler
sa marche.
L'établissement de semblables codes de tactique aérienne
exigeait le contrôle, d'apparence irréalisable, de ce qu'on ne
découvre pas dans l'atmosphère, c'est-à-dire au delà d'un
kilomètre par un temps couvert. Impossible de créer
artificiellement un nuage de fumée dont on suivrait la
direction, si le temps était clair. Donc, rien à voir; il ne
restait qu'à entendre. Mais quoi ? Mais comment ?
On eut alors l'idée de lancer dans les airs un nuage sonore,
sous forme de ballonnet libre, muni de cent cinquante petites
cartouches de mélinite qui exploseront mécaniquement à des
intervalles connus. Et le problème est ainsi ramené à ce que
nous avons déjà vu pour le repérage par le son, avec en plus,
cependant, la détermination du son en hauteur. La différence des
éclatements enregistrés par de multiples microphones écouteurs a
permis, non seulement de discerner les déviations du vent, mais
aussi de calculer sa vitesse qui était celle de l'aérostat.
Il n'apparait pas que l'ennemi ait jamais soupçonné l'objet de
cette petite pyrotechnie aérienne. Peut-être a-t-il cru que
c'étaient des coups de fusil isolés. On n'a d'ailleurs aucune
connaissance d'un moyen quelconque qu'il eût employé pour
apprécier la valeur du vent dans les sphères interdites à
l'observation visuelle.
Essentielle était aussi la prévision du brouillard.
L'atterrissage dans le brouillard est, sauf miracle, la mort
certaine de l'aviateur. Le refroidissement de l'air, dans des
conditions particulières de l'atmosphère, est l'indice qui
permet de calculer l'heure où le pilote doit atterrir avant
d'être enveloppé par le brouillard.
Il est à peine besoin de noter que la prévision de la direction
du vent intervenait logiquement dans les attaques précédées de
gaz toxiques. Il importait au premier chef qu'elles n'eussent
pas lieu à l'heure où le vent ferait volteface, et retournerait
le fluide mortel sur les envoyeurs.
La crise de
l'optique.
Malgré le poids des
responsabilités d'ordre presque purement scientifique qu'il
avait déjà prises, le général Bourgeois crut devoir, dès 1915,
attirer à lui le contrôle d'une fabrication de guerre qu'il
jugeait susceptible d'un plus grand développement. Il s'agissait
des instruments d'optique dont la construction relève mi-partie
de la science, mi-partie de l'industrie. Là, sa maîtrise
administrative s'affirma dans toute son ampleur. Deux faits
qu'il suffira d'énoncer en fournissent l'attestation frappante.
Premièrement : si nous prenons, entre autres, les jumelles de
guerre, nous verrons qu'au moment où elles passèrent aux mains
du Service géographique (février 1915) leur production
mensuelle, qui se chiffrait par mille pièces à peine, atteignit
progressivement, en 1916, le nombre fabuleux, en l'espèce, de
vingt-cinq mille par mois.
Deuxièmement : produire de grandes quantités, c'était déjà bien,
vu l'urgence; mais produire beaucoup, et à très bon compte,
c'était infiniment mieux. N'est-ce pas, d'ailleurs, remplir
l'idéal du véritable chef d'industrie ? Le Service géographique,
que ce soit avec le bon vouloir spontané - et plus fréquent
qu'on ne croit - des fournisseurs, ou que ce soit à l'aide d'une
pression raisonnée et tenace, le Service géographique, dis-je,
ne dépassa point les prix d'achat d'avant-guerre. Et ces prix
furent maintenus jusqu'à la fin des hostilités.
La fabrication des boussoles pour l'infanterie est la première
dont le Service géographique eut à s'occuper. C'était en
novembre 1914. Il fallait 14.000 boussoles tout de suite. Cette
industrie n'existait pour ainsi dire pas en France. Il appartint
donc au Service géographique de la créer. On aura dit assez à
cet égard, en mentionnant que six mois plus tard, en mai 1915,
il y avait 15.500 boussoles, tant distribuées qu'en cours de
distribution ou de livraison. Enfin, les besoins s'étant accrus
avec les effectifs, ce nombre était porté à 50.000 à la date du
15 juin 1916.
Afin d'éviter le retour de graves erreurs, il convient de dire
ici les causes de l'effrayante pénurie d'instruments d'optique
où l'on se trouva le jour de la déclaration de guerre. Ce qui se
passa en temps de paix pour l'optique ressemble fort à ce qui
eut lieu pour l'artillerie lourde. On en parlait beaucoup, mais
on n'y pensait jamais pratiquement.
Nous n'ignorions cependant pas l'intérêt que, dans leurs
préparatifs de guerre, nos ennemis attachaient à ces deux
parties de l'armement. Les modèles qu'ils avaient adoptés
étaient d'autant mieux connus, au moins en ce qui concerne les
instruments d'optique, que les usiniers d'outre-Rhin en
faisaient offrir la fourniture à notre ministre de la Guerre.
Celui-ci, nullement enclin à examiner ces propositions, remit,
suivant la routine, l'étude de la question à la Section
technique de l'artillerie. Les titulaires de ce service étaient,
il faut le dire tout de suite, des officiers de remarquable
valeur scientifique. Malheureusement ils ne surent ou ne purent
se libérer de l'engrenage administratif qui réglait leurs
travaux. L'approvisionnement de l'armée en jumelles analogues à
celles des Allemands fut, pendant une dizaine d'années, l'objet
de mesures indécises et lentes qui nous retinrent loin d'une
production immédiate et intense, propre à relever notre
infériorité et assurer les ressources de l'avenir. D'apparence
difficile, cette tâche, pour être remplie, ne demandait, en
vérité, que le sens réel des choses.
Certes, les opticiens français étaient fort en retard sur leurs
rivaux allemands, lesquels, cependant, exploitaient tout
bonnement une invention française remontant à 1850, et dont le
premier type, ainsi qu'en fait foi le brevet de cette époque,
portait le nom de « Lunette Napoléon ».
Cet instrument, en dépit de ses avantages visuels, n'eut en ce
temps qu'un succès éphémère. Des inconvénients inhérents à son
dispositif, et auxquels on ne voyait pas alors de remède,
rendirent son usage précaire. Ces défauts furent corrigés,
quarante ans plus tard, par les opticiens allemands, protégés,
même subventionnés, comme on sait, par leur gouvernement.
Du jour où elle fut saisie de la question, il appartenait
évidemment à la Section technique de l'artillerie d'adopter un
type de jumelle, puis de provoquer l'émulation des fabricants
français, afin d'obtenir un approvisionnement rapide et des prix
de concurrence au bénéfice du Trésor public. On ne fit pas cela,
mais tout le contraire. On se borna à guider et à pourvoir de
commandes une seule maison d'optique.
Les choses allèrent ainsi jusqu'en 1911, la Section technique
ayant un fournisseur unique dont la capacité productive était
des plus limitées huit à dix jumelles par jour. Toutefois, après
des démarches persistantes en haut lieu, on parvint à ce que le
ministre de la Guerre ordonnât, en 1911, la mise en adjudication
des fournitures de jumelles pour l'armée, sur la base d'un
cahier des charges descriptif du modèle arrêté. Ainsi furent
adjugées, en 1912 et 1913, une dizaine de mille de jumelles. Il
est à remarquer que le fournisseur attitré de la Section
technique ne fut adjudicataire que d'une faible partie.
Puis survint la guerre, et immédiatement se déclara, aiguë et
inquiétante, la crise de l'optique. Car ce n'était pas dix
mille, mais cent mille jumelles qu'il aurait fallu ce jour-là.
Pas d'artillerie lourde ! Pas de jumelles Ce sont les deux
premières clameurs qui retentirent du front.
« Les Allemands nous voient et nous ne les voyons pas »
s'écriaient les officiers revenus en mission et les premiers
blessés évacués à l'intérieur.
Des pères, suppliés par leurs fils, couraient chez les opticiens
qui furent promptement dévalisés.
Alors, plus rien !...
Remédier à cette situation n'était pas une tâche facile.
Maintenant que le personnel de la Section technique a été
dispersé par la mobilisation, l'optique est entrée dans les
attributions de l'arsenal de Puteaux. Celui-ci fait ce qu'il
peut. Mais il ne peut pas grand'chose dans cette spécialité. Non
seulement il est surmené par les commandes urgentes de canons et
d'affûts de toutes sortes, de projectiles de tous calibres, mais
encore le colonel-directeur doit suivre rigoureusement les
instructions du ministère. Et quand, à bref délai, ce dernier
sera à Bordeaux, c'est à Bordeaux qu'il faudra en référer pour
obtenir des livraisons de jumelles qui toutes, au fur et à
mesure de leur réception à Puteaux, sont acheminées sur Bourges
où en est tenue la comptabilité. Comme contrôle administratif,
c'est peut-être conforme à d'antiques usages. Mais quelle
dangereuse complication en ces heures où tout est urgent !
Aux derniers mois de 1914, on peut évaluer à vingt ou vingt-cinq
jumelles, par jour, la production totale des trois ou quatre
fabriques rouvertes lentement, l'une après l'autre, et
travaillant misérablement parce qu'on manquait presque de tout,
principalement d'ouvriers professionnels, les valides étant tous
mobilisés.
Il faut bien reconnaître que l'arsenal de Puteaux en son état de
subordination et, de plus, accablé de travaux d'artillerie de
grande envergure, était matériellement dans l'impossibilité de
donner à l'optique l'impulsion vigoureuse nécessaire; d'autant
plus que la France était à présent sollicitée d'en pourvoir ses
alliés. Ni l'Angleterre, ni la Russie, ni l'Italie, encore moins
préparées que nous, ni l'Amérique, ne possédaient l'équivalence
de notre modeste outillage. Dans ces conditions, on n'apercevait
guère la solution du problème angoissant de livrer aux armées,
en nombre suffisant, le matériel d'optique réclamé avec une
émouvante insistance par le haut commandement.
C'est alors que le général Bourgeois offrit au ministre de
prendre au Service géographique le contrôle direct et
indépendant des diverses fabrications d'optique. Grosse affaire
il s'agissait de toucher à l'arche sainte des prérogatives !
Toutefois, le ministre comprit que toutes les armes - et non
plus seulement l'artillerie - se servant maintenant
d'instruments d'optique, aucune raison ne subsistait pour que
l'artillerie en conservât la régie exclusive, et que, tout au
contraire, leur fabrication gagnerait à être entre les mains
d'une administration, pour ainsi dire neutre, telle que le
Service géographique.
Sans que personne peut-être s'en doutât, on venait simplement de
rendre au Service géographique ce que la Révolution et le
Directoire lui avaient déjà attribué, lors de la première
réorganisation sérieuse des bureaux topographiques. Ainsi,
voyons-nous, le 12 ventôse 1796, le général Bonaparte, partant
pour l'Italie, demander une lunette achromatique avec les cartes
du Piémont, de la Lombardie et diverses cartes des frontières
françaises (10).
Du jour où sa nouvelle coopération fut agréée par le ministre,
le Service géographique se mua partiellement en une vaste
entreprise de fournitures de guerre, menée comme par un
administrateur-délégué aussi soucieux de satisfaire sa clientèle
que d'assurer le rendement le plus fort et le plus avantageux.
Désormais, il n'était plus question d'attendre, parfois plus
d'un mois, que la demande d'une jumelle ou autre article eût
accompli le trajet hiérarchique du régiment à la brigade; de là,
à la division; pour passer au corps d'armée qui la transmettait
à l'armée. Cela, aller et retour, prenait un temps au bout
duquel, assez souvent, le postulant, étant promu ou permuté,
avait changé de résidence, et tout était à refaire.
Eh quoi ! ne pouvait-on, sans ce fastidieux formalisme, prêter
un objet d'une centaine de francs à qui l'on donnait tous les
jours, des responsabilités autrement délicates ? Ainsi
raisonna-t-on sans doute au Service géographique, car
dorénavant, une visite personnelle ou une lettre, à l'un des
magasins des « canevas de tir » du front, suffira pour obtenir
séance tenante ou par prochain courrier et contre un simple
reçu, l'instrument sollicité.
Le général Bourgeois avait su s'entourer de collaborateurs pour
la plupart jeunes polytechniciens, énergiques et résolus, qui se
mirent à travailler l'optique et son industrie, comme ils
auraient fait d'une thèse de doctorat. Ils déployèrent, dans
leurs nouvelles fonctions, une compétence qui surprenait les
praticiens les plus expérimentés. Ce n'est pas près de ces
jeunes gens qu'un industriel pouvait, sous de vains prétextes,
s'excuser de livraisons insuffisantes. Ils pourvoyaient à tout,
courant eux-mêmes la ville, pour découvrir le métal ou les
produits dont on prétendait manquer.
Un jour, c'est le charbon qui va faire défaut dans la principale
verrerie. Notez qu'il faut consommer six tonnes de charbon pour
fondre une tonne de verre d'optique. En cas d'arrêt prolongé de
la production, c'est l'armée aveuglée, pour ainsi dire. Sans
balancer, l'un des officiers du Service géographique part pour
Rouen où, sur les quais, gisent des monceaux de charbon retenus
par la pénurie ou le désordre des transports. Réquisitionner des
wagons, les faire charger devant soi, monter sur la locomotive,
puis ramener le charbon, c'est l'affaire d'une journée, et la
crise est conjurée.
Infimes épisodes, sans doute, dans l'énorme tragédie. Mais
grands, très grands enseignements. Le génie, a-t-on dit, est
fait de patience. Mais le génie de la guerre requiert d'abord,
de tous ses favoris, une volonté sans cesse agissante et
impatiente de l'exécution des ordres.
Par les résultats acquis, on va juger la valeur d'une méthode
préoccupée uniquement du but. Rien ici ne saurait être plus
éloquent que les chiffres
Prenons d'abord la fabrication des jumelles. A la déclaration de
guerre, nos armées en possédaient environ 10.000 du système à
prismes. Avec ce que nous possédions de matériel optique, elles
avaient presque toutes disparu après les batailles de Belgique
et de la Marne. Donc, c'est à peu près avec zéro comme stock, et
la minime production mensuelle de 1.000 jumelles, que le Service
géographique assuma la tâche de parer sans délai à la crise
excessive de l'optique.
Le premier soin du directeur fut de rouvrir tous les ateliers
indistinctement, et de remonter diligemment la construction,
très courante à Paris, des jumelles dites de Galilée. De
puissance inférieure à celle des jumelles à prismes, elles
seraient, en attendant mieux, données aux sous-officiers
d'infanterie à qui elles rendraient certainement de grands
services. Elles étaient d'ailleurs parfaitement admises par
l'Angleterre qui s'inscrivait chez nous pour de fortes
quantités. On a vu également le développement presque incroyable
qu'avait déjà pris, sous l'impulsion du Service géographique, la
fabrication des jumelles en 1916. La progression fut telle qu'en
1918, la production totale atteignit le chiffre quasi
fantastique de 950.000 jumelles du modèle à prismes, en
majorité.
Sur ce nombre, la France en avait octroyé à ses alliés les
quantités suivantes :
A l'Angleterre. 215.000
A l'ltalie. 230.000
A la Russe 79.000
A l'Amérique 15.000
A la Belgique. 3.500
A la Grèce. 2.500
A la Roumanie. 2.500
et des quantités moindres, mais cependant sérieuses, à la
Serbie, au Portugal et à l'armée polonaise.
Concurremment à ces jumelles portatives, une autre - plus
proprement dite longue-vue binoculaire -depuis longtemps en
usage chez les Allemands, était absolument indispensable à
l'artillerie de campagne et aux canons courts de l'artillerie
lourde, pour l'observation continue aux distances moyennes. Ses
propriétés particulières consistaient en la réunion d'un
grossissement de douze à seize fois, d'un vaste champ visuel et
d'un relief très accentué des objets. Cet instrument, d'une
longueur de cinquante centimètres, portait le nom de
lunette-binoculaire; plus communément, on disait
jumelle-ciseaux, parce que ses tubes s'étendaient jusqu'au
parallélisme et se refermaient à la manière d'une paire de
ciseaux. La troupe, dans son langage imagé, l'appelait la « bête
à cornes », en raison de ce qu'elle figurait une ramure quand
elle était dressée sur son trépied.
De ces lunettes-binoculaires, la Section technique de
l'artillerie n'en avait jamais eu que cent trente qui
s'engloutirent dans nos premiers revers. Elles provenaient
peut-être bien de source allemande; car en 1915, il n'y avait
pas de fabrication organisée en France pour cet appareil. Saris
perdre une minute, le Service géographique en fit créer
l'outillage compliqué et en pressa la construction. Celle-ci
exigeait une précision mécanique toute exceptionnelle, dépassant
de beaucoup la pratique courante de l'industrie. Au prix
d'efforts incessants, on parvint, à partir d'octobre 1915, à une
production mensuelle de trente pièces pour passer à cent pour le
mois de janvier 1916, et continuer dans une progression
constante. Finalement, au jour de l'armistice, le Service
géographique avait réalisé la fabrication de 11.000 lunettes
binoculaires. Sur ce total, il en fut cédé :
A l'armée américaine 1.440
A l'armée anglaise. 900
A l'armée italienne 111
A l'armée belge 52
A l'armée grecque. 90
Il faut noter en plus la création d'une lunette monoculaire à
trois grossissements, destinée à remplacer les anciennes
lunettes terrestres qui étaient très encombrantes et d'optique
médiocre. De ces lunettes monoculaires, il en fut fabriqué
également 11.000, dont 2.600 pour les Alliés.
Au cours de la guerre, le Service géographique s'adjoignit
encore, en supplément, la construction des objectifs de
photographie pour l'aviation. Sous son impulsion féconde, le
rendement mensuel de cette spécialité fut rapidement quadruplé.
Si, à ce bilan de fabrication déjà bien imposant, on ajoute des
théodolites combinés pour l'artillerie à longue portée; des
lunettes avec un grossissement de cent fois pour des
observations de travaux redoutables et devenus presque
microscopiques par la distance, tels que l'amorçage à fleur de
terre des mines souterraines de l'ennemi; enfin si l'on tient
compte des goniomètres boussoles (16.000) pour toutes les
batteries, et de plusieurs milliers de lunettes pour les chars
d'assaut, on pourra dire que le petit hôtel de la rue de
Grenelle s'était transformé en un centre d'activité scientifique
et industrielle assez puissant pour satisfaire, sans délai, à
toutes les demandes d'une clientèle qui s'étendait effectivement
de Salonique à Belfort.
En soulevant ce petit coin du rideau des coulisses de la guerre,
nous avons pu nous faire une idée de ce que ce fut, sur un
terrain spécial, l'effort de la France.
Au premier plan, nous avons vu que, sous la direction d'un chef
admirablement doué, l'un de nos services importants s'était,
durant toute la guerre, montré d'une compétence scientifique non
égalée, d'une organisation exemplaire, reconnues même par
l'ennemi qui se targuait jadis, avec un orgueil impressionnant,
d'avoir la primauté dans toutes les branches de l'art militaire.
Son retour à la modestie est exprimé nettement par le général
von Bertrab, rédigeant après la guerre un mémoire, à l'usage de
son gouvernement, sur « la nécessité d'une nouvelle organisation
des services topographiques ». Il dit : « La guerre nous a donné
une leçon. Ce qui aggrava la situation, ce fut la
désorganisation de la Landesaufnahme (11) au moment de la
mobilisation. On chercha à y remédier en créant le
Kriegsvernaessungschef (12). Malheureusement, ce fut en vain,
parce qu'il manquait une autorité au courant de tous les travaux
topographiques. Les Français restèrent fidèles aux bons
principes pour leur plus grand bien et à notre désavantage,
comme nous l'avons constaté plusieurs fois sur le front. »
Au second plan, les nombres d'instruments cédés aux armées
étrangères - nombres un peu trop vite oubliés, tout de même, par
ceux qui les connaissent le mieux - attestent que pendant que
des millions de Français offraient leur vie à la défense de la
liberté du monde, le reste invalides, vieillards, femmes,
enfants, se mettaient à l'usine, s'improvisaient ouvriers, au
sens propre du mot, et peinaient jour et nuit à forger les
outils de combat et de victoire pour leurs compatriotes et pour
tous les Alliés, dont la plupart, notamment les plus grands,
n'avaient pas vu leurs ressources industrielles décimées, comme
les nôtres, par l'invasion.
L'avenir.
On a vu, au courant
de cette étude, l'effroyable désarroi causé par le manque de
cartes en 1870. On a vu également qu'en 1914, si l'on était
aussi bien outillé que le permettaient les ressources
budgétaires, nous n'avions pas encore on a peine à le croire ce
qu'il fallait pour soutenir, dans notre propre pays, une guerre
qui se présentait dans des conditions autres que les
précédentes. Si l'on considère l'état actuel des choses, on
constate que les leçons du passé sont demeurées, en quelque
sorte, inexistantes pour nous seuls; car elles ont profité à la
presque totalité des nations d'Europe. Celles-ci ont reconnu les
avantages que présenterait une carte au 50.000e comparativement
à celle au 80.000e dont l'insuffisance excessive ne fait plus de
doute pour personne.
A l'étranger, on s'est mis tout de suite à l'ouvrage, avec les
crédits nécessaires. Un simple coup d'oeil, sur la carte
ci-contre, montrera dans quelle infériorité nous étions en 1922.
Cette situation, qui n'a guère ou point varié, ne serait
qu'incompréhensible si, par certains côtés, elle n'était pas
inquiétante. On remarquera, et non sans un sentiment
d'humiliation, que dans l'organisation topographique nous
n'occupons que l'avant-dernière place, la dernière étant tenue
par le Portugal
Notre inertie, en la matière, provient sans doute de la
croyance, où l'on est communément, que la cartographie de la
France intéresse exclusivement l'armée. C'est une erreur
absolue. La carte est essentiellement un facteur, si elle n'est
le principal facteur de la prospérité bien comprise d'un pays.
On verra bientôt que cette affirmation repose sur les
témoignages les plus autorisés, et sur des argument:
irréfutables.
Et d'abord l'armée qui, évidemment, ne peut pas plus se passer
de la carte que le navigateur de la boussole, n'est-elle pas
elle-même, au fond, la gardienne de la fortune publique ? Des
idéalistes, on ne l'ignore pas, parlent volontiers de supprimer
l'armée. C'est une chimère, généreuse sans doute, mais qui
restera une chimère tant que les menaces de guerre n'auront pas
complètement disparu de l'horizon politique. Jusqu'à ce moment
désiré par tout le monde sans exception, la raison veut que l'on
songe à parer des coups qui peuvent être mortels. Et cette
préoccupation ne se rattache-t-elle pas directement à l'économie
nationale ? N'est-ce donc pas maintenir la richesse du pays que
de s'outiller pour, le cas échéant, perdre le moins possible
d'hommes producteurs de main-d'oeuvre; pour conserver - qui sait
? - une province qui représente des millions d'impôts ?
A ces considérations, qui ne sont certes point négligeables,
viennent s'ajouter les plaidoyers qui, depuis plus d'un siècle,
ont préconisé, dans l'intérêt général, l'établissement de levés
topographiques, destinés à la confection d'une carte
parfaitement lisible, et utilisable par tous les services
publics. Et contrairement à ce qu'on pourrait croire, ce ne sont
nullement les militaires qui furent les instigateurs ardents de
cette oeuvre nationale.
En 1817, l'illustre savant Laplace affirme « Les résultats de
cette grande opération intéressent à la fois les administrations
civiles et militaires ainsi que les sciences. » Les suggestions
répétées de Laplace ne furent pas entendues. Reprises, à
diverses époques, par d'éminents géographes civils, elles ne
rencontrèrent que l'indifférence.
Plus l'agriculture et l'industrie firent de progrès, et plus
s'accentuèrent les besoins d'une cartographie favorable au
développement de ces agents primordiaux de la richesse. On lit
dans l' EXPOSÉ DES MOTIFS DU PROJET DE LOI PRÉSENTÉ AU MINISTRE
DES FINANCES, LE 9 MAI 1901 :
« Il s'agit (avec une grande carte) de donner aux ingénieurs la
possibilité d'étudier avec certitude les projets de routes, de
canaux, de chemins de fer, d'exploitations diverses... Il s'agit
de faciliter les études d'adduction d'eau, si intéressantes au
point de vue de la santé publique, les études de drainage,
d'aménagement des pentes qui intéressent au plus haut point
l'agriculture, les travaux de l'Administration des forêts pour
l'extinction des torrents, etc., etc. Qu'il s'agisse du
développement de notre navigation intérieure ou de mettre en
oeuvre les forces naturelles des fleuves, torrents, etc., toutes
ces études, ayant pour but d'augmenter la prospérité du pays ou
de lutter avec succès contre la concurrence étrangère,
trouveraient dans la carte à grande échelle les éléments des
solutions les plus pratiques. »
La preuve, aussi péremptoire que possible, ne semble-t-elle pas
faite que la puissance productive et financière de la nation est
attachée à l'établissement d'une carte plus grande que celle au
80.000e qui est condamnée par tout le monde ?
En d'autres termes, on peut dire que la question ne se pose
vraiment pas de savoir s'il faut préférer l'obscurité,
l'embrouillement des choses, à la clarté, la netteté des
renseignements dont on a besoin. Non plus, la question ne
seposi1 de contester que le choix d'un terrain, pour telle ou
telle exploitation industrielle, se fera, plus judicieusement et
plus avantageusement, si, d'un coup d'oeil sur un morceau de
papier, l'on voit la possibilité d'amener, sans trop grands
frais, un ruisseau ou une chute d'eau. Ces éléments de force
motrice peuvent exister en un point ignoré ou dans une propriété
inabordable. La carte les indiquera et en révélera l'utilisation
plus ou moins facile, par les déclivités, mathématiquement
données par la configuration topographique du sol.
Devant l'importance, pour ainsi dire capitale, de la carte au
50.000e, on se demande avec stupéfaction comment il se fait que
les pouvoirs publics n'en ont pas encore ordonné la réalisation
avec toute la diligence possible.
A cette interrogation que répondre, si ce n'est que la question
intéresse médiocrement le Parlement, étant de celles qui ne
passionnent pas la masse des électeurs ?
A la vérité, une sorte d'impulsion a été donnée aux services
compétents, depuis 1901. Mais sait-on combien de temps il
faudrait pour achever le travail, sur les bases adoptées alors ?
Environ trois siècles... ! Une échéance pareille dispense de
tout commentaire.
Assurément, l'entreprise, de quelque manière qu'on l'envisage,
exige, par sa nature même, un assez grand nombre d'années qui se
peut difficilement abréger. En premier lieu, se présente la
question du recrutement des collaborateurs idoines. Ceux-ci
devront être formés à l'école des soixante professionnels,
environ, qui constituent l'ossature, s'il se peut dire, du
Service géographique. On ne saurait évaluer à plus de trois ou
quatre cents le contingent des sous-officiers qui répondraient à
un appel fait dans l'armée. Ils se rencontreraient évidemment
parmi ceux qui se sentent une vocation pour les carrières de
géomètres privés, dessinateurs, agents de travaux publics,
etc... Ces sous-officiers seraient sans doute séduits par la
perspective de faire un apprentissage sérieux et gratuit, sous
tous rapports. Une fois rentrés dans la vie civile, on les
aurait, en cas de mobilisation, tout prêts à encadrer les
équipes topographiques, dont on a vu, au cours de cette étude,
la coopération brillante et indispensable en temps de guerre.
Avec le personnel ainsi composé, on doit estimer qu'un délai de
vingt années suffirait pour doter la France du magnifique
instrument de travail et de défense, dont l'utilité a été si
bien comprise par les étrangers. Naturellement, les soins des
sections topographiques se porteraient d'urgence sur les
contrées de notre territoire qui réclament le plus d'attention,
aux divers points de vue militaires, agricoles, industriels et
commerciaux.
Pour obtenir ce résultat, si désirable à tous égards, quelle
somme d'argent devrait-on engager ?
Étant donné qu'il n'y aurait à faire aucun frais de premier
établissement, puisque les instruments nécessaires et le
matériel d'exploitation existent au Service géographique, la
dépense annuelle serait, au maximum, de trois millions et demi.
Ainsi pour trois millions et demi, somme presque infinitésimale
par rapport au budget formidable que nos représentants votent
tous les ans, pour trois millions et demi, pendant vingt ans,
soit, au total soixante-dix millions, on donnerait à la France
un des principaux éléments de sa sécurité. On lui fournirait en
outre les moyens de développer, à l'instar de ses voisins,
l'agriculture, l'industrie, le commerce, voire le tourisme par
une viabilité intelligemment perfectionnée.
Mettre en regard la somme annuelle, relativement modique, de
trois millions et demi, et les avantages exposés ci-dessus,
c'est, pensons-nous, décider, sans hésitation ni délai,
l'établissement de la carte au 50.000e.
(1) Correspondance
de Napoléon Ier, t. X, p. 31.
(2) Correspondance de Napoléon Ier, t. XIX, p. 327.
(3) Archives historiques du Dépôt de la Guerre A. II. Colonel
BERTHAUT, Les Ingénieurs-géographes militaires, 1624-1831, t.
II, p. 120.
(4) Vie de Planât de La Faye, officier d'ordonnance de Napoléon
1er, p. 135.
(5) Générai von KÜHL ex-chef d'état-major de la 1re armée, Le
Grand État-Major allemand avant et pendant la guerre mondiale.
Traduction du général Douchy, p. 66.
(6) Victor GIRAUD. Revue des Deux Mondes, du 1er août 1921.
(7) Sur l'organisation de la 4e armée, voir le journal L'horizon
numéro de novembre 1925.
(8) Erich LUDENDORFF, Souvenirs de guerre, T. II, p. 284 et
suivantes.
(9) General Feld-Marschàll von HINDENBURG, Aus meinem Leben, p.
340.
(10) Colonel BERTHAUT, Les Ingénieurs géographes, I, p. 183.
(11) Service géographique.
(12) Chef du Bureau topographique de guerre. |