Le Pays lorrain -
1935
Procès et exécution de
Christienne Simon, sorcière à Domjevin (1607)
De 1570 jusqu'aux environs de
1630 et même 1640, la région lorraine a vécu sous la hantise du
démon. Rares ont été les localités, sises en terres d'évêchés,
non moins qu'en terres ducales, où la rumeur publique n'ait pas
désigné tel sorcier, telle sorcière, où n'aient pas été
prononcés - avec quelles récitences! - les mots de vénéfices et
de maléfices. A tous les étages de la société, une mortelle
inquiétude a secoué les plus fermes caractères.
Mais le duc Charles III veille à défendre ses honnêtes sujets.
Il a choisi en 1580 pour « enquêter et procéder » dans toute
l'étendue de ses Etats, sur le crime de sorcellerie, un homme
intègre, savant et énergique, le procureur général Nicolas Remy.
Nicolas Remy cesse ses fonctions au début du XVIIe siècle avec
la conscience tranquille du devoir accompli (il aura fait
allumer quelque mille bûchers) ; mais l'impulsion qu'il a
donnée, lui survit jusqu'aux alentours de 1640 (1). Son exemple
a suscité en particulier un zèle infatigable dans la personne du
procureur fiscal du comté de Blâmont résidant à Lunéville,
messire Dorin. Messire Dorin n'hésitera jamais à requérir dans
le sens de la plus stricte rigueur.
Les jugements et sentences étaient remis à la discrétion du
Tribunal des échevins séant à l'Hôtel de Ville de Nancy, mais
dans le comté de Blâmont qui, après sa réunion, avait conservé
son administration séparée, les criminels étaient conduits à
l'Auditoire de la petite capitale, qui instruisait et condamnait
sous réserve de l'approbation de Messieurs de Nancy.
Durant la période héroïque, le démon de Lorraine, Passavant,
Jolibois, maître Persin, Persil, Napnel ou Saute-Buisson, comme
il se nommait lui-même, s'introduisait dans les villes et dans
les bourgs - deux sorcières sont brûlées à Lunéville en 1572 et
1573, deux autres à Blâmont en 1598 - mais, de préférence, il
fréquentait les campagnes. Sans doute y rencontrait-il des âmes
moins prévenues, des passions plus sombres : sans doute aussi y
trouvait-il plus facilement des lieux écartés propres aux
sabbats nocturnes.
C'est ainsi que le petit village de Domjevin (2) au comté de
Blâmont, seigneurie mi-partie de Monseigneur le Duc et de
Monsieur d'Haussonville, fournit à la justice sur un espace de
23 ans (1591 à 1614), 13 sorcières et 3 sorciers. L'une de ces
malheureuses avait nom : Christienne Simon, « femme à Demenge
Fenal ».
Dans la matinée du 10 juillet 1607, une rumeur de curiosité et
d'émotion attire sur le pas de leurs portes les gens du faubourg
de « Paga » (3). On a vu passer, monter, puis tourner vers la
rue Haute la « Justice » du comté de Blâmont : le sieur prévôt
Claude Séard, le Maître échevin Didier Georges, l'échevin
Nicolas Maffroy, le sergent Jean Danjou et le tabellion faisant
fonction de clerc-juré Jean Thiebault. La compagnie se rend chez
le maire Jean du Pont pour l'informer officiellement du but de
sa démarche. Le maire ne manifeste aucune surprise : car c'est
lui qui, sous la pression de la communauté, a décidé de tout ce
mouvement.
Le 14 juin dernier en effet, il a composé et adressé au duc
Charles III la supplique suivante :
A Son Altesse.
Votre très humble et très obéissant serviteur. donne très humble
advertissement à Son Altesse de plusieurs plainctes, doléances
et lamentations que luy sont faites par plusieurs des habitants
dudit Dompgevin touchant certains accidents, plainte de
vénéfices, de sortilèges sur personnes et bétail.
Les ungs ayant eu trois chevaux mort pour ung jour, d'autres
deux ou perte très grande de bétail rouge, qui ne se pourrait
nombrer. Attribuant ces accidents à plusieurs des descendants
des six femmes que cy-devant (sont environ quatre audit Domjevin)
avoient été exéquutées à feu pour sortilèges tant à Blamont qu'à
Dompgevin. Et particulièrement ils soupçonnent grandement (une)
que nomme Crestienne Simon, femme à Demenge Fenay, demeurant en
la Seigneurie de Votre Altesse. Sur lequel présent
advertissement, il plaise à Votre Altesse vouloir prouvoir voir
des remèdes convenables : que par votre Prévot au lieu de
Blamont il soit informé préparatoirement contre Crestienne et
autres et ordonné comme de raison pour le soulagement du public.
En conséquence le Conseil ducal ordonnait le 15 juin 1607 au
procureur fiscal du comté, le sieur Dorin, siégeant à Lunéville,
de poursuivre l'affaire. Celui-ci en avait averti le 5 juillet
suivant le prévôt Claude Séard qui aussitôt avait invité le
maire Jean du Pont à désigner des témoins. La liste en était
longue : treize hommes et sept femmes.
Sitôt arrivé dans le village, le sergent Jean Danjou porte au
domicile de chacun sa convocation. Et comme les opérations
doivent durer, - en fait elles dureront deux jours, - on
s'entend pour les repas avec le tavernier Jean Ga. Dîner et
souper coûteront ensemble 2 francs 90 par tête.
Les témoins se présentent, disent leur âge. Sur l'invitation du
prévôt, ils prêtent sur les Saints Évangiles le serment de «
dire et dépposer la vérité ». Puis guidés, soutenus, encouragés
par les enquêteurs, ils laissent libre cours à leurs terreurs,
et leurs rancunes aussi. Par l'accumulation des détails ils
arrivent à donner corps à cette redoutable accusation de « bruit
commung », selon laquelle Christienne Simon, la « Noire
Chrétienne » femme à Demenge Fenal, se livrait à de mystérieuses
et malfaisantes pratiques.
La famille qui met le plus d'obstination à poursuivre la
prévenue est celle des Niclaus : Demenge le père, Catherine sa
femme, Jean son fils, Jeanne sa fille, Nicolas, son frère. Les
Niclaus se prétendent les victimes d'une rancune ayant pour
origine un mariage manqué. Le frère de Christienne, disent-ils,
Jean Simon, après avoir fait la cour à Jeanne aurait été
piteusement éconduit. D'où « hayne et inimitié », et surtout :
agissements, de la part de Christienne, qui devra répondre d'une
étrange maladie survenue à la fiancée rebelle, de la mort de
deux chevaux, et de l'indisposition d'un troisième.
D'abord l'affaire de la jeune fille. Christienne commence par
l'appeler : « Petite bougresse », en lui jetant une « ételle » à
la tête. Puis un jour, l'ayant priée de venir l'aider à chasser
des « ozons » (petites oies) « derrière Pégea », elle lui donna
une terrible frayeur. Dès lors, Jeanne Niclaus devint «
doubtante » (craintive). « Le soir même, estant couchée elle, se
leva toute ésperdue, s'écriant après ses père et mère, disant
qu'elle doubtait et ne voulut point alors retourner dans son
lit. Elle resta couchée huit jours, disant des propos
frénétiques. Depuis elle fut perturbée à chaque renouvellement
de la lune; et quand le mal la voulait délaisser, elle semblait
qu'elle fût aux sanglots de la mort ». On la conduisit en
pèlerinage à Vergaville; puis par trois fois à Saint-Nicolas, où
des religieux Ambrosiens passaient pour guérir les sorts (4).
Un religieux reçut la malade au premier coup de vêpres : la fit
mettre à deux genoux dans le choeur de l'église, « usa sur elle
de quelques invocations » et lui demanda si elle sentait quelque
chose remuer en son corps. Jeanne répondit qu'elle sentait un
morceau qui lui montait de l'estomac vers la bouche. L'exorciste
continua ses invocations et « s'enquit derechef si elle sentait
encore quelque chose », sur quoi ladite fille répondit que «
ledit morceau estoit descendu au ventre ». Aussitôt le
spécialiste déclara au malheureux père que sa fille était
ensorcelée, et que le ou la coupable pourrait bien « les ruyner
s'ils n'y mettaient ordre » : il ajouta que cette personne
habitait tout près de leur logis. Demenge Niclaus mit aussitôt
le doigt sur la « noire Chrétienne ».
Peu après survint l'affaire des chevaux. Demenge avait confié
trois bêtes de son écurie à son frère Nicolas qui les faisait
paître à la « Basse des Grands Preys ». C'était le soir : le
soleil était couché depuis une heure. Tout à coup, Nicolas
aperçoit une femme qui traverse le petit troupeau, écarte les
animaux en les prenant par les crins et leur secoue quelque
chose sur le dos. Puis la femme s'approche de Nicolas qui
reconnaît Christienne. Elle lui donne le bonsoir, lui dit
qu'elle revient du « Bastant de Manonviller » et lui montre avec
des signes de peur un petit chien noir qui aboyait rageusement.
Quand elle fut passée Nicolas, n'entendit plus le chien.
Les deux chevaux saupoudrés par la main de Christienne tombèrent
aussitôt malades et moururent huit jours plus tard. Le troisième
devint comme « frénétique ».
Demenge le conduisit à Raon-l'Etape pour lui trouver remède. Or,
en partant, il rencontra Demenge Fenal, mari de la prévenue qui
affirma que la bête guérirait.
Qui donc avait si bien renseigné l'officieux ami, sinon l'auteur
du mal, c'est-à-dire sa propre femme ? Et pour la seconde fois,
Demange entendit tinter à son oreille le nom de Christienne (5).
Succédant à la tribu des Niclaus, qui ont déposé les uns après
les autres, voici que se présente Henry Munier, dit le Clerc,
âgé de 30 ans. Au cours d'une dispute avec Demenge Fenal, mari
de la prévenue, déclare-t-il, ils s'étaient mutuellement lancés
des propos injurieux. Or, peu après, un de ses chevaux devint
malade. « Il semblait enragé. Une nuit qu'il se démenait dans
son étable », mari et femme se relevèrent pour aller voir ce qui
se passait. Mais aussitôt l'animal vint droit à la femme,
heurtant de sa tête la lumière qu'elle tenait allumée, «
tellement qu'il l'esteignit. De quoy ladite femme eut une telle
épouvante qu'elle en tomba à la renverse et fut alitée l'espace
de six semaines, à telle extrémité de maladie que l'on jugeait
de la mort ».
Henry le Clerc était sur le point d'aller trouver une
devineresse quand il apprit que Christienne avait apporté chez
lui cinq oeufs dont un cassé ; sur son avis, sa femme mangea ce
dernier et le cinquième jour « retrouve sa verte santé ». D'où
soupçons contre ladite prévenue, qui aurait causé l'agitation de
son cheval, la maladie de sa femme, et procuré ensuite à cette
dernière sa guérison.
Jean le Clerc parle aussi d'un cheval mort et d'une « rouge bête
à cornes » qui commit l'imprudence en revenant des champs « de
manger quelques pailles comme bestes font dans le paier du logis
de ladite Christienne, laquelle beste ne fut sy tot rentrée dans
son estable, qu'elle devint malade, et nonobstant tout remède,
mourut».
Pierson Nicolle s'est battu « au bal » avec Demange Fenal; il
reçoit des menaces de Christienne. A quelques jours de là une de
ses génisses devint malade, il fallut l'écorcher.
Fransatte, femme à Didier Estienne, qui reconnaît avoit fait
quelques médisances contre Christienne en sarclant un champ de
lentilles et qui fut mystérieusement entendue par cette
dernière, elle le sait, a perdu trois chevaux en trois jours.
Laurent Bougenotte, de Bénaménil, rapporte les propos et la
triste aventure d'un petit gars de 8 ans, Claudon Bennay, qui
avait été au service de Demenge Fenal.
Claudon Bennay aurait entendu, au cours d'une scène de ménage,
Demenge crier à sa femme « qu'elle lui donnerait bientôt un fils
du diable ». Quelque temps après, comme ledit Claudon revenait
de Nancy sur le char de son maître en compagnie du maire Jean du
Pont et autres, il aperçut Christienne en la plaine de
Lunéville; aussitôt il se mit à crier : « En voilà une des
Génoches! » Jean du Pont et feu Pierson voulurent le faire
taire, mais le petit gaillard répétait à tue-tête : « Génoche,
Génoche ! »
Or, peu après, Claudon gardait les chevaux dans la prairie : les
eaux étaient débordées. L'une des bêtes se séparant des autres «
tira vers Fréménils ». Le petit commis sauta sur le premier
cheval qui se trouvait à sa portée pour rejoindre le fuyard.
Mais aussitôt sa monture se mit à courir, à sauter, et
finalement le déchargea dans la rivière où il se noya.
L'accident fut regardé comme une vengeance de Christienne.
Bastienne, femme de Nicolas Simonatte, non sans faire état de la
mort subite d'une vache, se plaint surtout d'un « mauvais air »
que lui aurait jeté la prévenue.
Le soir même « ses yeux commencèrent à distiller avec abondance.
Elle ne put ni veiller, ni filer, et, depuis, lui survint un mal
tout le long de son corps qui devint jeté et enflé. » Elle
s'alita. Alors la prévenue se présente dans son logis et lui
donna du « cabri », dont elle mangea. Immédiatement elle entra
en convalescence et fut guérie de sa soif.
Les autres témoins ne font que confirmer les précédentes
dépositions et traduire l'opinion générale qui attribue à
Christienne la qualité de sorcière depuis trois, sept ou huit
ans. Seuls, Jean Dediat et Lucie Nicolle s'abstiennent de
charger l'inculpée. « Il ne savent rien, ils n'ont jamais
soupçonné aucun mal ». Mais qu'est-ce qu'une minorité de deux
sur vingt ? En définitive, et non sans apparence, Christienne
portait la responsabilité de sept chevaux et deux vaches qui
périrent sans cause explicable, d'un petit domestique qui se
noya, de trois femmes qui souffrirent d'étranges langueurs, «
desquelles femmes deux recouvrèrent la santé par l'intervention
même de la prévenue, le tout avec grave soupçon de vénéfices,
sortilèges, maléfices. » Le mari même, Demenge Fenal, ne
paraissait pas absolument net de toute complicité.
Aussi, la « Justice » du Comté suffisamment alarmée fait
aussitôt adresser le rapport, rédigé sur place par le
clerc-juré, au procureur fiscal de Lunéville. Messire Dorin
répond le 13 juillet 1607 en ordonnant l'arrestation de
l'inculpée et son internement à Blâmont ; pour « l'ouyr par sa
bouche, sans ministère d'avocat, et la confronter ensuite avec
les déposants ».
Le lendemain 14, Christienne est donc enlevée à sa maison; sous
bonne garde, elle est conduite à Blâmont, puis enfermée dans une
des chambres des prisons criminelles du château. Le soin de son
entretien est confié au sergent, Jean Danjou, qui dépensera pour
ses repas 3 gros par jour.
Le 26 juillet la prisonnière, extraite de son cachot, est amenée
à l'auditoire devant la même commission qui a présidé aux
premières informations : Claude Séard, Pierson, Flavenot, N.
Meffroy, et le notaire Jean Thibaulx.
Cette séance est destinée au premier interrogatoire, à «
l'audition de bouche ». Elle est d'importance, car l'accusée y
va défendre sa vie, et la défendre seule.
Christienne répond d'abord qu'elle a 32 ans; que son père, le
maire Simon, est mort depuis 20 ans, ayant toujours vécu «
chrétiennement et catholiquement », que sa mère Christienne
Jadot a été exécutée à Blâmont il y a quatre ou cinq ans « pour
crime de sortillèges, à ce qu'elle a entendu» (6). Cependant
Christienne assure que, « si sa mère a été mal conseillée pour
cela, jamais elle ne lui a montré le mauvais exemple, elle l'a
toujours conseillée de bien faire et vivre en la crainte de
Dieu, et, par aucun acte et aucune parole, lui a laissé
soupçonner qu'elle fût sorcière ». Personnellement, elle « n'a
jamais vu aucun Malin qui se soit présenté à elle pour lui nuire
et la solliciter à mal faire. Ne sait pourquoi elle est
prisonnière. A bien entendu qu'aucuns voulaient prouver qu'elle
n'était femme de bien, d'où les officiers étaient venus
l'appréhender. Ah! s'écrie-t-elle, mon Dieu me fera-t-il la
grâce que l'on congnoisse la vérité de mon fait, autant que je
la sçait ?... Si on me congnoissoit, je ne serais pas détenue
comme je le suis ».
Les juges ne semblent pas touchés ni par cette simplicité, ni
par cette piété; ils serrent leur interrogatoire tout en
remarquant que la prévenue pleure sans pouvoir « jetter aucune
larme ».
Christienne enfin veut bien avouer qu'elle a « eu haine et
inimitié contre un de Domjevin, ce qui est la cause de son
malheur »; mais ce « méchant homme et larron » devrait bien se
tenir, car une de ses cousines a été brûlée comme sorcière et
une tante de sa femme a été accusée.
Demenge Niclaus, car c'est lui, lui attribuait depuis deux ans
la mort de deux chevaux. Fatiguée de ce soupçon, elle l'avait
fait citer devant le procureur fiscal de Lunéville. Demenge
avait juré « en se donnant au diable » qu'il n'avait tenu ce
propos. L'affaire en était restée là. Pouvait-il en être
autrement ? Car jamais, elle, Christienne, n'a touché les
chevaux de Niclaus : elle n'a pas insulté sa fille en l'appelant
« petite bougresse »; elle ne lui a pas jeté d'ételle, elle ne
l'a pas fait venir avec elle derrière Paga pour chasser les
ozons. « Le papier se laisse écrire, achève-t-elle; elle sait
qu'on y met bien des menteries ». Quant à la maladie de Jeanne
Niclaus, elle ne l'a pas ignorée, mais n'en connaît pas
l'origine. Apprenant que les parents allaient conduire la jeune
fille à Vergaville, elle a tout simplement remarqué « que, s'ils
pensaient que ce fût sorcellerie, ils ne devaient pas y aller.
D'où ils l'ont appelée méchante, ajoutant qu'ils tâcheraient
bien de lui causer un malheur. »
A ce moment, on sent que Christienne s'énerve, qu'elle se laisse
emporter par son ressentiment. Sans prendre le temps de
discerner, elle se met à nier d'une façon trop évidemment
systématique l'empoisonnement des trois chevaux de le Clerc, la
guérison du troisième cheval de Niclaus, l'histoire des cinq
oeufs, dont un cassé, offerts à Jeanne Niclaus, l'affaire des
commérages de Bastienne Simonatte et de la femme à Nicolas
Gossat.
Elle nie sa présence sur la route de Lunéville où elle aurait
subi les insultes du petit domestique Claudon Bennay, car à ce
moment, assure-t-elle, « elle mettait du pain au four avec son
mari ». Elle nie la part qu'on lui attribue dans la maladie de
Simonatte, dont elle accuse une femme de Domjevin.
L'interrogatoire de Christienne touche à sa fin. Avant de le
clore, les juges « admonestent la prévenue de venir en remord de
conscience, de renoncer au diable et à ses satellites, prenant
Dieu pour son maître et protecteur, et de venir en pure et libre
confession de son délit et méffait, sans attendre plus grande
rigueur de justice pour l'y contraindre ». Christienne répond «
qu'elle ne peut renoncer au diable qu'elle n'a vu ni accepté;
qu'elle n'a jamais eu que le Bon Dieu pour maître. Enfin,
cependant, elle profère qu'elle renonce au diable et prend Dieu
pour maître et protecteur. Mais elle maintient qu'elle a dit en
tout la vérité; qu'elle n'est pas sorcière, mais femme de bien;
priant Dieu qu'il Luy plaise que la vérité s'en puisse connaître
».
Insensibles à ces protestations, les juges lui recommandent de
nouveau « de se bien adviser et préparer pour autre fois », puis
ils déclarent l'audition de bouche terminée. Christienne à
l'instant est reconduite dans sa prison.
Cette seconde réclusion dure 15 jours.
Le 9 août, Christienne comparaît de nouveau à l'auditoire devant
les sieurs de Justice - et, si l'infortunée a fondé quelque
espoir sur sa réputation d'honnêteté, elle va subir une cruelle
désillusion. Dûment convoqués les jours précédents, les vingt
témoins sont arrivés le matin même de Domjevin.
Successivement ils entendent la lecture de leurs dépositions,
prêtent serment, reçoivent toute latitude d'ajouter ou de
retrancher, puis sont mis individuellement en présence de
l'inculpée. Quelqu'un va-t-il céder à l'hésitation du doute ou
de la pitié ? Non, personne ne faiblit, et les voici qui lancent
devant tous les juges réunis, à la face de Christienne, leurs
terribles accusations. Encerclée, isolée, étourdie, Christienne
laisse alors se déverser sa bile.
Laurent Bougenotte, de Bénaménil ? ce n'est qu'un faussaire qui
livre à mauvaise monnaie, un voleur qui a dû payer amende pour
bois dérobé à Ogéviller.
Jeanne, fille de Demenge Niclaus ? une niaise qui avait reçu de
son père sur un billet ce qu'il fallait dire contre elle.
Catherine, femme Niclaus ? c'est plutôt elle qui est sorcière.
Jean Niclaus ? c'est le fils d'un méchant homme, l'ami de Jean
du Pont qui a été pendu en effigie. Pierson Nicolle ? un
incendiaire, qui jadis a menacé un sien cousin de « chasser et
rôtir les rats en son logis », et quinze jours plus tard la
maison brûlait. Jean le Clerc ? il est réputé depuis longtemps
pour sorcier et larron. Annette femme à Henry le Clerc ? « une
larronesse et méchante femme prise à rober du foin sur le pré le
Gal ». Fransatte ? une femme de mauvaise vie, qui s'est
compromise avec un soldat allemand, depuis on l'appelle
l'Allemande. Jean Henry ? Il est accusé d'avoir noyé Didier
Pierson un jour qu'ils revenaient ensemble d'Ogéviller après
avoir bu chez un tavernier; il a poursuivi un homme avec sa faux
jusqu'à la chapelle de Veho en tâchant de le tuer pour avoir sa
bourse. Vautrin Louis ? un larron qui a dérobé dans le moulin de
Blemerey et qui a dû transiger.
Impassible, le clerc-juré Thibaulx note ces virulentes
observations jusqu'après le passage du dernier témoin. Alors, le
récolement et la confrontation sont terminés.
Pour la troisième fois, Christienne reprend le chemin de la
grosse tour du château, tandis que sur la prière des juges, Jean
Thibaulx rédige le procès-verbal qui va partir au plus tôt pour
Lunéville.
Le lendemain, 10 août 1607, le procureur fiscal Dorin formule et
expédie ses conclusions. Ayant vu les différentes pièces du
procès contre Christienne et ses dénégations sur le tout, il «
requier pour extorquer la vérité des charges. que la prévenue
soit condamnée à être mise et appliquée à la torture ordinaire
et extraordinaire.
entendu son âge..., qu'elle soit interrogée, et que le
procès-verbal de sa confession ou dénégation lui soit communiqué
pour y prendre telles formes et conclusions qu'il trouvera
d'équité et de justice ».
Le pli est sans délai porté à Nancy pour être présenté au
Tribunal des échevins (7) : il en revient avec une approbation
signée : Bourgeois, Guichard, de Bernécourt, Regnauldin (11
août) et il atteint Blâmont, où le 20 août il reçoit les parafes
de Didier George, Pierson, Flavenot, Nicolas Meffroy.
(A suivre) E. HATTON.
(1) Pendant l'occupation française les juges sont
invités à tempérer leur sévérité.
(2) Du village de Domjevin ont été exécutés comme sorciers ou
sorcières: un inconnu en 1531; Mengin Lours en 1596; la mère de
Claudon Marchal en 1602; Christienne Jadot, en 1602 ; Clémence
veuve Claudon Marchal en 1603; Christienne femme à Jean Diez
(fin 1603) ; Margo Bergier veuve Colas Leconte (fin 1603) ;
Barbeline femme à Jean Goudot le vieux (13 janvier 1604);
Christienne femme à Nicolas Barret (20 janvier 1604) ;
Christienne Simon (4 septembre 1607); - Ont été relaxés : Jennon
Friot en 1597; Christienne Diez en 1598; Barbeline mère de Jean
Goudot le Jeune en 1604; Gevin Margueson (15 mai 1614); Jean
Goudot (2 juillet 1614).
(3) A 100 mètres au Nord-Est du faubourg de Paga ont été mis à
jour en 1932 dans les terres labourées des vestiges d'une villa
gallo-romaine : fragments de carrelage, débris de vases avec
dessins en relief.
(4) Le duc Charles III, en effet, « ayant vu les heureux effets
des exorcismes faits par les religieux de Saint-Barnabé et de
Saint-Ambroise ad Nemus, de Milan, sur plusieurs personnes qui
avaient été molestées par les sorts, possessions, et obsessions
des malins esprits », leur avait permis en 1604, de fonder un
monastère à Saint Nicolas. (Voir DIGOT, Histoire de Lorraine, t.
II, p. 319).
(5) La crise de « frénésie » se produit dans bien des cas
d'ensorcellements, surtout lorsqu'il s'agit de personnes. Elle
est souvent suivie de manifestations singulières, ainsi qu'il
arrive par exemple pour un jeune homme de Blâmont nommé
Philippe, victime de Didié, veuve Pourlot, qui fut exécutée le
19 juin 1599.
Philippe en se mettant à table perdit tout à coup le sens et
tomba. Pendant neuf jours « il devint comme frénétique Puis,
comme il était veillé par ladite Didié, il reprit non moins
brusquement connaissance - mais il se mit à vomir « des cheveux,
des pierres, des boutons, des escailles de pot de terre, des
tortillons de cheveux et de fille, des cailloux, du verre, des
étoffes de camelot et autres petites brouilleries », et cela
avec « plaincte, tout passionné, en invoquant le nom de Dieu ».
Le prévôt de Blâmont lui-même fut appelé à constater les faits
et en rendit témoignage.
Mais le sort peut n'être pas uniformément défavorable. Certaines
sorcières, par surprise ou de bon gré, se laissent aller
quelquefois à soulager les misères humaines : Hellevix, femme à
Barthelemin le Reistre, de Blâmont, exécutée le 26 avril 1608,
guérit Claudon le Cerf d'un mal de jambe en donnant à sa femme
le conseil suivant : « prendre du rond-bois de chêne, le mettre
au feu, et, lorsqu'il est consumé en charbon, l'éteindre en
l'eau, puis l'envelopper dans un drappeau et le placer sur la
jambe souffrante ». La même Hellevix guérit presque
instantanément de la fièvre en appliquant sur le cou une
grenouille verte.
(6) Le démon semble se réserver certaines familles et vouloir se
créer de véritables dynasties d'affidés qui se perpétuent
surtout de mère en fille. Hellevix, de Blâmont, dont il a été
fait mention précédemment, eut un frère Jean, une soeur Alison
brûlés à Migneville; deux autres soeurs, Jehenne et Didié,
brûlées à Autrepierre; elle-même montera sur le bûcher,
précédant de peu une nièce Jehenne de Nitting - ce sont des
races maudites.
(7) Dès le XVIe siècle, les ducs de Lorraine avaient soumis les
juridictions inférieures du duché au contrôle du tribunal des
Échevins de Nancy (Chr. PFISTER, Histoirr de Nancy, t. I, p. 15
à 158).
Procès et exécution de
Christienne Simon, sorcière à Domjevin (1607) (2)
Les maître échevin et
échevins ordonnent ce même jour de tirer Christienne de sa
cellule et de la conduire dans une des chambres du donjon du
château. Là sont disposés les instruments de torture dont le
maître des hautes-oeuvres de Badonviller, spécialement appelé
(celui de Nancy étant empêché) lui explique le sinistre emploi.
Tout d'abord les grésillons : ce sont trois lames de fer
parallèles que l'on peut rapprocher étroitement l'une de
l'autre, au moyen d'une vis, quand le patient a introduit dans
les intervalles, jusqu'à la naissance des ongles, ses deux
pouces, ses grands doigts ou ses orteils. Puis l'échelle, qui
est bâtie dans la forme ordinaire, mais avec des bâtons
anguleux. A l'une des extrémités est fixé un tourniquet de bois
où s'enroule une corde. On y attache les deux poignets du
patient, tandis que les deux pieds sont maintenus à l'autre
extrémité : le corps est « détiré » progressivement.
A un moment le bourreau glisse sous les reins une pièce de bois
taillée en triangle aigu, il jette de l'eau froide sur la figure
et au creux de l'estomac, relâche brusquement le tourniquet puis
il resserre plus fort.
Les tortillons, ce sont des cordes assez fines qui se lient aux
bras et aux jambes et que l'on tord par le moyen d'une tige de
bois. Enfin le maître des hautes-oeuvres fait remarquer au
plafond la poulie de l'estrapade. Une forte corde s'en déroule
munie d'un crochet. Le patient, pieds et poings liés ensemble
derrière le dos, est enlevé par ce crochet, puis violemment
secoué.
L'inquiétante revue terminée, le bourreau s'efface et les juges
entrent en fonctions. Tournés vers Christienne, « ils lui
remontrent instamment que ce serait le meilleur tant pour le
salut de son âme que pour éviter les peines et tourments de
ladite question, de confesser librement et volontairement la
vérité. » Un instant se passe. Christienne n'a pas ouvert les
lèvres. Alors, les sieurs de justice font un signe à l'exécuteur
des hautes-oeuvres qui s'approche de la prévenue, la fait
dépouiller jusqu'à la chemise et l'asseoit sur l'échelle.
Aussitôt il lui introduit les doigts dans les grésillons. Il
serre, Christienne reprend ses dénégations : « Non, elle n'est
pas sorcière, elle n'a pas été abbusée du Malin, elle est femme
de bien. Que Dieu vienne à son ayde ! » Pas une larme,
remarque-t-on soigneusement, n'est tombée de ses yeux.
Alors l'exécuteur enlève l'appareil des doigts pour le passer
aux pieds : de nouveau, il serre : durant un quart d'heure il
comprime les orteils. Christienne n'avoue pas. Eh ! bien,
employez l'échelle ! L'exécuteur lie des pieds et des mains,
étend un corps, bande le tourniquet, tandis que la voix
insistante et monotone d'un des assesseurs invite la patiente «
à renoncer au diable, à prendre Dieu en ayde et à confesser la
vérité. »
« Jamais, répond Christienne avec force, jamais elle n'eut
affaire avec Satan : jamais elle n'a tué d'enfant ».
L'exécuteur se penche, « il détire jusqu'à un quart de tour, et
rendement ». « A-t-elle vu le Malin ? - Jamais. »
« Pourquoy ne veut-elle pas le renoncer ? » - « Elle ne le peut,
ne l'ayant jamais eu pour maître ; en tout cas, elle le quittait
bien, et priait Dieu de luy être en ayde. Que Jésus, la Vierge
Marie, Madame sainte Anne veuillent guérir son âme; car elle ne
dit que la vérité ».
« Au lieu de continuer à crier ses Jésus (3), répliquent les
juges impatientés et humiliés, ce qui paraît bien destiné à
[les], amuser, elle devrait dire la vérité ». N'est-il pas vrai
qu'en revenant du Bassant de Manonviller, elle prit par les
crins les chevaux de Niclaus ? - Non. - N'est-il pas vrai,
qu'elle a porté à la femme de Henry Munier cinq oeufs dont un
cassé ? - Non. »
Les juges sont déconcertés. Est-ce pitié, ou vague respect pour
tant « d'opiniâtreté » ? ils ordonnent à l'exécuteur de «
délascher la question », et une fois encore, ils essaient de la
persuasion. Mais Christienne « n'y veut rien entendre et desnye
tout comme auparavant ». D'où le tourniquet se remettant à
grincer, « elle est destirée de nouveau, l'espace d'un demy
quart heure ».
Cependant on approche de midi. Les juges se lèvent. Avant de
faire retraite, ils admonestent une troisième fois la prévenue,
ordonnent de la délier et la placent sous la garde de deux
hommes. Puis ils s'en vont se restaurer. Profitant de cette
pause, le maître des basses oeuvres, Etienne Marlier, vient raser
la patiente, afin de dépister « tout esprit taciturne » qui,
trouvant cachette, pourrait lui prêter un appui.
A deux heures prévôt, échevins et notaire reparaissent dans la
chambre de torture : ils renouvellent leur exhortation de n'être
« ni opiniâtre, ni rétif ». Christienne nie toujours.
L'exécuteur lui demande de s'apprêter, la replace sur l'échelle,
la lie et l'étire. Le tourniquet tend les cordes, les bras et
les jambes craquent.
Tout à coup, la malheureuse jette un cri..., elle demande grâce
: « Elle dira toute la vérité». - « Oui, elle est sorcière.
-Depuis quand ? et où le Malin lui est-il apparu ? - Depuis deux
ans. Un jour, elle se trouvait derrière son logis, à l'heure des
vêpres. Un grand homme noir lui apparut et lui dit que si elle
voulait croire en lui, il la ferait riche. Bile l'accepte pour
son maître et renonce à Dieu comme il le demandait. L'homme noir
alors la touche au front pour lui ôter le Saint-Chrême. Il
déclara se nommer Parsin et lui donna, dans une pièce d'étoffe,
ce qu'elle crut être de l'argent mais ce n'était rien. Il lui
donna en outre, dans un papier, deux sortes de poudre : une
jaune pour faire mourir, une blanche pour « garrir », et lui dit
qu'elle en use comme elle voudrait ».
Christienne essaya sa poudre sur une sienne vache blanc poil,
qui mourut; puis sur un veau noir de son frère, Jean Simon, qui
l'avait mise en colère : le veau mourut. Bien que Christienne
eut alors des démêlés avec Demenge Niclaus qui l'accusait de la
mort de deux chevaux, elle ne lui fit aucun mal.
Douze semaines plus tard, le Maître lui apparut une deuxième
fois derrière son logis, puis une autre fois au lieu-dit : «
Dessous la ville », alors qu'elle sarclait du chanvre. Ce
jour-là, Parsin lui fit commettre des actes immoraux et lui
ordonna de venir « au sabbat Et Christienne se rendit au sabbat.
Elle sortit de sa maison à deux heures du matin. Maître Parsin
la rejoignit et l'emporta « ne sait comment » sur la rivière, «
aux grands preys », entre Domjevin et Bénaménil. Là se
trouvaient environ douze personnes (dont trois ou quatre
hommes), toutes voilées d'un masque rouge, et qui « rondoyaient
».
Elle se joignit aux autres « pour faire la grêle ». C'est-à-dire
que toutes frappèrent ensemble l'eau de la rivière avec des
bâtons; et il grêla en partie sur les prés, en partie sur les
champs de la « Haye bény » où les blés « furent quelque peu
gâtés et foudroyés ». Mais bientôt une petite pluie sépara les
assistants; elle se retrouva chez elle « ne sait comment».
Auparavant elle avait accroché son masque à un saule de la
rivière, où elle pense qu'il est encore (4).
L'interrogatoire est interrompu par la nuit qui tombe. Il
reprend le lendemain 21 août dans la matinée.
Christienne reconnaît qu'après la réunion nocturne elle vit
encore son Maître « es jardins » et qu'il lui donna de la poudre
rousse dont elle usa sur la vache, poil fauve, de Jeannon veuf
le Gal. La vache mourut. Une autre fois, estimant qu'elle ne
faisait pas assez de mal, Parsin la frappa sur la joue. Enfin
lorsque les juges commencèrent contre elle leurs informations,
le même Parsin vint la trouver, l'avertit qu'on voulait
l'arrêter; mais lui dit qu' « elle ait bonne bouche », et qu'on
ne lui ferait rien. Il ne vint pas lui rendre visite dans sa
prison. « Et n'ayant, continue le procès-verbal, voulu témoigner
davantage, luy a été avoué délai pour se mieux adviser ».
Les juges s'en allèrent « disner ». Lorsqu'ils revinrent, ils
trouvèrent Christienne à demi-raffermie. « Ne sait rien d'autre,
dit-elle, à recongnaitre que ce que ce matin a déclaré ». Il n'y
a pas plus de deux ans qu'elle s'est donnée au Malin, elle n'a
été qu'une fois au sabbat; elle n'y a reconnu personne, tous
étant masqués.
Les juges menacent; parlent d'une question « plus rude et plus
forte ». Peine inutile... « Qu'on fasse d'elle ce qu'on voudra,
elle ne peut avouer davantage sans blesser sa conscience ». Elle
supplie qu'on lui épargne la question qu'elle ne peut plus
endurer.
Sur un signe cependant l'exécuteur reprend son office : il ne
réussit qu'à lui tirer des gémissements et des protestations: «
elle ne peut confesser davantage, quand on devrait la faire
endurer la question plus de dix jours en suivant ».
Ce que « voyant », les juges ordonnent de délier Christienne,
sur la promesse qu'elle a faite d'en appeler à sa mémoire et de
tout déclarer. Ils la placent sous la surveillance de deux
hommes - et permettent qu'on lui apporte à manger.
Sans tarder, le clerc-juré de Vaulx achève de rédiger le
procès-verbal de « ladite besongne » qu'un courrier s'en va
porter à Lunéville. Le procureur fiscal Dorin se déclare alors
en mesure de tirer ses conclusions. « Ladite sentence,
note-t-il, n'a suffisamment esté extrême. », ce qui a pu «
donner sujet et occasion de taire et céler plus grands et
énormes maléfices ». D'où « il requier qu'[elle] y soit
réappliquée extraordinairement, et au destroit d'icelle, de
nouveau anquise spécialement sur ses complices ». Cependant, «
maintien ledit procureur dès maintenant. que par ses
confessions, elle est suffisamment attaincte et convaincue de
sortilèges. qu'elle soit (en conséquence) condampnée a être
délivrée entre les mains de l'exécuteur de haulte justice du
duché de Lorraine ».
Christienne n'était pas encore informée de la sentence : mais, à
divers indices, devait se douter qu'elle était perdue. Dans la
nuit du 24 août, entre 3 heures et 4 heures du matin, elle
sortit silencieusement de son cachot, ferma la porte, tira le
verrou sur ses deux gardiens, descendit l'escalier, ferma une
autre porte et arriva dans la cour. Elle comptait trouver une
issue vers la ville et profiter de l'agilité de ses jambes pour
se retirer dans un « endroit éloigné où elle ne serait pas
reconnue »; mais « l'aventurière » se heurta aux hautes
murailles du château, elle fut reprise.
Le 28 août elle était reconduite à nouveau dans la chambre de
torture. Les sieurs de Justice, selon le formulaire accoutumé,
recommencèrent leurs exhortations, et avertissements, la sommant
de dire la vérité.
Est-ce un effet de leur éloquence, de leurs menaces ? ou bien
lassitude de l'effort, terreur physique de la souffrance ?
aussitôt Christienne s'abandonne, elle multiplie les aveux. -
Oui, elle s'est donnée au diable et cela depuis quatre ans. Oui,
elle a renoncé à Dieu. Oui, elle a empoisonné les chevaux de
Demenge Niclaus en revenant du Bassant, sur l'ordre du petit
chien noir. Cependant, ajoute-t-elle, quelques-unes de ses
confessions précédentes sont des mensonges, car « elle avait
dans son corps quelque chose qui l'empêchait et l'incitait à
dire des menteries ». « Elle se repentait de tout, et priait de
luy pardonner ». Mais « elle jure et confesse qu'elle n'a
reconnu personne au sabbat, estant tous masqués; et quand ce
serait pour estre dampnée tout à l'heure, ne saurait nommer
lesquels y [a] recongnu. Si elle s'estait enfuye le vendredi 24
dernier, c'est qu'elle avait quelque chose dans son corps qui
l'incitait et qui lui disait qu'il fallait qu'elle sorte et
s'ensauve, elle estait bien repentante ».
Intéressée, la « Justice » presse et varie ses « remonstrances
». C'est en vain; « elle ne peut tirer davantage ». De nouveau,
elle ordonne de laisser Christienne aux mains dé ses gardes;
puis, par les soins du clerc-juré, elle communique « la présente
besongne au Procureur fiscal pour y requérir ».
Dorin déclare simplement « qu'il persiste à ses requises et
conclusions du 22 aoust » et demande l'avis favorable du maître
échevin et échevins de Nancy (30 août 1607).
Ceux-ci estimant Christienne Simon « estre suffisamment
convaincue du crime de sortilèges, pensant y estre matière à
adjuger », confirment la sentence d'exécution sous les
signatures de Bourgeois, Guichard, Gondrecourt (Nancy, le 30
août 1607).
La condamnation est irrévocable. Publication offcielle en est
donnée au moyen d'une proclamation, le 4 septembre, sur ordre
des échevins de Blâmont « par advis, est-il noté, et du
consentement de tous les maires des villages du comté ». Les
biens de Christienne seront confisqués.
Quittant alors l'auditoire, le tribunal au complet, suivant les
instructions venues de Nancy, vient faire à la condamnée une
suprême visite et lui demander si elle persistait dans ses
aveux.
Pourquoi nier alors ? Pour rentrer à la chambre de torture ? La
malheureuse a perdu tout ressort. Elle répond à tout,
affirmativement. Elle ajoute « qu'elle ne désire plus que la
mort, qu'elle a méritée pour punition de ses offenses, pour
lesquelles elle crie humble mercy à Dieu, luy suppliant d'être
miséricordieux et luy pardonner ». Sur quoi les juges prenant
acte de ses bonnes dispositions et repentance, « autorisent
l'entrée d'un homme d'Englise qui devait la consoler et
entretenir en tel état (1) ».
L'ecclésiastique ayant achevé sa mission, l'exécuteur se
présente. Il fait sortir Christienne de son cachot, et l'emmène
hors des portes du château sur une petite place où s'élève une
colonne. Là il lui passe au cou le carcan et la tient devant la
foule l'espace d'un demi-quart d'heure.
Puis il la conduit au lieu « où on a accoustumé à supplicier les
délinquants ». A cet endroit se dressent quatre piliers, en
pierre de taille, hauts chacun de vingt pieds; et disposés en
carré. Dans leur intervalle les aides du bourreau entassent une
cinquantaine de fagots et une demi-corde de bois. Christienne
est portée jusqu'au sommet du tas et liée par une chaîne de fer
à l'un des piliers (5). A l'instant même, le maître des hautes
oeuvres lui entoure le cou d'une cordelette et l'étrangle. Puis
il met le feu à la mesure de poudre déposée sous les fagots.
La flamme monte d'un trait et, dépassant les quatre piliers du
signe patibulaire, submerge le corps dont il ne doit rester
qu'une pincée de poussière : « pour être ars et réduit en
cendres », ordonne la sentence.
Puis, suivant la coutume, les officiers et gens de justice,
quinze ou seize personnes, s'en vont dîner ensemble; et des
miches de pain sont distribuées aux jeunes gens des villages
voisins requis pour faire le guet aux portes de la ville.
Les biens de Christienne furent confisqués et vendus au feu. Le
produit de l'enchère servit tout d'abord à couvrir les frais des
dîners des sieurs de justice, pendant le temps de l'enquête et
le jour de l'exécution.
Dans les semaines qui suivirent furent présentées la déclaration
des dépenses du sergent Jean Danjou qui avait nourri la
prisonnière pendant cinquante jours, qui était allé à Bénaménil
pour « ouyr des témoings », qui avait fait le voyage de
Badonviller pour prévenir l'exécuteur de haute justice, la
déclaration du messager qui avait fait les courses de Lunéville
et de Nancy, celle du maître des basses oeuvres qui avait rasé la
prévenue, celle du maître des hautes oeuvres qui l'avait «
questionné », puis exécutée, celle des gardes qui l'avaient
veillée jours et nuits, celle de l'épicier qui avait fourni les
chandelles, celle du marchand de bois qui avait fourni les
fagots, enfin la note du « salaire » des sieurs de l'Hôtel de
Ville de Nancy et des sieurs de Justice de Blâmont. Ce qui
restait devait échoir aux seigneurs comparsonniers.
Ainsi subit sa peine, « pour crime de sortilèges, maléfices et
vénéfices », Christienne Simon, femme à Demenge Fenal, qui fut
sorcière à Domjevin.
E. HATTON.
(1) Suite et fin. Voir le Pays lorrain, n°
d'octobre 1935, p. 460-467.
(2) Souvent ainsi les « questionnés » appellent le secours du
Ciel. Leurs invocations, leurs gestes témoignent de l'atmosphère
religieuse du temps. « Doux Jésus, Trésor du Ciel ! s'écrie
Jeanne de Nitting quand on la lie à l'échelle .- « Bon Jésus,
Monsieur saint Nicolas, Notre-Dame de Mont-Serra », s'écrira
Jean Goudot, de Domjevin (1614). Quand à Hellevix de Blâmont,
ayant déclaré qu'elle se soumet pour le tout « à Dieu et à
justice », elle se prosterne à genoux, les mains jointes,
lorsqu'elle fait ses aveux au prévôt et à la cour.
(3) Les « sabbats » s'accomplissent suivant un rite à peu près
uniforme. La personne vendue au diable est emportée sur les
épaules du Malin ou sur le dos d'un gros cheval, quelquefois
d'un chien, dont elle tient le poil. Elle trouve en arrivant à
tel endroit trop connu, la fontaine Saint-Martin (à Blâmont), la
Perière (près d'Ancerviller), la côte de Repy (au-dessus de
Raon-l'Étape), le Hault de la Forêt (près de Domjevin), un
certain nombre de compagnons et de compagnes masqués. Après ou
avant une ronde, dont le « joueur de Hauboy » est celui que l'on
devine, après des incantations, pratiques et maléfices destinés
à gâter les récoltes, le groupe se rassemble pour un banquet. «
Bonne chère », mais chère insipide : des épaules de mouton, du «
couchon rôti », des chapons, du bouilli, sans aucun
assaisonnement; on boit du vin fade, ou de l'eau, dans « un
brocq d'étain ». Puis, il arrive, sans que ce soit régulier, que
le Malin se déguise en cheval, se fasse adorer, et se vante
insolemment de son pouvoir sur ses sujets : « Vous me servirez,
en despit de vous ». Dans certains sabbats, ce gros cheval
devient un chat, ou un chien avec des pieds de tortue. Au moment
de la séparation, l'animal enchanté, ne daigne même plus
présenter sa figure - au contraire - et il exige de ses dévots
une singulière forme de salutation. L'ensemble de la scène se
déroule comme dans un songe, sous la lueur pâlote de quelques
chandelles et brusquement la fête s'évanouit.
(4) C'est la première fois qu'en toute cette affaire, apparaît
un ecclésiastique, le procès étant d'ordre purement civil.
L'influence du prêtre qui en confession ne veut que la vérité,
et qui, en son nom, exige parfois de l'accusé une rétractation
de ses propres aveux a mis souvent les juges dans l'embarras.
Mais ceux-ci ont toujours le recours d'une dernière torture.
(5) Quelquefois, à ce moment, le condamné prononce le nom d'un
ou plusieurs complices, ainsi qu'il arriva à Blâmont lors de
l'exécution de Didie Pourlot (15 juin 1599). Elle avait pendant
la question dénoncé la veuve de Didier Vistemberg. Alors qu'elle
était liée au poteau, les juges lui présentent ladite veuve. «
Après plusieurs remonstrances a elle faite de son salut par les
sieurs curés de Blâmont, Igney et autres », les juges lui
demandent si elle la connaissait. « Elle a fait réponse « qu'ouy
qu'elle était telle qu'elle. sur quoy, ayant recommandé son
âme à Dieu, a enduré le supplice de la mort ».
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