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Lettre de cachet et exil à l'abbaye de Domèvre - 1786
 


De nombreux documents évoquent l'enfermement de Grimod de la Reynière à «  l'abbaye de Blamont » en 1786. Il s'agit en réalité de l'abbaye de Domèvre, mais il nous a paru intéressant de relater les détails de cette histoire.

Alexandre-Balthazar-Laurent Grimod de la Reynière (Paris 20 novembre 1758 - Villiers-sur-Orge 25 décembre 1837), est, par son amour de la gastronomie considéré, aux côtés de Brillat-Savarin, comme l'un des pères fondateurs de la gastronomie occidentale moderne.
Mais dans sa jeunesse, ce fils de fermier général, devenu avocat, s'était livré à de nombreuses facéties, particulièrement aux dépens de son père, et publiait tant de satyres et mémoires impertinents qu'il lui était inévitable de s'attirer nombre d'inimitiés.
C'est ainsi qu'il fut arrêté par lettre de cachet en avril 1786, et conduit à l'Abbaye de Domèvre où, pendant près de deux ans jusqu'au début de l'année 1788, il mène une vie tout d'abord agréable et paisible (entrecoupée de visites d'amis et d'escapades autorisées par l'abbé Joseph de Saintignon, général de la communauté), mais qui finira par devenir pesante.

Les documents ci-dessous évoquent ce curieux enfermement de quasiment deux années :
- La Correspondance littéraire de Grimm et de Diderot, évoque en 1786 cet exil dans l'abbaye «  de Blamont » ;
- l'ouvrage «   Grimod de La Reynière et son groupe » en 1877 consacre de longs passages au déroulement de la vie de Grimod à l'abbaye de Domèvre ;
- et pour finir, il nous apparaît nécessaire de retracer le résumé de la biographie agitée de Grimod de la Reynière dans la Biographie universelle des frères Michaud (1839)
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Correspondance littéraire, philosophique et critique de Grimm et de Diderot depuis 1753 jusqu'en 1790. Tome 13
Friedrich Melchior Grimm (1723-1807) et Denis Diderot, Denis (1713-1784)
Éd. Fume (Paris) - 1829-1831


AVRIL 1786.

M. de La Reynière, avocat au Parlement, fils de M. de La Reynière, administrateur des postes, auteur des Réflexions d'un Célibataire sur le Plaisir, de la Lorgnette philosophique, etc. ; mais beaucoup plus connu par le souper célèbre qu'il donna il y a deux ou trois ans, et dont nous eûmes l'honneur de vous rendre compte dans le temps (Tome XI, page 363); maître Grimod de La Reynière enfin a trouvé bon de faire son carnaval cette année aux dépens de M. de Saint-Ange, le traducteur des Métamorphoses d'Ovide. A l'abri trop peu respecté du titre d'avocat, il s'est permis de couvrir cet homme de lettres d'opprobre et de ridicule dans un libelle intitulé Mémoire à consulter et consultation pour maître Marie-Elie-Guillaume Duchosal, avocat en la cour, demandeur; contre le sieur Ange Fariau de Saint-Ange, coopérateur subalterne du Mercure de France, défendeur; avec cette épigraphe tirée de Phèdre : Stultè nudabit animam suam; et pour vignette les armes de La Reynière, supportées par deux chats et entourées des emblèmes de la Justice, de la Liberté, des Muses et de la Folie : Quieti et Musis. La cause intéressante dont il s'agit dans ce Mémoire, la voici :
M. Duchosal, auteur de quelques satires assez médiocres, réclame contre l'injustice qu'on a eue de lui attribuer sérieusement des vers à la louange de M. de Saint-Ange, vers que celui-ci a fait insérer dans l'Almanach littéraire de M. Daquin, et dans quelques autres journaux, sous le nom de M. Duchosal, qui s'était chargé de les lui envoyer. C'est avec tout l'appareil des formes du barreau que maître Grimod de La Reynière demande en faveur de son client la réparation la plus authentique d'une calomnie aussi injurieuse et des dommages-intérêts applicables à oeuvres pies. Il établit, par des preuves convaincantes, 1° que la prétendue épître n'a été faite que pour se moquer du sieur Fariau; 2° que le piège, grossier pour tout autre, a été dressé à dessein, et que son ridicule et bizarre amour-propre seul a pu lui faire donner dedans à plein collier; 3° enfin que les vers ne sont point de M. Duchosal, mais de son ami M. de Ville, trésorier de France de la généralité d'Amiens, qui, piqué de ce que M. de Saint-Ange avait refusé une place dans le Mercure à quelques pièces de sa composition, imagina, pour s'en venger, de lui faire adresser des vers à son honneur et gloire, bien sûr qu'ils seraient d'autant mieux accueillis que la flatterie en serait plus outrée, et que la vanité du sieur Fariau se prêterait à merveille à cette petite mystification. La vérité de ce fait important est justifiée par une lettre même de M. de Ville; et, pour ne pas se méprendre à l'intention que pouvait avoir eue l'auteur des vers, ne suffisait-il pas de les lire? C'est à M. Fariau qu'on dit :
O loi dont la plume hardie
De la Fable à la Comédie
Passe toujours avec succès,
O toi qu'une mâle harmonie,
Et que des accords toujours vrais
Placent en dépit de l'envie
Au haut du Parnasse français,
Sans vouloir outrer la louange
Je puis te faire un libre aveu :
Ovide chantait comme un ange,
Saint-Ange chante comme un Dieu. 


Si maître Grimod de La Reynière s'était contenté de relever le ridicule d'un amour-propre assez aveugle pour prendre à la lettre de pareilles louanges, lui en aurait-on pu savoir mauvais gré ? Non; mais à cette plaisanterie il a mêlé les injures les plus grossières, les personnalités les plus humiliantes; il rappelle les outrages reçus en plein café par le sieur Fariau avec une patience vraiment évangélique ; la terrible colère qu'il en témoigna quelques jours après; ses menaces chevaleresques lorsqu'il se fut bien assuré de l'absence de son ennemi, et l'épigramme suivante qu'elles lui valurent le lendemain.
A un petit poète turbulent, en lui envoyant une épée de bois, par M. Masson de Morvilliers.
Petit roi des niais de Sologne,
De Bébé petit écuyer.
Petit encyclopèdre altier,
Petit querelleur sans vergogne,
Petit poète sans laurier ;
Au Parnasse petit rentier,
Petit brave au bois de Boulogne,
Tu veux en combat singulier
Exposer ta petite trogne ;
Eh bien, nous t'armons chevalier.

Ce n'est pas tout; en jetant de la boue à pleines mains sur le sieur de Saint-Ange, maître Grimod ne s'est pas refusé au plaisir d'en faire tomber des éclaboussures sur quelques autres personnes, entre autres sur M. le marquis de La Salle, auteur de l'Oncle et les deux Tantes;
il avait dit dans le Mémoire que le sieur de Saint-Ange était le premier auteur tombé aux Variétés amusantes ; il se rétracte ainsi dans une note : «  Cet honneur appartient à un sieur de La S***, qui se qualifie de marquis chez les auteurs, et d'auteur chez les marquis, dont on vient de jouer à la Comédie Française une rapsodie en trois actes, moitié vers et moitié prose, formée de deux chutes et de sept plagiats, etc. »

L'ordre des avocats, indigné avec raison de voir qu'un de ses membres, sous le titre de Mémoire, eût osé imprimer un vrai libelle, se disposait à le rayer du tableau; le sieur Fariau de Saint-Ange a voulu lui intenter un procès criminel; M. le marquis de La Salle a menacé d'en faire une justice plus prompte. Pour le soustraire à la censure des avocats, aux poursuites du Châtelet, aux coups de bâton du marquis, la famille a obtenu une lettre de cachet qui l'exile dans l'abbaye de Blamont, à quatre lieues de Nanci. Ainsi s'est terminée la nouvelle facétie de maître Grimod de La Reynière. 


Grimod de La Reynière et son groupe : d'après des documents entièrement inédits
Gustave Desnoiresterres (1817-1892)
Ed. Didier (Paris) 1877

«  Le bruit court, ajoutent les mêmes mémoires, à la date du 19 avril, que M. de La Reynière a été enlevé Jeudi dernier par lettres de cachet et conduit dans une maison de moines. Double injustice: en ce que d'abord celle punition n'est pas légale; ensuite, en ce qu'elle le soustrait aux réparations qu'a droit d'en exiger M. de Saint-Ange. » Ce que les Mémoires secrets donnaient comme un on dit était un fait très positif, qu'ils confirment, du reste, quelques jours a près (27 avril) : «  M. de La Reynière fils est décidément enfermé dans une maison de moines à Mérinville, auprès de Nancy. C'est le Lundi Saint qu'Il est parti, On est fâché de ce coup d'autorité, qui n'a pu se frapper sans la participation de M.. de Malesherbes, oncle par sa femme du jeune homme, et qui, dans les principes de justice et de liberté, auroit dû s'y opposer. » C'était en parler bien à son aise. La famille n'avait que ce moyen de soustraire cet écervelé à la censure de ses confrères, aux poursuites du Châtelet, aux violences du marquis de la Salle ; elle eut recours en définitive à des mesures fort en usage à cette époque. Loin de blâmer M. de Malesherbes, si ces mesures de rigueur eussent été effectivement son ouvrage, nous estimons qu'il aurait agi sagement en épargnant aux. siens le scandale d'un procès ridicule par le fonds mais dont l'issue ne laissait pas d'avoir une certaine gravité. Toutefois, M. de Malesherbes parait s'être abstenu, et son neveu fuit retomber la pleine responsabilité de ce coup d'autorité sur le «  ci-devant baron M. Le Tonnelier de Breteuil, ministre à cheval, qui, comme l'on sait, n'aimoit pas plus la littérature que la liberté ». Le ton de ces paroles amères indique assez leur date. Mais Grimod n'avait pas plus pardonné en 1792 qu'au moment de son arrestation, et il n'articulera jamais ce nom de Breteuil, sans emportement, ni colère.
Nous avons les détails les plus circonstanciés et les plus curieux adressés par le captif lui-même au seul ami auquel il croie pouvoir se confier, qui prendra sa défense auprès de ses parents et tentera de les fléchir, sans grand succès, il est vrai. Les réponses de l'auteur du Paysan perverti nous manquent, et, bien que les longues et virulentes épîtres de La Reynière fassent deviner leur contenu, nous en regrettons la perte. Les Mémoires secrets parlent de Mérinville ou plutôt Maréville, qui était une maison de force près de Nancy, ils se trompent, et ce fut à Domèvre que fut renfermé Grimod; mais cette erreur fort concevable faillit devenir une vérité, comme on verra plus loin.
La Reynière resta près de cinq mois sans donner signe de vie, comprenant sans doute que ce qui pouvait lui arriver de plus heureux était d'être oublié de ceux qu'il n'avait que trop occupés jusque-là de ses frasques. Sa première lettre à Rétif de la Bretonne, est du 20 septembre, et se ressent du désordre de ses idées, de l'état de son âme, de l'existence nouvelle qui lui était faite. Peu respectueux, et peu tendre envers les auteurs de ses jours, il s'expliquera sur leur compte avec une aigreur mêlée de mépris qui vous glace.
[...]
L'exilé n'avait eu, tout d'abord, qu'à se féliciter des bons chanoines qui lui avaient été donnés comme gardiens. Leur douceur, leur bienveillance éclairée ont apaisé comme par enchantement les tempêtes qui s'amoncelaient dans son sein. «  Toute la maison est aux petits soins avec moi, ce sont des égards, des attentions, des témoignages d'intérêt continuel ; ce qui semble s'accroître, loin de se ralentir. Hélas, le temps que je passe ici sera peut-être le plus heureux de ma vie. » Près de dix mois se sont écoulés dans celle réclusion, que les religieux ont su transformer en un séjour de calme et même de félicité. Cette paix intérieure ne l'abandonne que devant l'appréhension des intrigues dont il se croit être l'objet. Ceux. qu'il pensait lui être le plus attachés s'étaient tournés contre lui, à commencer par M. de Beaumarchais, l'homme qu'il avait le plus aimé et admiré. [...] A l'entendre, Beaumarchais aurait persuadé à sa famille de le retirer d'une maison où il ne reviendrait jamais à résipiscence, et de le transférer à Maréville «  où l'on enferme les fous et les scélérats soustraits à la justice. » Si le ministre, avant de lâcher l'ordre, n'eût pris l'avis du maréchal de Stainville, alors à Nancy, qui lui-même en référait au Général, la Reynière serait déjà dans cette épouvantable prison n'attendant plus la fin de ses maux que de l'excès de son désespoir. «  Voilà ce qu'a fait M. Beaumarchais ; et vous voulez que je le regarde comme mon ami ».
Cette fois, Grimod n'est que trop bien renseigné, et Beaumarchais, cédant aux supplications de la famille qui comptait peu sur une conversion, avait en effet sollicité du ministre de la maison du roi le maintien de la lettre de cachet. Restait à savoir si ce qu'on envisageait à Domèvre comme une trahison n'était pas, dans la pensée de Beaumarchais, l'ami du père comme du fils, un acte des plus nécessaires et que les circonstances avaient rendu obligatoire. Encore un coup, Grimod ne se dit pas que tout un passé terrible se dresse contre lui et parle plus haut que les rapports bienveillants des bons chanoines, et que l'on est pardonnable de ne point partager leur optimisme dans l'hôtel des Champs-Élysées.
[...]
Quoi qu'il en soit, sans avoir à se plaindre de personne, le prisonnier finira par sentir un vide que ne remplissaient qu'insuffisamment, on le conçoit, les distractions de la vie de province, et il tombera dans une sorte d'accablement que révèle notamment sa lettre du 27 mars à La Bretonne. Mais, devant cette perpétuité de rigueurs, il fit comme le voyageur auquel échoit un mauvais gîte, et qui, faute de mieux, s'accommode de ce qu'il trouve. Il lui était permis d'aller à Nancy, et au spectacle, ce dont se fussent bien passés les comédiens, dont il se mit à éplucher le talent dans le journal de la ville avec son inflexibilité ordinaire en pareille matière.
[...]
Les distractions, de charmantes distractions lui vinrent en aide. Des darnes, attendues depuis longtemps, tombent à Domèvre et envahissent la solitude et le coeur du misanthrope. Si les secrets de l'amitié étaient respectés à la porte, il serait moins réservé et plus prolixe. «  Songez, s'écrie-t-il, qu'on acheteroit une telle semaine par dix années de souffrances, et qu'on ne les payeroit pas encore trop cher ! ». Au reste, Barth, l'homme de confiance de la Reynière, qui se trouvait près de lui durant ces huit jours de délices, était là pour édifier l'auteur du Paysan perverti, sur les mérites et les qualités de celle qui était l'objet d'un tel enthousiasme, et compléter ce que ces quelques lignes avaient de sibyllin. Balthazar, le 20 septembre de la même année, fera encore allusion aux sentiments qu'il éprouve, et sur la nature desquels on semble se méprendre ; il insistera sur le mérite «  de la personne, » mais sans se préoccuper de soulever pour nous le voile mystérieux de ses naissantes amours.
Quoique La Reynière n'eût qu'à se louer de ses gardiens, sa retraite devait lui peser, au moins comme une humiliation, et il mit tout en oeuvre pour obtenir la levée de la lettre de cachet. Mais on ne voulut pas croire à la sincérité ou à la solidité de son repentir ; on craignait sa plume, on craignait qu'il ne songeât à se venger de ceux qui s'étaient déclarés contre lui ; en un mot, on ne voyait pas de grands avantages, et l'on entrevoyait plus d'un écueil à son retour.
«  Vous savez que, depuis longtemps, je consens de prendre une charge, que l'on me désire au Parlement de Metz, et que ce sont maintenant mes parens qui ne le veulent plus, Il ne dépend donc pas de moi de remplir les devoirs de citoyen, auxquels vous m'exhortiez, il y a six mois, avec tant d'éloquence.: ce n'est plus moi aujourd'hui qui refuse ». On a vu plus haut (20 novembre 1786) qu'il avait été fortement question de changer cette captivité qui semblait insuffisante en une prison autrement sérieuse, et La Reynière croit savoir qu'il est à la veille, celle fois, de voir réaliser cette menace terrible «  Tel va peut-être bientôt être l'asile de votre infortuné ami. C'est ainsi qu'on récompense dix-neuf mois d'une conduite sans reproches »
[...]
Or les appréhensions de le Reynière étaient peu fondées, où l'on renonça à sévir coutre un écervelé dont on pouvait redouter le retour, mais qui n'étaie guère dangereux à celle distance de Paris. Ce qui parait plus positif, c'est qu'on ne songeait nullement il lui rendre la liberté, et qu'à moins de circonstances malaisées à prévoir, il ne devait espérer de sitôt un changement quelconque dans sa situation.
[...]
Quoique l'on ne s'entendit guère, les négociations étaient permanentes entre La Reynière et ses parents. Ceux-ci, peu rassurés sans doute, malgré les belles promesses de leur fils, ne semblaient pas disposés à lui faire les conditions douces. D'abord, il ne fallait plus songer à ces déjeuners, à ces agapes qui avaient eu une si étrange réputation. Bien plus, dans l'hypothèse du retour à Paris, la maison paternelle lui était fermée, et il devait habiter un autre quartier, Passe pour le sacrifice des déjeuners, qu'entre parenthèse Grimod se sent peu résigné à faire; mais il y avait plus que de la dureté à refuser de recevoir sous le même toit le fils repentant et pardonné.
[...]
Trois mois s' écoulèrent ainsi dans cette incertitude anxieuse et à laquelle venaient se joindre des infirmités assez graves. Il luttait corps à corps avec un ennemi implacable dont il s'était cru un instant débarrassé. «  Je suis presque sûr d'avoir en ce moment le toenia (le ver solitaire), maladie dont j'ai été tourmenté et guéri en 1779, mais qui n'avait point reparu depuis. J'éprouve, depuis six mois, des tiraillemens d'entrailles et. des accès d'hypocondrie que j'attribue à cette cause et avec grand fondement. Dès que je serai tout à fait sûr de la présence de cet animal, je m'occuperai de le chasser, parce que c'est un hôte incommode, et que je ne crois pas nécessaire de donner encore à mes amis et à mes ennemis le spectacle de mon enterrement. »
Celle lettre est du 6 mars 1788; la suivante, datée de Lausanne, est du 11 juillet. On ne voulait positivement pas de La Reynière à Paris. On lui avait laissé entrevoir qu'il obtiendrait plus aisément d'échanger sa captivité contre un bannissement. Mais il s'était refusé à cette sorte d'accommodement, estimant qu'il y avait trop d'inconvénients à voyager sous l'égide d'une lettre de cachet. Les ennuis d'un hiver triste et maussade modifièrent apparemment sa façon de voir. Quoi qu'il en soit du motif qui le décida à donner un démenti à ses résolutions, nous le trouvons parcourant la Suisse, se passionnant pour ces républicains chez lesquels il se sent toutefois profondément humilié de sa servitude, et se frottant le plus qu'il peut aux hommes célèbres qu'il rencontre sur sa route.


Biographie universelle, ancienne et moderne, ou Histoire, par ordre alphabétique, de la vie publique et privée de tous les hommes qui se sont fait remarquer par leurs écrits, leurs actions, leurs talents, leurs vertus ou leurs crimes
Joseph Fr. Michaud, Louis Gabriel Michaud
Ed. Michaud frères, 1839

GRIMOD de la Reynière (ALEXANDRE - BALTHAZARD - LAURENT), fameux gastronome, né à Paris le 20 nov. 1758, était fils d'un fermier-général, qui, de la boutique de son père charcutier, s'éleva jusqu'à l'emploi d'administrateur des postes. C'était comme fournisseur à l'armée du maréchal de Soubise, pendant la guerre de Sept ans, qu'il avait commencé sa fortune. Ses bénéfices furent tels, que tandis que le maréchal de Richelieu faisait construire son pavillon d'Hanovre du produit de ses déprédations dans cette même guerre, le financier Grimod faisait bâtir, à l'angle des Champs-Elysées et de la place Louis XV, le bel hôtel qui porte encore son nom, et qu'occupe l'ambassade de Russie. C'est là qu'il se rendit célèbre par le faste de sa maison, par le mérite d'avoir le meilleur cuisinier de France et par une foule de petits travers dont les Mémoires de Bachaumont, et la Correspondance de Grimm, ont conservé le souvenir. Il recevait à sa table les plus grands seigneurs, et ses convives disaient de lui : «  On le mange, mais on ne le digère pas. » Quant à Mlle de Jarente qu'il avait épousée, elle était nièce de l'évêque d'Orléans qui tenait la feuille des bénéfices et qui s'est rendu fameux par les désordres de sa vie. Elle était fort galante (1); et quoique douée de beaucoup d'esprit, elle poussait jusqu'à l'extrême l'orgueil de sa naissance, ce qui lui allait fort mal après s'être ainsi mésalliée. Seul fruit de cette union, le jeune Grimod vint au monde avec un défaut de conformation aux mains qui l'obligeait de se servir de doigts postiches ; mais par leur secours il écrivait, découpait et dessinait avec une facilité merveilleuse. Ses parents le destinaient à la magistrature dans laquelle l'appui de son oncle Malesherbes lui eût procuré un avancement rapide. Mais, dédaignant ce moyen honorable et facile d'arriver à la considération, il se fraya un chemin à la célébrité par des bouffonneries qui pouvaient faire quelque honneur à son esprit, mais qui trop souvent n'en firent qu'un homme fort ridicule. Peu flatté d'avoir été mis au monde laid et difforme, il ne le pardonnait pas à sa mère, et s'en vengeait continuellement par la citation des noms de sa propre famille, et par des allusions à l'ignoble métier de son grand père et de ses aïeux. Quand il entrait dans le salon de sa mère, il ne manquait jamais de se prosterner de la manière la plus humble devant les hauts personnages qu'il y rencontrait, cherchant par là à tourner en ridicule les grands airs de Mme de la Reynière, et à faire parade de sa naissance plébéienne. C'est dans cet esprit qu'il se borna à la profession d'avocat, qui alors ne conduisait pas à tout comme aujourd'hui. On lui demandait pourquoi avec tant de fortune, il n'avait pas préféré acheter une charge de conseiller. «  Pourquoi ? répondit-il, c'est qu'en qualité de juge, j'aurais fort bien pu me trouver dans le cas de faire pendre mon père; au lieu qu'étant simple avocat, je conserve au moins le droit de le défendre. » Ses débuts au barreau furent assez brillants ; les mémoires qu'il publia se firent remarquer par l'originalité des pensées et le piquant du style. Mais l'indépendance et la littérature convenaient mieux à ses goûts : il passait son temps au foyer des spectacles, dans les coulisses; car, malgré sa laideur, il aimait fort les actrices, et préférait la société du café du Caveau à la brillante compagnie dont le salon de ses parents était le rendez-vous. Dès 1777, il rédigeait en société avec Levacher de Chamois le Journal des Théâtres, ce qu'il fit jusqu'en 1778 ; et, pendant les années 1781 et 1782, il rédigea seul la partie dramatique du Journal de Neufchâlel (Suisse). En 1780, il avait publié comme éditeur le Fakir, conte en vers dont l'auteur nous est inconnu, disait-il dans son avertissement ; mais on sait que cet auteur est Lantier. Deux ans après il édita encore le Flatteur, comédie en 5 actes et en vers libres du même, et en composa la préface. En 1783 (avril), il publia une brochure intitulée : Réflexions philosophiques sur le plaisir, par un célibataire avec cette épigraphe : Legite, censores, crimen amoris abest (in-8°) ; ouvrage qui ne contient qu'une censure vague des moeurs du jour. «  Cependant, disait La Harpe dans sa Correspondance, on y remarque plus d'esprit qu'on n'en supposait à un homme qui passe pour une espèce de fou. Il y a des observations assez justes parmi beaucoup de lieux communs. » Ce qu'il y a de plus curieux dans cette brochure, c'est l'avertissement qui offre la parodie du charlatanisme de certains éditeurs. Elle eut un tel succès que la première édition fut épuisée en huit jours ; et qu'il s'en fit deux autres dans le courant de l'année. Cette vogue s'explique par la réputation d'originalité dont jouissait alors Grimod l'avocat, qu'on qualifiait ainsi pour le distinguer de son père le publicain. Le nom du jeune Grimod avait, quelques jours avant cette publication, volé de bouche en bouche, grâce à une piquante mystification qu'il avait faite à ses parents. Il avait donné un souper, dont les convives, choisis dans tous les rangs de la société, formaient une macédoine de gens de lettres, de garçons tailleurs, d'artistes, de militaires, de gens de robe, d'apothicaires, de comédiens. Il avait fait imprimer ses billets d'invitation dans la forme d'un billet d'enterrement. En voici le modèle, copié fidèlement d'après l'édition originale dont Louis XVI fit encadrer un exemplaire pour la rareté du fait. «  Vous êtes prié d'assister au souper collation de Me Alexandre-Balthazard-Laurent Grimod de la Reynière, écuyer, avocat au parlement, membre de l'académie des Arcades de Rome, associé ce libre du Musée de Paris, et rédacteur de la partie dramatique du Journal de Neufchâtel, qui se fera en son domicile, rue des Champs Elysées, paroisse de la Madeleine l'Evêque, le jour du mois d'178 . On fera son possible pour vous recevoir selon vos mérites; et, sans se flatter que vous soyez pleinement satisfait, on ose vous assurer, dès aujourd'hui, que du côté de l'huile et du cochon vous n'aurez rien à désirer. On s'assemblera à neuf heures et demie pour souper à dix. Vous êtes instamment prié de n'amener ni chien ni valet, le service devant être fait par des servantes (2) ad hoc. » A la porte de l'hôtel, le suisse demandait au convive à voir son billet, y faisait une marque et le remettait à un autre suisse, qui était chargé de demander si c'était M. de la Reynière sangsue du peuple, ou son fils le défenseur de la veuve et de l'orphelin qu'il désirait voir. Sur la réponse du convive on le faisait monter un escalier au haut duquel il était reçu par un savoyard, vêtu en héraut d'armes, avec une hallebarde dorée à la main. Tout le monde étant réuni dans le salon, l'amphitryon, en habit de palais et avec le maintien le plus grave, pria l'assemblée de passer dans une autre pièce où il n'y avait pas une seule lumière. On y retint les convives pendant près d'un quart d'heure; les portes s'ouvrirent enfin, et l'on passa dans une salle à manger éclairée de mille bougies. La balustrade qui entourait la table était gardée par deux savoyards armés à l'antique. Quatre enfants de choeur étaient placés aux quatre coins de la salle avec leurs encensoirs. «  Quand mes parents donnent à manger, dit le maître du festin, il y a toujours trois ou quatre personnes à table, chargées de les encenser : j'ai voulu, messieurs, vous épargner cette peine. Ces enfants s'en acquitteront à merveille.» Le souper était composé de vingt services de la plus grande magnificence, mais le premier tout en cochon : «  Messieurs, comment trouvez-vous ces viandes ? demanda l'amphitryon.- Excellentes.- Eh bien ! je suis fort aise de vous dire que c'est un de mes parents qui me les fournit ; il se nomme un tel, il loge dans tel endroit ; comme il m'appartient de très-près, vous m'obligerez fort de l'employer lorsque vous en aurez besoin. » Le festin se prolongea jusqu'à sept heures du matin. Cette soirée bizarre mortifia cruellement le père et la mère de Grimod. Il leur avait demandé la permission de donner à souper à quelques-uns de ses amis, dont il avait dressé une fausse liste ; il avait même obtenu de leur complaisance qu'ils iraient souper ce jour-là en ville pour le laisser disposer de la maison à sa fantaisie. Quelle fut leur surprise lorsqu'en rentrant chez eux ils y trouvèrent cette mascarade ! M. de la Reynière se montra un instant dans la salle du festin. Le bailli de Breteuil, qui passait pour lui rendre des soins, lui donnait la main ; comme elle il était fort grand et fort maigre, Grimod de la Reynière cita tout haut en les regardant ce vers de Delille :
Et ces deux grands débris se consolaient entre eux.
A quelque temps de là il fit à son père une nouvelle scène qui peut-être a suggéré à Pigault-Lebrun, dans ses Barons de Felsheim, la première idée du siège que Brandt fait subir à des Juifs dans la tour de Witikind. Grimod delà Reynière, s'étant enferme dans son appartement, déclara à son père qu'il n'en sortirait point à moins d'une somme de cent mille francs, indispensable pour satisfaire ses créanciers. Refus de la part de celui-ci. Alors Grimod menaça défaire sauter l'hôtel avec cent livres de poudre. Effrayé et connaissant son fils capable de toutes les folies, le père consent enfin à payer les cent mille livres ; mais à la condition qu'il y aurait échange simultané entre la somme et les munitions de guerre. Le traité s'exécute, et le père reçoit en effet de son fils cent livres de poudre, mais c'était de la poudre à poudrer. La Lorgnette philosophique trouvée par un R.P. capucin sous les arcades du Palais-Royal, et présentée au public par un célibataire (1785, 2 vol. in-12), ajouta encore à la renommée facétieuse de Grimod de la Reynière. Cette oeuvre assez décousue offre des pages très-piquantes; malheureusement l'auteur a copié trop souvent la Berlue de Poinsinet de Sivry. Le moment vint où il s'attira une disgrâce assez méritée, en abusant de sa qualité d'avocat pour publier la plus sanglante satire contre le poète Fariau de Saint-Ange. Ce libelle a pour titre: Mémoire à consulter, et consultation pour maître Marie-Elie-Guillaume Duchosal, avocat en la cour, demandeur, contre le sieur Ange Fariau de Saint-Ange, coopérateur subalterne du Mercure de France, défendeur, avec cette épigraphe tirée de Phèdre : Stulté nudabit animam suam. Dans ce mémoire, Duchosal, auteur de quelques satires assez médiocres, réclame contre l'injustice qu'on a eue de lui attribuer sérieusement des vers à la louange de Saint-Ange, que celui-ci avait fait insérer dans l'Almanach littéraire et dans quelques autres recueils. C'est avec tout l'appareil des formes du barreau que Grimod de la Reynière demande en faveur de son client la réparation la plus authentique d'une calomnie aussi injurieuse, et des dommages-intérêts applicables à des oeuvres pies. Il établit que la prétendue épître n'a été faite que pour se moquer du sieur Fariau ; que son ridicule amour-propre a pu seul le faire donner dans un piège aussi grossier ; enfin que les vers ne sont point de Duchosal, mais d'un sieur Deville, trésorier de France de la généralité d'Amiens, qui n'a eu d'autre intention que de se moquer du sieur Fariau, en lui adressant des vers qu'il suffisait de lire sans prévention pour y découvrir la plus amère dérision, témoin ceux-ci :
Ovide chantait comme an ange.
Saint Ange chante comme un dieu. 

Si dans ce factum Grimod s'était contenté de relever les ridicules littéraires d'un poète qui en avait beaucoup, peut-être ne se fût-il attiré aucune disgrâce ; mais il déversa sur Saint-Ange les personnalités les plus humiliantes, et attaqua un certain marquis de la Salle, auteur de L'oncle et les deux tantes, comme se qualifiant «  de marquis chez les auteurs, et d'auteur chez les marquis. » L'ordre des avocats, indigné qu'un de ses membres, sous le titre de mémoire, eût imprimé un vrai libelle, se disposait à le rayer du tableau, Saint-Ange à lui intenter un procès criminel, enfin le marquis de la Salle à en faire une justice plus prompte, lorsque la famille de Grimod, pour le soustraire à toutes ces récriminations, obtint une lettre de cachet qui l'exila dans l'abbaye de Blamont, à quelques lieues de Nancy. Devenu par la mort de son père maître d'une fortune immense, il changea l'ameublement et les tentures de son appartement, et partout il y fit placer les attributs de la charcuterie. Dans de riches panneaux tendus en étoffes d'or, on voyait des assiettes de boudin brodées en relief, des trophées de saucisses, des hures peintes et des pieds de cochon en sautoir. L'extrémité des manches de couteaux présentait en ivoire une tête de porc ; tout enfin rappelait la même origine. C'est dans cet appartement ainsi décoré qu'il se plaisait à faire des festins à la Lucullus, dans lesquels il se montrait convive aussi vaillant qu'amphitryon attentif. Une fois il invita à souper les personnages les plus distingués: la salle du festin était tendue de noir, et chacun avait son cercueil derrière lui. Ici se place un voyage de Grimod de la Reynière à Lyon, où il fut reçu membre de l'académie de cette ville. Cette circonstance de sa vie lui a fourni l'occasion de publier des Lettres à M. Mercier, ou Réflexions philosophiques sur la ville de Lyon, 1788, gr.in-8°. Quelques mois après, il fit paraître Peu de chose, idées sur Molière, Racine, Crébillon, Piron, etc., hommage à l'académie de Lyon (Paris, 1788, in-8°). Ces réflexions indiquent une connaissance réelle au théâtre, et offrent des aperçus fort piquants. Déjà il avait amplement usé de la fortune de son père ; et vivant avec des actrices, entre autres avec Mlle Contat, il était loin de l'avoir augmentée, lorsque la révolution vint lui en enlever la majeure partie. Du reste il traversa assez paisiblement cette époque, parce qu'il évita de se mettre en contact avec les puissances. Uniquement préoccupé de sa passion pour l'art dramatique et pour la littérature légère, il prit son parti sur les malheurs du temps avec une sécurité dont on peut juger par le titre seul des ouvrages qu'il publia : A la Lettre d'un voyageur à son ami sur la ville de Marseille (1792, in-8°), il fit succéder Moins que rien, ou Suite de Peu de chose (1793, in-8°). «  Qu'elle est louable, citoyen Grimod, lui dit un critique (3), la modestie avec laquelle vous intitulez vos ouvrages ! Mais quand on n'a donné que Peu de chose, à quoi sert de lui donner une Suite ? Plusieurs Moins que rien «  ne feront jamais un total au bas de l'addition. » De 1797 à 1798, Grimod rédigea le Censeur dramatique, dont la collection forme 4 vol. in-8°. On a dit de ce recueil recommandable par une piquante impartialité : «  Les baladins seuls le craignent (son auteur), les véritables artistes le révèrent (4). » Mais le Censeur, rédigé dans les idées d'un homme de bonne compagnie, ne pouvait plaire aux démagogues. Après le 18 fructidor, Grimod critiqua les premiers acteurs du théâtre de la république. Son journal fut alors proscrit comme royaliste et contre-révolutionnaire, quoiqu'il fût étranger aux affaires politiques, et qu'il ne parlât jamais que de l'art dramatique. «  Mais dans ces temps heureux, disent les auteurs du Petit Dictionnaire des grands hommes, on était conspirateur contre l'état et la tranquillité publique lorsqu'on ne s'agenouillait pas devant les grands bras de Baptiste, les brodequins étrusques de Talma, la perruque vénérable de la tricoteuse Vestris, les bouffonneries de Dugazon, et surtout les niaiseries patriotiques de Michot. C'est ce dernier qui vengea ses camarades ; et ses amis (les sbires de la police) firent proscrire l'ennemi commun (5). » Peu d'années après, dans des temps plus tranquilles, Grimod prit sa revanche sur ses adversaires et ses critiques en faisant paraître l'Alambic littéraire, ou Analyse d'un grand nombre d'ouvrages publiés récemment (Paris, 1803, 2 vol.in-8°) La diminution de sa fortune ne lui avait rien fait perdre de sa gaîté : lui-même disait que la révolution avait respecté la plus précieuse de ses propriétés, son appétit. Cependant, obligé de restreindre le nombre de ses convives, il résolut de ne plus recevoir que de vrais amis, et pour les éprouver il s'avisa d'un plaisant stratagème. Il se dit malade, se tint clos chez lui, et fit fermer sa porte à tout le monde. Quinze jours après, il envoya à ses amis des billets de faire part, leur annonçant son décès, et les invitant à son convoi qui devait avoir lieu le lendemain à quatre heures. Il n'en vint qu'un petit nombre ; c'était justement l'heure du dîner, et retarder indéfiniment ce principal repas, pour un enterrement, c'était assurément une marque d'affection aux yeux du prétendu défunt. Ces amis donc voient à la porte un corbillard et plusieurs voitures de deuil ; une bière recouverte d'un drap noir est sous le péristyle de l'hôtel. On les introduit dans une salle d'attente entièrement tendue en noir. Une demi-heure se passe ; alors les deux battants d'une porte latérale sont ouverts, et un domestique prononce d'une voix solennelle: «  Messieurs, vous êtes servis! » Que voient-ils en entrant dans la salle voisine ? Une table chargée des mets les plus exquis et des vins les plus fins. Grimod de la Reynière est assis à sa place accoutumée, prêt à faire les honneurs du repas, et la table entourée d'un grand nombre de couverts égal a celui de ses amis in extremis. Tous manifestent leur joie au maître du lieu, mais lui, avec le sang-froid le plus comique : «  Messieurs, dit-il, le dîner est servi, il pourrait refroidir, prenez donc votre place. » Après ces mots le festin commença et se prolongea fort avant dans la nuit. Ce fut sans doute pour la Reynière un des plus beaux jours de sa vie. Le moment vint où sa célébrité franchit les joyeux cercles de Paris et devint européenne, grâce à la publication de l'Almanach des gourmands, servant de guide dans les moyens de faire grande chère, par un vieil amateur (Paris, 1803-1812, 8 vol. in-18, avec figures). Les premiers volumes ont eu jusqu'à trois éditions. L'auteur, qui a eu pour collaborateur Coste, dédiait chacun de ses tomes à un personnage important daris la science culinaire; ainsi le premier le fut au cuisinier de Cambacérès, le second à d'Aigrefeuille, le fameux parasite de cet archichancelier, un autre au comédien Camérani, l'inventeur des soupes qui portent son nom. On trouve dans ce recueil des plaisanteries originales, un emploi très-heureux du style didactique et surtout le ton de la meilleure compagnie. «  Dispensateur de la gloire littéraire, a dit un critique, régulateur des gastronomes, et dégustateur général de tous les mets qu'inventent les hommes de bouche, cet homme de lettres et de goût fut aussi l'un des premiers restaurateurs de la gaîté française. L'art de vivre pour manger lui doit une encyclopédie gourmande qui le rend immortel :
Et comme le disait un directeur des vivres, L'Almanach des gourmands est le meilleur des livres (6).
Il n'est en effet aucun ouvrage d'où les officiers de table puissent tirer de meilleurs renseignements. On a prétendu que les, louanges données par Grimod, à certains artistes, étaient intéressées ; mais ne fallait-il pas appuyer la vérité de ces éloges par une dégustation officielle ? Lui-même ne s'en cachait point ; il l'a imprimé en vingt endroits de son ouvrage ; et quelle fortune en effet eût pu suffire à l'achat de tous les articles succulents et recherchés dont il a parlé dans son recueil ? Dans son zèle pour la science de la gueule, ainsi que l'appelle Montaigne, il avait institué un jury dégustateur, qui avait son code et son règlement, et auquel on n'était admis qu'en faisant preuve d'un grand appétit et d'un goût délicat. Les séances consistaient en un dîner par mois : c'est là que les initiés, parmi lesquels figuraient de graves aristarques et d'aimables actrices, prononçaient sur la délicatesse d'un nouveau mets envoyé au jury par quelque artiste culinaire (7). Cependant Grimod de la Reynière avait publié un Manuel des Amphytrions, contenant un traité de la dissection des viandes à table, la nomenclature des menus les plus nouveaux de chaque saison, et les éléments de la politesse gourmande: ouvrage indispensable à tous ceux qui sont jaloux de faire bonne chère et de la faire faire aux autres, par l'auteur de l'Almanach des gourmands (Paris, 1808, 1 vol. in-8° avec planches). Ces diverses publications procurèrent à leur auteur l'accès des meilleures tables de l'empire, entre autres celle de Cambacérès ; et en effet, par son savoir-vivre, son aménité, et le piquant de son esprit, il était le convive le plus aimable, quand il dînait chez les autres, de même que chez lui il était le modèle des amphitryons. Cette vie inoffensive ne le mit pas à l'abri d'une semonce du ministre de la police Fouché, qui le fit venir un jour, à l'occasion de quelques propos sur Napoléon qu'on lui attribuait : «  Monseigneur, répondit l'inculpé, on vous a fait un faux rapport; personne plus que moi n'admire notre grand empereur ; mais peut-être me sera-t-il permis de déplorer l'emploi que S. M. fait de son immense génie. - Comment ! que voulez-vous dire ? - Oui, monseigneur, s'il s'était appliqué aux progrès de la cuisine, qui sait à quel degré de perfection elle se serait arrêtée !» Depuis 1814, Grimod de la Reynière s'était retiré au château de Villiers-sur-Orge près de Longjumeau (8), où il s'occupait de ses souvenirs et des lettres sans renoncer à pratiquer la gastronomie. Il y vivait avec sa femme, ancienne actrice du théâtre de Lyon, qui lui a survécu. Jusqu'au dernier moment il a gardé son originalité et surtout son excellent appétit; avantage qu'il devait à certaines précautions hygiéniques dont il ne se départit jamais, et qui prouvent qu'une dose de sobriété est indispensable au vrai gourmand, au gastronome de bonne compagnie. Il avait conservé à la porte de son château un ancien carcan dernier débris de la justice seigneuriale, et plus d'une fois il se donna le plaisir d'y attacher pendant quelques instants un convive trop confiant. L'ordre le plus minutieux présidait aux moindres détails de son intérieur, car personne plus que lui n'attacha d'importance aux petites choses. Il avait fait pratiquer et poser dans toutes les pièces de son château des tuyaux formant porte-voix, de sorte que de son cabinet il pouvait entendre tout ce qui se disait chez lui. Dans les différents corridors et appartements, il avait fait apposer des affiches contenant des maximes de morale épicurienne et
des préceptes littéraires : ainsi à côté de cette sentence de Boileau :
Faites choix d'un censeur solide et salutaire.
se trouvait imprimé sur la même feuille :
Le dos au feu, le ventre a table,
Dans un joli petit réduit,
Avec femme aimée, aimable, etc.

Enfin dans vingt endroits on lisait ces mots : «  Malheur à ceux qui n'entendent pas la plaisanterie ; ils sont indignes de se griser à la table du jury dégustateur et de sa succursale champêtre. » Grimod de la Reynière est mort au commencement de l'année 1838.Outre les productions déjà citées, il a fourni des articles littéraires à beaucoup de journaux, entre autres aux Petites-Affiches de Ducray-Duminil dont il a composé toute la partie littéraire depuis 1800 jusqu'à 1806. Il avait travaillé en 1787 et 1788, à la Correspondance littéraire et secrète de Neuwied. On lui a attribué un Journal des gourmands et des belles. Il est encore auteur de la Vision d'un bon homme (1803, in-12) ; et il a eu part au roman publié, sous le nom de Mémoires de Babiole, par Car. Wuiet. Il annonçait dès 1785 un grand ouvrage sur la comédie intitulée : Considérations sur l'art dramatique, qui devait avoir cinq volumes in-8°, et auquel Grimod de la Reynière disait avoir travaillé pendant vingt ans. Cet ouvragé n'a point été publié. Il est l'auteur de l'Eloge de la jalousie, imprimé depuis 1792, et que des circonstances particulières ne lui ont point permis de mettre au jour. Le Songe d'Athalie, parodie-satire contre Mme de Genlis, que Rivarol et Champcenetz avaient donnée sons son nom n est pas de lui ; mais il ne réclama pas contre cette supposition. Il a paru en 1824 un Nouvel Almanach des gourmands, servant de guide dans les moyens défaire excellente chère, par A.-B. de Périgord (MM. Léon Thiessé, aujourd'hui préfet, et Raisson fils), 1 vol. in-18; cette publication, qui devait être continuée, s'est arrêtée à ce 1er volume.

(1) Chamfort raconte dans ses Anecdotes que Grimod de la Reynière, au moment de l'épouser, parlant avec enthousiasme à Malesherbes, son beau-frère, du bonheur qui l'attendait : «  Cela dépend, dit celui-ci, de quelques circonstances. - Comment ? que voulez-vous dire ? - Cela dépend du premier amant qu'elle aura. » Un tel mot dans la bouche de Malesherbes peint toute la dépravation de l'époque.
(2) Espèce de meubles de salle à manger.
(3) Voyez le Tribunal d'Apollon, ou Jugement en dernier ressort de tous les auteurs vivants, 3. vol. in-18 (an VII).
(4) Petit Dictionnaire des grands hommes (floréal an VIII).
(5) A côté de ce jugement flatteur pour Grimod, il paraîtra peut-être curieux de mettre cette sentence de l'auteur du Coup de fouet, ou Revue de tous les théâtres de Paris (i vol. in -18, fin de l'an X, 1801) :«  Grimod de la Reynière, le plus plat auteur et le plus ennuyeux critique qu'il soit possible d'imaginer. »
(6) Martyrologe littéraire, ou Dictionnaire critique de sept cents auteurs vivants, Paris, 1816,
(7) Les divers présidents de ce jury furent d'Aigrefeuille ; le docteur Gastaldi, décédé en 1804 ; Grimod de Vernon, né en 1731, et mort en 1810. - Nous avons sous les yeux, une lettre autographe de mademoiselle Minette, actrice du Vaudeville, datée du la janvier 1810, et adressée à Grimod de la Reynière, dans laquelle elle s'excuse auprès de lui de faire partie de son jury dégustateur: «  La franchise étant la première qualité requise d'un gourmand, je crois devoir, dit-elle, vous ouvrir mon coeur. Comment oserai-je avouer un crime de lèse-gourmandise ? Vous le dirai-je ? je hais les truffes, je hais les pâtés de foie d'oie, je hais, grands dieux ! donnez-moi la force d'achever, je hais les pâtés de canard de Toulouse, et même les terrines de Nérac ! etc. »
(8) Ce château avait appartenu à la fameuse marquise de Brinvilliers.

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