On lit dans
La vie en Lorraine cette
reprise d'un article de l'Est-Républicain du 25 novembre 1914 :
« DANS LE SECTEUR D'ARRACOURT
Les deux Mobilisations
NOTRE ARTILLERIE
Nancy, 25 novembre.
Presque jour pour jour, deux ans ont passé depuis l'alerte d'Arracourt,
depuis ce réveil en pleine nuit qui fut une sorte de répétition
générale de la mobilisation.
C'est en effet le 26 novembre 1912 qu'une erreur du receveur des
postes à Arracourt provoqua cette sensationnelle affaire au
sujet de laquelle se donnèrent libre cours tant de commentaires
plus ou moins fantaisistes.
Pour beaucoup, il s'agissait d'un essai volontaire, d'un
mouvement prémédité ; pour d'autres, la gaffe administrative
résultait d'une trop hâtive interprétation d'ordres et
d'instructions lancés en haut lieu ; pour quelques-uns, la
confusion entre les fameux plis A et B prouvait que le
gouvernement avait réellement voulu exécuter une mobilisation
partielle, mais que l'on avait agi trop légèrement en convoquant
les réservistes avec les douaniers, les gendarmes, les
fonctionnaires civils et militaires préposés à la garde de la
région frontière.
Il nous a paru intéressant de noter, dans le même secteur d'Arracourt
en quoi la véritable mobilisation de 1914 a différé de la fausse
mobilisation de 1912 - et, dans ce but, nous avons interviewé
hier un réserviste de Hoéville :
- Oh ! ça n'a pas été du tout la même chose, dit-il... En 1912,
la convocation a mis sur pied les hommes de toutes les classes,
depuis celle de 1889. Les gendarmes allaient de porte en porte.
En moins de deux heures, une petite troupe se formait, et,
musette au flanc, se dirigeait sur les casernes de Nancy »
L'information de 1912 se retrouve dans
Le Gaulois - 2 février 1912 :
« On n'a pas oublié l'inénarrable aventure survenue, mercredi,
au receveur des postes d'Arracourt et la mobilisation de tous
les hommes valides dans les sept communes avoisinant la
frontière. Or, une des principales raisons de cette levée en
masse est celle-ci la veille au soir, vers cinq heures, le fort
de Manonviller, où se trouve cantonnée la 8e batterie du 6e
régiment d'artillerie, et qui est placé à quelques kilomètres d'Arracourt
ce fort, en cas d'invasion, est chargé de détruire la
gare-frontière allemande d'Avricourt avait fait des exercices de
tir au canon jusqu'à une heure avancée de la nuit. Tous les
Lorrains annexés des hameaux contigus étaient passés en France,
pour mieux admirer le jeu puissant de ses réflecteurs. Et, de ce
fait, plusieurs communes, notamment Moussey, en Allemagne, où
les vitres furent brisées, subirent d'assez gros dommages.
Gros émoi dans la population, peu accoutumée à de pareilles
démonstrations. Aussi, quand la dépêche arriva, tout le monde
était prêt. Le charcutier de l'endroit avait même égorgé son
plus jeune porc, qu'il réservait pour la Noël, afin de
s'approvisionner de lard avant de rejoindre son corps. Quant au
receveur-buraliste, il avait, détail touchant, bourré les poches
de ses concitoyens de tabac et de cigarettes !... »
On notera dan cet article le passage de pure propagande : « le
fort de Manonviller [...] chargé de détruire la gare-frontière allemande d'Avricourt
». Avec une artillerie dont la portée n'excède pas 7,5
kilomètres, une gare, à 12 kilomètres, ne court pas grand
risque.
Mais on retrouve aussi dans le Journal officiel de Madagascar
et dépendances du 30 novembre 1912 :
« Paris, 27 novembre, 6 h. 20 soir.
Un brigadier de gendarmerie d'Avricourt
(Meurthe-et-Moselle) ouvrit par méprise une enveloppe destinée à
la mobilisation générale et ordonna aux réservistes des sept
communes du canton de gagner le poste qui leur était assigné ;
l'erreur reconnue, les réservistes reçurent contre-ordre ; le
brigadier a été emprisonné. Le ministère de la guerre dément
absolument les bruits d'une mobilisation quelconque. »
Arracourt ou Avricourt ? Arracourt ! bien sûr, mais la
renommée mondiale d'Avricourt entraîne la confusion entre ces
deux communes tout de même éloignées de 30 kilomètres...
Car le 26 novembre 1912 à 23 h 30 (après une soirée que la
tradition orale raconte « arrosée »), le receveur des postes,
Victor Défaut, reçoit un télégramme officiel lui prescrivant
l'ouverture d'un des plis cachetés, conservés par tout receveur
des postes. Il y découvre... l'ordre de mobilisation générale.
Immédiatement, il prévient le brigadier Blion de la brigade d'Arracourt,
qui, convaincu par l'authenticité du document, réveille le maire
(Auguste Maire) qui fait sonner le tocsin, et expédie cinq
cavaliers de sa brigade apposer les affiches de mobilisation et
prévenir les maires des onze autres communes rattachées à la
brigade d'Arracourt (Athienville, Bathélémont-les-Bauzémont,
Bezange-la-Grande, Bures, Juvrecourt, Réchicourt-la-Petite,
Valhey, Bauzémont, Hoéville, Serres Courbessaux).
L'erreur n'est découverte qu'à deux heures du matin, à la
relecture du télégramme officiel qui ne prescrit pas l'ouverture
de l'enveloppe n°1, mais n° 2 : il est cependant trop tard. Dans
la nuit, 650 réservistes ont été mobilisés, et ont pris la route
de Lunéville et Nancy.
L'Est-Républicain en donne une large relation, reproduite
ci-dessous. Dans son numéro du 28 novembre 1912, après une
introduction emphatique de René Mercier qui cherche à
justifier l'erreur, c'est Achille Liégois qui, après avoir expliqué le
véritable exercice de « mobilisation » (le pli n° 2 n'annonçait
qu'une manoeuvre regroupant les régiments d'active de l'Est, les
gendarmes et les douaniers - voir explication dans l'article de
l'Est-Républicain du 1er décembre 1912), revient en
détail sur les événements d'Arracourt.
A compter du 29 novembre, le mot de « gaffe » finit par
s'imposer.
Suite à cet épisode, le receveur est suspendu de ses fonctions.
Victor Défaut passe le 27 décembre 1912 devant le conseil de
discipline des PTT qui prononce à son encontre la peine de
changement de résidence sans diminution de traitement, et le
mute à Manois en Haute-Marne.
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Est-Républicain
28 novembre 1914
Une fausse alerte
Prêts et Calmes
Cette nuit a eu lieu une manoeuvre normale, comme vingt
fois par an l'autorité militaire en demande aux troupes,
et d'autre part un agent ayant mal interprété un ordre a
envoyé aux quatre coins du département les réservistes
et les territoriaux d'un canton.
Cela a suffi pour soulever l'émotion publique. Pourquoi?
»
L'an passé pourtant la nation française est passée par
des appréhensions autrement justifiées. Nous étions à
deux doigts de la guerre. Et chacun, ayant pris son
parti de ce qui pouvait arriver, attendait sans aucun
énervement, avec une ferme confiance et une sereine
énergie la nouvelle tragique.
Cette année nous avons mille chances au moins contre une
pour que les affaires balkaniques soient réglées
diplomatiquement. On sait bien que l'essai de
mobilisation de l'Autriche est un bluff. On voit que
l'Allemagne fait tous ses efforts pour maintenir la
paix. On constate que l'Italie est affaiblie par
l'affaire de la Tripolitaine, et qu'elle aura grand mal
à retrouver ses forces dispersées.
On n'ignore pas que la France veut la paix, que
l'Angleterre ne médite actuellement aucune conquête, et
que la Russie désire seulement l'indépendance des
populations slaves qui ne font pas partie de son empire.
Alors ?
Alors à quoi rime cette émotion publique que l'on sent
frissonner à chaque petit fait inattendu? D'où nous
vient cette étrange fièvre? Est-ce que nous ne sommes
pas aujourd'hui le peuple fort que nous étions hier ?
Vieillissons-nous si subitement d'une année à l'autre ?
Nous, avons l'an passé mérité, pour notre tenue, les
éloges du monde entier. Nous valons certes mieux que ce
que nous nous montrons dans les circonstances présentes.
Les nations, sur le point de discuter l'arrangement
balkanique, désirent affirmer qu'elles sont puissantes.
Elles font blanc de leur épée, alignent leurs soldats,
supputent leurs ressources. Tout cela est pour faire aux
diplomates une haie d'honneur.
Chacun prend des précautions. On ne sait jamais ce qui
adviendra, et il faut se parer contre toute éventualité.
Mais il est invraisemblable que l'on ait l'air d'être
épouvanté par ces précautions, - qui ont toutes chances
d'être inutiles.
Personne ne veut la guerre à propos de la question des
Balkans. Personne ne s'y prépare réellement.
Si nous l'avons malgré cela, c'est qu'elle sera suscitée
par un événement imprévu.
Soyons donc prêts parce qu'il est bon toujours d'être
prêts. Mais soyons tranquilles parce que l'inquiétude
d'aujourd'hui n'est justifiée par rien.
RENÉ MERCIER.
Exercices de Mobilisation
L'impression en ville
NANCY, 27 novembre. - Un exercice de mobilisation qui a
causé un assez vif émoi à Nancy et dans la région, a eu
lieu dans la nuit de mardi à mercredi. Voici, d'après
des renseignements que nous avons tout lieu de croire
exacts, ce qui s'est réellement passé : Deux compagnies
du 37e, casernées, comme on le sait, à la caserne Landremont, ont fait un exercice de mobilisation et sont
allées occuper la gare, la poste et le palais du
gouvernement.
D'autre part, les télégraphistes de toute la 11e
division ont été réunis et se sont rendus sur le plateau
d'Amance.
On a prévenu également, pour qu'ils effectuent un
exercice de mobilisation, les gendarmes de Nancy, qui
ont été réveillés à onze heures du soir, ainsi que leurs
collègues des brigades de la frontière et les divers
postes de douanes.
Dans la matinée, le bruit s'est répandu qu'interprétant
mal les ordres reçus, le brigadier de gendarmerie d'Arracourt
avait cru à une véritable mobilisation, avait fait
sonner le tocsin, prévenu les réservistes et
territoriaux de la mobilisation.
Ceux-ci seraient alors partis en pleine nuit pour la
gare de Moncel, la plus proche d'Arracourt, bien que
distante de douze kilomètres.
Des coups de téléphone de nos correspondants de
Lunéville et de Moncel-sur- Seille nous annonçaient
cette « mobilisation » dans le canton d'Arracourt.
A Nancy, la présence de troupiers en armes à la gare, à
la poste, avait provoqué de nombreux commentaires.
Entre midi et deux heures, les péristyles des banques où
sont affichées les dépêches des agences, étaient combles
d'une foule avide de nouvelles.
Une certaine nervosité se manifestait, mais bientôt le
calme renaquit dans les esprits, d'autant plus que la
vie militaire à Nancy n'avait tardé à reprendre son
aspect normal.
Par le boulevard de la Pépinière, les chevaux des
mitrailleuses et les chevaux des officiers du 26e s'en
allaient paisiblement à la promenade et, dans la cour
des casernes, malgré la pluie, les recrues s'exerçaient
courageusement.
Ce que dit un général
Nous avons pu nous entretenir avec un officier général
de notre garnison de ces exercices de mobilisation. Il
nous a déclaré :
« Répétez qu'ils sont absolument normaux et n'ont rien
qui puisse motiver de l'émotion parmi la population
civile.
C'est notre devoir essentiel de nous tenir prêts, de
rendre mobilisables nos jeunes soldats le plus tôt
possible.
Toute cette frontière de l'Est est un « bastion » sur
lequel il importe de veiller jalousement, mais de là à
sortir du « bastion » il y a heureusement encore loin. »
Ainsi s'exprima notre éminent interlocuteur.
L'incident d'Arracourt
Les réservistes affluent à Lunéville
De notre correspondant particulier
LUNÉVILLE, 27 novembre. - Je vous donne quelques
renseignements sur l'effarante nouvelle que je vous ai
transmise laconiquement par mon télégramme de ce matin
et qui se répandit à l'aube dans les rues de Lunéville,
envahies par une quantité de réservistes du canton d'Arracourt
venus pour rejoindre leurs corps respectifs dans les
quartiers de la ville.
Inutile de l'ajouter, on se demande ce qui a pu se
produire. Personne ne veut évidemment rien dire ; une
enquête est ouverte. Dès le jour, le capitaine de
gendarmerie Tavernier, commandant l'arrondissement,
s'est rendu à Arracourt, chef-lieu du canton et à
quelques centaines de mètres duquel se trouve le poteau-
frontière.
Toujours est-il que les habitants des neuf communes du
canton furent réveillés par le tocsin, à minuit ;
l'ordre de mobiliser venait d'arriver ; les placards
s'affichent. En hâte, tous se lèvent. Les baluchons se
font et tous les hommes mobilisables prennent la
direction de Lunéville se rendent où les appelle le
devoir.
Les scènes d'adieux .furent touchantes. En route,
beaucoup apprirent qu'il y avait erreur. D'autres, plus
sceptiques, continuèrent le chemin et arrivèrent dans
les corps où ils sont réservistes, au grand ébahissement
des corps de garde qui ne savaient ce que cela voulait
dire.
En tous cas, au-dessus de cette émotion, s'en place une
autre qui atténue un peu l'alarme de la. première :
c'est la rapidité avec laquelle tous ces braves
cultivateurs quittèrent leur foyer pour venir se ranger
sous le drapeau de leur régiment. L'ordre était donné à
minuit et à cinq heures, ces braves Lorrains étaient à
Lunéville !
Vive la Lorraine !
Dans le secteur d'Arracourt
DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL
ARRACOURT, 2 heures et demie soir, - Une profonde
émotion s'est emparée la nuit dernière des douze
villages compris dans le secteur de gendarmerie d'Arracourt.
Ces villages sont Arracourt, Bezanges-la-Grande, Valhey,
Bauzemont, Bures, Réchicourt-la-Petite, Hoéville,
Athienville, Serres, Courbesseaux, Bathélemont et
Juvrecourt.
Tous les réservistes, tous les hommes valides, de
vingt-un à quarante-cinq ans, se sont mis en mouvement
sur un ordre de mobilisation lancé par le receveur du
bureau d'Arracourt.
L'erreur fut aussitôt reconnue. Mais les effets de cette
dépêche ont naturellement fait l'objet des commentaires
les plus divers et l'émotion dans la région-frontière ne
s'est calmée qu'à grand'peine.
Pour visiter en une rapide tournée les communes
atteintes par l'ordre de la nuit dernière, nous avons
simplement, pour notre propre compte, « mobilisé » une
auto Grégoire qui, en moins de trois heures, nous a
permis de faire une enquête absolument complète.
A Arracourt, nous avons la bonne fortune de rencontrer à
la gendarmerie le brigadier Blion, qui a « déclanché »
le mouvement. Des hommes sont partis dans tous les
villages du secteur :
- J'ai été prévenu par M. Défaut, le receveur des
postes, vers onze heures et demie. La nouvelle me parut
extraordinaire. Mais c'était un ordre formel, précis.
J'ai pris immédiatement les dispositions
nécessaires... »
Quant aux suites qu'un tel incident comporte, le
brigadier, sur ce point, est bien tranquille. Il a
rempli son devoir. Ses chefs l'ont complimenté ; M- le
capitaine Tavernier, de Lunéville, M. le commandant
Jessel, sont, venus dès le matin avec un officier
d'état-major du 20e corps d'armée, pour établir les
responsabilités.
La population d'Arracourt fut réveillée en sursaut, vers
minuit. Le tambour roulait ; des groupes de jeunes gens
heurtaient les portes, les fenêtres, colportaient d'un
bout du village à l'autre la nouvelle :
- Debout ! la guerre est déclarée !
M. Simonin, propriétaire du restaurant du Cheval-Blanc,
logeait trois Lorrains annexés, venus de Vic pour
exercer dans le pays leur métier de scieurs de long chez
un charpentier :
- Retournez à Vic... Dépêchez-vous de passer la
frontière, leur dit-il. »
Les trois ouvriers s'en allaient.
En hâte, les réservistes se rassemblaient près de
l'église. Un étui-musette, un sac de toile leur
chargeait l'épaule ; ils consultaient leur livret
militaire dont le « feuillet » leur ordonnait de
rejoindre sans retard à Lunéville, à Einville et à
Nancy.
Les préparatifs du départ furent bientôt terminés. Mais
l'émotion gagnait maintenant les familles. On se
préoccupait de la question des vivres. Il ne resta
bientôt dans les boulangeries ni farine ni pain.
Ceux qui sont chargés d'assurer le « repliement des
bestiaux », c'est-à-dire l'évacuation immédiate des
étables se préoccupaient déjà de diriger las animaux
vers les communes voisines de Lunéville.
Quoiqu'ils ne fussent pas en âge de prendre les armes,
bon nombre de garçons de ferme, de domestiques de
culture voulurent grossir le cortège :
- Nous avons bien la force de tenir un flingot ! »
répétaient-ils avec un enthousiasme qui rappelle celui
des volontaires en sabots de 1792. A deux heures du
matin, Arracourt était vide. Les femmes, ça et là,
formaient des groupes où l'on s'entretenait de
l'événement, sans larmes, sans tristesse.
Ce que dit le receveur Défaut
Nous voici au bureau de poste.
Derrière le guichet, la mince et frêle silhouette de M.
Défaut, le receveur à qui est imputable cette gaffe
sensationnelle, apparaît.
Il n'a pas l'air très fier de son exploit. M. Défaut.
C'est un brave homme, au fond. Il est coiffé dune
calotte grecque ; une barbe poivre et sel témoigne de
quelque négligence dans sa toilette. Il se rend compte,
maintenant, qu'il a agi avec une précipitation que son
administration, sans nul doute, doit lui reprocher avec
quelque amertume.
M. Défaut plaide la bonne foi :
- Quand j'ai reçu de Nancy la dépêche, je n'ai pas eu
sur le moment le moindre doute. Pour moi, il importait
de prévenir la gendarmerie... Mais, deux heures après,
je réfléchis... Je pensai alors à vérifier l'ordre reçu
et je compris aussitôt que j'avais mal interprété le
document dont je venais de faire usage. »
Mais il était trop tard.
Onze villages étaient déjà sur pied. Seule, la commune
de Juvrecourt n'a pas bronché ; les douaniers, mis en
mouvement par leur brigadier d'Arracourt, se
transportèrent sur ce point de la frontière et
avertirent la population qu'elle n'eût point à
s'émouvoir des instructions qui parviendraient par
erreur aux réservistes.
Toutefois, le lieutenant des douanes Lecerf, que nous
avons interviewé, déclara :
- Mes hommes ont passé la nuit en surveillance... Ils
rentreront vers midi. Les pauvres diables sont transis
de froid et trempés jusqu'aux os. »
Le brave officier n'avait pu encore apprécier la vigueur
de ses hommes. Nous avons eu l'occasion, par contre, de
les voir à leur poste. Tous, ils avaient pris crânement
leur parti de cette plaisanterie ; ils ne laissèrent
échapper aucune plainte, aucune protestation ; ils
acceptaient comme un honneur ce supplément de besogne ;
le mauvais temps ne troubla point leur bonne humeur.
A Bezange-la-Grande
Nous sommes reçue, à Bezanges-la-Grande, chez M. Berger,
l'honorable maire de cette localité :
- J'ai été avisé vers onze heures et demie, dit-il, par
le brigadier Blion lui-même. Je jugeai inutile le
tocsin. Je ne dérangeai ni clairons, ni tambours... Les
maisons habitées par les réservistes furent seules
visitées et noua avertîmes ainsi une cinquantaine
d'hommes. L'alarme ne causa point de panique. Tout le
monde fut prêt au bout d'une demi-heure. »
Comme une société de tir et de préparation militaire, I'
« Avant-Garde » existe à Bezange, une douzaine de
réservistes s'armèrent de fusils.
A quatre heures du matin, la petite section quittait la
commune :
- Ce qui fait plaisir, ce qui réconforte, ce qui tient
chaud au coeur, ajouta M. Berger, c'est l'élan
magnifique, l'unanimité absolue, la joie presque de
reprendre le métier de soldat. »
Ce témoignage précieux de satisfaction, nous l'avons
recueilli encore auprès de M. le capitaine de
gendarmerie Tavernier, venu de Lunéville à cheval pour
rassurer les populations et pour ouvrir une enquête sur
les causes de cette fausse alerte :
- Ces braves gens ont mis sac au dos sans l'ombre d'une
hésitation. Ils n'ont pas pris le temps de se demander
si cette nouvelle d'une déclaration de guerre n'était
qu'un simple canard. Non ! on avait besoin d'eux ; ils
ont répondu tous présent ! à l'appel. L'ordre de
mobilisation ne leur a causé aucun étonnement ; leurs
parents, leurs amis, n'ont point versé de larmes
superflues. Les adieux furent silencieux et courts. »
L'excellent officier nous confirme qu'à Arracourt, il
n'y avait plus de pain, le matin. Il a rencontré en.
route des réservistes en tenue qui se dirigeaient sur
Lunéville ; il les a engagés à revenir sur leurs pas :
- Oui, ce sont de braves gens, répète-t-il. »
D'autre part, les trois scieurs de long, partis dès le
petit jour pour Vic, sur les conseils de leur hôtelier,
sont revenus en disant :
- Pas de mobilisation... » et tout heureux de rassurer
les esprits.
A Moncel-sur-Seille
Notre auto Grégoire nous ramène vers Moncel. Une pluie
persistante et glacée détrempe les routes, embrume les
paysage où, dans le lointain, ondulent les lignes
indécises des collines.
Nous interrogeons un facteur qui nous déclare :
- Je remplis mes fonctions par intérim... Le facteur
ordinaire se tient en permanence à la poste dans la gare
de Brin-sur-Seille... Personne n'a bronché à Mazerulles
ni à Champenoux. »
A la gare de Moncel, nous voyons M. Herment, le
sympathique buffetier, qui, depuis ce matin, est
assailli de questions :
- Les voyageurs de Vic et de Château-Salins m'accablent
de leur curiosité... Les pays annexés sont en rumeur.
Les bruits extravagants circulent et vous en jugerez par
cette information que trois ou quatre batteries
allemandes étaient sorties de Bitche pour aller vers la
frontière... »
Le patriotisme des villages de la frontière est
heureusement calme, réfléchi.
- Sapristi ! les Prussiens ne viendront pas si vite que
ça !... se disaient les habitants...
Attendons. On verra bien ! »
Deux réservistes seulement s'embarquèrent à la gare de
Moncel pour Toul et Pont-Saint-Vincent. Ils voulaient
payer leur place entière ; mais, sur la présentation du
« fascicule » de leur livret militaire, ils furent,
admis à bénéficier de la réduction de tarif.
Dans les autres localités du secteur d'Arracourt, des
incidents divers se sont produits ; aucun ne mérite
d'être rapporté. Partout régnait la confiance, la
sécurité et nous avons partagé cette impression, avec
tous ceux qui ont assisté à cet essai inattendu de
mobilisation, que la France est . prête pour toutes les
éventualité.
ACHILLE LIEGEOIS. |
Est-Républicain
28 novembre 1912
La "bonne Gaffe"
NANCY, 28 novembre. - Toute la journée de jeudi, la «
mobilisation » du canton d'Arracourt a fait encore
l'objet de toutes les conversations. Sur les
plates-formes des tramways, dans les cafés, on
commentait la « gaffe » du receveur Défaut et, ma foi,
on la considérait avec indulgence, tellement ses
résultats ont été excellents et probants.
M. Défaut est un vieux serviteur. Pendant très longtemps
il a été facteur receveur à Neuves-Maisons. Il est à
Arracourt depuis neuf ans environ, où il occupe un poste
bien modeste.
L'administration prendra-t-elle à son égard des mesures
rigoureuses ?
De l'opinion générale, un blâme suffirait.
L'erreur du receveur d'Arracourt a permis de saisir sur
le vif les merveilleux rouages de notre mobilisation.
Songez tout d'abord qu'Arracourt est un canton.,
exclusivement rural dépourvu de moyens de
communications.
On l'a déjà dit, la gare la plus proche du chef-lieu est
Moncel-sur-Seille, à douze kilomètres.
Pour se rendre d'Arracourt à Lunéville 18 kilomètres à
faire ù pied ou en voiture.
Ajoutez encore la tristesse d'une nuit abominable où la
pluie giclait et où le vent gémissait à travers les
arbres des grandes routes.
Eh bien, à l'aube, tous ces braves cultivateurs du
secteur d'Arracourt, trempés jusqu'aux os, se
présentaient aux portes des casernes de Nancy et
de-Lunéville. Ils s'étaient strictement conformés aux
prescriptions de l'ordre de mobilisation et emportaient
chacun dans leur « baluchon » un jour de vivres.
Mais, après une telle alerte, après une marche dans la
nuit, sous les averses, plus d'un, parmi ces braves, a
dû, en regagnant sa maison, goûter avec une joie sincère
la tiédeur de son foyer, les émotions du retour, les
baisers et les caresses de ses enfants, le fumet de la
bonne potée au lard.
Dans les cabarets, au coin du feu, on parle longuement
de l'affaire, on regrette peut-être que « ça ne soit pas
pour de bon », on. plaisante autour de ces choses
sérieuses, de ces terribles éventualités avec
l'insouciance du soldat qui joue avec un obus.
Ah ! certes ! les couarails lorrains, dans ce coin-là,
retentiront longtemps des échos de cette aventure.
Des réservistes libérés de la classe dernière étaient
venus reprendre leur place de bataille dans l'escouade
qu'ils avaient quittée il y a deux mois.
On ne saurait trop admirer particulièrement la belle
tenue des membres de l' « Avant-Garde », société de tir
de Bezange-la-Grande.
Le commandant Gerst, du 69e, qui s'y est rendu il y a
quelques semaines à peine pour la distribution de ses
prix de tir nous vantait l'excellent esprit qui anime
toute cette brave population frontière.
Eh bien, les circonstances ont donné raison à
l'excellent commandant.
On l'a montré ici même hier, il y avait dans cet exode
de tout un canton comme une évocation de l'épopée
révolutionnaire et des soldats de l'An II.
La tristesse et la pour leur étaient inconnues.
Ils eussent sans nul doute escaladé les nues
Si ces audacieux
En retournant les yeux dans leur course olympique
Avaient vu derrière eux la Grande République
Montrant du doigt les cieux !
Cette « mobilisation » involontaire et si bien réussie a
donné la plus grande satisfaction à l'autorité militaire
et elle lui a rendu le meilleur hommage !
On arrachera difficilement de l'esprit de bien des gens
cette idée que la « bonne gaffe » fut peut-être commise
avec l'intention de juger des effets d'un ordre de
mobilisation et que l'administration - laquelle ?
militaire ? postale ? les conjonctures se gardent,
naturellement de toute précision - provoqua cette erreur
dans un secteur où la mobilisation était réputée assez
difficile.
A Champenoux, on s'amusa fort aux dépens d'un réserviste
qui conta par le détail comment, surpris à l'improviste,
il fut obligé de quitter sa maison :
- Juste au moment, précisait-il, où mon étable allait
s'enrichir d'un veau... Ah ! j'ai eu bien de l'émotion.
Quand il eut terminé son histoire :
- Tiens ! il n'a pas même pensé à nous parler de sa
femme, observa une malicieuse commère. »
Un fermier avait vendu sa vache la veille :
- Un bon marché que j'avais fait là... 750 francs tout
net... Mais comment vais-je maintenant toucher mes sous
?...
Dans une localité voisine, un jeune ménage est réveillé
eh sursaut, vers minuit, par des coups de poing violents
dans les veille :
- Qu'est-ce qui se passe ! .
- Allons ! La guerre est déclarée. Vite à bas du lit,
crie une voix à l'extérieur.
-. La. guerre ?
- Oui. Dépêche-toi, Victor... Tous les copains sont déjà
prête. On t'attend.
L'homme passe à la hâte ses vêtements et paraît sur le
seuil. Les amis l'entraînent. Sa femme, pour tout adieu,
prononce, avec un intraduisible accent :
- Ça va bien !
Un peu partout, la nécessaire séparation fut acceptée
avec une tranquillité où il y avait à dose égale de
l'héroïsme, de la stupéfaction, une foi touchante et
cocasse.
A Brin-sur-Seille, douaniers et gardes-forestiers se
conformèrent scrupuleusement aux instructions de leur
circulaire.
Le pont de Bioncourt - celui qui reçut, le 24 septembre,
la visite de la grande-duchesse de Russie et de sa suite
militaire - fut absolument barricadé à l'aide d'une
voiture et de deux charrues.
L'affiche de mobilisation fut placardée sur les murs du
village. Une vigie monta sa faction dans le clocher. Le
facteur des postes occupa en permanence avec un douanier
le bureau spécial de la gare.
A Moncel, la présence d'un officier (ne serait ce pas un
.général ?) venu à à cheval dans le village, précéda
d'une heure à peine une « tournée » dans les
établissements publics où fraternisaient quelques
permissionnaires :
- F... ez donc le camp ! Vous avez tout juste le temps
de rentrer à la caserne. Ça chauffe. Votre régiment met
sac au dos. »
Tous les postes télégraphiques, sans exception, ont été
occupés militairement. La surveillance des bois a été
l'objet de missions spéciales. I
Des nouvelles fantastiques circulaient :
- On aura les Prussiens à minuit, annonçaient les
paysans candides. »
Nulle part on ne relate un geste d'énervement, une
boutade découragée. Au contraire. Les sociétés de
préparation militaire - avec leurs futures recrues - de
même que les prolonges des régiments régionaux - avec
leurs anciens, leurs vétérans - s'unirent dans une
étroite solidarité, dans une acceptation du devoir où
s'affirmaient leur patriotisme, leur respect de la
discipline, leur irrésistible entrain.
Un Lorrain, venu de Sarreguemines, 'traduisait devant
nous' l'impression éprouvée aux pays annexés :
- On n'a appris la chose qu'à midi seulement,
disait-il.. Le service des renseignements pour l'armée
allemande fonctionne plutôt mal, comme vous voyez... La
nouvelle se heurta à une crédulité quasi générale ;
mais, quand elle fut officiellement confirmée et qu'on
sut le fin mot de l'histoire, je vous assure que des
officiers riaient jaune. »
Encore quelques opinions recueillies parmi nos
concitoyens :
Nous avons entendu certains conseils de prudence qu'il
convient peut-être de rapporter en cette circonstance.
Quand une escadre fait ses tirs en rade de Toulon ou de
Brest, par exemple, l'autorité maritime recommande à la
population de tenir ouvertes les fenêtres des
habitations, car l'ébranlement des salves d'artillerie
en briserait les vitres... Quand des manoeuvres de nuit
ont lieu à proximité d'une garnison, les villages en
sont également informés afin qu'ils n'éprouvent aucune
inquiétude... Est-ce que ces précautions, prises à la
dernière minute, ne pourraient pas accompagner un essai
de mobilisation comme celui de mardi ?...
Personne ne contestera qu'en se présentant à la recette
principale des postes gardée militairement, ceux qui
virent l'infanterie occuper le hall et former les
faisceaux devant l'hôtel éprouvèrent une certaine
émotion ; ils avaient raison de croire que c' « était
arrivé ».
Une affiche comme celles qui sont placardées dans les
ports de guerre, un avertissement comme ceux qui sont
publiés dans les environs d'une garnison, auraient eu
pour effet de calmer des appréhensions fort légitimes.
Voici, maintenant pour finir, une anecdote authentique
qui montrera un des heureux effets de la « bonne gaffe »
:
En maint endroit, des scènes pittoresques, émouvantes,
naïves parfois, témoignèrent du sentiment qui éclata,
dans toute la région.
Comme ils traversaient un village, les réservistes,
armés, équipés de pied en cap, furent interpellés par un
débitant qui, au point du jour, ôtait les volets de sa
boutique :
- Où donc allez-vous à pareille heure ?
- A Nancy... On mobilise... Les Prussiens ne sont pas
loin... La guerre est déclarée.
- Eh ! bien, les amis, emportez donc ma provision de
tabac. Les Prussiens seraient capables de la prendre...
J'aime mieux que vous en profitiez. Vous la fumerez à ma
santé. »
La petite troupe s'approvisionna de cigares et de
cigarettes.
Ailleurs, ce fut un sympathique bistro qui, au su de la
nouvelle, réunit les consommateurs de son établissement
:
- Paraît qu'on y va d'un coup de torchon. Sacré nom, je
voua paie une bouteille de volney 94. »
Toute la clientèle trinqua avec le patron.
On n'en finirait pas à conter les menus incidents de
cette mémorable aventure.
Oui, la gaffe est bonne. Elle incite aux réflexions ;
elle ragaillardit les espérances ; elle impose silence
aux scepticismes, aux ironies, aux railleries ; elle
montre avec quelle force les coeurs battent en France.
Nous garderons fidèlement le souvenir du brave paysan de
Bezange qui s'écriait avec orgueil :
- Hein, m'sieu, y a pas d'anarchistes chez nous..-. Le
drapeau, voyez-vous, y a encore que ça de vrai »
LUDOVIC CHAVE.
Encore quelques détails
De notre correspondant particulier
LUNÉVILLE, 27 novembre. - Il faudrait plusieurs colonnes
pour relater en détail toutes les péripéties de cette
nuit qui s'est passée dans le plus grand calme et sans
aucun affolement.
L'ordre parvint à minuit et demi exactement dans toutes
les communes du caton et à cinq heures du matin, tous
les réservistes avaient fait leurs adieux et quitté
leurs maisons. Les femmes, les enfants eux-mêmes
s'occupèrent après le départ, des opérations de la
réquisition, des chevaux et du repliement du bétail, de
sorte, que sans à-coup, au jour, tout était fait et sans
panique, aussi parfaitement que le prévoient les
prescription. On ne saurait trop vanter le calme et le
patriotisme de tous ces braves cultivateurs lorrains
qui, les uns à bicyclette, les autres en charrettes,
partirent au chant de la « Marseillaise » pour les
garnisons de Lunéville, Saint-Nicolas, Nancy et Toul où
se trouvent les corps qu'ils devaient rejoindre. Les
incidents émouvants tout à l'honneur de ces braves gens,
sont multiples, depuis le boulanger qui abandonna la
pâte qu'il était en train, de pétrir, pour accourir au
2e bataillon de chasseurs en deux heures, jusqu'au brave
père de. famille qui empêcha son fils de changer de
chemise pour qu'il ne perdît pas de temps.
Nous devons démentir énergiquement l'information donnée
par nos confrères parisiens de l'arrestation du.
brigadier de gendarmerie Blion, qui, loin d'être
inquiété, a reçu au contraire toutes les félicitations
de ses chefs et du corps d'armée, pour l'énergique façon
dont lui et ses gendarmes, ont rempli par une nuit de
vent et de tempête, la mission dont ils sont investis.
Le brigadier Blion n'avait pas à discuter l'ordre que
lui a passé le receveur des postes et c'est ce dernier
le seul coupable. Dans un moment d'hallucination, il a
suppléé à une imparfaite compréhension, de la dépêche
qu'il recevait, son imagination. Et fait plus grave,
lorsqu'il s'aperçut deux heures après qu'il s'était
trompé, il n'a pas craint, paraît-il, d'imaginer
purement et simplement un autre télégramme qui annulait
le premier. Il a d'ailleurs été, assure-t-on, suspendu
de ses fonctions le jour même, et remplacé par un
receveur intérimaire qu'un inspecteur de Nancy est venu
installer en personne mercredi après-midi. |
Est-Républicain
30 novembre 1912
La mobilisation d
Arracourt
Le cas de M. Défaut
ARRACOURT, 29 novembre. - Par un temps épouvantable,
malgré la neige et les « aiguillées des vente froids qui
prennent les nez et les doigts pour pelote », en dépit
du verglas qui rend dangereuse la vitesse des
automobiles sur la route, nous voici de nouveau à
Arracourt.
L'émotion s'est apaisée. Pourtant, des femmes, une jeune
mère surtout dont le bébé vint au monde deux jours avant
la pseudo-mobilisation, ont été si profondément
affectées par ce brusque départ en
pleine nuit, qu'un médecin leur rend visite :
-'Fichtre, on a beau s'en défendre et rire... on a ses
nerfs, n'est-ce pas ?
Les roulements de tambour, les réveils en sursaut, les
préparatifs qui bourrent de provisions les sacs vite
remplis, les fusils décrochés de la cheminée, tout ça
vous flanque une rude secousse... »
Les vaillantes ménagères d'Arracourt avouent leurs
inquiétudes, leurs craintes, maintenant, sans fausse
honte, sans inutile souci de sauver leur amour-propre :
- Mais, par exemple, ajoutent-elles avec un accent de
rancune, nous en voulons au père Défaut... »
Il n'entre point dans notre esprit la pensée d'accabler
un malheureux fonctionnaire.
M. Défaut est coupable. Dans quelle mesure ? Il
appartient à ses chefs hiérarchiques d'apprécier
l'étendue et les conséquences d'une imprudence, d'une
négligence ou d'une légèreté dans le service de ce brave
homme.
M. Chaumet, sous-secrétaire d'Etat aux P. T. T.
statuera, sur son cas Les conclusions de l'enquête
inspireront et guideront la sentence qui sera prononcée
contre lui aujourd'hui peut-être.
Toutefois, la population d'Arracourt est assez montée
contre lui. Le maintien de M. Défaut à son poste actuel
est impossible.
Il est suspendu- Son remplaçant, M. Zimmermann, receveur
intérimaire, a été accueilli par la faveur publique :
- Personne ici ne pardonnera à M. Defaut d'avoir essayé
de reprendre au brigadier Blion la dépêche qu'il lui
avait d'abord transmise. M. Blion se trouvait
heureusement à Bezange ; il avait en poche la fameuse
dépêche... Mais supposez qu'en son absence il ait laissé
ce document dans son bureau et que Mme Blion l'eût
rendu, le receveur lui jouait un bien méchant tour.
Voyant que ce moyen de se soustraire aux responsabilités
d'une grave erreur lui échappait, M. Défaut n'a pas
hésité, pour se couvrir, à inventer une seconde dépêche
interprétant la précédente dans un sens qui justifiât sa
conduite. L'administration lui demandera sévèrement
compte d'une triste attitude... »
Pour les habitants d'Arracourt, la disgrâce de M. Défaut
ou, tout au moins son départ, semble une sanction
légitime de ce qu'ils considèrent comme une étourderie.
On cite d'autres cas.
Autre gaffe. Il fait parvenir à M. X... une dépêche avec
ces mots : « Mère décédée ». Le destinataire avait sa
mère auprès de lui. L'affaire lui paraît étrange. Il
s'informe. On lui montre l'original. Au lieu du mot «
Mère ». il lit ce nom « Marie », celui de sa soeur dont
il attendait impatiemment des nouvelles depuis trois ou
quatre jours.
Un. autre jour, il fait présenter par le facteur une
traite de 189 francs chez M. Z...., qui devait une somme
de 18 fr. 90 seulement. M. Défaut ne s'était pas, cette
fois, trompé dans le texte ; il avait simplement déplacé
une virgule et décuplé la dette de M. Z...
Quand la nouvelle de la mobilisation générale fut
démentie, les dignes fermières d'Arracourt faillirent
écharper le fonctionnaire, qui avait causé tout le mal.
La colère du pays est tombée. Les imprécations se sont
tues. Personne crie haro. Mais on espère une mesure
disciplinaire proportionnée à la gravité de la faute :
- Qu'on le suspende, qu'on le mette à la retraite
d'office, qu'on lui adresse un blâme énergique, cela
nous importe peu, disent les habitants... Mais nous ne
voulons plus de lui dans notre bureau de poste ! »
Hier, un photographe-reporter d' « Excelsior » est venu
exprès de Paris pour l'« avoir ». Grâce à un subterfuge
adroit, M. Défaut fut amené dans la rue et, dissimulé
derrière son automobile, notre [ confrère opéra sans
encombre.
Maintenant, le prudent receveur s'abstient de toute
sortie. La crainte des objectifs est pour lui le
commencement de la sagesse - et nous nous sommes épargné
les ruses d'Indien sur le sentier de la guerre pour nous
procurer son portrait.
La décision de M. Chaumet l'arrachera bientôt au mystère
de sa volontaire claustration.
ACHILLE LIEGEOIS.
Chez le brigadier Blion
ARRACOURT, 29 novembre. - Le brigadier Blion témoigne
d'une indulgence, d'une pitié sincères pour l'auteur de
la gaffe qui lui valut cependant une foule de
désagréments :
- Les journaux de Paris ont annoncé mon arrestation,
dit-il... Une rectification est venue le lendemain me
donner satisfaction ! Mais, dans la région, mes parents
se sont émus et j'ai dû répondre à leurs . questions
alarmées par d'énergiques démentis...
Comme il n'y a point, d'après le proverbe, de fumée sans
feu, une mauvaise impression a persisté :
- Je vois avec plaisir, ajoute l'actif brigadier, qu'on
s'empresse de mettre les choses au point... De toutes
parts, je reçois des cartes, des lettres, des dépêches
d'amis lointains et inconnus qui me félicitent d'avoir
si bien rempli mon devoir... »
La modestie de ce bon serviteur l'empêche seule de
croire qu'il mérite tant de sympathie et tant d'éloges.
A travers le secteur d'Arracourt
Sous le vol affolé des papillons blancs que le vent
d'hiver chasse en épais tourbillons une auto Grégoire -
avec au volant, l'intrépide chauffeur Raffalovich - nous
conduit dans les communes « mobilisées » l'autre nuit.
Sans nulle intention de faire aux pneus Prowodnik, type
Colomb, une réclame dont ces bandages à chevrons peuvent
se passer, nous en avons éprouvé la souplesse, la
résistance, l'admirable tenue en filant, à grande allure
sur une route où les tournants brusques et rapides ne
provoquèrent pas le plus léger dérapage.
Il fallait réellement placer son entière confiance dans
le chauffeur, dans sa voiture et dans les pneus
Prowodnik pour entreprendre notre exode clans le secteur
d'Arracourt.
Les réservistes de Courbesseaux et de Valhey se sont
réunis devant l'église ; mais avant qu'ils fussent en
marche, un contre-ordre apporté à franc étrier par la
gendarmerie les invitait à rentrer chez eux.
A Serres, 80 hommes ont mis sac au dos. Ils se
dirigèrent sur Einville. Arrivés à Drouville, le maire
de cette localité leur dit qu'ils pouvaient s'en
retourner
- Ah ! nous étions bien contents.. On s'attabla dans un
estaminet de l'endroit. .Un hectolitre de vin y passa.
Nous avons mangé notre miche de pain et le saucisson
emportés dans notre sac de provisions. Nous avions un
magnifique appétit Une dizaine de camarades burent un
peu trop seç. En partant ils chantaient la «
Marseillaise », mais au retour, ils entonnaient à plein
gosier « Caroline » et la « La Jambe de bois ». Vinct-cinq
d'entre nous poussèrent quand même jusqu'à la caserne de
Saint-Nicolas où ils furent remerciés et félicités par
les officiers de chasseurs.
A Courbessaux, le contre-ordre tut salué par les
acclamations des femmes :
- On n'avait pas peur de la guerre, nous disait l'une
d'elles ; mais la vue des casques à pointe dont on nous
avait annoncé la prochaine visite n'avait rien, au fond,
de bien gai... Mieux valait que ça s'arrange ! »
A Athienville, trente-huit hommes préparèrent la
réquisition des chevaux. Les gendarmes, à Serres, leur
firent rebrousser chemin :
- J'ai perdu, dans cette aventure, confesse un débitant,
le prix de quelques petits verres. Les réservistes
prétendaient :
« C'est pas la peine de payer, puisque nous allons nous
battre et qu'on ne reviendra peut-être jamais. »
A Arracourt, un certain nombre de réservistes
rejoignirent les garnisons de Toul, Nancy et
Saint-Nicolas. M. Hummer, le notaire de l'endroit, se
rendit à Domèvre-en-Haye. Mais la plupart des «
mobilisés par erreur » firent demi-tour à Valhey, sur
l'avis du maire de cette commune.
A Hoéville, dix-neuf hommes s'en allèrent. Le repliement
du bétail était sur le point de s'effectuer sur
Tomblaine, quand les gendarmes vinrent déchirer les
affiches qui publiaient le signal du branlebas.
Un seul réserviste manquait à l'appel, un brave
cultivateur qui, ayant des chevaux à l'écurie, manifesta
le désir de rester :
- Je veux les soigner moi-même, répondit-il aux
camarades qui voulaient l'entraîner avec eux. »
Tout un flot humain se déversa vers minuit dans les rues
de Réméréville, dont la tranquillité fut subitement
troublée par une « Marseilaise » enthousiaste jaillie
avec force de toutes les poitrines.
Les provisions de farine et de pain furent rapidement
enlevées.
Des territoriaux exprimaient, au retour, un voeu
susceptible de faire, lui aussi, son petit bonhomme de
chemin :
- Le gouvernement devrait bien nous compter cette fausse
alerte comme un appel régulier et nous dispenser de la
période. Parbleu ! erreur ne fait pas compte. Affaire
entendue. Ce serait néanmoins la récompense dune
manifestation patriotique, le bénéfice d'une nuit à la
belle étoile et enfin un geste aimable pour les femmes
de Lorraine qui armèrent leurs maris pour la. guerre...
»
L'idée est bonne.
LUDOVIC CHAVE |
Est-Républicain
1er décembre 1912
SECRETS D'ÉTAT
Une bonne explication
Nous recevons la lettre suivante :
Nancy, le 29 novembre.
Monsieur le rédacteur,
L'émotion est calmée partout.
On a la preuve de la bonne volonté et de l'entrain
patriotique - des futurs mobilisables à l'extrême
frontière, comme de la rapidité avec laquelle
s'opérerait la mobilisation.
C'est parfait.
Mais le moment no vous semble-t-il pas venu de répondre
à la très légitime curiosité de « tous » vos lecteurs en
leur faisant connaître les causes de la « bonne gaffe »
? .
Que disait la fameuse dépêche, origine de l'incident ?
Qui l'avait envoyée ?
Voilà ce qu'il est important de savoir, et ce dont la
presse a le devoir d'informer ses lecteurs.
On vous attend, et non « ans impatience.
D'autre part, les journaux de Paris, comme le ministre
de la guerre, incriminèrent le brigadier de gendarmerie,
que son capitaine « a fait arrêter ». L « Est », au
contraire, affirma qu'il a été félicité par ses chefs.
Est-il donc si difficile de. savoir la vérité - ou de la
dire ?
Pour moi, je reste - comme beaucoup, de vos lecteurs, -
convaincu qu'on veut la cacher au. public, ce qui est la
meilleure manière d'entretenir l'inquiétude, le trouble
et l'énervement.
Agréez, monsieur, mes civilités.- J. R.
Dans le but de satisfaire, selon le voeu de notre
correspondant, la curiosité publique nous avions
interrogé, au cours de notre enquête à Arracourt, les
fonctionnaires chargés de transmettre et d'exécuter les
ordres de mobilisation.
Tout ce- qui intéresse la défense nationale est protégé
contre les trahisons par une consigne formelle,
inviolable, celle du silence.
Le brigadier de gendarmerie imite Conrart ; l'officier
des douanes soupire doucement : chut ! le receveur des
postes appuie un doigt sur ses lèvres ; les autres
dépositaires des terribles secrets, jurent sur leur
salut éternel ou sur les cendres de toute leur famille
qu'ils ne savent rien.
Ne comptez point que nous dévoilerons un mystère auprès
duquel celui d'Isis est une pale contrefaçon.
L'initiation aux arcanes d'un impénétrable ésotérisme
nous attirerait les foudres des citoyens candides qui
paraphrasent volontiers le proverbe : Chacun son secret,
les frontières seront bien, gardées.
En ce qui concerne, d'ailleurs, l'affaire récente, le
cas est simple et l'explication est facile.
Puisqu'il est interdit aux bons Français d'écouter aux
portes, de surprendre les conversations -mystérieuses,
de crocheter les serrures, de cambrioler la défense
nationale, nous aurons recours aux
paraboles - sans que toutefois nos indications puissent
être acceptées par nos lecteurs comme paroles
d'évangile.
Les bureaux de poste possèdent une série de documents
sous scellés. L'enveloppe ou pli A contient, par
exemple, un ordre pour un essai de mobilisation ; le pli
B prescrit la surveillance des bols ; le pli C
recommande aux douaniers et aux gardes forestiers
d'occuper certains points ; le pli D envoie les facteurs
ruraux dans la gare voisine de leur résidence où ils
seront rejoints par les cheminots qu'a mis en mouvement
le pli X.
Enfin, le pli Z est relatif à la mobilisation générale
de tous les .hommes valides de 18 à 45 ans, l'appel de
leur classe par voie d'affiches avec accompagnement de
tocsin, de tambour, de clairon, sans oublier le
repliement du bétail, l'emport des vivres, pain, farine,
denrées diverses, etc...
L'ouverture de ces plis est faite à la réception de
dépêches officielles dont le chiffre - toujours pour
éviter les « fuites », les coupables indiscrétions - est
assez fréquemment changé.
Ces dépêches sont, en apparence, les plus innocentes du
monde. Elles parlent de la pluie et du beau temps, comme
les mots d'ordre et de ralliement, pour les
avant-postes, sont un nom de général célèbre et un nom
de bataille historique - Murat et Marengo, par exemple.
Mais la formule conventionnelle « Pluie, à torrents »
signifie : « Ouvrez le pli Z », et la formule « Clair
soleil » veut dire : « Ouvrez le pli B ». Suivant le cas,
le receveur des postes avisera donc sans délai la
gendarmerie ou, en son absence, le maire ou quelque
autorité de l'endroit qu'il y a lieu de procéder à la
mobilisation générale ou qu'il s'agit d'exercer une
surveillance sur les bois.
Dès lors, vous tenez en mains la clef de l'énigme, la
solution du logogriphe, l'explication nette et claire de
la « gaffe » d'Arracourt.
Le receveur a mal traduit le chiffre de la dépêche. Il
s'est trompé de pli - et vous avez pu voir que le
déclanchement des ressorts de la défense nationale n'a
pas fait... un pli.
Si notre parabole n'est pas tout à fait exacte, je vous
répondrai que je n'ai pas d'autre version sur moi et je
conseillerai gentiment à mes disciples de se faire
expulser à ma place des milieux où l'on garde avec un
soin jaloux les secrets d'Etat.
ACHILLE LIÉGEOIS. |
Est-Républicain
2 décembre 1912
L'ERREUR D'ARRACOURT
Sa répercussion on Allemagne
STRASBOURG, 30 novembre. - L'erreur commise par M.
Défaut, d'Arracourt, a eu sa répercussion dans le
Palatinat ! Tout d'abord, le bruit avait couru à
Pirmasens qu'il s'agissait d'une véritable mobilisation.
A peine connue, la nouvelle provoqua une prise d'assaut
des caisses d'épargne et des banques de Pirmasens. Le
calme ne revint que quand on annonça officiellement
qu'il s'agissait d'une fausse alerte. Mais le public n'a
pas pendu l'argent !
D'ailleurs, M. Défaut peut se vanter d'avoir semé la
terreur, même à... Iéna, où la nouvelle de la
mobilisation dans l'Est provoqua une panique générale.
Quant aux autorités militaires, elles semblent avoir
également pris la chose très au sérieux. En tous cas,
les journaux rhénans annoncent que les ponts, chemins de
fer et tunnels de la ligne de Sarrebruck sont gardés par
des soldats ! !
A Strasbourg même, on est très calme. Le public indigène
ne manifeste aucune crainte. Par contre, nombre de
déposants immigrés ont, dans une seule journée, retiré
plus de cent mille mark de la caisse d'épargne. Ces
retraits subits causent de grosses pertes d'argent à la
caisse des dépôts et consignations et voilà pourquoi le
gouvernement d'empire a fait lancer dans tous les
journaux une note rassurante.
Mais ce qui se passe en Alsace et en Allemagne n'est de
loin pas aussi formidable que ce qui se produit
actuellement à la frontière d'Autriche, où la crainte de
la guerre et les préparatifs militaires ont provoqué un
arrêt de la vie économique. C'est ainsi que dans les
grandes fabriques de drap de Reichenberg on chôme 5
jours sur 7. On signale que dans la seule localité
industrielle de Warmsdorf les pertes sont évaluées à 2
millions de mark. Les caisses d'épargne des localités
autrichiennes, proches de la frontière, acceptent les
dépôts à un taux plus élevé qu'en Bavière ; aussi nombre
d'Allemands s'étaient empressés de confier leurs
économies aux caisses autrichiennes. Ces jours derniers,
tout a été retiré. |
Est-Républicain
28 décembre 1912
Le cas du receveur d'Arracourt
PARIS, 28 décembre. - Le conseil de discipline des P. T.
T. a examiné hier après-midi, le cas de M. Défaut,
receveur des postes à Arracourt, qui a commis l'erreur
d'ordre de mobilisation que l'on sait.
Celui-ci ne comparaît pas. Il est représenté par Mz
Antonin Coudert, avocat à la cour.
La peine que comporte la faute de M. Défaut est celle de
déplacement d'office sans indemnité de résidence.
M. Défaut, qui est receveur à Arracourt depuis 1905, est
âgé de 47 ans. Il est marié et père d'une fillette de 10
ans. Il fut toujours un excellent fonctionnaire.
La sanction du conseil de discipline a été : 1° le
changement de résidence sans diminution de traitement ;
et 2° la non-approbation d'une suspension de fonctions.
Havas |
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