Le Pays
Lorrain
Janvier 1932
Trois lettres du duc de Massa
Les lettres que nous publions
(1) ont été adressées par Claude-Ambroise Régnier (1746-1814),
Grand Juge, ministre de la Justice, Grand Aigle de la Légion
d'honneur, comte de l'Empire, duc de Massa, à sa nièce à la mode
de Bretagne : Anne-Marie-Antoinette Mengin, devenue sa nièce par
son mariage en 1805 avec Nicolas François Sonrier, inspecteur
des Eaux et Forêts à Sarrebourg et membre du Collège électoral
de la Meurthe (2).
Anne-Marie-Antoinette, dans l'intimité Juliette, et nous lui
conserverons ce nom, était la fille du baron
Nicolas-Antoine-Michel Mengin (3), magistrat éminent par la
science et par le caractère et qui présente cette particularité
d'avoir mérité la disgrâce des trois régimes au cours desquels
il exerça une magistrature.
Président du tribunal criminel de la Meurthe, il fut incarcéré
comme aristocrate sous la Terreur ; président de la Cour de
justice criminelle, grand prévôt de la Cour prévôtale des
douanes sous l'Empire, il encourut le mécontentement de
l'Empereur et devant la Cour criminelle réunie reçut une
admonestation sévère dont le Grand Juge, l'ayant rencontré aux
eaux de Plombières, le félicita en ces termes : « Mon ami, nous
vous avons vertement grondé, mais si vous n'aviez point mérité
de l'être, je vous en estimerais moins. » (4)
Sous la Restauration, les amis du baron Mengin espéraient pour
lui un poste élevé dans la hiérarchie judiciaire, mais
l'indépendance de son caractère fit échouer ces espoirs; ennemi
des intrigues et modeste, l'ancien grand prévôt, l'ancien
président de la Cour de justice criminelle se contenta d'un
siège à la Cour royale de Nancy et consacra ses loisirs aux arts
et aux lettres. Il était membre de l'Académie des Sciences et
Belles Lettres de Nancy et l'un de ses membres les plus aimés et
les plus
honorés.
Son confrère, Maître Collard, avocat en la Cour royale, dans une
notice (5) lue à l'Académie le 27 août 1828, a pu dire de lui :
« Hors du palais. une froide dignité cessait de réprimer les
grâces de son esprit, l'abandon de sa gaîté et la douce
sensibilité de son âme. Sa conversation, pleine de franchise et
de cordialité, brillait de saillies, de goût, de bienveillance
et de politesse... Il apportait à plaire et à obliger la même
activité... qu'il déployait dans l'exercice de ses fonctions
publiques ».
Juliette avait hérité de son père les qualités d'esprit,
d'amabilité et de gaîté. Une miniature conservée dans la famille
atteste qu'elle y joignait le charme et les grâces que l'on se
plaît à apprécier chez une femme. Le duc de Massa, au crépuscule
de sa vie, trouvait quelque douceur dans la société et la
correspondance de cette aimable nièce, nièce à la mode de
Bretagne (6), dont il crut assurer le bonheur en lui faisant
épouser un neveu de sa femme : Nicolas François Sonrier (7),
brillant forestier qui, sous la Restauration, devait devenir
inspecteur général des Forêts et recevoir la Croix de chevalier
de Saint-Louis.
De la correspondance du Grand Juge avec sa nièce Juliette, il ne
nous reste que trois lettres. Elles marquent bien leur époque :
elles sont écrites en effet dans ce style souple et aisé qu'a
formé l'étude des classiques et présentent cette hardiesse dans
le propos devant laquelle ne reculaient pas les écrivains du
XVIIIe siècle.
Paris, 10 mars 1812.
Votre mari a dû vous dire, ma chère nièce, combien j'ai été
péniblement affecté de vos longues souffrances et combien aussi
j'ai éprouvé de satisfaction en apprenant que vous vous portiez
mieux. D'après votre lettre il paraît que votre santé est
pleinement raffermie et je vous en félicite de tout coeur. (8).
Si vous nous aimez autant que vous nous êtes chère, vous vous
empresserez de venir nous rejoindre à la campagne (9) où nous
passerons la plus grande partie de la belle saison. Vous y
trouverez mélange de jeunesse et de bonnes vieilles gens dont
malheureusement je suis à peu près le doyen : mais n'importe
morbleu; en dépit de l'âge et des cheveux gris, je dis encore le
mot pour rire et fredonne la chansonnette :
Fringante Juliette
Vainement je te guette, etc...
Il vous est d'autant plus facile de venir que l'absence de votre
mari doit durer encore six mois, ainsi rien ne vous empêche de
nous en donner trois ou quatre. Vous pourriez vous faire
accompagner de l'aînée de vos fillettes qui, sans doute est
assez grande pour supporter la fatigue du voyage qui ne sera pas
long.
Adieu, ma chère et aimable Juliette, rendez-vous à nos voeux et
la tendre affection que je vous ai vouée en prendra un nouvel
accroissement.
Rappelez-moi au souvenir de papa Mengin et de la chère maman.
Le duc DE MASSA.
Paris, 10 janvier 1813.
Je vous remercie, ma chère nièce, de vos souhaits de bonne
année, je ne doute point de leur sincérité. Comptez aussi sur
tout mon attachement et la disposition où je serai toujours
d'obliger vous et les vôtres, autant qu'il dépendra de moi.
J'apprends avec une grande satisfaction que votre santé devient
meilleure. Quand le coeur vous dira de venir nous revoir, soyez
assurée que vous serez la bien venue.
Je vous embrasse tendrement.
Le duc DE MASSA.
Lettre autographe de Claude-Ambroise Régnier, duc de Massa, à
Mme Nicolas-François Sonrier
Vous ne devez pas douter, ma chère nièce, que votre tante et moi
ne vous recevions ici avec toutes les marques du plus tendre
attachement, le passé vous est un garant sûr de l'avenir. Quant
à votre protégé, soyez bien assurée de nos justes égards pour
votre recommandation, mais la présentation de la Cour impériale
ne m'est point encore parvenue. Nous sommes dans une grande
tristesse, ma chère nièce, mon fils vient de perdre son petit
Alfred mort hier dimanche à six heures du matin; le père et la
mère et surtout celle-ci sont inconsolables; leur peine me navre
le coeur.
Adieu, ma chère et aimable nièce, venez au plutôt aider à la
consolation des affligés.
Le duc DE MASSA.
Paris, 22 mars 1813.
Ce jeune Alfred, dont Régnier déplore le trépas, était l'aîné de
ses petits-fils, l'héritier du nom et par sa mère, le petit-fils
du maréchal Mac Donald, duc de Tarente. Sa naissance, objet de
tant d'espoirs, avait été célébrée avec lyrisme par le poète à
la mode le chevalier de Parny.
Ces lettres du duc de Massa ne présentent d'autre intérêt que
celui d'apporter quelque lumière sur l'esprit et le coeur de
celui qui fut en France le réorganisateur de la justice après la
tourmente révolutionnaire et sous l'Empire l'un des personnages
les plus considérables de l'État.
Ces billets, écrits au courant de la plume, sont relevés de
quelques pointes de cet esprit gaulois qui animait jadis les
propos de nos ancêtres et dont nous avons recueilli sur les
lèvres de nos grand'mères les dernières manifestations; ce qu'il
est agréable surtout d'y trouver c'est la délicate bonté et la
sensibilité du Grand Juge qui s'épanouit librement. La science
juridique n'avait pas desséché son coeur et les hautes fonctions
qu'il occupait n'avait altéré ni sa bienveillance ni sa
simplicité.
Charles BERLET
(1) Nos principales sources sont les archives des
familles Berlet et Delaval. Nous tenons à remercier M. Paul Delaval, descendant de Régnier, duc de Massa, qui prépare sur
son illustre ancêtre un travail important et qui a bien voulu
nous fournir les renseignements généalogiques concernant les
familles Régnier, Thiry et Lejeune.
(2) Du mariage d'Antoinette Mengin 1787-1826 avec François
Sonrier 1772-1828 naquirent trois filles :
Julie-Marie-Antoinette 1806-1848 et Caroline-Marie-Juliette
1808-1869 qui épousèrent les deux frères : Claude-Victor Berlet,
1794-1855, conservateur des hypothèques et Henry-Adolphe Berlet,
1800-1862. chef du Secrétariat de l'Hôtel de Ville de Nancy.
Henry-Adolphe fut le père de Albert-Ernest-Edmond Berlet,
1837-1886, associé correspondant de l'Académie de Stanislas,
député, puis sénateur de Meurthe-et-Moselle et sous-secrétaire
d'État aux colonies. La troisième fille
Anne-Catherine-Antoinette, 1817-1891, épousa Émile-Emmanuel
Regneault, 1803-1870, inspecteur des Forêts, professeur à
l'École forestière, chevalier de la Légion d'honneur, fils de
Regneault, 1755-1811, avocat, procureur du Roi au baillage de
Blâmont et député du Tiers de Nancy aux États Généraux de 1789.
(3) Nicolas-Antoine-Michel Mengin (Lunéville, 29 septembre 1748
- Nancy, 7 décembre 1827), avocat à Lunéville, administrateur du
département de la Meurthe, président du tribunal criminel de la
Meurthe, président de la Cour de justice criminelle, grand
Prévôt de la Cour prévôtale des Douanes, maire de Nancy (26
juin-17 juillet 1815), conseiller à la Cour royale, membre de
l'Académie royale des Sciences et Belles-Lettres de Nancy,
chevalier de la Légion d'honneur, chevalier de l'Empire en 1811.
Dans un certain nombre de documents Mengin est désigné avec le
titre de premier président de la Cour de justice criminelle,
notamment dans l'acte de mariage de sa fille avec
Nicolas-François Sonrier en date du 7 nivôse an XIV (28 décembre
1805), à une époque où cette fonction n'existait pas. Cet acte
de mariage (registre de l'état civil de Nancy, archives du
département de la Meurthe, série M, An XIV) porte parmi les
signatures des témoins celles de Charles-Antoine Saladin, juge
de la Cour d'appel de la Meurthe, et Nicolas-François Demetz,
procureur général impérial de ladite Cour. Ce qui semble
indiquer que Mengin avait le droit de porter ce titre, au moins
comme titre de courtoisie.
(4) C. P. COLLARD, Notice sur M. le baron Mengin, Paris, 1829,
p. 16.
(5) COLLARD, op. cit., p. 22.
(6) La mère de Régnier, Marie-Françoise Thiry 1720-1785 était la
soeur d'Antoine-Jean Thiry, lieutenant général au bailliage de
Lunéville, grand-père maternel de Juliette Mengin.
(7) La mère de Nicolas François Sonrier, 1745-1814, Marie-Claude
Lejeune, 1745-1814, était la soeur de Charlotte Lejeune,
1748-1835, duchesse douairière de Massa, et de François-Louis
Lejeune 1738-1804, conseiller intime de S. A. S. Monseigneur le
prince de Salm, premier sous-préfet de Lunéville en 1800 dont a
parlé M. Louis SADOUL dans son étude : La vie à Raon au XVIIIe
siècle dans le Pays Lorrain de janvier 1932.
(8) Allusion à la naissance récente d'un enfant.
(9) Le duc de Massa avait acquis en 1808 le château du
Plessis-Piquet, près de Sceaux. Pendant la belle saison il y
venait fréquemment. Arch. de M. Paul Delaval. |