On lit dans l'Est-Républicain
du 26 juin 1899 cette information concernant, René Mathis de
Grandseille :
« Maires suspendus
Par arrêté préfectoral en date du 24 juin, MM. Bonnardel, maire
de Saint-Nicolas de Port et Mathis de Grandseille, maire de
Verdenal, sont suspendus de leurs fonctions pour avoir refusé
d'afficher l'arrêt de la Cour de Cassation. »
On retrouve dans les semaines précédentes une information
similaire de refus d'affichage de cet arrêt dans plusieurs
départements (Landes, Morbihan, Loire-Inférieure, la Charente,
Cher, Seine et Oise...), ou d'arrachage de cet affichage (à
Paris, mais aussi dans des petites communes comme Le Thillot)
Car l'« arrêt » qui sème ainsi l'émoi dans les communes
françaises, est une importante décision dans l'affaire Dreyfus.
Pendant les débats de la cour de cassation pour la révision du
procès d'Alfred Dreyfus, le commandant du Paty de Clam est
arrêté le 2 juin 1899 sous l'inculpation de faux et usage de
faux. Et le 3 juin 1899 la cour de cassation rend son arrêt, qui
accorde au capitaine Dreyfus la révision de son procès et
ordonne le renvoi devant le conseil de guerre de Rennes pour
répondre à la question : « Dreyfus est il coupable en 1894
d'avoir entretenu des intelligences avec une puissance étrangère
pour lui permettre ou favoriser des hostilités contre la France
? ».
Le 5 juin la chambre des députés ordonne l'affiche de cet
arrêt dans toutes les communes de France, après un long débat
reproduit ci-dessous.
On connaissait l'esprit traditionaliste de Emile Mathis de
Grandseille (8 septembre 1804-19 mars 1889), maire de Blâmont de
1853 à 1876, ancien capitaine d'artillerie très catholique, chef
du parti royaliste, puis du parti conservateur du canton de
Blâmont. Son fils René (1847-1931) perpétue l'opinion
paternelle, en se montrant ainsi farouchement antidreyfusard.
Journal officiel
de la République française. Débats parlementaires. Chambre des
députés
Séance du 5 juin 1899
M. le président.
Je suis saisi d'une proposition de résolution signée de MM.
Sembat, Krauss, Jules-Louis Breton (Cher), Coûtant, Poulain,
Létang, Pajot, Théron, Renou, Vaillant, Millerand, Allard,
Viviani, Zévaès, Doumergue, Dejeante, Carnaud, Bernard, Cadenat,
Pastre, Palix, Dufour (Indre), Antide Boyer, Sauyanet, Ferrero,
Legitimus, Ferroul, Colliard, Berton (Creuse), Fournière,
Guieysse, Charles-Gras, Merlou, Calvinhac, Ursleur, Levraud,
Mirman et Paul Vigné.
Elle est ainsi conçue :
« La Chambre invite le Gouvernement à faire afficher dans toutes
les communes l'arrêt de la cour de cassation relatif à l'affaire
Dreyfus. » (Très bien! très bien! à l'extrême gauche. -
Exclamations à droite.)
La parole est à M. Sembat.
M. Marcel Sembat. Messieurs, à plusieurs reprises, dans
le cours de cette discussion, il a été parlé de la résolution de
tous de s'incliner devant l'arrêt de la cour de cassation. En
effet, cette résolution est celle non seulement de tous les
députés, - je veux encore le croire, - mais aussi de tous les
bons Français. (Interruptions à droite.)
Seulement, nous avons peut-être dans cette Chambre un devoir
particulier à remplir. (Très bien! très bien! à l'extrême gauche
et sur divers bancs à gauche.)
Nous ne sommes pas, vous vous en souvenez, sans porter une
lourde responsabilité.
M. Massabuau. Qu'en savez-vous? Le conseil de guerre n'a
pas encore prononcé !
M. Marcel Sembat. Voici, monsieur Massabuau, comment je
le sais.
En effet, si le conseil de guerre n'a pas encore statué, il y a
des points tels que celui que je vais citer et sur lequel tout
le monde, et vous, monsieur Cavaignac, notamment, a dû déjà se
prononcer. C'est que la Chambre, en votant comme elle l'a fait,
l'affichage du discours de M. Cavaignac, a fait afficher des
faux. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à
gauche.)
C'est aujourd'hui l'instant de la réparation. (Applaudissements
sur les mêmes bancs. Exclamations à droite.)
A droite. Attendez !
M. Marcel Sembat. J'ai peut-être le droit de tenir ce
langage ; je pourrais faire remarquer que j'étais de ceux qui
n'ont pas voté cet affichage. Mais il me plaît de ne pas séparer
pourtant ma responsabilité de celle de la Chambre dans cette
lourde faute, parce que je me suis contenté d'une abstention.
(Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à
gauche).
Aujourd'hui nous tous, qui avons contribué à faire afficher dans
toutes les communes de France des documents mensongers, nous
devons effacer ce vote par un vote d'affichage de l'arrêt de la
cour de cassation. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes
bancs.)
Je veux espérer que la proposition que je formule ne rencontrera
aucune objection.
(Bruit à droite.)
M. Massabuau. Je vous répondrai.
M. Marcel Sembat. C'est dans ces conditions et me
réservant naturellement de répondre aux objections, s'il en
était présenté, que je descends de la tribune sans insister plus
longuement, en me bornant à vous dire qu'un vote de refus de
votre part ne nuirait plus maintenant à la vérité, ni à la
justice. Il est trop tard, cela ne nuirait plus qu'à vous.
(Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à
gauche.)
M. le président. La parole est à M. Trannoy.
M. Trannoy. Je serai bref, mais je ne peux pas, non plus
que mes amis, laisser sans réponse les quelques observations qui
viennent d'être présentées à la tribune ;
Tout d'abord, au point de vue juridique, pourrais-je dire, il ne
nous appartient pas d'ordonner l'affichage d'un arrêt qui a été
rendu par une émanation du corps judiciaire. (Très bien! très
bien! au centre. - Exclamations à l'extrême gauche.)
M. Eugène Fournière. Qui vous a dit cela? Ce sont les
avocats de Péronne.
M. Trannoy. Les avocats de Péronne vous valent bien!
M. le président. Dans tous les cas, de pareilles
interruptions ne devraient pas se produire. Il n'y a pas ici un
avocat de Péronne, mais un député de la France, au même titre
que chacun de ses collègues. (Très bien! très bien!)
M. Trannoy. J'arrive à l'objection qui a été faite par le
précédent orateur et qui ne porte pas.
Messieurs, lorsque vous avez ordonné l'affichage du discours de
M. Cavaignac, il s'agissait du discours prononcé à cette tribune
par un député; vous n'avez pas ordonné l'affichage d'un arrêt de
justice. (Interruptions à l'extrême gauche.)
Mon cher monsieur Millerand, je prendrai la permission de vous
faire remarquer que, lorsque M. Cavaignac a prononcé ici le
discours dont on a ordonné l'affichage, il avait la conviction
que les documents qu'il apportait étaient vrais. (Bruit à
l'extrême gauche. )
M. Gaston Doumergue. Voulez-vous me permettre une
observation, monsieur Trannoy?.
M. Trannoy. Volontiers.
M. Gaston Doumergue. Comment se fait- il que vous n'ayez
pas eu les mêmes scrupules juridiques alors que M. Cavaignac
venait demander à la Chambre d'intervenir dans une question
d'ordre juridique? Comment ne vous êtes-vous pas élevé alors
contre la demande de M. Cavaignac ? Vos scrupules sont tardifs.
(Très bien! très bien ! à gauche.)
M. Trannoy. Il me semble que la question a été très mal
posée. Lorsque M. Cavaignac a prononcé son discours à cette
tribune et lorsque vous en avez ordonné l'affichage, messieurs,
le jugement était définitif et il s'agissait simplement non pas
d'examiner la décision rendue par un tribunal, mais de raturer
les consciences de la Chambre.
(Exclamations à gauche.)
M. Dauzon. Il s'agit aujourd'hui de rassurer celle du
pays.
M. Trannoy. en apportant, d'après un jugement définitif,
je le répète, une preuve nouvelle de la culpabilité de celui qui
a été condamné.
Vous me dites que cette pièce était fausse.
On ne l'a su qu'après. Je ne comprendrais pas comment vous
viendriez parler de la mauvaise foi de M. Cavaignac, alors que
lui qui a lu ces documents à la Chambre et qui pouvait les
croire vrais à ce moment, a été le premier à faire poursuivre
celui qui avait fait l'aveu du faux.
M. Gustave Rouanet. M. Cavaignac devrait être le premier
à demander l'affichage de l'arrêt pour réparer le mal qu'il a
fait. (Rumeurs à droite.)
M. le président. Monsieur Rouanet, je vous rappelle à
l'ordre.
M. Gustave Rouanet. Je voudrais dire un mot, monsieur le
président.
M. le président. Non, monsieur Rouanet, laissez parler
l'orateur.
M. Trannoy. Je vais avoir terminé.
M. Gustave Rouanet. Je demande la parole.
M. le président. Je vous inscris.
M. Trannoy. Si la Chambre ne veut pas se déjuger à un
quart d'heure de distance, elle repoussera la proposition que je
combats en ce moment, et je vais dire pourquoi - c'est par cela
que je termine.
Messieurs, vous n'avez pas voulu que des poursuites fussent
dirigées contre un ancien dignitaire de l'armée parce que vous
vouliez laisser la plus grande liberté d'appréciation aux juges
militaires qui vont être chargés de juger la question au fond
devant le conseil de guerre de Rennes.
Eh bien! aujourd'hui, si vous ordonnez l'affichage de l'arrêt de
la cour de cassation. (Nouvelles interruptions à l'extrême
gauche.)
M. le président. Vraiment, messieurs, vous êtes d'une
intolérance incroyable !
(Très bien! très bien!) Vous ne voulez pas laisser parler
l'orateur. Je vous invite à garder le silence.
M. Trannoy. Si vous ordonnez l'affichage de l'arrêt de la
cour de cassation, vous paraîtrez donner à cet arrêt une
signification qu'il n'a pas.
La cour de cassation n'a jugé qu'en la forme; l'arrêt - et je ne
serai contredit par aucun avocat ici - n'a pas examiné le fond.
(Interruptions à l'extrême gauche.)
La cour de cassation a si peu examiné le fond que, les deux
propositions lui ayant été faites, au lieu de prononcer la
cassation sans renvoi, elle a prononcé la cassation avec renvoi;
elle n'a pas, par conséquent, examiné le fond. (Très bien! très
bien! sur divers bancs. - Bruit à l'extrême gauche.)
La question du fond reste entière, et la meilleure preuve que
j'en puisse donner, c'est que la cour suprême a ordonné le
renvoi devant le conseil de guerre siégeant à Rennes pour
examiner cette question du fond.
Eh bien, qu'est-ce que vous allez faire en ordonnant
l'affichage? Si vous ordonnez l'affichage, messieurs, vous allez
peser sur l'esprit des juges qui seront chargés de juger
l'affaire au fond.
Or vous ne pouvez pas oublier que ces juges sont des officiers,
des esprits simplistes. (Mouvements divers.)
M. Gaston Doumergue. Ce sont des juges en ce moment-ci !
C'est vous qui dénigrez la justice militaire. (Mouvements
divers.)
M. le président. Monsieur Doumergue, je vais vous
rappeler à l'ordre.
M. Trannoy. Je suppose que vous comprenez le français,
monsieur Doumergue ?
M. Gaston Doumergue. Je le comprends, et c'est parce que
je le comprends.
M. le président. Monsieur Doumergue, je vous rappelle à
l'ordre. Vous êtes d'autant plus impardonnable d'interrompre que
vous savez occuper avec talent la tribune.
(Très bien! très bien!)
M. Trannoy. Vous ne pouvez oublier, messieurs, que ces
juges sont des militaires qu'ils ne sont pas rompus à ce que
l'on a appelé la chasse dans le « maquis de la procédure» (On
rit), et que vous leur ferez difficilement comprendre l'utilité
de l'affichage sur tous les murs de France d'un arrêt qui ne dit
en somme qu'une seule chose : c'est que l'arrêt du conseil de
guerre primitif a été irrégulièrement rendu. Ils en pourront
tirer cette conséquence, que la chose est jugée d'avance ; donc,
vous les impressionnerez ; or, c'est ce qu'il ne faut pas.
(Applaudissements au centre. - Bruit à l'extrême gauche.)
M. le président. Je suis saisi par M. Massabuaud une
proposition de résolution ainsi conçue :
« Il sera sursis à statuer sur l'affichage de l'arrêt de la cour
de cassation jusqu'après le jugement du conseil de guerre de
Rennes. » (Applaudissements à gauche.)
La parole est à M. Jourde.
M. Jourde. Messieurs, je suis de ceux qui, dans la séance
du 7 juillet dernier, ont déposé leur bulletin dans l'urne en
faveur de l'affichage du discours de M. Cavaignac.
J'en ai éprouvé de vifs regrets depuis.
M. Berteaux. Vous êtes un honnête homme !
M. Jourde. Aussi n'est-ce pas un discours que j'ai à
faire, mais un devoir que je viens remplir. En politique, tous
les votes,- j'allais dire toutes les sottises, - se payent. Je
ne veux pas rechercher s'il est ou s'il n'est pas juridique de
voter l'affichage de l'arrêt rendu par la cour de cassation.
(Mouvements divers.) Je parle pour moi.
Je regrette cependant que celui qui m'a entraîné dans cet acte
de réparation que je suis obligé d'accomplir en ce moment à la
tribune, notre honorable collègue, l'ancien ministre de la
guerre, ne m'y ait pas précédé. (Applaudissements à gauche.)
M. Godefroy Cavaignac. Je ne vous y ai pas précédé,
monsieur Jourde, parce que je considère que j'ai pu, - et je
n'ai pas besoin de dire à quel point je m'en félicite, - réparer
moi-même, de la façon la plus décisive, et je dirai même par le
seul procédé efficace, l'erreur que j'avais commise.
(Applaudissements au centre et sur divers autres bancs.) Je l'ai
réparée en la découvrant, en la publiant, en obtenant avec
quelque difficulté les aveux de celui qui l'avait causée et en
prenant l'initiative des répressions nécessaires.
Voilà ce que j'ai à vous dire. (Applaudissements au centre.)
M. Henri Brisson. Je demande la parole. (Vifs
applaudissements à l'extrême gauche et à gauche. - Bruit à
droite.)
M. le président. La parole est à M. Brisson.
M. Henri Brisson. Comme président du conseil dans le
cabinet où siégeait M. Cavaignac, et qui a eu le malheur de
faire afficher des faux par ordre de la Chambre, je demande
aujourd'hui l'affichage de l'arrêt de la cour de cassation.
(Applaudissements prolongés et répétés à l'extrême gauche et à
gauche - Bruit.)
M. Jourde. Je disais donc, messieurs, que je n'avais pas,
en ce qui me concernait, à rechercher s'il était juridique ou
non de faire afficher l'arrêt de la cour de cassation.
Il me suffit de penser que j'ai pu causer un préjudice, un tort,
qui aurait pu être irréparable, pour qu'aujourd'hui, dans la
mesure de mes forces, j'essaye de le réparer. (Très bien! très
bien! à l'extrême gauche.)
J'ai contribué à faire afficher sur les murs des 36,000 communes
de France, le discours de l'honorable M. Cavaignac, dont je n'ai
d'ailleurs jamais songé à suspecter la bonne foi - il le sait
bien. Eh bien ! il faut qu'à côté de ce discours soit affiché
l'arrêt de la cour de cassation. (Vifs applaudissements à gauche
et sur divers bancs au centre.)
A droite. L'avis du Gouvernement?
M. le président du conseil. Le Gouvernement ne fait pas
opposition à la proposition d'affichage. (Exclamations à droite.
- Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.)
M. le président. Je mets aux voix la proposition
d'ajournement.
J'ai reçu une demande de scrutin signée de MM. Allard, Breton,
Lassalle, Bénézech, Pierre Vaux, Dejeante, Sembat, Coutant,
Vaillant, Charles-Gras, Chauvière, Narbonne, Clovis Hugues,
Lamendin, Albert Gallot, Cadenat, Carnaud, etc.
Le scrutin est ouvert.
(Les votes sont recueillis. - MM. les secrétaires en font le
dépouillement.)
M. le président. Voici le résultat du dépouillement du scrutin :
Nombre des votants 550
Majorité absolue. 280
Pour l'adoption. 245
Contre. 314
La Chambre des députés n'a pas adopté.
(Applaudissements à gauche.)
Je mets aux voix la proposition de MM. Sembat et de ses
collègues ainsi conçue :
« La Chambre invite le Gouvernement à faire afficher dans toutes
les communes l'arrêt de la cour de cassation relatif à l'affaire
Dreyfus. »
J'ai reçu une demande de scrutin signée de MM. Jules-Louis
Breton (Cher), Allard, Lassalle, Bénézech, Dejeante, Vaux,
Sembat, Vaillant, Coûtant, Charles-Gras, Chauvière, Lamendin,
Clovis Hugues, Carnaud, etc., etc.
Le scrutin est ouvert.
(Les votes sont recueillis. - MM. les secrétaires en font le
dépouillement.)
M. le président. Voici le résultat du dépouillement du scrutin :
Nombre des votants. 519
Majorité absolue. 260
Pour l'adoption. 307
Contre 212
La Chambre des députés a adopté. (Applaudissements à l'extrême
gauche et à gauche. |