Histoire des Montagnards
Alphonse Esquiros
Ed/ Librairie de la Renaissance (Paris) - 1875
La nouvelle de
la fameuse séance du 4 août porta le deuil et la consternation à
la cour de Versailles. Quelques nobles incorrigibles, qui
poursuivaient la guerre des privilèges contre le bien public,
crurent tout perdu, et ils appelèrent le monarque au secours des
institutions de l'ancien régime.
« J'invite l'Assemblée nationale, déclarait Louis XVI le 18
septembre 1789, à réfléchir si l'extinction des cens et des
droits de lods et ventes convient véritablement au bien de
l'État.»
Ces paroles, bien claires, furent interprétées comme un désaveu
des résolutions prises par l'Assemblée nationale. Les intentions
personnelles du roi, ses sympathies secrètes, se dévoilent
encore mieux dans une lettre écrite à l'archevêque d'Arles:
« Je ne consentirai jamais, lui disait-il, à dépouiller mon
clergé, ma noblesse. Je ne donnerai point une sanction à des
décrets qui les dépossèdent.»
Durant plus d'un mois, en effet, la cour usa de toute son
influence pour jeter, comme on dit, des bâtons dans les roues.
Elle voulait que l'Assemblée revînt sur ses déclarations du 4
août, ou tout au moins qu'elle les modifiât. Parmi les
représentants de la noblesse, plusieurs avaient peut-être été
dupes de leur générosité; on espérait les ramener au bon sens, à
l'intelligence de leurs véritables intérêts. Les résolutions
adoptées dans un élan d'enthousiasme devaient maintenant passer
par la longue filière des travaux législatifs. Le système féodal
était bien mort; il restait toutefois à chercher les moyens de
liquider sa succession. Un comité fut constitué: il se composait
des juristes les plus versés dans le droit des fiefs. Après bien
des lenteurs sortit enfin de leurs débats cette conclusion:
« Le régime féodal est aboli en tant que constitutif des droits
seigneuriaux; mais ses effets sont maintenus en tant qu'ils
dérivent du droit de propriété. »
Un décret des 3 et 4 mai 1790 déterminait en conséquence le mode
et le taux des rachats, pour certains droits qu'on devait croire
abolis. C'était une dérision. Comment des paysans écrasés,
ruinés, sucés jusqu'à la moelle des os par l'ancien régime,
auraient-ils jamais pu se racheter?
De tous les impôts, le plus lourd et le plus impopulaire dans
les campagnes était la dîme ecclésiastique. Ce fut pourtant
celui que les membres du clergé défendirent à l'Assemblée
constituante avec le plus d'opiniâtreté. La discussion se
rouvrit le 6 août 1789. Sieyès parla contre l'abolition de la
dîme sans rachat. Un autre prêtre, qu'on s'étonna de voir
prendre en main les intérêts de l'Église, fut l'abbé Grégoire.
Curé d'Emberménil, petite commune rurale située sur le ruisseau
des Amis (Meurthe), il avait appris à aimer les humbles, les
paysans, étant né lui-même de parents pauvres. Janséniste, il
avait souvent pleuré sur les ruines de Port-Royal. Ses principes
étaient ceux de Pascal et de Fénelon. Il cherchait en quelque
sorte des ennemis pour les envelopper dans le pardon et dans la
tolérance. Tous les réprouvés de l'Église étaient ses enfants de
prédilection. La solitude avait fortifié les méditations de cet
esprit austère et droit. Il admirait, en désirant l'imiter, la
bonté du Créateur, qui étend sa prévoyance aux oiseaux du ciel
et aux lis des champs. N'ayant d'autre richesse que celle de
l'esprit, il cherchait à communiquer ses lumières aux ignorants.
Les jours de fête, sa simple et fraîche éloquence jetait plus de
fleurs que les pruniers sauvages, dont les rameaux entraient par
les vitres cassées jusque dans l'église. Il avait formé une
bibliothèque pour ses paroissiens; aux enfants, il distribuait
des ouvrages de morale; il leur expliquait surtout le grand
livre de la nature. L'alliance du christianisme et de la
démocratie lui semblait si naturelle qu'il ne comprenait pas
l'Évangile sans le renoncement aux privilèges. Tout le travail
de son esprit était de mettre le sentiment religieux en harmonie
avec les institutions républicaines. Aimé, il l'était de tous
ses paroissiens, qu'il chérissait lui-même comme des frères.
Quand le moment de nommer des représentants aux États généraux
fut venu, il partit chargé de leurs recommandations et de leurs
doléances. L'abbé Grégoire avait, dans sa démarche et dans
toutes ses manières, cette rare distinction qui vient de la
noblesse de l'âme. Assis sur les bancs de l'Assemblée, il
s'efforça d'améliorer le sort des nègres, des enfants trouvés,
des domestiques. Allant avec un zèle héroïque au-devant de tous
les proscrits, il osa même défendre la cause des Juifs:
Jésus-Christ, par la bouche de son ministre, venait de pardonner
une seconde fois à ses bourreaux.
Comment donc se fait-il que la dîme n'inspirât point à cet
honnête homme la même horreur qu'aux autres citoyens? Grégoire
était prêtre; il avait épousé l'Église; le moyen d'échapper aux
noeuds des serpents qui étouffèrent Laocoon !
Malgré la résistance du clergé, après trois jours d'aigres
discussions, la dîme fut abolie sans rachat, pour l'avenir.
L'acte qui consacrait l'abolition des droits féodaux et des
dîmes fut porté au roi par l'Assemblée tout entière. Louis XVI
l'accepta et invita les députés à venir avec lui « rendre grâces
à Dieu, dans son temple, des sentiments généreux qui régnaient
dans l'Assemblée. »
Était-il de bonne foi en parlant ainsi? peu nous importe. Les
privilèges étaient abolis; la justice, exilée depuis des
siècles, venait de redescendre sur la terre
On lit souvent que dans cette
séance du 6 août 1789 (où le débat fut repris lors de la
rédaction des résolutions de la nuit du 4 août), Grégoire intervint avec l'abbé Siéyès
sur la question des dîmes... sans préciser cependant que son
intervention portait sur le refus de la simple abolition de
la dîme. Grégoire l'admet d'ailleurs, puisqu'il évoque des «
indemnités » qui sont, en pratique, un « rachat » :
« J'ignore où Dubois-Crancé et d'autres ont pris que j'avais
témoigné un regret sur la suppression de la dîme, qui m'avait
toujours paru un fléau; mais, comme Sieyès, comme Morellet,
j'aurais voulu que la suppression ne s'opérât qu'avec
stipulation d'indemnité, dont le capital eût formé la dotation
du clergé. » (voir
Le Figaro. Supplément littéraire du dimanche - 18 juillet 1885).
Car Emmanuel Joseph Sieyès souhaitait garantir les dépenses du
culte par le rachat, sous le prétexte que la suppression des
dimes ne bénéficiait pas aux plus pauvres, mais aux propriétaires.
Son argumentaire complet est décrit dans Siéyès et sa Pénsée
de Paul Bastid (éd. 1939) :
« Cet ennemi forcené de l'Ancien Régime défend la
dîme, parce qu'elle lui paraît fondée en droit. Non point certes
que la dîme, telle qu'elle existe, puisse opposer aux réformes
un infranchissable obstacle. Mais si l'on veut la supprimer, il
faut procéder à. son rachat. Comment appliquerait-on ici le
système de la table rase ? La dîme ne constitue pas un
privilège. Elle est de la catégorie de la propriété. On peut
exproprier ses bénéficiaires en leur payant une indemnité. On ne
saurait faire davantage.
Sieyès connaît aussi bien que quiconque les inconvénients de la
dîme. Il pourrait enchérir sur les critiques qui lui ont été
adressées. La. dîme est un fléau pour l'agriculture. Il est
indispensable d'affranchir les terres de cette redevance.
Faut-il en conclure qu'on doive faire présent d'environ 70
millions de rente aux propriétaires fonciers ?
On a comparé la dîme à un impôt. Son origine est en réalité
différente, si ses effets sont analogues. La dîme a été d'abord
un don libre et volontaire de la part de quelques propriétaires.
Peu à. peu, l'ascendant des idées religieuses l'a étendue
presque partout. Elle a perdu son caractère facultatif pour
devenir une charge obligatoire, se transmettant avec les biens
eux-mêmes. Ainsi, la dîme est une redevance imposée à la terre,
non par la Nation, mais par le propriétaire lui-même, libre de
donner son bien à telles conditions qu'il lui plaisait. Au
contraire de l'impôt, qui n'est consenti que pour un temps et
qui est révocable à la volonté des représentants de la Nation,
la dîme a été cédée à perpétuité par ceux mêmes qui pouvaient
s'en dessaisir. Par conséquent, elle ne doit pas être supprimée
au profit des propriétaires actuels, qui savent très bien qu'ils
n'ont jamais acheté la dîme et qu'elle ne saurait leur
appartenir. Au regard des bénéficiaires, la. dîme constitue une
propriété, nuisible sans doute, mais légitime. Bref, une
suppression radicale des dîmes se traduit par deux résultats :
libéralité à. l'égard des uns, injustice à l'égard des autres.
La dîme possède une affectation spéciale : la dépense du culte,
l'entretien des ministres des autels, le soulagement des
pauvres, les réparations et reconstructions des églises,
presbytères et autres édifices religieux. Dira-t-on qu'il est
possible de subvenir à. ces frais par d'autres moyens ? Encore
faut-il y aviser avant toute abolition. On ne détruit pas une
ville avant d'avoir préparé un plan de reconstruction. C'est
pourquoi Sieyès eût désiré qu'on ne fît pas un présent gratuit
aux propriétaires actuels, mais qu'on leur laissât racheter
cette redevance comme toutes les autres, et avant les autres
s'ils la trouvent plus onéreuse. Le rachat devait être, selon
lui, convenu de gré à gré entre les communautés et les
décimateurs ou réglé au taux le plus modique per l'Assemblée
nationale. Enfin, les sommes provenant de ce rachat devaient
être placées de manière à ne pas manquer à l'objet primitif des
dîmes, tout en fournissant à l'État des ressources précieuses.
Un emploi bien administré de ces rachats eût permis en effet des
prêts à l'État à 3 1/2 ou 4 % et la constitution d'un fonds
suffisant pour nourrir les curés, vicaires, etc., et, d'une
manière générale, subvenir aux dépenses couvertes par la dîme.
Ce système n'est-il pas infiniment préférable à l'établissement
d'un impôt, que tout le monde paierait, et non pas seulement les
propriétaires fonciers ? Même un impôt limité aux fonds de terre
ne serait pas, en la circonstance, équitable, car tous les
propriétaires ne paient pas la dîme au même taux ni sur les
mêmes produits.
Dans l'avant-propos de son Projet d'un décret provisoire sur le
clergé, Sieyès revient sur la question de la dîme; et ses vues
prennent un tour plus ample et plus ambitieux. Il insiste sur
les immenses ressources que les dîmes peuvent fournir. Et il
rappelle le langage qu'il tenait en août 1789 au comité de
constitution. Une nouvelle constitution doit embrasser tous les
besoins publics et créer des moyens sûrs pour y pourvoir. La
charge des pauvres, par exemple, est inséparable d'un état
social « où tous les hommes doivent être libres, où la
population est immense, et où l'appel du travail, ainsi que ses
facultés, sont si inégalement répartis que les moins favorisés
en ce genre ne pourraient vivre toute l'année s'ils étaient
réduits à leur seule ressource ». Mais l'esprit des fondations
ecclésiastiques ne permet-il pas au législateur d'asseoir cette
charge sur les biens du Clergé ? Le Trésor public ne permettrait
d'ailleurs pas d'y pourvoir; et on ne peut songer à des impôts
nouveaux. Il y a aussi un nouveau plan d'instruction publique à
établir. Il faut également l'asseoir sur les richesses du
Clergé. Supprimer les dîmes, c'est en réalité frustrer les
pauvres et frustrer la jeunesse. Comment donc procéder à l'égard
des dîmes ? On ne peut forcer les propriétaires au rachat, mais
il faut les y intéresser. Ainsi on pourra prévoir une prime
d'encouragement pour ceux qui se hâteront d'offrir ce rachat.
Ainsi on pourra régler que la dîme sera rachetée non d'après son
produit brut, mais d'après le produit net qui en revient au
décimateur, tous frais prélevés. Soit une dîme représentant la
valeur de 7 000 livres; le décimateur n'en touche guère que 5
000 net, car les frais de perception absorbent au moins les deux
septièmes; le propriétaire aura intérêt à amortir cette
redevance sur le pied de 5 000 livres. D'autre part, alors que
les rentes territoriales s'évaluent au denier 30 ou même 40,
Sieyès ne veut pas aller, pour le rachat des dîmes, au-delà du
denier 25. Nouvel avantage pour le propriétaire. La dîme de 7
000 livres se rachèterait donc au prix de 125 000 livres. On
placerait cette somme sur la Nation, de manière à n'en retirer
que 5 000 livres de rente, puisque le décimateur n'en touchait
pas davantage. Il suffirait donc de demander à l'état 4 %
d'intérêt. Peut-être même arriverait-on à ne payer que 3 %.
Quelle heureuse influence sur le crédit public! ».
On y voit tout le paradoxe de députés prompts à la suppression
des privilèges... des autres, et prêts pour cela à toutes les
approximations :
- car tout en affirmant que la dîme n'est pas un impôt, Siéyès
prétend qu'elle constitue une « propriété légitime », dont il ne
démontre pas le fondement, puisqu'elle est assise sur la
production agricole (récolte et élevage), et est donc versée par
l'exploitant de terres dont l'Eglise n'est pas propriétaire.
Adolphe Thiers écrit à ce sujet dans son Histoire de la
révolution française : « il renouvela cette raison si répétée
de la longue possession qui ne prouve rien, car tout, jusqu'à la
tyrannie, serait légitimé par la possession ».
- avec comme argument flatteur, si non fallacieux, qu'elle est
destinée à assurer « la charge des pauvres ». La dîme
serait donc une forme d'impôt redistributif ? ... dont Siéyès se
garde bien d'indiquer quelle quote-part, sans doute minime, est
affectée à cet usage,
- tout en reconnaissant que 28 % (2/7ème) sont
affectés au seul frais de recouvrement de la dîme. Ainsi si
Siéyès entend garantir ses privilèges de décimateur, il renonce
sans scrupule à la part de profit de son percepteur.
- Il argue aussi d'un intérêt pour l'Etat à bénéficier, en prêt,
du fond constitué par l'ensemble des rachats, sans pour autant
que les ex-décimateurs renoncent à en percevoir des intérêts à 4
% (payés par l'Etat, donc par l'impôt !)
- et, comble du paradoxe, Siéyès prétend que le rachat est un
immense bénéfice pour l'acheteur ! Ainsi la dîme, tant décriée
dans les cahiers de doléances, insupportable à 7000 livres par
an, deviendrait pour le propriétaire une formidable opportunité
par le rachat en un seul versement de... 125 000 livres... qu'il
devrait sans doute emprunter (sur 25 ans avec 4 % d'intérêt ?),
et dans le cas où il n'est pas l'exploitant direct, reporter
inévitablement cette dépense sur ses locataires-exploitants.
On ne peut, devant un tel argumentaire soutenu tant par l'abbé
Siéyès que par l'abbé Grégoire, que se ranger à la seule
explication laconique d'Alphonse Esquiros :
« Grégoire était prêtre; il avait épousé l'Église ».
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