Journal du droit international
Éditeur : Marchal et Godde (Paris) - 1913
CHRONIQUE DE L'ACTUALITÉ
L'atterrissage en France d'un Aérostat ou Dirigeable militaire allemand.
Aff. du Zeppelin IV.
SOURCE. - Le Temps et les Débats des 5 et 6 (antidatés) avril 1913, le Matin, le Figaro, le Journal et autres quotidiens des 5 et 6 avril 1913.
ATTERRISSAGE EN FRANCE
Le 3 avril 1913, le dirigeable allemand Zeppelin-IV, monté par des officiers et soldats allemands en uniforme, atterrissait en France, près de Lunéville, à la frontière de l'Est, presqu'au milieu d'un camp français.
Cet atterrissage a provoqué des deux côtés de la frontière une vive émotion.
Cette émotion était naturelle.
Il y a deux ans passés, en août 1910, deux aviateurs français, engagés dans le Circuit sportif de l'Est avaient, dit-on, dépassé la frontière. La Strassburger Post demandait que
« si des aéroplanes français apparaissaient au-dessus du territoire annexé, on les reçut à coup de mitraille » (Clunet 1910, p. 1125).
Ce procédé radical de destruction des « aériens » étrangers avait été trouvé un peu vif par une partie de la presse allemande elle-même ; une autre partie l'avait approuvé (Ibid., p. 1128).
La France allait-elle conformer sa conduite aux conseils suggérés par une fraction non négligeable de l'opinion allemande ?
Latere quam ipse fecisti legem.
En Allemagne, ce fut un sentiment de dépit auquel s'ajoutait le regret de voir un Zeppelin - le plus perfectionné de tous - livré à la curiosité française, alors qu'il y avait deux jours les autorités allemandes priaient la presse de ne publier aucun renseignement relatif à la construction des dirigeables.
En France, après un premier instant d'émoi, on attendit les résultats de l'enquête ouverte par l'autorité militaire. Voici les renseignements qui furent recueillis.
- Cinq officiers en uniforme, un sous-officier également en uniforme, appartenant tous à l'armée allemande, et sept mécaniciens ou, passagers civils, étaient à bord du Zeppelin qui a atterri à Lunéville. Les militaires sont les capitaines Fritz George, de la section d'aéronautique de Berlin, attaché à la station aéronautique de Metz; Glund, pilote, Félix Jacobi, du 3e bataillon des aérostiers de Metz; Jean Brandeis, du bataillon des aérostiers de Berlin ; le sergent Gall, du 3e bataillon d'aérostiers de Metz.
L'aéronat avait été aperçu évoluant au-dessus de Vesoul.
Il se dirigea ensuite à vive allure vers Epinal.
Vers midi et demie, le 3 avril 1913, les habitants de Lunéville voyaient avec étonnement, poindre dans le ciel brumeux, au-dessus de la ville, un grand ballon, jaune brun, paraissant venir de la direction de Nancy. C'était un dirigeable rigide évoluant à une très grande hauteur. Le dirigeable disparut, mais à 1 h. 20 il reparut, évolua plusieurs fois au-dessus de l'église Saint-Jacques, puis alla planer au-dessus du terrain de manoeuvres de la ville.
Sur ce terrain manoeuvraient à ce moment trois escadrons de chasseurs à cheval. L'aéronat peu à peu descendait. Ses passagers agitaient leurs mouchoirs, voulant ainsi témoigner de leurs intentions pacifiques, ou peut-être, plus simplement, de leur désir d'atterrir sur le terrain.
Dès que la nacelle de l'immense vaisseau aérien eut touché le sol, les officiers de chasseurs donnèrent l'ordre à un certain nombre d'hommes de l'entourer, tandis qu'ils faisaient aider à la manoeuvre d'atterrissage.
L'approche du Zeppelin avait été remarquée par nombre d'habitants de Lunéville, et les plus curieux s'étaient dirigés vers le Champ-de-Mars. Quand le dirigeable prit terre, la foule s'amassa ; il fallut faire appel au renfort d'une compagnie cycliste, pour la contenir.
Les aéronautes, interrogés, déclarèrent que partis dès six heures du matin du lac de Constance pour procéder à un essai du Zeppelin, ils n'étaient que de simples particuliers chargés de se rendre compte des qualités d'endurance et de vitesse du dirigeable à l'essai. Ils mirent sur le compte d'une erreur leur voyage en France.
L'accueil fait à l'équipage du ballon allemand par les autorités françaises fut extrêmement correct. Le baron de Tuckheim, maire de Lunéville, emmena à la mairie dans son automobile les officiers allemands.
Cependant le public ne voulait en effet pas croire à une erreur des pilotes allemands. On affirmait du reste que ceux-ci avaient guidé leur dirigeable au-dessus du fort de Manonviller puis l'avaient ramené vers Lunéville et, se voyant à ce moment dans l'impossibilité de continuer leur voyage aérien, s'étaient empressés de jeter leurs appareils, leurs papiers et autres documents photographiques. De fait on ne trouve rien dans les nacelles du dirigeable. Mais les pilotes expliquèrent qu'ils avaient jeté tout ce qu'ils pouvaient par-dessus bord (même les bidons d'essence) afin de ralentir une chute qui devenait trop rapide. Comme les premières recherches faites aux environs immédiats de Lunéville furent infructueuses, l'effervescence grandit et l'on dut prendre de sévères mesures d'ordre. Trois compagnies du 2e bataillon de chasseurs à pied et un escadron de cavalerie vinrent aussitôt renforcer les troupes, la police et la gendarmerie qui gardaient le Zeppelin et ses passagers et pilotes. Des mesures ont été prises pour éviter que le moindre incident se produisît pendant le séjour forcé de l'aérostat allemand à Lunéville.
Les pilotes allemands ont eux-mêmes déclaré que leur appareil ne pouvait reprendre l'air sans être regonflé, que l'hydrogène nécessaire ne serait pas facile à se procurer, et qu'enfin des avaries survenues au moment de l'atterrissage à la nacelle et au mécanisme de l'arrière de leur aéronat nécessitaient des réparations dont la durée ne pouvait être évaluée.
Le directeur du génie de Lunéville a fait immobiliser l'aérostat, en supprimant la distribution d'électricité par l'enlèvement des magnétos. Le dirigeable a été fixé à l'aide de cordes attachées à des piquets de fer.
Voici quelques renseignements complémentaires fournis par l'autorité française sur cet atterrissage.
Le 3 avril 1913, à midi quarante minutes environ, le Zeppelin passait au-dessus de Lunéville, très haut dans les nuages, mais on l'aperçut cependant très nettement se dirigeant vers l'est, suivant la ligne du chemin de fer, vers Marainviller, à dix kilomètres à peine de la frontière. L'émotion causée par cette vision était à son comble, lorsque une demi-heure après on vit le dirigeable allemand qui semblait en détresse revenir vers Lunéville. Le Zeppelin piquait de l'arrière sa pointe dressée à quarante-cinq degrés. Il frôla un réservoir d'eau ainsi que les arbres en bordure du champ de manoeuvres, et enfin il vint brusquement, durement, en contact avec le sol.
Le concours de nos soldats fut fort utile aux aéronautes allemands, tant pour aider leur manoeuvre que pour les protéger contre la curiosité de la foule.
Les officiers en uniforme avaient à bord des vêtements civils. Ils les revêtirent, puis il fut procédé à une première visite de la nacelle de l'aéronat. On trouva, paraît-il, un appareil photographique, des plaques. On prétendit, selon des renseignements arrivés par la suite, que des clichés et des papiers ont été jetés en cours de route. Ce point ne fut pas établi.
- Le capitaine allemand Glund, pilote du Zeppelin, a fait du voyage de l'àérostat le récit suivant, dans la soirée de l'atterrissage :
Hier matin à six heures, j'ai quitté le hangar de Friedrichshaven sur le lac de Constance, afin d'exécuter un voyage d'essai à haute altitude.
Nous devions nous livrer avec une commission militaire à différents essais sans escale. Nous devions nous rendre à Baden-Baden et atterrir dans cette ville,
où la Société Zeppelin possède un hangar.
Dès le départ, le ballon est monté à une altitude de 2.000 mètres. Nous avons traversé la Forêt-Noire. Le temps, très clair jusqu'alors, s'est couvert de brouillards au-dessus de la Forêt-Noire. Nous nous sommes rendu compte qu'un fort vent soufflant de l'est à l'ouest nous portait vers l'ouest et que nous dérivions formidablement. Nous n'avons pu essayer d'atterrir parce qu'à ce moment nous traversions la Forêt-Noire et que plus tard nous aurions été gênés dans nos manoeuvres par les montagnes du Felberg, hautes de 1.500 mètres.
Nous avons continué de naviguer ainsi pendant plusieurs heures.
C'est seulement à une heure de l'après-midi, alors que nous étions à l'altitude de 1.000 mètres environ, que nous nous sommes rendu compte que nous voguions au-dessus de la France.
Une éclaircie nous a permis d'entrevoir, d'une hauteur de 400 à 500 mètres, des groupes de soldats d'infanterie manoeuvrant.
Nous ne nous sommes pas aperçus du moment où nous avons traversé les Vosges.
Nous avons alors cherché un point favorable d'atterrissage.
Nous avons aperçu le champ de manoeuvres de Lunéville. Après en avoir référé aux officiers qui étaient à bord, nous avons atterri, par correction et aussi par politique, afin de démontrer que nous n'étions pas venus volontairement en France et que nous y avions été poussés accidentellement. Nous sommes descendus sans incident sur le terrain de manoeuvres. L'atterrissage a été un peu brusque, mais nous n'avons eu aucun accident.
A notre descente sur le terrain de manoeuvres, un groupe de cavalerie était passé en revue par le général Lescot. Le général Lescot est monté à bord de notre nacelle, nous a interrogés, nous a demandé nos papiers et a' fait isoler notre ballon de la foule par les cavaliers du régiment de chasseurs appelé immédiatement. Puis sont intervenus le maire de, Lunéville, le baron de
Turckheim *, le sous-préfet, le commissaire de police, qui ont procédé à la visite de nos appareils. Nous n'avons pas quitté le bord de la journée.
Dans la soirée, du cercle militaire on nous a fait apporter un repas que nous avons mangé à bord. En automobile, escortés par un officier, nous nous sommes rendus au bureau de poste et nous avons télégraphié à l'ambassade d'Allemagne à Paris, au ministère de la guerre allemand, au comte Zeppelin et à nos amis.
Nous n'avons qu'à nous louer de la courtoisie dont ont fait preuve à notre égard les autorités civiles et militaires.
Notre intention est de repartir demain matin de bonne heure, quand nous aurons reçu 1.000 mètres cubes d'hydrogène qui doivent nous être apportés par automobile de Baden-Baden.
Le Zeppelin passa la nuit du 3 au 4 avril 1913 sur le champ de manoeuvres de Lunéville, où le maintenaient les ouvriers requis par le maire, le baron de Turckheim, à la demande du chef pilote Glund.
La nuit se passa sans incidents.
Dans les cabines, spécialement aménagées à cet effet, enveloppés de couvertures, sur des fauteuils dormaient les officiers allemands, composant la commission militaire d'essai.
Peu désireux de quitter leur bord, le capitaine George et les deux lieutenants avaient repoussé les offres que leur avait faites le général de Lescot, commandant d'armes de Lunéville, d'un excellent repas au cercle militaire, et de chambres, pour la nuit, au château.
Les officiers allemands acceptèrent néanmoins le repas qui leur fut apporté à bord, de même que les couvertures, qui leur firent paraître, la nuit moins froide. Il tombait alors sur le champ de manoeuvres un brouillard épais et glacial, sous lequel disparaissaient complètement les formes gigantesques du dirigeable. C'est à peine si l'on apercevait, de-ci, de-là, de petites taches rouges, les petites taches rouges des falots dont s'éclairait le détachement composant le service d'ordre.
Vers 10 heures, un vent léger s'éleva.
Craignant pour la sécurité du ballon, une centaine de soldats, à la demande du pilote Glund, furent adjoints aux ouvriers civils pour maintenir les guide-ropes. Des gendarmes et des chasseurs à pied furent placés dans les nacelles. L'un des soldats, sans être autrement ému, reçut la mission d'actionner, sur un, commandement spécial, un dispositif permettant l'ultime ressource de déchirer l'enveloppe extérieure du ballon s'il survenait un coup de vent trop fort.
Ainsi se passa la nuit. Au petit jour arriva l'équipe de secours demandée télégraphiquement à Baden-Baden. Elle était composée, d'une vingtaine de monteurs, mécaniciens et charpentiers, recrutés dans les centres de Baden, de Francfort et de. Strasbourg, et amenés en automobile en même temps qu'une importante provision d'hydrogène.
Avec activité, les ouvriers s'employèrent à cloisonner l'enveloppe rigide du ballon, rompue à l'arrière par suite du brusque atterrissage.
Derrière les barrages de troupe, la foule s'attroupait, curieuse. Elle devait augmenter d'heure en heure jusqu'au moment du départ, à tel point que des centaines de voyageurs ne pouvant trouver asile dans les hôtels, n'eurent d'autre ressource que de venir passer la nuit aux abords du terrain.
Le général Hirschauer, inspecteur permanent de l'aéronautique militaire, arriva dès 4 heures du matin et se rendit directement à bord au Zeppelin. Le général était accompagné du colonel Voyer, du commandant Fleury, chef du centre de Chalais-Meudon, du capitaine Lenoir, l'un des ingénieurs du dirigeable Fleurus, récemment livré à la station aérostatique de Verdun ; du capitaine Ering, attaché au deuxième bureau de l'Etat-Major, délégués par le ministre pour procéder, de concert avec le général, à la vérification des appareils de bord du Zeppelin et contrôler les dires des pilotes. Afin de ne pas attirer l'attention, le général et les officiers qui l'accompagnaient étaient en tenue civile.
Fort courtoises furent les présentations, après lesquelles la visite du dirigeable commença, sous la direction du pilote et des officiers allemands.
Elle ne dura pas moins de deux heures. Le général consulta les livres de bord. Il put se rendre compte que la vitesse la plus grande de l'aérostat avait été de 75 kilomètres à l'heure pendant la traversée de la Forêt-Noire, et que le baromètre avait accusé comme hauteur maxima 1.975 mètres. Avec la boussole, le baromètre était le seul instrument qui se trouvait à bord.
Successivement, le pilote et les officiers de l'aéronautique allemande firent au général le récit de leur voyage. Ce récit est à peu près identique à celui du capitaine Glund.
Il présente une légère variante. Alors que le capitaine Glund avait affirmé hier soir s'être perdu dès la traversée de la Forêt-Noire, et n'avoir découvert la terre de France qu'à son passage au-dessus d'une colline sur laquelle manoeuvrait des troupes à cinq ou six kilomètres de Lunéville (fort de Manonvillers), le capitaine Glund au contraire a reconnu aujourd'hui devant le général Hirschauer qu'il ne perdit complètement sa direction que pendant deux heures. Entraîné par un vent violent d'est, le ballon subit une forte dérive vers l'ouest, de dix heures du matin jusqu'à midi. A travers des éclaircies, le pilote et des officiers, du Zeppelin aperçurent à travers des nuages plusieurs agglomérations qu'ils prirent à leur aspect pour des villages lorrains. Ils rencontrèrent une rivière et la suivirent, croyant qu'il s'agissait de la Moselle.
Ils furent ainsi portés jusqu'à Lunéville, où ils atterrirent.
Cette déclaration permit au général Hirschauer et aux officiers de la commission d'enquête de reconstituer le voyage du dirigeable allemand.
C'est bien le Zeppelin qui fut aperçu successivement hier aux environs de Belfort, un peu plus tard à Vesoul, à Epinal, à Baccarat et enfin à Manonvillers.
La rivière que le capitaine Glund et l'équipage prirent pour la Moselle n'était autre que la Saône. Sur quel point du territoire le dirigeable avait-il pénétré en France ? Nul parmi les passagers ne put l'indiquer.
Tels furent les seuls renseignements recueillis par la commission d'enquête militaire.
Le général Hirschauer dut s'en contenter.
Il les accepte d'ailleurs comme exacts. A son avis, victimes d'une méprise, les pilotes du Zeppelin ont été entraînés sans le savoir vers la terre française. Les déclarations des passagers du ballon allemand sont entièrement conformes sur ce point.
En présence du général de Lescot, l'inspecteur de l'aéronautique dressa un procès-verbal des déclarations de l'équipage du Zeppelin ; après quoi il se rendit à la place, où il rédigea, d'après ses constatations, un rapport qui fut transmis télégraphiquement au ministre de la guerre.
C'est des conclusions de ce rapport que devait dépendre le sort du dirigeable. Le résultat n'était pas douteux. Bientôt on apprit que le général Hirschauer acceptait pour véritable le récit des aéronautes militaires allemands. Il concluait qu'il n'y avait pas lieu à retarder plus longtemps le départ du dirigeable, celui-ci pouvant être victime d'un coup de vent. Cependant, en attendant la décision du ministre de la guerre, il fut décidé que les officiers allemands remettraient au général Hirschauer le texte du contrat qui liait au ministère de la guerre allemand la société Zeppelin. Ce contrat constitue le cahier des charges du Zeppelin. Cette pièce était entre les mains du lieutenant Jacobi.
Afin d'avoir le texte du document qu'il désirait consulter, le général Hirschauer avait tenté plusieurs démarches auprès du lieutenant Jacobi. Elles furent vaines. Au commissaire spécial Bernard, qui servait d'interprète, l'aérostier allemand refusa une dernière fois et sur un ton catégorique :
Je ne puis, dit-il, livrer le contrat que vous me demandez; c'est une pièce confidentielle. J'en suis comptable. Plutôt que de m'en dessaisir, je préférerais le déchirer et le brûler devant vous.
Cependant, se radoucissant, il consentit à en donner les grandes lignes.
Ce contrat ne contient aucune indication intéressant la défense nationale française.
En attendant que le ministre de la guerre ait fait parvenir sa décision, le ballon est entouré par une multitude de visiteurs.
Le général Goetschy, commandant le 20e corps, tous les officiers généraux de Nancy, de Lunéville, d'Epinal, de Toul, le commandant Driant, le maire et une partie des conseillers municipaux de Nancy, sont présents ; de nombreuses personnalités nancéiennes, messines, strasbourgeoises venues en automobile, ainsi qu'une foule considérable, sont contenus par les barrages. Pendant ce temps, le général commandant la place, en attendant la réponse du ministre, qui ne paraît pas douteuse, arrête, d'accord avec M. Lacombe, sous-préfet, les mesures relatives au départ du Zeppelin. On décide que les officiers allemands gagneront la frontière en automobile. Ils seront accompagnés jusqu'à Avricourt par M. Fischer, commissaire spécial, et son adjoint, M. Bernard.
A ce moment apparaissent à l'horizon trois points noirs qui, peu à peu, vont grandissant. La foule ne s'y trompe pas.
Ce sont des aéroplanes. Dans le public, derrière les barrages, des acclamations retentissent. Au milieu d'un vent violent qui les secoue vigoureusement, trois biplans militaires viennent à quelques mètres survoler le Zeppelin et atterrir en un beau style dans le prolongement du ballon, au milieu d'un escadron qui manoeuvre. Ce sont, en effet, six courageux pilotes militaires qui n'ont pas craint d'affronter un vent de 16 mètres à la seconde pour venir du centre d'Epinal. Tour à tour, les aviateurs descendent de leurs appareils.
Le capitaine de Saint-Quentin, chef du centre auquel ils appartiennent, les félicite et les présente au général de Lescot. Ce sont le lieutenant Ginoux, pilote ; le lieutenant Genevois, du 149e, passager ; le lieutenant Grezau, pilote ; le lieutenant Bouquet, du 62e d'artillerie, les sapeurs Guy d'Auteroche et Péguet.
SOLUTION DE L'INCIDENT PAR LA RELACHE DU BALLON ALLEMAND.
L'agence Havas communiquait dans l'après-midi la note officielle suivante :
Dès qu'il a été informé de l'atterrissage d'un ballon allemand à Lunéville, le gouvernement a prescrit une enquête immédiate confiée à l'autorité militaire.
Il y a été procédé par le général Lescot, commandant d'armes, et le général Hirschauer, inspecteur permanent de l'aéronautique militaire, assisté du sous-préfet de Lunéville, M. Lacombe.
De cette enquête, il résulte que le dirigeable est un ballon privé de la Société Zeppelin. Les trois officiers qui étaient à bord formaient une commission de réception.
Il résulte également de l'enquête que le ballon a atterri par correction, en s'apercevant qu'il était au-dessus d'une grande garnison française. Il avait complètement perdu son orientation.
Le capitaine George, président de la commission de réception, a donné sa parole d'honneur qu'il n'avait été procédé par lui ni par ses compagnons à aucune observation concernant la défense nationale.
Dans ces conditions, il a été entendu qu'on laisserait partir immédiatement le ballon, ce qui paraît d'ailleurs très urgent à cause d'avarie possible.
Ensuite, les officiers seront accompagnés en chemin de fer jusqu'à la frontière par le commissaire spécial d'Avricourt.
L'incident est ainsi clos.
Voici les noms des principaux ministres qui ont eu à prendre parti sur l'incident franco-allemand, sous la présidence de M. Poincaré, président de la République ; M. Louis Barthou, président du conseil des ministres ; M. Stéphane Pichon, ministre des affaires étrangères ; M. Etienne, ministre de la guerre.
Le télégramme du ministre de la guerre, conforme, au sens de cette note, est arrivé. Il approuve les mesures arrêtées de concert par le sous-préfet et la place. Une dernière conférence réunit les autorités et le pilote Glund. Il est midi. On convient que le départ aura lieu à 1 h; 30. Officiers et fonctionnaires ont passé la nuit blanche ; la plupart n'ont pas dîné la veille.
A bord du dirigeable, tout est prêt pour le départ. Une à une, les autorités se retirent. Il ne reste plus sur le champ de manoeuvres que quelques officiers et le commissaire de police. Profitant alors de ce moment, qui lui paraît sans doute le plus favorable, le pilote Glund monte à son bord, répartit son personnel dans les deux nacelles ; puis, sans crier gare, il donne le signal du départ en agitant un drapeau blanc. Les soldats qui maintiennent le guide-rope n'ont reçu aucun ordre de leurs officiers ; ils n'abandonnent pas les cordes. Alors, d'une voix forte et autoritaire, M. Glund commande :
- Lâchez tout !
Les soldats obéissent.
Alors majestueusement le Zeppelin s'élève en quelques secondes ; il prend de la hauteur et pique droit sur Metz.
Un fort vent d'est paraît contrarier sa marche et, à une quinzaine de kilomètres de Nancy, le dirigeable paraît ne plus se mouvoir et reste dans les airs immobile pendant une quarantaine de minutes; puis petit à petit, il repart et disparaît définitivement.
Au moment où il quittait le champ de manoeuvres de Lunéville, les officiers allemands montaient en voiture et partaient vers
Blâmont et la frontière.
Le Zeppelin ou Samson est arrivé dans l'après-midi du 4 avril 1913 à Metz, à 4 h. 1/2.
Le Samson est le surnom donné, au Zeppelin de Lunéville depuis qu'un journal pangermaniste a imprimé cette phrase :
Maintenant que les Français ont pu photographier à loisir le Zeppelin dans tous ses détails, nos dirigeables de guerre sont autant de Samsons auxquels on aurait coupé la toison.
Le retour du dirigeable au bercail a été suivi par les autorité allemandes avec la plus grande attention. Des dépêches étaient envoyées de toutes les localités où passait le Zeppelin. On ne savait pas si ce ballon ne ferait pas encore des siennes.
Aussitôt débarqué, le capitaine Glund a été entendu par le général commandant le 16e corps d'armée allemand. Un rapport détaillé a été adressé dans la soirée à l'empereur Guillaume.
Avant de quitter Lunéville, le commandant Glund a laissé au maire de cette ville une somme de 2.000 francs pour les dépenses nécessitées pour la garde du ballon et le service d'ordre.
Un des premiers effets de l'atterrissage forcé du Zeppelin IV en France sera sans doute l'établissement des stations fixes plus à l'intérieur du pays.
Les sorties d'essai, et surtout de hauteur, ne se feront certainement plus du côté de la frontière. (Berlin, 4 avril 1913.)
OPINIONS ALLEMANDES
Les télégrammes sur l'atterrissage involontaire du Zeppelin IV à Lunéville remplirent, le 4 avril 1913, les premières pages des gazettes berlinoises du 4 avril. D'une façon générale, les journaux représentent au public que l'incident, bien que fort regrettable et un peu humiliant, ne saurait avoir aucune importance.
Cet incident met aussi assez ironiquement en lumière la note parue quelques heures auparavant dans l'officieuse Gazette de l'Allemagne du Nord pour inviter les journalistes de s'abstenir de toute indication sur la construction des dirigeables pouvant intéresser l'étranger.
On pense que le Zeppelin IV pourra repartir aujourd'hui même pour l'Allemagne, aussitôt que les pièces nécessaires à sa réparation seront arrivées de Friedrichshaven.
La Morgen Post confirme cette supposition par la publication d'une conversation téléphonique que son correspondant parisien a eue avec le sous-préfet de Lunéville.
« Dès que les aéronautes auront remédié à la panne de moteurs; lui aurait déclaré ce fonctionnaire, ils pourront repartir quand il leur plaira. »
Les Juristes consultés par les journaux paraissent moins convaincus de la nécessité d'une solution aussi simpliste.
L'un d'entre eux déclare au Berliner. Tageblatt :
Il n'existe pas encore de droit aérien international, on doit donc recourir à la règle générale du droit des gens. Le Gouvernement français peut considérer que des officiers allemands ont pénétré sur son territoire, décider leur arrestation et mettre l'embargo sur le dirigeable. De même qu'il est évident qu'il s'agit d'un atterrissage forcé, on doit admettre que si un embargo temporaire est justifié la compagnie a le droit qu'on lui rende le dirigeable.
Il est à ce sujet particulièrement important de préciser si le Zeppelin-IV appartient à la compagnie ou à l'Empire. S'il n'appartient pas encore à l'Empire - ce qui semble probable puisqu'il n'avait pas achevé ses essais - la compagnie a le droit de demander qu'on lève l'embargo. Même en temps de guerre, le droit de prise ne s'étend pas à la propriété privée.
Le major Parseval, constructeur des ballons qui portent son nom, déclare :
On doit s'attendre à ce que les journaux français s'emparent de cette affaire et lui donnent peut-être une portée qu'en réalité elle n'a point. L'essentiel est que le navire revienne sain et sauf à Friedrichshaven. Les autorités françaises étant dans ces affaires d'une large bienveillance, on a lieu de l'espérer.
La Taegliche Rundschau adresse un appel à l'esprit chevaleresque des Français :
Du point de vue du droit, l'affaire nous est aussi défavorable que possible. Nous en sommes réduits à accepter ce que décidera la générosité plus ou moins chevaleresque des Français. Ils furent autrefois bienveillants envers l'aviateur Engelhardt. Peut-être est-ce trop leur demander de l'être aussi quand ils viennent de prendre tout un Zeppelin. Ils ne seraient pas des Français s'ils ne profitaient pas de cette occasion jusque dans ses extrêmes conséquences. S'ils ne le font pas, leur attitude sera tout simplement grandiose et nous tirerons notre chapeau.
La Gazette de Voss craint qu'on n'impose au Zeppelin une amende extrêmement forte sous forme de droits de douane.
Les officiers s'efforcent, dans les différents journaux, de tirer la leçon de ce fâcheux incident.
Le capitaine Hildebrand écrit dans le Lokal-Anzeiger : Les Français vont avoir l'occasion d'examiner à leur aise le plus perfectionné de nos Zeppelins. Cela ne suffira pas évidemment pour qu'ils puissent l'imiter absolument. Cependant ils pourront apprendre bien des choses. Il sera absolument nécessaire dé construire dans une série de points importants des stations météorologiques qui renseigneraient par radiotélégraphie les Zeppelins des courants de l'atmosphère et leur permettraient, en dépit de tous les nuages, de s'arrêter avec sûreté.
Selon la Deutsche Tageszeitung, les Français connaîtront désormais les détails de la construction des Zeppelins et du plus récent type de mitrailleuse allemande.
Le journal recommande d'éviter à l'avenir de construire des hangars à dirigeables à proximité de la frontière. Il conviendra d'examiner avec grand soin la situation géographique des futures stations d'aérostation proposées par la nouvelle loi militaire.
Le Zeppelin-IV est le seizième et dernier en date des dirigeables construits aux chantiers de Friedrichshaven. Sa capacité est de 21.000 mètres cubes, sa longueur de 150 mètres, son diamètre de 14m 50. Il est muni de trois moteurs allemands de 170 chevaux chacun. Sa vitesse est d'environ 22 mètres à la seconde, c'est-à-dire à peu près 80 kilomètres à l'heure. Il est muni d'une station de télégraphie sans fil. Il a deux plates-formes dont l'antérieure porte une mitrailleuse. Un dispositif spécial permet de lancer des bombes avec une certaine sûreté.
Il fit la semaine dernière un voyage d'épreuve de dix-huit heures qui réussit admirablement. Il était destiné à la station aérienne de Koenigsberg.
- A Berlin, aussi bien qu'à Metz, la nouvelle de l'atterrissage du dirigeable Zeppelin a Lunéville n'a d'abord rencontré aucune créance surtout dans les milieux militaires. On ne voulait pas croire qu'un dirigeable muni des derniers perfectionnements, ayant à bord le capitaine George, un des officiers les plus expérimentés en Allemagne, ait pu ainsi s'égarer.
Cependant on dut se rendre à l'évidence.
On se disait avec une certaine inquiétude que les secrets de construction et d'armement des Zeppelins, si soigneusement cachés jusqu'alors, venaient d'être livrés par le hasard à la connaissance des Français.
Les journaux publiaient de longs détails sur l'incident. Ils ne s'expliquaient pas pourquoi l'atterrissage était rendu nécessaire ; ils rendaient hommage à la correction des autorités françaises ; ils reconnaissaient que l'incident était pénible pour l'Allemagne et qu'il prouvait à nouveau combien il fallait être prudent avec les manoeuvres aéronautiques à la frontière.
La façon chevaleresque dont la France a clos l'incident de l'atterrissement du Zeppelin a eu un grand retentissement en Allemagne.
La Gazette de Cologne fait l'éloge de la solution inattaquable et chevaleresque donnée par le Gouvernement français à l'incident.
Elle exprime le désir de voir les pilotes de dirigeables et d'aéroplanes veiller désormais avec plus de soin à ce que de pareils désagréments ne se renouvellent plus.
Le même journal publie un télégramme de Berlin déclarant que la solution donnée à cette affaire, à tous points de vue, satisfaisante, est accueillie avec une vive satisfaction par tout le peuple allemand. Les populations frontières sont plus aisément surexcitables, lorsque se produisent des incidents de ce genre, et les conditions actuelles de la situation européenne ont dû augmenter encore cette nervosité sur la frontière est de la France.
Malgré cela, non seulement les autorités françaises ont réussi à préserver le ballon et ses passagers de tout incident désagréable, mais encore les officiers français ont eu des rapports chevaleresques et de camarades avec leurs collègues allemands pendant le séjour de ceux-ci sur le territoire français.
On appréciera à toute sa valeur, dans le peuple allemand, l'extrême courtoisie dont ont fait preuve les autorités françaises en ne laissant pénétrer dans le dirigeable allemand qu'un fonctionnaire de la police et en le respectant, à part cela, comme constituant une partie du territoire allemand.
L'incident est donc clos le mieux du monde.
Le Berliner Tageblatt, radical, écrit :
Le fait que notre navire aérien nous ait été rendu sans aucune difficulté produira une agréable impression en Allemagne. On constatera aussi avec satisfaction que les hôtes allemands ont été traités de façon chevaleresque par les officiers français, qui ont immédiatement fait tout ce qui était nécessaire pour que le Zeppelin ne fût victime d'aucun accident.
De Strasbourg, où les officiers allemands sont arrivés, on annonce que les Français ont été aussi actifs, aussi zélés et aussi attentifs dans la circonstance que s'il s'était agi d'un dirigeable français. L'opinion allemande sait apprécier une telle hospitalité, et elle espère, en dehors de toute politique et de tout arrière-pensée, que ce ton poli et chevaleresque sera observé des deux côtés et dans toutes les circonstances.
La Morgen Post, de même nuance, déclare :
La France officielle s'est efforcée de régler cet incident d'une façon non seulement correcte, mais encore aimable. L'attitude de la population a été en somme irréprochable, et la presse parisienne compétente a parlé de l'événement avec calme et sans passion. Tout cela ne restera pas sans effet en Allemagne.
La nationaliste Taegliche Rundschau constate :
Le directeur Colsmann, qui était lui-même à Lunéville, nous a donné l'assurance qu'on avait respecté le Zeppelin. Après cette preuve du caractère chevaleresque des Français nous devons dire de tout coeur :
« Chapeau bas devant les officiers de Lunéville ! » Les excitations de certains journaux français auraient pu influencer les officiers eux-mêmes, mais le tact qu'ont montré les autorités militaires à Lunéville doit être, pour cette raison, beaucoup plus apprécié encore que nous ne l'aurions fait en temps ordinaire.
Enfin le Vorwaerts, socialiste, fait cette édifiante comparaison :
Si l'on a pu croire un moment qu'il pût y avoir là matière à un conflit, cela prouve que nos chauvins allemands ont une mauvaise conscience. En effet, il n'y a pas longtemps, les journaux patriotards allemands demandaient qu'on tirât sur tout aviateur français qui volerait aux environs des forteresses allemandes. Evidemment, on craignait une pareille nervosité de la part des Français ; or, bien au contraire, les Français ont reçu leurs hôtes de hasard avec une grande politesse, et nos naufragés de l'air n'ont remporté de France que le souvenir d'avoir été traités d'une manière loyale et chevaleresque par les autorités de
« l'ennemi héréditaire ».
REMERCIEMENTS OFFICIELS DE L'ALLEMAGNE
M. Jules Cambon, ambassadeur de France à Berlin, a télégraphié au ministre des affaires étrangères pour l'informer que le Gouvernement impérial allemand le priait de remercier le Gouvernement de la République française pour la courtoisie avec laquelle ont été accueillis à Lunéville les passagers du dirigeable allemand et l'empressement qu'on a mis à aider ce dirigeable à regagner son port d'attache.
Le 5 avril 1913, le baron de Schoen, ambassadeur d'Allemagne à Paris, a adressé à M. Pichon; ministre des affaires étrangères, une lettre dans laquelle il lui exprime de la façon la plus aimable les sentiments de gratitude du Gouvernement impérial.
Voici le texte de la lettre de l'ambassadeur d'Allemagne :
Paris, 4 avril 1913.
Mon cher ministre,
Le Gouvernement impérial à la connaissance duquel je m'étais empressé de porter les mesures que le Gouvernement de la République a prisés à l'occasion de l'atterrissage involontaire d'un dirigeable allemand à Lunéville vient de me charger d'être l'interprète auprès du Gouvernement de la République de sa vive reconnaissance pour la manière dont celui-ci a bien voulu terminer ce regrettable incident et que le Gouvernement impérial apprécie hautement.
Il m'est bien agréable de m'acquitter de cette mission auprès de Votre Excellence, et je vous prie, mon cher ministre, d'agréer à cette nouvelle occasion les assurances de ma haute considération.
DE SCHOEN.
OPINION TECHNIQUE FRANÇAISE
Il faut constater que les experts en aéronautique reconnaissent volontiers qu'il n'est pas aisé de gouverner à travers les ondes aériennes, même les
« dirigeables ». L'homme doit encore compter avec les éléments. Le comte Henry de la Vaux donne en ces termes son opinion autorisée :
L'atterrissage d'un dirigeable allemand en France a fait couler des flots d'encre. Certains y ont vu les preuves d'un espionnage flagrant. Rééditant en cela les craintes déjà exprimées lors de l'atterrissage de ballons sphériques sur notre territoire, ils ont prétendu que les secrets de nos ouvrages fortifiés étaient ainsi surpris par nos voisins et que ces incursions répétées d'esquifs aériens allemands sur nos frontières étaient la conséquence pratique d'un vaste plan d'espionnage savamment élaboré.
Un appareil, qu'il s'agisse de sphérique, de dirigeable ou d'aéroplane, n'est pas toujours sûr de sa direction. En ce qui concerne le sphérique, le vent est le seul maître et, s'il souffle de l'est, aucune puissance ne pourra empêcher le ballon d'aller à l'ouest ; si, à ce vent, on ajoute les nuages, le brouillard, qui cachent la vue de la terre, il sera impossible de savoir au-dessus de quel territoire on se trouve et, dès lors, l'atterrissage pourra avoir lieu en un point que l'on n'aurait jamais choisi.
Si de nombreux ballons sphériques allemands atterrissent en France, de non moins nombreux ballons sphériques français atterrissent en Allemagne, et la conséquence des difficultés que rencontrent actuellement en France les aéronautes allemands est que les autorités teutonnes usent vis-à-vis de nos pilotes des mêmes procédés. La descente d'un ballon sphérique en Allemagne qui, il y a quelques années, était une opération très facile, devient actuellement très compliquée. L'espionnage n'y a rien gagné, mais le sport aéronautique y a beaucoup perdu.
En ce qui concerne les dirigeables et les aéroplanes, la question est la même ; ces appareils, pris dans les nuages ou dans -le brouillard, risquent de perdre leur direction et d'aller là où il ne voudraient pas. Si, à ce moment, une panne de moteur; un manque d'essence vient à se produire, les voilà forcés, s'il s'agit d'un aéroplane, d'atterrir immédiatement ; s'il s'agit d'un dirigeable, de voguer au gré des vents, comme un sphérique et, finalement, d'atterrir où il pourra.
C'est ce qui s'est sûrement passé pour le Zeppelin qui vient de descendre si malencontreusement sur le champ de manoeuvres de Lunéville. Il faisait ses essais de réception, le brouillard l'a pris, il a commencé à s'égarer, il a pénétré sans le savoir en territoire français, le vent s'est levé, ses moteurs fonctionnaient mal (ce qui peut arriver dans tout navire aérien, dirigeable ou aéroplane, à quelque nationalité qu'il appartienne); le ballon avait atteint une grande altitude, avait donc perdu beaucoup de lest, beaucoup de gaz; en outre, des milliers d'yeux français l'avaient aperçu; il avait presque rasé les toits de Lunéville, il n'avait plus qu'à atterrir, bien plus, il devait atterrir; il a vu un champ de manoeuvres, des soldats qui faisaient l'exercice, et il est descendu au milieu d'eux. Le commandant du ballon ne devait pas agir autrement; si même le Zeppelin eût eu la force, ce que j'ignore, de regagner l'Allemagne, il devait, après s'être promené au-dessus de notre territoire, descendre, chez, nous, pour nous expliquer sa conduite, et regagner son pays après en avoir reçu l'autorisation de notre gouvernement, autorisation qui, j'en suis sûr, lui sera accordée, aussitôt terminée l'enquête prouvant sa bonne foi.
Et si, dans toute cette aventure, quelqu'un est à plaindre, c'est sûrement le pauvre commandant du ballon, qui s'est fourré, et ce n'est pas de gaieté de coeur, dans cette aventure plutôt désagréable. Ce n'est pas pour lui, assurément, l'occasion de gagner l'Aigle Noir, mais il faut bien se mettre dans la tête que même aventure aurait pu arriver à un de nos officiers. Soyons donc généreux, même envers un adversaire éventuel.
Quant à ce qui concerne l'espionnage aérien, que l'on se mette bien dans la tête qu'il est impossible à un aéroplane ou à un dirigeable de donner des renseignements utiles sur nos ouvrages fortifiés ; les contours de ces ouvrages sont déjà connus, sans doute, en Allemagne, comme nous connaissons les leurs ; mais, pour découvrir les secrets intérieurs de la défense, il faudrait à bord des dirigeables des appareils photographiques ayant les vertus des rayons X et, jusqu'à plus ample confirmation, je nie leur existence ; le rôle des dirigeables, ce qui est déjà suffisant et en justifie largement l'emploi, est un rôle de reconnaissance des mouvements de troupes, en cas de conflit, et un rôle offensif vis-à-vis de certains points stratégiques. (L'Intransigeant, 6 avril 1913.)
POINT DE DROIT
Les considérations générales suivantes étaient présentées par les
« Débats » sous le titre : « Le Zeppelin à Lunéville. »
L'atterrissage du Zeppelin sur le champ de manoeuvres de Lunéville est un de ces incidents qu'il faut envisager avec sang-froid, pour que l'importance n'en soit ni poussée au tragique, ni tenue pour négligeable Il dérive probablement et pour une bonne part du hasard et de la force majeure; il impose d'ailleurs des réflexions et des précautions.
C'est bien ainsi que les autorités de Lunéville l'ont tout de suite traité : chefs militaires, maire, sous-préfet ont eu naturellement, à l'égard des officiers allemands qui montaient le dirigeable, l'attitude correcte qui convenait ; en même temps ils prenaient pour l'aéronef les mesures de la plus simple prudence ; ils le faisaient garder par la troupe et les agents, aussi bien pour le protéger contre la curiosité ou l'hostilité de la foule que pour s'enquérir des causes exactes qui peuvent justifier sa présence en territoire français.
Le Zeppelin est un ballon militaire : il portait à son bord plusieurs officiers allemands en uniforme : le passage de la frontière lui était donc interdit aussi bien qu'à un corps de troupes ou à une patrouille de cavalerie. Comment donc a-t-il enfreint cette règle élémentaire du droit des gens ?
De l'enquête : les passagers ont déclaré d'abord que le dirigeable procédait à des essais, qu'il n'était pas encore reçu et que les officiers qui le montaient composaient la commission de recette ; ils ont ajouté que, partis du lac de Constance, ils avaient été entraînés par le vent d'est au-dessus des Vosges; sans pouvoir se rendre compte dans le brouillard du pays qu'ils traversaient; ils ont dit enfin que, faute d'essence, il leur avait été impossible de reprendre la route de l'Allemagne. Ces explications seront contrôlées.
On ne manquera pas non plus de rechercher si du haut du Zeppelin, des photographies n'ont pas été prises.
La mauvaise foi ne se présume pas : à défaut de preuve établissant la tentative invraisemblable d'une incursion volontaire sur notre territoire, les explications devront être tenues pour vraies, et le Zeppelin aura permission de repartir. Ainsi sera réglé de la seule manière qui respecte les intérêts en jeu, un incident qui, d'abord, a suscité une vive émotion.
L'incident sera réglé. Mais il n'est pas douteux qu'il en restera quelque chose, de même qu'on était, pour ainsi dire, préparé à le voir se produire par certains faits qui l'ont précédé. Tout récemment, en Angleterre, on parlait d'un dirigeable qui, en pleine nuit, volait au-dessus de la campagne et des villes et lançait des rayons de ses projecteurs. Ces jours derniers, à Liège et à Namur, des feux plongeants de projecteurs ont été dirigés pareillement sur les forts de Liège et de Namur. Les Belges comme les Anglais ont accusé les dirigeables allemands de ces visites beaucoup plus qu'indiscrètes. Se sont-ils trompés ?
En tout cas l'accusation a été formelle, et elle a été connue, elle s'est répercutée parmi nos populations frontières. Si détaché qu'il puisse être de pareils précédents, l'atterrissage du Zeppelin à Lunéville et son trajet par Remiremont, Vesoul, Epinal, risquait de paraître à l'esprit populaire un nouvel épisode d'une entreprise méditée. C'est pourquoi il est fâcheux que les expériences aériennes se fassent à proximité de la ligne frontière.
On dira que les dirigeables, par définition même, doivent assurer constamment à ceux qui les dirigent la possibilité de gagner leur but, et du moins d'éviter les zones dangereuses.
L'événement prouve que, quant au Zeppelin, cela n'est pas exact : ce ballon devait gagner Baden, et il vient a Lunéville par un circuit; il a suffi d'un assez fort vent d'est pour le faire dévier, et il avait épuisé sa provision d'essence avant que de pouvoir redresser sa direction. Toutes ces circonstances sont à retenir; elles conseillent aux autorités allemandes d'éloigner bien davantage de la frontière leur champ d'expériences, puisque des accidents si futiles ont imposé au dirigeable un voyage tellement imprévu.
C'est la conclusion pratique, celle qui ressort des faits avec la force la plus convaincainte, et la seule qui puisse en prévenir le retour.
On se demande s'il ne serait pas utile, en même temps, de prendre des mesures légales sévères contre l'envahissement aérien du pays. Les Anglais ont, en ce sens, une loi fort rigoureuse ; il y est dit notamment qu'aucun aéronef étranger ne peut voler au-dessus de la Grande-Bretagne sans avoir annoncé sa venue, faute de quoi l'aéronaute sera arrêté, il y est dit aussi qu'au premier signal l'aéronef doit atterrir, faute de quoi il sera tiré sur lui à coups de fusil ou de canon.
Nous n'avons en France qu'un décret du 25 novembre 1911 sur la navigation aérienne qui édicte certaines défenses, par exemple le transport et l'usage des appareils de photographie ou des engins et munitions de guerre, la circulation des aéronefs militaires étrangers, le passage au-dessus de certaines zones interdites.
Il semble que la confiscation de l'aéronef soit la sanction nécessaire de tout acte qui violerait des règles aussi simples. Le hasard et la force majeure sont naturellement exceptés. (Journal des Débats, 5 avril 1913.)
De son côté « le Temps » présente ces observations :
L'incident de Lunéville est clos grâce à la bonne volonté et à l'obligeance des autorités françaises. Dorénavant, espérons-le, personne ne pourra dire que la France cherche à profiter du hasard pour inquiéter l'Europe.
Nous avons accepté les déclarations du pilote et des officiers allemands qui montaient le Zeppelin.
Quand un navire aérien a parcouru la quasi-totalité de la frontière française, de Belfort à Lunéville, on peut être surpris que ses pilotes se soient aperçus si tardivement de leur erreur.
« Nous sommes descendus par courtoisie », déclara le chef mécanicien. Soit ! Eh bien, ces messieurs ont été payés de retour. Ils ont été reçus
« à la française » et nul ne prétendra demain que nous ayons montré la moindre mauvaise humeur à nos visiteurs, tombés du ciel.
Sans doute les journaux allemands s'inquiéteront que nous ayons pu surprendre
« les secrets » de leurs dirigeables. Qu'ils se rassurent ! Nous avons inventé la science aéronautique et nous n'avons rien à apprendre de ceux qui utilisent les données dont nous avons fait profiter le monde. Au reste, nous avons, nous aussi, des zeppelins, et il est assez vraisemblable - étant donné le courage des officiers allemands - qu'ils auraient préféré sacrifier leur engin plutôt que de nous le livrer s'ils avaient supposé que son mystère pût nous intéresser.
Nous l'avons laissé repartir comme il était venu... Est-ce que nos voisins voudront, à cette occasion, se rappeler qu'un aéroplane français, tombé récemment en Allemagne, fut rendu inutilisable à la requête des autorités ? La différence du procédé reste à notre avantage.
Les Allemands peuvent tirer de cet incident une leçon. Un peu partout, on signale le passage de leurs zeppelins, à Liège, par toute la Belgique et jusqu'en Angleterre. Il faut, bien entendu, faire la part de l'imagination romanesque dans ces craintes populaires, mais l'aventure de Lunéville justifiera dorénavant les appréhensions des pays inquiets de la vigilance allemande.
Quoi qu'il en soit, il serait à souhaiter qu'un règlement définît les droits des navigateurs aériens. Doivent-ils - quand ils sont militaires - être considérés comme des espions ? Ce sont là des points délicats qu'une législation générale pourrait trancher avantageusement, ne fût-ce que pour éviter des froissements bien superflus dans l'état actuel de l'Europe. Assez de raisons graves tiennent en éveil la méfiance des peuples sans que par surcroît on abandonne leurs destinées aux malices du vent. (Le Temps, 6 avril 1913.)
M. POLITIS, professeur à la Faculté de droit de Paris, membre de l'Institut de droit international, conseil du Gouvernement hellénique dans les négociations turco-balkaniques, a fourni la note juridique suivante au journal le
« Temps » (5 avril 1913), sur le cas du Zeppelin-IV :
Il n'existe pas encore de Code international de la navigation aérienne. Une Conférence s'était bien réunie à Paris, en 1910, pour en élaborer un; mais, par suite de l'opposition de l'Angleterre, elle a dû se séparer sans avoir rien fait. Nous sommes donc obligés de nous en référer, pour la navigation aérienne, aux règlements internationaux en usage dans la navigation maritime.
En ce qui concerne le Zeppelin-IV, si ses pilotes établissent que c'est par suite d'un accident qu'il a franchi la frontière et a été obligé d'atterrir en territoire français, il n'y a pas de doute possible. Non seulement on ne peut pas le retenir, mais on lui doit encore les
« devoirs de l'hospitalité », comme à un navire en détresse obligé de se réfugier dans un port, par suite du mauvais temps du d'une avarie. Les autorités doivent s'entremettre pour lui fournir les moyens de reprendre sa route, l'aider à trouver les mécaniciens qui répareront les avaries et à se procurer, l'essence et les moyens de locomotion nécessaires.
Mais s'il est prouvé que le Zeppelin-IV n'a franchi la frontière que pour se livrer à l'espionnage, deux questions bien distinctes se posent : celle des passagers et celle de l'aéronef lui-même.
Pour les passagers, les autorités françaises ont le droit de les retenir prisonniers et de les juger d'après le Code pénal français : cela ne fait aucun doute. Quant au dirigeable, on est obligé de chercher la solution dans les règles et les coutumes de la mer.
Si le dirigeable appartient à une société particulière, les autorités françaises ont le droit de le confisquer. Mais si le Zeppelin IV était déjà la propriété du Gouvernement allemand, sa confiscation, même alors que le cas d'espionnage aurait été nettement établi; pourrait être considérée comme un acte de guerre. C'est ainsi que si un navire de guerre est surpris se livrant, en temps de paix, à l'espionnage sur les côtes d'un pays, on peut retenir l'équipage et lui appliquer la loi de ce pays ; mais on ne peut pas saisir le bâtiment, propriété d'un Etat, car les biens d'un Etat ne sont pas confiscables. On peut retenir le navire ou l'aéronef tout le temps que l'on jugera utile pour la bonne marche de l'enquête. Mais une fois l'enquête terminée, on doit laisser le bâtiment à la disposition de l'Etat propriétaire et continuer, s'il y a lieu, la discussion par la voie diplomatique.
Remarquez d'ailleurs que cette règle est également appliquée en matière civile. Ainsi le Gouvernement hollandais avait, il y a quelques années, saisi, dans un de ses ports, un navire-école appartenant à l'Etat belge, comme gage de payement d'une somme due à un fournisseur néerlandais et que l'Etat belge se refusait obstinément à payer malgré les sentences des tribunaux.
Le Gouvernement belge protesta et la Hollande dut se résigner à laisser partir le navire-école.
D'une consultation demandée par un autre grand Quotidien à Me Edouard CLUNET, avocat à la Cour de Paris, ancien président de l'Institut de droit international, nous détachons quelques renseignements :
Les textes à consulter sur la matière sont encore peu nombreux. Les aspirations vers une réglementation internationale sont manifestes. Mais, malgré la bonne volonté verbale des peuples civilisés, les formules n'ont pas encore été trouvées. La difficulté de s'accorder en un sujet où il s'agit de concilier les droits de la légitime défense et ceux d'une liberté à. laquelle personne ne veut renoncer, explique cet échec momentané.
A. Navigation aérienne innocente (temps de paix).
En septembre 1909, le 4e Congrès international d'aéronautique réuni à Nancy votait cette résolution :
Le Congrès émet le voeu que les Etats renoncent aux mesures prohibitives, s'entendent pour réglementer la circulation aérienne dans un sens libéral, protégeant leurs droits de défense par toutes les vérifications utiles... (Clunet 1910, p. 66).
A Paris, le 18 mai 1910, sur l'initiative du Gouvernement français et dans les salons du ministère des Affaires étrangères, se réunissait une Conférence, internationale diplomatique pour la navigation aérienne. M. Millerand, ministre des travaux publics, présidait. Cette Conférence paraît avoir été ajournée, sine die, faute d'entente. Mais, parmi les propositions alors présentées par le Gouvernement français, comme base de discussion, figurait la formule suivante :
Les aérostats militaires et de police ne peuvent franchir la frontière qu'avec l'autorisation de l'Etat au-dessus duquel ils veulent circuler ou dans lequel ils se proposent d'atterrir.
Cette formule était la reproduction de l'art. 10 du rapport préparé pour l'
« Institut de droit international » par deux de ses membres, M. Paul Fauchille, de Paris, et M. Von Bar, de l'Université de Göttingen (Allemagne). L'Institut avait d'ailleurs décidé que ce rapport serait présenté à la Conférence diplomatique, dont nous venons de parler (V. texte, Clunet 1910, p. 990), et nous en extrayons encore de ce document les articles suivants :
Art. 19 (Rapport Fauchille). - Chaque Etat peut interdire l'atterrissage des aérostats dans certaines parties de son territoire déterminées par des marques visibles pour les aéronants.
Art. 3 (Rapport Von Bar).- Ils [les aérostats] doivent toutefois observer les lois de police édictées par des Conventions internationales ou par l'Etat dans le territoire duquel se fait l'ascension ou la descente. Ces dernières lois n'entraîneront pas le parcours à une hauteur de plus de 1.500 mètres, excepté dans les environs des forteresses dont l'entrée pourra être défendue.
Dans sa session de Madrid (avril 1911. V. texte, Clunet 1911, p. 1036), l'Institut de droit international votait la résolution suivante :
Art.. 3. - La circulation aérienne internationale est libre, sauf le droit pour les Etats sous-jacents de prendre certaines mesures à déterminer en vue de leur propre sécurité et de celle des personnes et des biens de leurs habitants.
Le Congrès juridique international de l'Aviation, qui se tenait à Paris le mois suivant, en mai-juin 1911, sous la présidence de M. Millerand, ancien ministre (V. texte, Clunet 1911, p. 1405), votait l'article suivant.
Art. 10. - Il leur est interdit [aux aéronefs], sauf le cas de force majeure, d'atterrir :
a) Sur les ouvrages fortifiés et aux alentours de ces ouvrages dans le rayon déterminé par l'autorité militaire ;
b) Dans l'intérieur des agglomérations.
Le Droit interne contient même pour la navigation aérienne innocente des dispositions assez sévères. Il est toujours aisé à un législateur, qui ne se préoccupe que des intérêts immédiats et des nécessités de protection de son propre pays, d'adopter des solutions empreintes d'une certaine raideur.
Il en a été ainsi récemment en Angleterre (v. infra aux Faits et informations) et en Russie (v, infra aux Documents).
En France, la réglementation de la navigation aérienne est établie par un décret publié dans le Journal officiel du 25 novembre 1911, où l'on peut noter les articles suivants :
Art. 12. - Sauf autorisation spéciale, il est défendu aux aéronefs de passer au-dessus des zones interdites.
Art. 13. - Tout aéronef qui s'engage sans autorisation au-dessus d'une zone interdite est tenu d'atterrir dès qu'il y est invité et, s'il y a impossibilité de le faire immédiatement, dès qu'il le peut.
Art. 16. -Le transport et l'usage des appareils de photographie sont interdits à moins d'autorisation spéciale du préfet.
Art. 23. - Les représentants de l'autorité publique peuvent visiter tout aéronef pour exercer les droits de police et de surveillance fiscale.
Art. 24. - Quand un aéronef arrive de l'étranger, le pilote doit immédiatement prévenir le maire de la localité du point d'atterrissage, pour que les agents du fisc puissent procéder aux vérifications, et opérations nécessaires.
Art. 32. - La circulation en France des aéronefs militaires étrangers est interdite.
Incontestablement, le Zeppelin, aéronef étranger - militaire ou sur le point de le devenir, - puisqu'il était monté par des officiers étrangers, à titre d'essai, tombait sous le coup des prohibitions de la législation française (art. 24 et surtout art. 32). Les aéronefs militaires étrangers ne peuvent pas circuler dans l'atmosphère qui s'étend au-dessus de la France.
Le cas de force majeure seul était un motif d'excuse à cette infraction. Il convenait même, tout en l'invitant à repasser immédiatement la frontière, de réserver à l'aéronef et à ses pilotes un accueil bienveillant et d'oublier le traitement contraire que des aéronefs français, égarés en Allemagne, avaient pu subir,
B. Navigation aérienne hostile (temps de paix).
Rentre sous cette rubrique toute navigation aérienne d'un aéronef étranger, qui, même en temps de paix, aurait pour objet de recueillir dés renseignements intéressant la défense du territoire ou la sûreté, extérieure de l'État.
A un acte de ce caractère s'appliquerait en France la loi du 18 avril 1886 contre l'espionnage.
Les pilotes, et passagers civils ou militaires de l'aéronef, pratiquant un pareil exercice, quelle que fût leur nationalité, tomberaient sous l'application des art. 5 et 6 de cette loi, qui prévoit à charge des délinquants diverses peines d'amende et variant d'emprisonnement pour une durée de un mois à cinq ans. Des sanctions plus sévères pourraient être prononcées si les circonstances donnaient lieu à l'application des art. 76 et s. du Code pénal.
Quant à l'aéronef, instrument d'un délit vérifié et établi, il semblerait naturel qu'il pût être confisqué. Il n'en est rien cependant.
Pour que la confiscation fût possible il faudrait que l'aéronef, corpus delicti, fût la propriété du condamné (art. 11 Code pénal), et que la loi spéciale applicable ait ordonné
cette confiscation. Dans l'hypothèse où le Zeppelin aurait été convaincu d'espionnage, il n'aurait pu être confisqué puisqu'il appartenait soit à une Compagnie privée, soit à l'Empire allemand, qui n'étaient, ni l'une ni l'autre, les délinquants - et surtout parce que la confiscation n'est pas prévue par la loi du 18 avril 1886.
C'est une lacune à combler. L'instrument, à l'aide duquel la sûreté de l'Etat a été mis en péril, doit être détruit ou confisqué, quel que soit son propriétaire. Il y aurait à introduire dans la loi future une application du jus ad rem répondant aux exigences, du bon sens.
EPILOGUE
L'incident de l'atterrissage du dirigeable allemand le Zeppelin en territoire français aura eu au moins un résultat avantageux. Il va faire aboutir - rapidement, espérons-le - une question urgente, mais qui sommeillait depuis plusieurs aimées.
Le Conseil des. ministres a décidé, le 5 avril 1913, de soumettre au Parlement, à la rentrée, un projet de loi sur la navigation aérienne.
Le projet gouvernemental est seulement décidé en principe : mais sa rédaction sera chose brève, car il suivra sans doute de très près les propositions de la commission.
C'est le ministre des travaux publics qui en prendra l'initiative parlementaire.
Mais il sera contresigné également par le ministre de la guerre et par celui des finances, en raison des questions de défense nationale et des questions fiscales qu'il met en jeu.
Voici quelques-uns des points essentiels qui y seront traités :
1° Détermination de la propriété aérienne. - Jusqu'ici, en effet, la propriété s'entendait en droit civil, du sol, du sous-sol et de l'au-dessus, sans restriction, si bien qu'en invoquant le Code actuel, un propriétaire serait à la rigueur fondé à interdire absolument à tout appareil aérien de passer
« chez lui ». Il est vrai qu'il y a l'usage... Mais il devient de plus en plus urgent de définir strictement à partir de quelle hauteur l'air est à tout le monde ;
2° Détermination de la nationalité des appareils. - Sur quelle base se fonder ? Le port d'attache ? la nationalité du pilote ou celle du constructeur ?
3° Réglementation de la navigation aérienne au point de vue douanier et fiscal : droit de visite, carnet de bord, etc.
4° Questions de défense nationale : vols au-dessus ou à l'entour des places fortes et des ouvrages militaires, définition de l'espionnage, cas de force majeure, conduite à tenir lorsque se produit un incident analogue à celui du Zeppelin ;
5° Réglementation de la circulation aérienne au point de vue de la sécurité : police générale de l'air, rencontres, signaux, etc.
On voit la complexité de la question et tous les problèmes délicats qu'elle pose. D'une manière générale le projet gouvernemental s'efforcera de rapprocher le plus possible les dispositions concernant la navigation aérienne de celles qui régissent la navigation maritime. (Le Matin, 6. avril 1913.)
Il conviendrait de profiter de ce beau zèle législatif pour renforcer la loi contre l'Espionnage du 18 avril 1886, comme il en fut question tant de fois.
Si cet effort paraît trop grand, on pourrait' simplement intercaler dans la lex ferenda sur la navigation aérienne, une modeste section visant l'emploi
« anti-amical » de ce nouveau mode de locomotion,
RÉGLEMENTATION INTERNATIONALE DE LA NAVIGATION AÉRIENNE.
Le Gouvernement allemand serait peut-être disposé à faire au Gouvernement français des ouvertures officieuses en vue de réglementer dans une forme internationale la navigation aérienne.
On se souvient que le projet de Convention de 1910 n'a pas été exécuté par suite de l'opposition de l'Angleterre (V.
Clunet 1910, p. 986). (Berlin, 20 avril 1913, le Temps, 21 avril 1913.) M. Louis Renault et M. Krieg, qui se trouvent à La Haye pour l'affaire du Manouba, ont déjà élaboré les grandes lignes du règlement franco-allemand.
Un nouvel incident de navigation aérienne s'est élevé entre la France et l'Allemagne, à propos de l'atterrissage, en France, d'un aéroplane militaire allemand. V. infra aux Faits et Informations (France-Allemagne).
L.D.
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