Sonnets de Campagne
ÉCRITS SUR LE FRONT
PAR UN "RENGAGÉ"
Vendus au profit de la Société Française de
Secours aux Blessés Militaires
Ed. Hachette, Paris - 1915
A ma Femme. N°6.
MESSE DE CAMPAGNE
Blâmont.
21 août.
Le portail mitraillé par des éclats d'obus ;
Arceaux et clochetons jonchant la place vide ;
Tous les vitraux brisés ; une senteur fétide
D'âcre charnier ; du sang, des cris, des pleurs confus.
Du pauvre corps meurtri de l'église, il n'est plus
Rien que n'ait mutilé le barbare stupide...
Mais son âme, jamais, n'a vibré plus splendide
Sur l'autel où, vers nous, va descendre Jésus !
Le prêtre est un soldat comme les assistants,
La cloche a pris la voix des fusils crépitants,
L'orgue le grondement des canons en furie.
Mais, dans nos coeurs, s'épand une sérénité
Virile et tendre : en eux, soudain, a palpité,
Avec le Dieu vivant, l'âme de la Patrie !
A Marthe Loreau. N° 7
EXEMPLE...
Blâmont.
21 août.
Il avait mérité d'être, à l'Ordre, cité
Deux fois, pour son entrain et sa belle vaillance ;
Sa compagnie avait, au feu, de la prestance
Et du mordant... et puis, un soir, fatalité !
La hideuse panique avait tout emporté :
La troupe n'était plus qu'une foule en démence
Et le chef n'avait pas - sinistre défaillance -
Essayé d'arrêter le flot de lâcheté.
Vite et net, il s'était jugé : - « Mes hommes ? passe !
Ce ne sont que de grands enfants - faites-leur grâce !
Mais, pour eux tous je dois payer, fusillez-moi ! »
II commanda le feu, lui-même, pour l'exemple...
- Malgré tout, garde-lui sa place, dans le temple,
France, où tu veilleras ceux qui sont morts pour toi !
A Madame Henri Viettard. N° 8.
RETRAITE
Après Sarrebourg.
22 août.
Ils nous avaient laissé venir, à l'abattoir !
Sur un sol pourri d'espions, farci de mines,
Qui sautait sous nos pas ! les hordes assassines,
De loin, bien à l'abri, fauchaient tout notre espoir !
Et nous étions, hier, si radieux de voir
Nos trois couleurs flotter sur la terre orpheline !
On n'y veut pas de nous... et l'ivresse enfantine
D'hier cède, aujourd'hui, la place au chagrin noir.
Peut-être avons-nous pas assez souffert, Lorraine !
Peut-être avons-nous trop mesuré notre peine ?
C'est un rude labeur que mériter ta foi !
Nous reviendrons, sacrés par la souffrance sainte ;
Beaucoup seront tombés, sans reproche et sans crainte.
Ceux que tu reverras seront dignes de toi !
A Maurice Barrés. N° 9.
EXODE
Domèvre.
23 août.
Troupeau de vils chacals, les trois corps bavarois
Ont fondu sur les champs de la douce Lorraine ;
Ils ont brûlé, pillé, tué ; leur lâche haine
A partout déchaîné ses faciles exploits.
Et, comme nous devons, hélas ! un contre trois,
Nous concentrer un peu, pour mieux reprendre haleine,
Et mieux foncer demain sur la horde vilaine,
Le flux roule, avec nous, tout un peuple aux abois.
Vieillards, femmes, enfants, sont juchés sur la paille
Des chariots, où l'on a mis, vaille que vaille,
Tout ce qui garnissait le pauvre logement.
Ils ont les yeux hagards et s'en vont, vite, vite,
Avec tout ce capharnaüm, hétéroclite,
Parfois un peu comique... et triste infiniment.
A Madame Gustave Noblemaire. N° 11.
GRAND'MERE
Montigny.
23 août.
Sous les éclats d'obus, parmi la fusillade,
Le galop des chevaux, les grands cris du tocsin,
Hors de l'ouragan noir, qui voulait, l'assassin !
Lui garder son petit, farouche, elle s'évade.
Il est tombé, blessé, dès la prime embuscade ;
II a vingt ans, la lèvre tendre, et l'oeil câlin...
Pauvre petit, si pâle ! il sera mort demain ?
« Mort ? mon enfant ? jamais ! » et la chaude accolade
De la grand'mère a mis, sur la blême paupière.
Un baiser, frémissant d'une tendresse, fière,
Forte et sûre, qui sait qu'elle le sauvera !
Lors, m'inclinant très bas devant cette vaillante,
Baisant pieusement la vieille main tremblante :
« Mère, vous dites vrai ! Dieu vous le gardera ! »
Qui en est l'auteur ?
Le Cri de Paris du 14 mars 1915 nous
indique :
« Livres nouveaux
L'auteur des Sonnets de Campagne ne les a pas signés. Il nous
apprend seulement qu'ils ont été « écrits sur le front par un
rengagé». Nous respecterons son anonymat, bien qu'il soit permis
de deviner en lui quelque haut fonctionnaire de la Compagnie des
Chemins de fer de Lyon, d'après la dédicace du volume : A mes
80.000 camarades du P.-L.-M.
Le Journal Officiel disait de ce « rengagé », dans une des
récentes citations à l'ordre du jour de l'armée : « Capitaine de
réserve, artillerie lourde : a contracté une maladie grave au
service. Revenu sur le front sans être guéri, a, malgré ses
souffrances, fait des reconnaissances fréquentes qui
l'exposaient au feu de l'ennemi. A dû être évacué, dans un état
grave. »
Les premiers Sonnets de Campagne ont été composés dans les
cantonnements des Vosges et d'Alsace ; ils portent des dates et
des noms de lieux héroïques : « Sous Anspach, 20 août » ; «
Blamont » ; « Après Sarrebourg, 22 août » ; « Bois de Romont » ;
« Baccarat » ; « Rambervillers ». Les autres ont été composés à
l'hôpital, pour tromper l'ennui d'un repos impatient.
Il y a 90 sonnets et bien que sur ce point, a le temps, dit-on,
ne fasse rien à l'affaire », on ne peut se défendre d'admirer
comment, dans des loisirs si courts et si morcelés, a pu être
écrit tout d'un volume de poésies.
Le plus beau par la sincérité de l'accent et la profondeur de
l'émotion est peut-être le dernier sonnet du recueil :
TERRE
Terre ! Terre superbe, ardente et tutélaire,
Terre de mon pays, je t'adore ! - Ton sel [...] »
La citation se retrouve effectivement au journal officiel du 25
février 1915 :
« Citations à l'ordre de l'armée.
Les militaires dont les noms suivent sont cités à l'ordre de
l'armée : GOUVERNEMENT MILITAIRE DE PARIS
NOBLEMAIRE, capitaine de réserve, artillerie lourde: a contracté
une maladie grave au service. Revenu sur le front sans être
guéri, a, malgré ses souffrances, fait des reconnaissances
fréquentes qui l'exposaient au feu de l'ennemi. A dû être évacué
dans un état grave »
et confirme la dédicace dans les sonnets
ci-dessus : "A Madame Gustave Noblemaire N° 11"
Et l'anonymat n'a pas été partout préservé, comme dans La
Nouvelle-France : revue des intérêts et nationaux du Canada
français de février 1916 :
« Ecoutez plutôt un soldat qui se bat encore et qui chante -
ils chantent tous les joyeux soldats de France - écoutez le
capitaine Noblemaire, qui a vécu et souffert dans les tranchées,
qui a creusé la terre de France, qui a vécu en elle, qui s'y est
réfugié, qui s'en est couvert comme d'une carapace ou d'un
bouclier, écoutez-le nous dire à son tour, après ce plein et
douloureux contact, comme elle est bonne, à la fois rude et
douce, la terre de France.
Terre ! Terre superbe, ardente et tutélaire ;
Terre de mon pays, je te salue je t'adore ! [...] »
L'auteur est donc bien
Charles Georges NOBLEMAIRE (Madrid 27 décembre1867 - Paris 29
décembre 1923), ancien élève de l'École polytechnique, capitaine
d'artillerie, député des Hautes-Alpes (1919-1923),
administrateur des chemins de fer P.-L.-M.
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