La Lorraine artiste
15 juin 1901
La décoration des tombes de la maison de Salm de 1250 à 1350
L'étude des monuments
décoratifs anciens est plus facile quand on peut juxtaposer par
ordre chronologique une série d'objets du même genre,
appartenant à une courte période. Les pierres tombales, par
exemple, à partir du milieu du XIIIe siècle, présentent une
disposition décorative plus intéressante qu'auparavant. Tandis
que les sculpteurs romano-byzantins suivaient une règle
traditionnelle, dérivée des modèles romains, ceux de la période
dite gothique composent un décor nouveau, combiné pour meubler
simplement la surface tumulaire, formée d'habitude par un
rectangle d'une hauteur presque triple de sa largeur. Ils y
sculptent en bas-relief des ornements végétaux simplifiés par la
stylisation, brisés et fanés pour symboliser la mort, des
emblèmes religieux et héraldiques, ou bien la figure en pied du
défunt, tandis que l'épitaphe sert de cadre à la tombe. Plus
tard, l'ornementation devenant plus compliquée, ils la graveront
simplement en creux, en incrustant dans les traits une pâte
noire. Ces dalles tumulaires sont assez rares en Lorraine dans
le premier siècle de l'ère ogivale et ce n'est que grâce à des
croquis antérieurs à la Révolution que nous avons pu rassembler
ici plusieurs spécimens de la période de 1250 à 1350,
appartenant tous, excepté un, à la maison de Salm, et dont cinq
sont inédits (Fig. D, E, F, G, H.)
FIG . A. 1245. Tombe de Henri II de Salm, autrefois en l'église
de Senones, au pied de l'autel de la Vierge. Le moine Richer de
Senones, qui écrivait vers 1250, dit, dans sa Chronique, que
c'est lui qui a composé cette tombe et « y a entaillé des
images, feuillages et épitaphes, comme il appert encore. » Mais
il ne subsistait rien de l'inscription quand Dom Pelletier en
fit le dessin que nous reproduisons et qui fut découvert par le
baron Sellière, collé sur le plat intérieur d'une Histoire de
Lorraine ayant probablement appartenu à Dom Pelletier ou à Dom
Calmet. Cette tombe, ainsi que les deux suivantes qui sont de
même provenance, a été déjà lithographiée dans la Lorraine
Artiste du 7 mars 1885. Une hampe, surmontée d'une fleur de lis
et posée sur un pied fourchu qui rappelle celui des landiers,
est accostée des deux saumons héraldiques de Salm et de deux
branches brisées de végétaux différents, difficiles à spécifier.
La hampe fleurdelisée ne saurait être un sceptre, puisqu'elle a
un pied bifurqué et que les Salm n'étaient que comtes. Nous
croyons qu'elle remplace une croix, dont la présence paraît
nécessaire, le lis étant un des emblèmes du Christ et rappelant
par ses trois pétales les trois bras de la croix. Nous
trouverons, fig. C et D, deux
emblèmes semblables, tandis que, fig. E et F, de vraies croix
fleurdelisées nous montreront le même pied fourchu.
FIG . B. 1245. Tombe de
Judith ou Joatte de Lorraine, femme du précédent, fille de Ferry
de Bitche, morte en 1244, mais dont la sépulture fut
vraisemblablement sculptée en même temps que celle de son époux,
par Richer. Même provenance que ci-dessus. Au sommet l'écu de
Lorraine, au dessous des rinceaux entrelacés et des feuillages
sortant d'une rosace à cinq lobes décorent assez gracieusement
la surface. Aucun emblème religieux.
FIG . C. 1249. Tombe de Henri
le Lombard, frère de la précédente. Même provenance que
ci-dessus. Ce dessin de Dom Pelletier se trouve à la cure de
Senones, collé sur le plat de l'Histoire de Dom Calmet, tandis
que les deux croquis précédents appartiennent aujourd'hui à la
collection Sellière. Une hampe, bifurquée au pied, se termine au
sommet par une grande fleur de lis surmontée de deux roses. Elle
est accostée à dextre de l'écu de Lorraine, Henri le Lombard
étant fils de Ferry de Bitche, et à senestre des armes de Riste,
deux cygnes naissants, Agnès, la femme du défunt étant de cette
maison. Deux rinceaux à feuilles trilobées partent du pied
fourchu de la hampe pour meubler la partie inférieure.
FIG . D. 1250. Cette tombe n'a aucun rapport avec la maison de
Salm et n'est ici que comme point de comparaison, appartenant à
une localité très voisine de Senones. Fig. C. - 1249. Fig. D. -
12S0
C'est la dalle tumulaire d'un abbé d'Etival, peut-être Lisiardus,
relevée par C. Schuler, architecte, en 1879, dans la première
des quatre cryptes creusées sous le choeur de cette église,
derrière le maître-autel, et dont la construction paraît
remonter exactement à 1250. La tombe, en forme d'auge, ne
contenait que les fragments de la dalle brisée, assez fruste et
sans inscription. Une crosse abbatiale très simple, sans noeud
ni feuillages, est accostée par deux pieds de vigne arrachés,
alternant dans leurs rinceaux des grappes et des feuilles très
primitives, et se développant plus haut pour soutenir une fleur
de lis, assez semblable à celle de la fig. A. Nous voyons en
cette fleur une représentation emblématique de la croix dont
l'absence, sur une tombe d'abbé, serait singulière. La vigne
arrachée, aux feuillages fanés et pendants, symboliserait la
mort du ministre eucharistique. La date de cette tombe, sa
similitude de composition avec les précédentes, ainsi que la
proximité d'Etival et de Senones, permettraient d'en attribuer
aussi la sculpture au moine Richer.
1257. Dans l'ordre chronologique des tombes salmoises,
figurerait ici le grand monument funèbre du Musée lorrain (n°
118), provenant de l'abbaye de Saint-Sauveur et qui a déjà été
lithographié dans la Lorraine Artiste de 1894, fig. 77. Il est
orné au pourtour de statuettes de saints dans des niches
ogivales et au-dessus sont couchés un chevalier, à l'écu chargé
de deux saumons adossés, et son épouse, en statues de grandeur
naturelle. Ce tombeau, ne portant ni nom ni date, fut attribué :
1° à Jean II de Salm, + 1351 et à Marguerite de Chiny, par M.
Digot ;
2° à Henri I de Blamont, + 1331 et à Cunégonde de Linange, par
M. de Martinprey;
3° à Eymequin de Blamont, + 1325 et à Isabelle de Saint-Dizier,
par M. l'abbé Chatton ;
4° à une date voisine de 1250, par M. le commandant Larguillon,
dont la savante étude sur le costume du chevalier paraît devoir
trancher la question.
5° Cette date d'environ 1250 nous paraissant confirmée par le
type de coiffure des deux effigies, nous proposons d'attribuer
ce tombeau à Ferry I de Salm, + 1257 et à Jeanne de Bar, son
épouse. Ce Ferry, fils putatif de Henri II de Salm (tombe A) et
de Judith de Lorraine (tombe B), était le premier sire de
Blamont et fut inhumé à Saint-Sauveur, d'après Richer (L. IV.
Ch. XXX).
FIG. E. 1269. Tombe de
Lorette de Castres, femme de Henri III de Salm, à Salivai,
d'après un dessin du manuscrit n° 38 A de la bibliothèque de
Saint-Dié, sorte d'album de croquis et de notes sur les
antiquités du pays messin et de la Cathédrale de Metz,
recueillis vers 1521 par le chanoine Arnould Drouet. Les trois
tombes suivantes sont de même provenance et se trouvaient aussi
dans l'abbatiale de Salival, du côté de l'Epitre. Dans l'axe de
la dalle s'élève une croix aux branches terminées en fleurs de
lis grasses et dont le pied, au-dessous d'une pomme, se bifurque
en ogive trilobée, comme les croix d'autel de cette époque. De
chaque côté, deux saumons aux contours assez rudes. Inscription
:
ClGIST DAME LORATE FEME MONSIQNOVR HANRIS CONTE DE SAVMES QVE
FVT MORTE EN LAN QVE LEMILLAIRE COVROIT PAR MCCLXIX ON MOIS DE
7BRE.
FIG. F. 1292. Tombe de Henri IV de Salm, fils de la précédente.
Même croix, mais à fleurs de lis maigres, à pomme supérieure et
à pieds plus trapus ; saumons plus allongés et mieux dessinés.
Inscription : + CIGIST LISIRES HANRIS CONTE DE SAVME QVI MEVRVT
LOV MARDI APRES LAPPARVTION LAN DE GRAICE MCCLXXXXII PROIES DIEX
POR LI.
FIG. G. 1313. Tombe de Jean
I, fils du précédent. Une branche feuillue arrachée supporte
l'écu de Salm aux deux saumons adossés, mais où ne se
distinguent pas les croisettes recroisettées au pied fiché,
semées sur le fond. Sans doute étaient-elles usées déjà en 1521
par les pas des fidèles. Sur l'écu repose un heaume conique, à
visière croisettée et ornée de feuillages, au cimier formé de
deux saumons adossés, la tête en bas, supportant entre leurs
queues une boule qui semble figurer une tête. Inscription : +
ClGIST LISIRE IEHAN DE SALMES CHEVALERS QVI MORVT LAI VIGILES S
MERTIN LAN DE GRAICE M CCCXIII ANS.
FIG. H. 1343. Tombe de Nicolas II de Salm, fils de Henri V et
petit-fils du précédent. Le comte est étendu les mains jointes,
la tête sur un coussin, les pieds sur un lion, l'écu suspendu au
bras droit, l'épée supportée par le bras gauche. Il est revêtu
du grand haubert démailles, avec camail relevé sur la tête. Une
cotte d'armes à manches larges descend jusqu'aux genoux, fendue
sur le devant. On voit les courroies attachant les éperons. Il
n'existe aucune trace de plates dans cet équipement, ce qui
indique quelque retard sur l'armement français qui emploie déjà
à cette date des pièces plates fixées sur le haubert.
H. A. Regnard de Gironcourt dit de cette tombe de Salival : «
Nicolas de Salm est figuré en relief sur une pierre élevée
au-dessus de son tombeau ; il y est représenté au naturel ; il a
de longueur 7 pieds 1/2 de roy et plus de deux pieds de largeur
et bien 5 de grosseur. Son visage a de hauteur plus d'un pied et
de largeur plus de 7 pouces. » Il s'agit donc d'une statue plus
grande que nature. Inscription : + CI GiST LI SIRES NICOLAS DE
SAVMES QVI MORVT LOV IOR DE LA FESTE SCT ESTIENE EN AWOV LAN DE
GRACE MCCC XLIII ANS.
1351 . Le même manuscrit de Saint-Dié contient encore une
cinquième épitaphe de Salival, mais sans ornementation ; c'est
celle de Jean II de Salm, fils de Jean I et oncle du précédent,
+ 1351. Inscription : Ci GIST LI SIRES IEHANS DE SAVLM KI MORIT
LOV XZIME IOR DAIVOSTE P M CCC Z LI DEV AIIDE SON AIME.
Ces dix monuments salmois, dans l'espace d'un siècle, en plus de
leur intérêt historique, nous donnent, du décor libre de cette
époque, une idée plus précise que les fragments d'architecture,
chapiteaux, archivoltes, dont l'ornementation, adaptée à des
formes constantes, restait soumise à des traditions antérieures.
GASTON SAVE. |