Les événements de juin 1848 à Paris vus par l'abbé
Dedenon dans son Histoire
du Blâmontois dans les temps modernes sont
présentés sous un aspect ambigu : « la
suppression des ateliers nationaux provoqua des
bagarres sanglantes à Paris ».
Les autorités de la Meurthe ont pris leur parti de
la nouvelle république, instaurée après
l'insurrection parisienne de février et l'abdication
de Louis-Philippe le 24 février 1848 ; mais elle se
montrent favorable à la majorité très conservatrice
de l'Assemblée nationale.
Les insurgés des 22 au 26 juin 1848 ne seraient donc
qu' « hommes surexcités [...], appétence
contractée dans le séjour des bagnes ». Mais ces
journées de juin sont « lutte sacrilège et
fratricide » lorsqu'il s'agit de glorifier la
répression sanglante contre les ouvriers parisiens
(au nombre estimé diversement entre 25 000 et 50
000). D'autant qu'il est difficile de déterminer le
nombre des victimes de cette révolte : entre 1000 et
1600 pour les forces de l'ordre, entre 3000 et 5000
chez les insurgés, auxquels s'ajoutent peut-être
1500 fusillés sans jugement.
Ces journées marquent cependant la fin de la
république sociale voulue par de nombreux insurgés
de février, et affirment la prise de pouvoir par une
bourgeoisie conservatrice, que concrétisera le vote
(10 décembre 1848) en faveur de Louis Napoléon
Bonaparte (devenant ainsi le premier président de la
République française).
Voici la source utilisée par l'Abbé Dedenon
lorsqu'il cite les acteurs locaux de cette « bagarre
».
Annuaire administratif, statistique, historique et
commercial de la Meurthe
Henri Lepage
Ed. Nancy,
1849
Evénements de
Juin.
La nouvelle de ces déplorables événements a causé
parmi nous la plus douloureuse impression: aussitôt
qu'elle a été connue, un certain nombre de gardes
nationaux se sont fait inscrire pour voler au
secours de leurs frères de Paris. L'arrivée d'une
dépêche télégraphique, annonçant que tout était
terminé, a seule empêché leur départ. Pareille
démarche avait été faite par un grand nombre de
gardes nationaux de Colombey.
M. le Préfet de la Meurthe s'est rendu l'organe des
sentiments publics dans la circulaire suivante,
qu'il a adressée aux sous-préfets et aux maires du
département:
Nancy, le 2 juillet 1848.
Une lutte sacrilège et fratricide, lutte dont
l'histoire des peuples n'offre point d'exemple,
vient d'ensanglanter encore une fois la capitale du
monde civilisé.
Ceux-là même qui étaient tout particulièrement
appelés à jouir de l'application de cette sainte
Formule : Liberté, Egalité, Fraternité, se sont,
comme des furieux, rués sur la patrie, leur mère, et
lui ont arraché le sein !
Le premier dignitaire de l'Eglise chrétienne en
France, des représentants du peuple, des généraux
distingués, des officiers de tous grades et de
toutes armes, des citoyens de toutes les conditions,
sont tombés sous le plomb meurtrier d'hommes
surexcités, les uns par des passions aveugles, les
autres par l'appât de l'or de l'étranger, les
derniers enfin par le besoin du pillage, de
l'incendie et du meurtre infâme, appétence
contractée dans le séjour des bagnes.
Les Républicains de toutes nuances, les honnêtes
royalistes même à quelque régime qu'ils
appartiennent, ayant réuni leurs efforts dans un
moment de danger commun, doivent se réunir aussi et
se confondre dans la même prière.
D'après une dépêche télégraphique que je reçois à
l'instant, un service funèbre, en l'honneur des
victimes de juin 1848, devra avoir lieu le jeudi 6
juillet, dans toutes les églises de la République ;
veuillez donc vous concerter avec l'autorité
ecclésiastique pour donner à cette triste cérémonie
tout l'éclat nécessaire.
Salut et fraternité.
Le préfet de la Meurthe, E. LORENTZ.
Le 6 juillet, on rend les honneurs funèbres à M.
Husson de Prailly, chef d'escadron d'état-major,
mort à la suite des blessures qu'il avait reçues
dans les journées de juin. Cette cérémonie a lieu
avec la plus grande pompe, et M. Poirel,
procureur-général à la cour d'appel, prononce un
discours qui arrache des larmes à tous les
assistants.
Plusieurs autres de nos concitoyens ont payé de leur
sang le triomphe de l'ordre, ou se sont distingués
dans ces fatales journées. Voici les noms de ceux
que les journaux ont fait connaître:
Antoine, de Lunéville, tué. - Sourdot, capitaine au
34e, tué. - Baraban, capitaine au 52e de ligne,
blessé ; nommé chef de bataillon. - Pierron, fils,
de Nancy, blessé. - Dauné, blessé, nommé chevalier
de la légion-d'Honneur. - Othon Kronberg, sergent au
52e de ligne, détaché comme instructeur dans la
garde mobile, blessé. - De l'Espée, ancien député de
la Meurthe, a combattu courageusement dans les rangs
de la garde nationale de Paris. - Schmitz,
commandant la 5e batterie d'artillerie de Paris. -
Troup, artilleur dans la même légion. - Noirclère,
de Froville, lieutenant au 39' de ligne. - Siile
(Marius), de Nancy, porte-drapeau au 19e bataillon
de la garde mobile, mort des suites de ses
blessures. - Boris, de Blâmont, capitaine au 52e de
ligne depuis le 30 septembre 1846, nommé chef de
bataillon pour sa belle conduite pendant les
événements de juin. - Messelot, de Lunéville,
lieutenant au 7e léger, nommé chevalier de la
Légion-d'Honneur pour le même motif. - Marchal, de
Merviller, sergent de grenadiers au 52e de ligne,
nommé sous-lieutenant pour avoir enlevé un drapeau
sur une barricade.
Après avoir fait connaître les citoyens appartenant
au département de la Meurthe, qui se sont distingués
dans les journées de juin, nous devons enregistrer
également les noms de ceux qui ont pris part à
l'insurrection et, par suite, ont été condamnés à la
transportation; ce sont:
Bloc (Léon), de Nancy, vannier, âgé de 26 ans. -
Henry (Charles), de Laxou, tailleur de pierres, 37
ans. - Claudin (Désiré-Pierre-Louis), de Toul,
sellier. - Barthélémy (Eugène-Nicolas), d'Ochey,
charpentier, 18 ans. - Vigneron (Jules), d'Ogéviller,
menuisier, 31 ans. - Mouchan (Joseph), de Dieuze,
cuisinier, 34 ans. - Renême (Joseph), d'Alaincourt,
ouvrier bonnetier, 30 ans. - Boisseau
(Jean-Baptiste), 55 ans, de Héming. - Markell
(Pierre), 32 ans, homme de peine, de Sarrebourg. -
Lebeth (Victor), 23 ans, carrier, de Grandménil. -
Carpentier (Pierre), graveur, de Nancy - Leberger,
19 ans, garde mobile, de Nancy. - Etienne, 43 ans,
potier de terre, d'Assenoncourt.- Cardineau
(Charles-Jérôme), 36 ans, ferblantier, de Nancy. -
Montignot (F.-H -P.), 26 ans, de Blénod-les-Toul. -
Schmidt (Louis), 28 ans, tailleur, de Lunéville. -
Moniel (Michel), 22 ans, chapelier et garde mobile,
de Badonviller - Schelzer (Louis), 45 ans, brasseur,
de Sarrebourg. - Devinroy (Jean-Pierre), 36 ans.
journalier, de Hertzing. - Fest (Joseph), 40 ans, de
Nancy. - Hamet (François), 37 ans, d'Aulnois. -
Hennequin (François), 21 ans, de Nancy. - Bayard
(Joseph), 42 ans, dessinateur, de Francheville. -Despat
(Antoine), 22 ans tourneur, de Vic. - Wolmar
(Antoine), 45 ans, terrassier, de Phalsbourg. -
Mourot (Eugène-Sébastien), gantier, de Lunéville. -
Erard (François), 29 ans, journalier, de Nancy. -
Krieger (Jean Baptiste), 42 ans, terrassier, de
Nancy. - Bouge (Pierre), 35 ans, menuisier de Nancy.
- Lahore (Nicolas), 45 ans, peintre en bâtiments,
idem.- Marteau (Louis), 21 ans, journalier, idem. -
Jacquot (Lucien), 38 ans, corroyeur, de Gerbéviller.
A la suite des événements de juin, M. le procureur-général adresse aux membres de la commission
d'enquête le rapport suivant, dans lequel sont
résumés tous les faits qui se sont passés dans les
départements du ressort de la cour d'appel de Nancy,
et qui se rattachent de loin ou de près à
l'insurrection.
Nancy, 11 juillet 1848.
Messieurs ,
L'insurrection qui vient d'ensanglanter Paris n'est
pas un fait instantanément produit et développé par
des causes accidentelles ; depuis longtemps prévue,
elle s'annonçait chaque jour comme plus imminente,
et des menées sourdes, qui s'agitaient dans les
provinces, donnaient à penser qu'elle avait poussé
en dehors de la capitale de profondes racines. Telle
est ma conviction, et cependant je n'ai pas de
preuves de ce que j'avance, si par preuves on doit
entendre seulement un ensemble de faits matériels et
certains; mais des indices trop vagues pour pouvoir
être saisis par la justice, un mouvement, une
agitation inaccoutumée parmi ceux que l'opinion
publique signale comme prêchant le désordre,
quelques faits isolés qui se sont produits sur
différents points, et dont le rapprochement seul
peut faire l'importance, des rumeurs sinistres qui
traversaient l'air, grossissant un instant et
s'évanouissant aussitôt que l'on veut remonter a la
source, tels sont les signes qui, depuis un certain
temps, avertissaient l'autorité de redoubler de
vigilance et de se tenir sur ses gardes, sans
cependant lui permettre de recourir immédiatement à
des mesures énergiques.
Il est certain que les clubs de Paris avaient envoyé
dans les provinces des agents chargés de passionner
les esprits et de discréditer d'avance les résultats
de l'élection à laquelle la nation entière était
appelée.
L'un d'eux, un sieur Billot, qui se disait même
envoyé par M. Ledru-Rollin, sans avoir pu cependant,
quoiqu'il en ait été sommé par un club, justifier de
cette mission, avait choisi la ville de Toul
(Meurthe) pour sa résidence habituelle ; dans une
séance, il avait engagé ses amis à s'armer, leur
promettant, quand le moment serait venu, de leur
donner de la « poudre et des balles. »
A Bar (Meuse), un chef de club, nommé Carrier,
également venu de Paris, et qui depuis a disparu,
était gravement soupçonné d'avoir, à la même époque,
mystérieusement procédé, dans une maison que l'on
signalait, a une distribution de cartouches.
Dans la même ville, il y a sept semaines environ, un
autre chef de club, nommé Colas, jetait la terreur
dans les esprits en annonçant, dans une séance qu'il
présidait, « que la révolution était à recommencer,
que le sang allait couler de nouveau, qu'il faillait
se tenir prêt au premier signal, pour seconder les
frères de Paris. »
Ces trois faits ont été l'objet d'instructions qui
ne sont pas encore terminées, et qui aboutiront
difficilement à des preuves ou qualifications
précises.
Depuis le 23 juin, un employé des contributions
indirectes de Bar a trouvé dans la poche de son
habit un billet qui, sans doute, y avait été glissé
la veille, lorsqu'il attendait dans la foule
l'arrivée de la malle ; ce billet, signe Wenzel,
était ainsi conçu : « Citoyens, tout est prévu ; les
ordres sont donnés ; au premier signal convenu,
imitez tous nos frères de Paris ; point de cartier
[sic]; rendons-nous dignes de ces martyrs de la
liberté ; vous connaissez les mots d'ordre et de
ralliement : République démocratique, du pain, de
l'ouvrage ou la mort, à bas l'aristocratie ; les
armes et les munitions sont prêtes et l'argent est
distribué. Demain je serai parmi vous; 26 juin 1848.
»
A Mirecourt (Vosges), une certaine partie de la
population, qui professe hautement les opinions
communistes, reconnaît pour chef un nommé Julien
Chambry, qui, il y a deux mois, a été appelé à Paris
par le citoyen Cabet. Depuis il a disparu; les
adeptes sont demeurés en correspondance avec lui,
et, dans les premiers jours du mois de mai, une
caisse renfermant des poignards lui était expédiée
par les messageries dont le siège est rue Coq-Héron,
à l'adresse l'Emigration icarienne, rue
Saint-Sauveur. Aussitôt averti, le parquet de
Mirecourt s'est empressé d'en donner avis au
procureur de la République près le tribunal de la
Seine ; on ignore quels ont été les résultats de
celle communication.
Le parti communiste, qui du reste ne forme qu'une
faible fraction de la population de Mirecourt,
annonçait à l'avance les tristes événements de juin,
et laissait plus tard éclater sa joie, au moment où
arrivait la nouvelle de l'insurrection. Aujourd'hui
encore il répand le bruit que tout n'est pas fini,
et que bientôt il y aura un nouveau mouvement.
Dans les derniers jours, des rumeurs alarmantes ont
circulé dans les principaux centres de population du
ressort ; à Toul, une lettre anonyme avertissait
l'autorité de l'existence d'un complot qui devait
éclater par le pillage et l'incendie.
A Nancy, des bruits de la même nature avaient un
instant pris de la consistance et nécessité un
redoublement de surveillance. Tout s'est évanoui
devant l'appareil de la force...
Signé: POIREL, procureur général.
A la suite de ce rapport de M. le procureur général,
se trouvent quelques renseignements judiciaires sur
le sieur Barbillat, de Remiremont, qui, quelques
jours avant l'attentat du 15 mai, avait reçu du
comité révolutionnaire de Paris, un mandat de 120 fr.
Ce mandat ainsi que la lettre signée Delplanque,
lettre par laquelle on enjoignait à Barbillat de
revenir sur-le-champ à Paris, ont été saisis par la
justice.
Barbillat, dit une lettre de M. le procureur
général, est un ancien avocat réduit, par son
inconduite, à un état voisin de la misère. D'après
des renseignements qui m'ont été donnés ici, il
avait, dans ces derniers temps, été placé dans le
service intérieur de l'institut comme huissier, ou
dans des fonctions analogues qu'il avait dues à
l'intervention de M. Siméon, ancien directeur des
tabacs et député de l'arrondissement de Remiremont,
et telle était la position dans laquelle il se
serait encore trouvé à la révolution de Février.
Vous n'ignorez pas, sans doute, que, dans les
commencements de mars, un des clubs formés à Paris
envoya dans tous les départements des agents chargés
d'y continuer le mouvement révolutionnaire, et,
autant que j'en puis juger d'après ce qui s'est fait
pour notre département, ces agents appartenaient par
leur naissance ou des relations personnelles, aux
localités dans lesquelles ils étaient envoyés.
C'est probablement ainsi que Barbillat aura été
envoyé à Remiremont.
D'un autre côté, il est également certain que,
aussitôt après es élections et quelques jours avant
le 15 mai, un certain nombre d'individus, connus par
l'exaltation de leurs opinions, se rendirent à
Paris, quelques-uns même avec le titre de délégués,
et c'était probablement en vue de cette réunion que
Deplanque écrivait, le 6 mai, a Barbillat : « Veuillez venir de suite. » |