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1871 - Protestation de la ligne ABC devenue partiellement  allemande (2)



Après l'article 1871 - La ligne ABC devient allemande, nous avons publié
1871 - Protestation de la ligne ABC devenue partiellement  allemande. mais dans l'ouvrage cité du Colonel Laussedat, nous avons omis de reprendre l'exposé du mémoire rédigé pour Eugène Chevandier de Valdrôme. Le voici (notes renumérotées) :


La délimitation de la frontière franco-allemande
Colonel Laussedat, membre de la commission de délimitation
Ed. Paris 1902

[...] Je préfère donc transcrire ici, tout de suite, le mémoire sommaire que je rédigeai, à Cirey, le 14 août, sur les instances de M. Chevandier de Valdrôme, l'un des administrateurs de la société de Cirey-Montluçon-Saint-Gobain, et l'ancien député du département de la Meurthe qui fut ministre de l'intérieur, sous l'empire, dans le cabinet Ém. Ollivier.
M. Chevandier était alors, comme il le disait lui-même, démodé dans son pays, mais les habitants de Cirey et des autres localités intéressées aux deux rectifications que nous poursuivions, savaient bien que la compagnie était puissante, et n'avaient pas hésité à s'adresser à son représentant. Ils ne négligeaient pas de recourir en même temps aux députés de la Meurthe et des Vosges, qui agirent sans doute aussi, mais qui n'avaient pas auprès de M. Thiers l'influence dont jouissait M. Cochin, vice-président du conseil d'administration de la compagnie, à qui furent adressés mon mémoire et les autres documents que l'on trouvera aux Pièces justificatives.
Avant de donner le texte de ce mémoire, je demande la permission de reproduire quelques passages d'une lettre que j'adressais au général Doutrelaine, le 15 mai, pour lui faire connaître les circonstances qui m'avaient déterminé à entreprendre hâtivement ce mémoire et celles dans lesquelles il avait été rédigé.
«  Cirey, le 15 août 1871.
«  M. Chevandier de Valdrôme est arrivé ici hier, c'est-à-dire le jour même où je me disposais à partir pour Saint-Dié. Je rentrais d'une dernière et longue tournée sur les routes du Donon, et je comptais, dès mon arrivée à Saint-Dié, t'envoyer le résultat de mes observations.
«  M. Chevandier m'a appris que d'actives démarches étaient faites, en ce moment même, a Berlin et à Francfort, pour tenter un dernier effort en faveur d'Igney-Avricourt. Il m'a exprimé le désir d'être mis au courant de tout ce qui avait été fait jusque-là, tant pour Avricourt que pour les villages du Donon. J'ai cru devoir satisfaire ce désir, et j'ai rédigé, le plus rapidement possible, le mémoire dont je t'adresse une copie que tu pourras, si tu le juges à propos, communiquer au ministre des affaires étrangères ou au ministre des finances, qui a toujours beaucoup pris à cœur ces questions, mais qui les croit en meilleure voie qu'elles ne sont en réalité.
«  M. Chevandier, à qui j'ai remis confidentiellement une copie de ce mémoire, doit s'en servir pour y puiser les arguments qu'il croira utiles au succès des négociations, mais il est bien entendu qu'il la conservera et que tu resteras juge de l'opportunité de communiquer le texte aux ministres ou de le garder par-devers toi. Je ne crois avoir rien avancé, dans ce que j'ai écrit, que ce dont j'étais parfaitement sûr, et je sens, comme M. Chevandier, qu'il est temps d'agir, s'il reste encore une lueur d'espoir de réussir, soit pour l'une soit pour l'autre des questions, soit pour toutes les deux.
«  Comme il peut m'être échappé quelques inadvertances et que tu relèveras, sans le moindre doute, des incorrections de style dans ma rédaction, il faut que tu saches qu'elle a été commencée vers dix heures du matin, interrompue par le déjeuner, reprise à une heure et demie et terminée à cinq heures du soir. Les feuillets m'étaient enlevés au fur et à mesure que je les écrivais, pour la double copie qui en était faite, et je n'avais pas même le temps de les relire. C'est de quoi, je pense, mériter ton indulgence et celle des autres personnes qui prendront connaissance de ce travail improvisé. »

«  Mémoire sommaire relatif à la revendication des communes d'Igney, de Raon-lès-Leau et de Raon-sur-Plaine.
«  Dans les conférences relatives aux questions de délimitation qui ont en lieu à Bruxelles, les commissaires français ont été extrêmement sobres de réclamations et se sont bornés absolument aux points qu'ils considéraient comme incontestables.
«  Ainsi, tandis que, dans la presse et dans le public, tant en Allemagne qu'en Alsace, on parlait de la rétrocession de Mulhouse, qui eût entraîné celle d'un territoire étendu dans le département du Haut-Rhin, les commissaires français, d'accord avec les plénipotentiaires (de Bruxelles), se sont abstenus de soulever même la question (1).
«  Il y aurait en assurément bien des objections à présenter au tracé de la frontière à travers un territoire essentiellement français de mœurs et de langage comme de cœur, nous voulons dire à travers la Lorraine française désormais privée de ses forteresses, et qui n'est (la partie qui nous reste) séparée des pays annexés par aucune barrière naturelle. Mais la France était vaincue et désarmée; il lui fallait subir la loi du vainqueur. Les commissaires allemands déclaraient d'ailleurs n'avoir d'instructions précises que pour fixer la limite du territoire à rétrocéder autour de Belfort, et pour proposer un échange entre des terrains pris dans cette région et d'autres que la France abandonnerait à l'ouest de Thionville.
«  Les mêmes commissaires allemands consentirent toutefois à examiner deux réclamations dont ils ne purent méconnaître ni contester le bien fondé. Ces deux réclamations portaient : la première, sur un tronçon du chemin de fer de Cirey a Avricourt enlevé à cette ligne par le tracé des préliminaires, et la seconde, sur les communes de Raon-lès-Leau et de Raon-sur-Plaine, situées au pied du Donon, sur le versant occidental des Vosges, en pleine Lorraine française, dont l'une (Raon-lès-Leau), du département de la Meurthe, semblait, d'après le texte des préliminaires, devoir rester à la France, bien que la carte au liséré vert indiquât le contraire.
«  Pour obtenir la restitution du tronçon de chemin de fer d'Avricourt à Cirey, les commissaires français firent remarquer les inconvénients qui résulteraient, pour les habitants de Cirey et des communes avoisinantes, de l'obligation de traverser deux lignes de douanes à sept kilomètres l'une de l'autre, toutes les fois qu'ils auraient à dépasser Avricourt pour rentrer en France, à Emberménil et réciproquement. Ils demandèrent, en conséquence, la rétrocession d'une parcelle du territoire d'Avricourt comprenant la gare et le territoire de la petite commune d'Igney (2), le tout compris entre la grande voie de Paris à Strasbourg et celle d'Avricourt à Cirey.
Ils offraient, en échange, de construire une gare pour l'Allemagne entre la ramification du chemin d'Avricourt à Cirey et celle du chemin de fer de Dieuze, qui restait allemand sur tout son développement.
«  Les commissaires allemands ne contestèrent en aucune façon l'opportunité d'une rectification qui ne portait en rien préjudice à l'Allemagne, mais ils se retranchèrent derrière leurs instructions, qui leur recommandaient de ne prendre aucune décision définitive sur les questions de cet ordre (3).
«  Il en devait être de même, par conséquent, au sujet des villages situés au pied du Donon. Dans ce cas, les commissaires français, faisant appel à la bonne foi de leurs adversaires, établissaient que le canton de Schirmeck, réclamé par l'Allemagne, parce que la plus grande partie de son territoire était située sur le versant oriental des Vosges, en avait cependant une autre partie sur le versant occidental; que le tracé par la ligne de faite entre la Vezouse et la Sarre Blanche, adopté pour limite dans la partie orientale du département de la Meurthe, aboutissait au Donon, et que le même principe (des lignes de faîte) se retrouvait appliqué au delà sur toute la ligne des Vosges; enfin que la lacune, ou, pour parler exactement, la brèche pratiquée au delà du col du Donon découvrait encore notre territoire, déjà si largement entamé.
«  Les mêmes raisons ont été présentées avec plus d'autorité, à Francfort, par les ministres plénipotentiaires français. Le prince de Bismarck, pour qui ces questions n'étaient assurément pas nouvelles, puisqu'il était en relations journalières avec le général von Strantz, président de la commission allemande, déclara à MM. Jules Favre et Pouyer-Quertier qu'il était très disposé à donner satisfaction à la France sur ces deux points, ajoutant qu'il le serait d'autant mieux que l'assemblée mettrait plus d'empressement à adopter l'échange proposé entre les communes des environs de Belfort et celles des environs de Thionville.
«  D'après un souvenir très précis, il aurait même dit à M. Jules Favre : «  Pour la gare d'Avricourt, je vous donne cause gagnée; quant aux villages du Donon, il faudra voir: il paraît que la route qui les traverse nous est nécessaire pour mettre plus facilement en communication le canton de Schirmeck et celui de Lorquin. »
«  M. Pouyer-Quertier, devant qui était faite cette réponse, en fit part au colonel Laussedat, qui s'empressa d'écarter un argument dont il apercevait le peu de fondement, en proposant de construire, aux frais du gouvernement français, une route beaucoup plus directe (et plus raisonnable) par les cols du Donon et la vallée de la Sarre-Blanche. Cette proposition fut transmise à M. de Bismarck, qui, sans se prononcer aussi nettement que pour la gare d'Avricourt, répondit, comme on l'a rapporté plus haut, qu'il était bien disposé à donner satisfaction à la France sur ce point comme sur l'autre.
«  Depuis la signature de la paix et sa ratification, la commission franco-allemande s'est réunie de nouveau, à Metz, pour procéder au tracé de la frontière sur le terrain. Les commissaires français avaient reçu l'ordre de traiter définitivement les deux questions d'Avricourt et du Donon; mais quand ils voulurent les mettre sur le tapis, leurs collègues allemands déclarèrent que tout avait été réglé à Francfort et qu'ils n'avaient plus qu'à exécuter le traité.
«  Le général Doutrelaine et le colonel Laussedat, fort étonnés de cette fin de non-recevoir, partirent pour Versailles et allèrent demander à M. Jules Favre ce qu'ils devaient faire. M. Jules Favre télégraphia à M. de Bismarck pour lui rappeler sa promesse, et M. de Bismarck fit répondre par M. de Nostitz «  qu'on avait donné à ses paroles un sens trop favorable, qu'il ne pouvait pas abandonner sans compensation pour l'Allemagne les territoires désignés dans les notes qui lui avaient été remises, et qu'il était fâcheux que ces questions n'eussent pas été réglées, comme elles auraient dû l'être, à Bruxelles (4) ».
«  Les commissaires français, de retour à Metz, trouvèrent leurs collègues allemands dans les mêmes dispositions. Ceux-ci ne niaient pas absolument que les deux questions eussent été réservées, mais ils manquaient toujours d'instructions. En réalité, les commissaires allemands ne paraissaient pas considérer comme très sérieuses les réponses de M. de Bismarck.
«  Tel est l'exposé absolument exact de la double affaire de la gare d'Avricourt et des villages du Donon.
« L'article premier du traité de paix porte que «  la commission internationale se rendra sur le terrain immédiatement après l'échange des ratifications, pour exécuter les travaux qui lui incombent et pour faire le tracé de la nouvelle frontière, conformément aux dispositions précédentes ».
«  Les commissaires français ne pouvaient que se soumettre aux dispositions de cet article, et, à la date actuelle, le tracé de la nouvelle frontière a déjà été poussé par la commission mixte depuis la frontière du Luxembourg jusqu'à la petite rivière de la Plaine, aux confins des départements de la Meurthe et des Vosges. La délimitation a été nécessairement effectuée conformément au texte du traité de paix et au tracé de la carte au liséré vert, et les territoires d'Igney-Avricourt et de Raon-lès-Leau se trouvent, au moins provisoirement, cédés à l'Allemagne.
«  L'occasion qui s'offrait naturellement d'étudier la nouvelle frontière, au point de vue des ressources qu'elle pourra présenter pour la défense du sol resté français, n'a pas été négligée par les commissaires de ce pays. Ils ont constaté douloureusement l'art avec lequel l'ennemi s'était approprié, sur presque tout le développement de la limite tracée jusqu'à ce jour, les meilleures positions militaires; mais comme ils ne pouvaient obtenir, ainsi que nous l'avons dit, de modifications ailleurs qu'aux deux points réservés, leur attention s'est portée plus particulièrement sur eux.
«  Voici les principales observations qui peuvent être présentées pour démontrer l'urgence d'une prompte solution des questions restées malheureusement indécises jusqu'à ce jour.
«  Igney-Avricourt. - En suivant de l'œil, sur la carte de l'état-major, la ligne de délimitation, on est frappé, tout d'abord, de la pointe que cette ligne forme sur le territoire resté français, en avant d'Igney. Si l'on regarde de plus près, on reconnaît, en outre, que le relief du sol de la commune d'Igney par rapport à tout le terrain environnant, et notamment au-dessus des voies ferrées qui passent ou aboutissent à Avricourt, est considérable. Ainsi, tandis que la station d'Avricourt se trouve à la cote 282, les hauteurs d'Igney, depuis la butte du Signal jusqu'au pavillon de la Chinoise et à la Gloriette-de-Foulcrey, sont aux altitudes 365, 345 et 355.
«  Au delà, c'est-à-dire du côté de la France, le terrain va, au contraire, généralement en s'abaissant plus ou moins rapidement (5).
«  La gare d'Avricourt et la ligne de Dieuze se trouvent donc parfaitement couvertes par cette chaîne de collines. Quand on se rend sur les lieux, c'est-à-dire quand on suit le chemin de fer de Strasbourg ou celui de Dieuze, on demeure frappé de l'importance de la position d'Igney pour les Allemands. Mais cette propriété que possèdent les collines d'Igney et de Foulcrey de protéger des communications de premier ordre, n'est pas la seule, et si l'on prend la peine de parcourir au loin, tant le pays annexé que celui qui demeure français, on reste convaincu que ce n'est pas seulement pour avoir la gare d'Avricourt et la tête de ligne de Dieuze que le tracé de la nouvelle frontière a englobé la commune d'Igney.
«  De toutes parts, en effet, et souvent jusqu'à 10 et 12 kilomètres de distance, le clocher d'Igney s'aperçoit dominant les versants de la Vezouze aussi bien que ceux du Sannon et de la Seille.
«  Ce sont là autant de motifs que nous ne pouvons pas, à la vérité, faire valoir auprès de nos adversaires, mais qui doivent nous faire désirer d'autant plus vivement d'obtenir la rétrocession d'lgney.
«  Les bonnes raisons, d'un autre côté, ne manquent pas pour appuyer cette réclamation, et l'expérience des abus et des vexations qui sont la conséquence obligée de l'anomalie que présente en ce point le tracé de la frontière est déjà faite. Depuis que les douanes françaises et allemandes sont établies à Emberménil et à Repaix, pour la France, et à Avricourt pour l'Allemagne, les marchandises sont, à chaque instant, arrêtées et taxées de la manière la plus arbitraire, la plus inique.
« Mais les populations ne manqueront pas de faire connaître au gouvernement tous les inconvénients d'un état de choses qui, s'il devait subsister, entraînerait la ruine d'importantes industries et celle du commerce entre les deux parties du département de la Meurthe séparées comme par un coin par les deux tronçons de chemins de fer dont les commissaires français se sont efforcés de réclamer la propriété.
«  Le meilleur argument à mettre en avant, d'ailleurs, pour cette revendication, est, évidemment, la promesse, verbale, il est vrai, mais formelle, du chancelier de la confédération allemande.
«  Nous rappelons ici que la compensation offerte en échange du territoire d'Igney consistait dans la construction d'une gare entre les deux points d'embranchements du chemin de fer de Cirey et de celui de Dieuze.
[...] »
Une copie de ce mémoire fut adressée, comme je l'ai dit, à M. Cochin par M. Chevandier de Valdrôme, qui y joignit ses observations. J'ignore l'usage qu'en put faire M. Cochin, mais, à la suite de toutes les démarches entreprises par la compagnie, la commune d'Igney et une petite partie de celle d'Avricourt furent rétrocédées à la France, dans les conditions où nous les avions réclamées.
Le succès ne fut pas le même du côté des villages du Donon, que l'on finit bien par nous rendre, mais en réduisant considérablement leurs territoires, désormais privés des belles forêts qui faisaient la richesse de ce pays et que l'État perdait sans retour, en même temps que le Donon restait tout entier à l'Allemagne. [...]

(1) On a vu que M. Thiers et M. Jules Favre ont prétendu qu'ils avaient réclamé Mulhouse et même tout le département du Haut-Rhin. Je tiens à reconnaître que nous n'avons pris aucune part à une tentative de ce genre, qui ne pouvait être soutenue qu'à l'aide de motifs non seulement contestables de la part des Allemands, mais qui étaient bien plutôt de nature à les exaspérer. Comment, en effet, sans les blesser, leur donner à entendre que les industriels de Mulhouse étaient plus forts qu'eux et leur feraient une concurrence ruineuse ? Il eût fallu connaître bien peu le cœur humain en général et, dans le cas actuel, les sentiments d'amour-propre d'un peuple entier, pour s'aventurer à faire de pareils compliments; il eût fallu surtout être bien naïf pour s'imaginer qu'on persuaderait des vainqueurs que leur intérêt était de les recevoir avec reconnaissance et d'agir en conséquence. Nous n'avions pas cette naïveté, et je suis convaincu que si M. Jules Favre a voulu faire mieux que nous, il s'est attiré quelque dure réponse du prince de Bismarck. Dans tous les cas, il n'y avait pas de quoi se vanter, même en essayant de faire croire qu'on avait demandé beaucoup plus pour avoir ce qu'on avait obtenu.
(2) 191 habitants, 660 hectares, y compris la parcelle du territoire d'Avicourt.
(3) C'est le pendant beaucoup mieux justifié du reproche indirect adressé par M. de Bismarck aux plénipotentiaires et aux commissaires français qui avaient fait naître, soi-disant, des malentendus et occasionné des retards, à Bruxelles.
(4) Voir le texte même du télégramme, pages 89 et 90. Je ne l'avais pas sous les yeux, je l'ai cité seulement de mémoire dans cette note.
(5) Il y a bien entre Igney et Repaix un mamelon à la cote 363, mais c'est un point isolé et trop rapproché d'Igney.

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