Le Pays
Lorrain
1913
UN SOLDAT LORRAIN
AU CONGO
D'un lorrain originaire des
environs de Blâmont, jeune adjudant d'infanterie
coloniale, qui. après 14 campagnes, fait partie de la
commission de délimitation du Congo, on nous communique
les lettres suivantes adressées à sa sœur. Elles
intéresseront, croyons-nous, nos lecteurs. Ils y verront
que les qualités militaires de notre race ne sont point
éteintes:
Camp de l'Eléphant, sept kilomètres nord-ouest du
confluent des deux Lengoué, le 27 février 1913
Voilà bien deux mois que je n'ai reçu de tes nouvelles.
Moi, je me promène pour changer. Je viens d'aller à la
recherche du confluent des deux Lengoué, que j'ai
trouvé, mais pas sans mal. La moitié du temps je
marchais dans le marais. Il y a des jours où j'avançais
de quatre kilomètres.
Il y a quatre jours j'ai tué un éléphant d'une balle
dans la tête â 15 mètres. Je m'arrêtais ayant
l'intention de camper là, quand sur ma droite j'aperçus
le citoyen qui me regardait curieusement, - sans doute
me prenait-il pour un gorille, - je lui ai collé une
balle entre les deux yeux, il est tombé net sans remuer.
Mais il est écrit que je n'aurai pas de veine. Il
n'avait qu'une défense, l'autre avait été cassée dés son
jeune âge presque au ras de la gueule. De plus le
tronçon qui restait était abominablement carié. Le
pauvre devait avoir des maux de dents terribles, et moi
qui sais ce que c'est, j'estime que je lui ai rendu un
fier service en le débarrassant instantanément de ses
maux de dents. Sa trompe avait 1 m. 30 de longueur et la
défense qui lui restait 1 m. 40. Elle est fort belle.
J'ai fait cuire la trompe de la manière habituelle, dans
un trou, enveloppée de feuilles. Il a fallu trente-six
heures pour qu'elle soit à point. J'ai fait fumer le
reste de la viande pour les porteurs. Il y a un mois
j'avais blessé deux éléphants, mais je n'avais pu les
avoir. Par contre j'ai trouvé trois carcasses
d'éléphants morts depuis longtemps. L'un avait deux
petites défenses de 40 centimètres. L'autre une seule de
80 centimètres et le troisième deux de 1 mètre à 1 m.
10. J'ai de plus tué dans le courant du mois une dizaine
d'antilopes et quelques pintades. Bref je n'ai pas
manqué de viandes.
Le lieutenant Karcher m'avait rejoint le 16 février. Je
l'ai quitté de nouveau le 19, et vais le retrouver
probablement dans une dizaine de jours sur la Komo.
D'ici je vais gagner l'Elagi pour reconnaitre son cours.
Qu'est-ce que je vais prendre comme marais ! Sur la Komo
nous aurons la moitié du travail fait, puisque le
secteur de la deuxième brigade va de la Sangha au Djouah.
Seulement si la première brigade qui opère entre la mer
et le Djouch est en retard, comme c'est probable, nous
pousserons peut-être jusqu'à l'Ivindo.
En tout cas nous serons probablement rentrés à Ouesso
pour le commencement de juin. Seulement là, il faut que
je regagne la Kandéko pour de là descendre jusqu'au
Congo par la Lengoué et la Likouala-Mossaka. Si ça
marchait bien, j'en aurais pour une dizaine de jours.
Seulement comme la Kandéko est obstruée à tout moment
par des troncs d'arbres morts ou par des racines
d'espèces de palétuviers, que je serai obligé, ou de
couper tout cela pour passer, ou de transporter mes
pirogues dans le marais de l'autre côté de l'obstacle,
il pourrait bien se faire que j'arrive au Congo à Pâques
ou à la Trinité. Mais cela n'a pas d'importance, on n'a
jamais de si bons souvenirs que ceux des moments où on
est dans la panade.
En ce moment j'ai plutôt l'air d'un brigand que d'autre
chose. Mes souliers (trois paires) baillent de tous
côtés. Mes pantalons sont couverts de pièces, mes
paletots sont pleins d'accrocs. Mon casque a reçu
tellement de chocs qu'il est inutilisable et que j'ai
pour coiffure un chapeau civil en moelle d'aloés, plus
commode d'ailleurs, j'ai bien encore un complet kaki
bon et une paire de souliers, mais je les conserve au
fond de ma cantine pour les jours où je vois les membres
de la mission allemande.
A part cela tout est pour le mieux. C'est une vie
rudement chic que celle que je mène.
Ch. D.
Camp de l'ancien Goa, près de la Kondou, 22 mars 1913.
... La fin de ma tournée a été assez mouvementée, pour
simplifier je te copie les notes de mon agenda écrites
au jour le jour.
28 février. - Envoyé les porteurs chercher le riz laissé
au camp. Tué deux antilopes et un macaque.
1er mars. - Reconnaissance vers l'Ouest. Je reçois une
tornade sur le dos. Arrivée de dix porteurs du
lieutenant Karcher venant chercher la viande d'éléphant
fumée.
2 mars. - Départ des dix porteurs. Départ du camp de
l'Eléphant. Blessé trois antilopes qui se trottent ; la
guigne noire. Tué deux macaques. Campé sur la Lengoué
occidentale. Plus de tabac.
3 mars. - Passé la Lengoué occidentale coulant au milieu
d'une savane de 800 métres de large. Vu un caïman, des
bœufs, aigrettes, traces d'hippopotames. Campé trois
kilomètres Ouest passage. Tué une antilope, un macaque.
4 mars. - Tué en route, un macaque, une antilope, une
genette. Campé près Lengoué occidentale sur versant à
pic.
5 mars. - Rencontré un troupeau d'éléphant à quinze
mètres. Le premier n'avait pas de défenses. Je ne bouge
pas. Le deuxième, un jeune n'ayant que des défenses de
trente centimètres s'avance jusqu'à dix mètres de moi.
Je ne bouge pas attendant le gros. A ce moment les
porteurs apercevant les éléphants hurlent. Tous les
éléphants se sauvent en hurlant et en cassant tout sur
leur passage, pendant que les porteurs jettent leurs
charges et s'enfuient en criant. Je tire celui qui était
devant moi à dix mètres au moment où il faisait
demi-tour et l'étends d'une balle derrière l'oreille.
Mais il se relève et me charge, je l'arrête à huit
mètres d'une balle sous l'œil. Il cherche à se sauver.
Le caporal
lui envoie deux balles dans le flanc et je le colle
définitivement par terre d'une balle qui lui fracasse
l'épaule et le haut du cœur. Tornade l'après-midi. On
dépèce l'éléphant. Vu une jolie chute de huit mètres sur
la Lengoué.
6 mars. - Je tombe deux fois dans la Lengoué et dans le
marais. Campé au milieu marais. Tué une antilope. Plus
de pain.
7 mars. - Marché la moitié du temps dans le marais.
Campé sur la rivière que je remonte. Tué deux antilopes
et un macaque.
8 mars. - Marché dans la rivière pour éviter le marais
jusqu'à neuf heures. Ensuite grand marais herbeux; une
bande de singes prenait ses ébats dans l'herbe. Ensuite
rivière ayant sa source dans le même marais que la
première. Campé au confluent d'une autre grande rivière,
probablement Elagi ? Tué deux antilopes.
9 mars. - Marché tout le temps dans la rivière, la
brousse étant trop mauvaise à côté. Vu deux belles
chutes de quinze à vingt mètres. Tué un touraco, deux
antilopes.
10 mars. - Suivi la rivière, soit dedans, soit sur les
bords. Sale brousse. Tué un touraco, une antilope, deux
gelinottes. Personnellement je n'ai plus de vivres. A
part un kilo de riz et trois boites de conserve, du
vinaigre, un peu d'huile et de café. Heureusement, il y
a la chasse. Plus de graisse. Cette rivière ne doit pas
être l'Elagi.
11 mars. - Sale brousse, marais, montagnes à pic,
broussailles, lianes. Biemhi, à l'arrivée, a vu un
hippopotame dans la rivière. Tué un poisson de trois
kilos d'un coup de fusil et un macaque. Je laisse la
rivière qui décidément ne doit pas être l'Elagi, mais
plutôt le Mambili.
12 mars. - Sale brousse. Rien tué. Plus de café.
13 mars. - Pendant la soirée les porteurs et les
tirailleurs ont mangé des amandes d'un fruit semblable à
un fruit de leur pays et qu'ils disaient être
excellentes. Les tirailleurs s'apercevant que cela leur
faisait mal au ventre, s'arrêtent à temps; mais les
porteurs, très gourmands, s'empiffrent. Ils ne
manquaient pourtant pas de nourriture. La veille au soir
je leur avais donné à chacun environ 4 kilos de viande
d'éléphant fumé en plus de ce qu'ils touchaient
habituellement. Résultat, ce matin, tout le monde plus
ou moins malade. J'administre des vomitifs aux plus
malades. Mais certains en avait trop mangé. Bref, quatre
porteurs meurent en deux heures. Le camp étant trop
mauvais, je fais enterrer les cadavres et vais camper un
peu plus loin. Tué une antilope.
14 mars. - Campé à 4 kil. 500 du camp précédent. Sale
brousse; tué 2 macaques, 2 antilopes. Plus d'huile,
obligé de manger la viande bouillie ou rôtie à la
flamme.
15 mars. - Campé à 4 kil. 500 du camp précédent. Tué 2
macaques, 2 antilopes.
16 mars. - Traversé Elagi, arrivé à un dépôt de vivres,
laissé par le lieutenant à mon intention en ne me voyant
pas arriver.
17 mars. - Campé prés de la Komo.
18 mars. - Campé au camp du lieutenant à l'ancien Goa.
Le lieutenant est en reconnaissance. Trouvé mon
courrier, reçu tes trois lettres des 22 novembre, 23
décembre, 23 janvier.
19-20 mars. - Séjour ici. Le 21 mars, arrivée du
lieutenant.
Après-demain le lieutenant part du côté du Sembé ; moi
je vais aller installer un camp à l'arête gréseuse. De
là, j'irai reconnaitre le cours supérieur de la Koudou,
et ensuite je suivrai un affluent du Djouah jusqu'à
Madjingo. La Mambili n'avait pas été reconnue dans son
cours supérieur qui n'était pas porté sur les cartes,
c'est ce qui a fait que malgré la direction de la
Mambili, je l'ai d'abord prise pour l'Elagi, croyant
qu'elle faisait plus loin un coude vers le nord. Comme
tu le vois, ma dernière tournée a été très intéressante,
et sans le malheureux empoisonnement tout aurait été
pour le mieux. Au moins c'est la vie de brousse : ne
compter que sur la chasse pour manger. Comme tu as pu le
voir, ce n'est pas la viande qui nous a manqué. Ce qui a
été cause que j'ai manqué de vivres, c'est que je n'en
avais emporté que 15 jours pour moi, comptant que ma
tournée ne durerait pas plus. Mais je suis tombé dans
une brousse épouvantable : broussailles, lianes, etc.,
où je ne faisais que 4 à 5 kilomètres par jour. C'est ce
qui m'a retardé de 10 jours. Quelle belle vie tout de
même que cette vie de brousse. - J'ai la douleur de te
faire part de la mort d'Ouesso, chien de la 2e brigade
de la mission de délimitation, enlevé par une panthère
il y a trois jours. Je compte être à Madjingo entre le
10 et le 15 avril. Je n'en suis qu'à 70 kilomètres, mais
j'ai 30 kilomètres de marais à traverser. J'ai hâte de
quitter Goa. Je refais connaissance ici avec mes vieux
amis de Madourou, les Fourans.
Madjingo, 25 avril 1913.
...Parti de la barrière rocheuse le 5 avril, je ne suis
arrivé ici que le 20, ayant du faire une reconnaissance
vers le sud. J'ai presque continuellement été dans les
marais du Djouah d'une profondeur de 0.50 à 1 m. 30 en
moyenne. En 4 jours j'ai avancé de 8 kilomètres, soit 2
par jour. J'ai couché trois nuits en plein marais.
Chacun s'est collé comme il a pu sur des racines
d'arbres. J'ai eu un porteur noyé et quatre morts de
congestion, probablement causée par le froid et
l'humidité, d'autant plus que dans ces trois jours où
j'ai couché dans le marais nous avons eu la pluie sur le
dos nuit et jour.
Je ne sais pour combien de temps nous sommes ici, nous
attendons des instructions du capitaine Crepet pour
savoir si nous devons descendre sur M'Vahdi à la
rencontre de la 1re brigade, ou si cette dernière
viendra nous trouver ici. Mais c'est peu probable, la
1re brigade doit être en retard ; par contre nous sommes
en avance pour le moment. En tout cas, je ne crois pas
que nous quitterons Madjingo avant une quinzaine de
jours. D'ailleurs nous avons un tas de travail pour
remettre tous les topos au net. Ce qu'il y a d'ennuyeux,
c'est qu'il pleut presque tous les jours. Voilà prés de
deux mois que nous n'avons pas reçu de courrier, nous
l'attendons dans 7 ou 8 jours.
A part cela, rien de neuf. Tout le monde se porte bien.
Nous sommes installés d'une façon superbe : cases avec
vérandahs que nous avons bâties en trois jours. Le
Djouah à 50 mètres, si on veut se promener en pirogue.
Le poste et la factorerie à une heure et demie de
pirogue. Nous avons toute une ménagerie: 15 poulets, 2
cabris, 2 moutons. Plus de chien, il a été bouffé par
une panthère. On a vite fait de s'installer au Congo, et
dans quinze jours ou trois semaines, nous allons laisser
tout en plan, sauf la basse-cour, bien entendu.
Si je trouve sur la Kandeko autant de difficultés que
sur le Djouah, ce qui est probable, j'arriverai
peut-être en France à Pâques ou à la Trinité d'une année
ultérieure.
Charles D. |