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Hiver 1916 - Gaston Lavy, territorial


La Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine vient de mettre à la disposition du public la copie numérique des trois carnets «  Un de la territoriale 1914-1918 » de Gaston Lavy, réalisés à partir de 1920.
Nous en avons en extrait les pages concernant le Blâmontois

Qui est Gaston Lavy ?

En premier lieu, l'auteur ne se prénomme pas réellement Gaston, mais Jean, unique prénom de son état civil. On peut supposer que «  Gaston » est son prénom d'artiste, et on voit d'ailleurs sa signature évoluer à compter de 1898, ce qui apparait comme un G dans les carnets de 1920, n'étant qu'un L alambiqué en 1898 :


Acte de mariage 1897

Acte de naissance de sa fille 1898

Avant propos des carnets 1920
On voit d'ailleurs aussi dans le dessin de son carnet de mobilisation, en début du 1er volume, que ce qui apparait comme une tâche noire pourrait fort bien masquer le prénom «  Jean ». Carnets de Gaston Lavy

Jean Lavy est né à Vergt (Dordogne) le 9 août 1875, fils de Eugène Lavy, plâtrier (et peintre en bâtiment).
Il se marie à Levallois le 12 octobre 1897 à Alphonsine Victoire Couturier (née le 6 mars 1877 à Paris 17ème).
Sa fille unique, Suzanne, nait le 25 juillet 1898.
Il est mobilisé en août 1914 en tant que 2ème classe dans le 3ème bataillon, 12ème compagnie, du 20ème régiment d'infanterie territoriale de Lisieux. Après le front de Moranville en Woëvre en 1915, et l'offensive allemande sur Verdun, il est versé au 37ème régiment d'infanterie territorial et envoyé à Vého (c'est cette partie de son journal que nous reproduisons en version texte et images).
Dans les dernières pages, on constate sa déception de ne pas être accepté dans la section de camouflage : mais il obtient finalement d'être affecté à cette section du 1er Génie à Paris jusqu'à la fin de la guerre.
Il demeure alors au 81 rue d'Asnières à Courbevoie. Le 5 octobre 1921, sa femme (44 ans) et sa fille (23 ans) périssent lors de la collision entre deux trains sous le tunnel des Batignolles (28 morts, 74 blessés. L'Humanité du 7 octobre 1921 nous indique «  En découvrant les cadavres de sa femme et de sa fille, M. Lavy faillit être pris d'une syncope »).
Remarié le 9 novembre 1922 (Paris 18ème, à Eulalie Augustine Désirée Caillard), Gaston Lavy meurt à Paris (12ème) le 14 janvier 1949.

La photographie de territorial figurant sur la page de couverture du premier carnet est certainement la sienne.

Quel était réellement sa profession ?

Dans ses mémoires, il se dit «  Métreur en bâtiment ».
Or, sa profession sur l'acte de mariage du 12 octobre 1897 est «  dessinateur », domicilié à Levallois-Perret, 19bis rue Danton. L'acte de naissance de sa fille Suzanne, le 25 juillet 1898, 15 rue Poccard à Levallois, porte aussi comme profession du père : «  dessinateur ».
Pourtant, son carnet finit par «  je ne suis ni peintre ni dessinateur et n'ai jamais de ma vie pris une leçon de dessin ». Aux pages 99 et 100, Gaston Lavy nous indique qu'il envoie au ministère de la guerre un projet de camouflage de canons, qui semble expliquer son affectation finale à la section de camouflage : mais les canons sont déjà camouflés (voir p. 104 : «  une batterie de 155 longs repose sous ses camouflages »), il n'ignore pas que la section de camouflage emploie des «  peintres et dessinateurs » (p. 100), et la réponse qu'il obtient à sa demande est «  cette section m'avise qu'elle a plus besoin d'hommes de peine que de peintres ou dessinateurs » (p. 100).
Pourquoi avoir pris tant de soins dans ses carnets à dissimuler sa véritable profession ? Peut-être estime-t-il peu glorieux que pour échapper aux misères du front, il ait usé du privilège de son métier pour être sélectionné à l'arrière par Lucien-Victor Guirand de Scevola, qui regroupe peintres et dessinateurs au 1er Génie...

Les carnets de Gaston Lavy

La rédaction de ces carnets «  Un de la territoriale 1914-1918 », en trois tomes est commencé en novembre 1920, et semble s'être prolongée jusqu'à la seconde guerre mondiale. Ils sont agrémentés de dessins dont certains croqués au jour le jour (c'est le cas par exemple du dessin de Vého p. 62, ou d'Herbéviller p. 101).

Dans la version texte, nous avons corrigé principalement la ponctuation, quasi absente de l'original, et quelques fautes (notamment de grammaire), dans le seul but de rendre la lecture plus fluide.
Car le témoignage de Gaston Lavy est une extraordinaire description du secteur de Vého en cet hiver 1916, secteur calme certes en terme d'attaques, mais complètement dévasté et soumis à d'incessants bombardements.
On note (p. 78 et 79) une visite aux entonnoirs de Leintrey créés par l'explosion de quatre mines le 10 juillet 1916 : ce que voit Gaston Lavy confirme l'état dans lequel on retrouvera les entonnoirs longtemps après guerre (voir ainsi 1925 - Souhait d'un monument aux entonnoirs de Leintrey), mais on perçoit bien la difficulté de rétablir l'histoire lorsque les témoignages sont indirects : ce que lui explique le sous-officier du génie sur ces entonnoirs ne correspond pas à la réalité. Il n'y a pas eux deux mines explosant décalées, mais quatre simultanément, et ces «  deux compagnies de chasseurs à cheval » engloutis par la seconde explosion est pure légende. Il n'y a aucune trace d'intervention d'un régiment de cavalerie, et immédiatement après l'explosion, c'est une section du 162ème régiment d'infanterie sous les ordres du lieutenant Chotin, qui se précipite pour empêcher la progression des Allemands.

Puis, une fois Gaston Lavy passé au 47ème régiment d'infanterie, ce sont quelques pages sur Herbéviller («  Erbévillers ») et Saint-Martin, mais le journal de Gaston Lavy s'arrête, puisque parti en permission et affecté dès son retour à la section de camouflage, il n'a fréquenté ce secteur qu'une seule journée.


CAUCHEMAR
Jambes dans l'eau et les pieds dans la boue,
Les membres las, l'âme en désespérance,
Le corps brisé de multiples souffrances,
...
Il faut tenir et aller jusqu'au bout.
Pendant quatre ans pour aller à ce bout
Nous avons tous subi cet anathème
Pas de pitié pour ceux que la mort mène
...
Morts et vivants ont tenu jusqu'au bout.

Les renforts du 20ème, rassemblement.
En avant marche...
Et sous la conduite d'un adjudant, inconnu de nous, à l'air fermé et plutôt rébarbatif, nous nous mettons en marche dans la vaste plaine nue, où les mares de boue jaunâtre reflètent la marche des gros nuages amoncelés dans le ciel.
Nous avons rejoint notre nouveau régiment. Partout têtes inconnues ; à notre équipe s'est jointe une partie de la 17ème Cie de notre ancien bataillon, mais par malchance pour nous, c'est la partie la moins intéressante de notre ancien groupe. Composé de paysans de la basse Normandie, croquants n'ayant jamais quitté leur glaise, épis, rustres, bornés, jaloux et méchants, c'est avec une telle promiscuité qu'il va falloir vivre maintenant. Où sont nos bons camarades du début. Enfin, encore heureux que notre petite équipe est entière, sauf Lamuré, notre caporal, parti dans l'autre régiment.
Après une heure de marche dans cette plaine sinistre, quelques marches nous accueillent, c'est l'entrée d'un boyau. Dieu que ce boyau est interminable ; on n'en verra jamais la fin.

[p. 58]


Carnets de Gaston Lavy

VEHO - FIN SEPTEMBRE
A la tombée du jour nous sortons enfin, le boyau est terminé, nous entrons au village. Une fausse haie dissimule les allées et venues, nous la suivons. Vého est plus abîmé que ce que nous avons vu jusqu'alors. L'église éventrée dresse le squelette de sa tour décapitée mais encore debout.
C'est le sale secteur, paraît-il. A gauche de nous se trouve Reillon, à droite Leintrey, deux très sales coins. Joli début.
A cette nuit tombante, sous les derniers rayons d'un soleil rouge sans qui descend à l'horizon, l'aspect de ce village nous fait passer un frisson. Est-ce l'appréhension de ce qui nous attend ?
Parallèle à la route nous suivons un petit passage établi sur les ruines mêmes des maisons, entre deux grands parapets de pierres entassées et édifiées pour protéger la traversée du village, la route sans doute étant dangereuse.
Suivant ce même passage nous passons derrière l'église et, au bout du village, on nous indique comme campement une maison, d'un rez-de-chaussée surélevé d'un grenier mis à nu, car la toiture n'existe plus. Seuls trois chevrons calcinés dressent en l'air une supplique au Très Haut, sans doute pour implorer la charité divine.
Dans les trois pièces que comporte cette maison, il fait nuit noire car toutes les ouvertures sont bouchées au moyen de sacs de sable, sauf la porte bien entendu.
Des charpentes soutiennent deux étages de lits superposés. J'entends comme lit un grillage épais tendu tout le long, sur lequel une paille pourrie infecte et humide forme litière.
[p. 59]


Carnets de Gaston Lavy

Bougrement démoralisés, nous nous installons tant bien que mal dans les coins restés libres. Le lendemain aucun ordre pour nous. Nous en profitons pour prendre contact avec le village.
Complètement démantelé, ce n'est qu'une suite de ruines qui borde la grand-rue. Aucune maison debout, si ce n'est de grands pans de murs déchiquetés qui laissent passer le jour par leurs ouvertures béantes.
Le surlendemain, nous sommes en route dès le matin pour aller faire des travaux de réparation en première ligne, dans les tranchées en mauvais état.
A l'extrémité du village, une déclivité du terrain permet le passage au grand air, jusqu'à l'entrée d'un boyau qui conduit aux tranchées. C'est le boyau de Belgique, deux kilomètres de long, et l'on débouche en première ligne. Au cours de nos travaux, nous prenons contact avec les occupants de ces positions. C'est un régiment d'active dont la Cie qui est en ligne ne tarit pas d'éloges pour son capitaine qui, tout jeune, parait à peine vingt deux ans. C'est un as, disent les hommes «  vous parlez d'un mec qui a du cran ». Effectivement, il y a trois jours, au cours d'un bombardement intensif, je l'ai vu grimper d'un bond sur le talus, et sans souci des marmites qui arrivaient en trombe, braquer
[p. 60]


Carnets de Gaston Lavy

sa jumelle et inspecter longuement la plaine avec un sang-froid imperturbable. Ceux là sont vraiment des officiers. Quel écart entre eux et les nôtres.
Retour d'une corvée ; reste en arrière avec Gouachet. L'envie nous prend de jeter un coup d'œil hors du boyau. Grimpant sur les clayons, nous voyons une multitude de trous d'arbres décapités à demi brulés indiquant qu'à cet endroit était un bois ou une forêt.
Quel spectacle lamentable. Sous un ciel gris sale, la terre noirâtre est toute calcinée, fouillée de trous et d'excavations remplis d'une eau jaunâtre. Les quelques futs d'arbre encore debout dressent vers le ciel leurs pauvres bras desséchés, semblant crier miséricorde.
Paysage de guerre, image de désolation où la furie de détruire s'imprime en cette nature désolée. Terre, tu souffres toi aussi en tes entrailles de cette tuerie.
Presque régulièrement, un quart d'heure avant de descendre pour la corvée de soupe, les artilleurs, je ne sais sur quel ordre sonnent les boches ; cela dure environ vingt minutes.
La réaction ne se fait pas attendre, et comme nos boyaux doivent être repérés, il faut à tout moment s'accroupir contre le talus. Le bout du boyau n'étant plus clayonné les débris tombent dans les gamelles à soupe, et cette terre n'étant pas comestible, il en résulte que le rata est loin d'y gagner, indépendamment du danger de se faire bouziller.
[p. 61]


Carnets de Gaston Lavy

En rentrant des lignes ce soir, profitant de quelques moments de jour, je pars prendre un coin du village. Un peu en arrière de l'église, je termine de faire le croquis ci contre, lorsque j'entends un sifflement caractéristique. Je me colle contre le talus. L'obus vient éclater sur une pile de gravats. Ai-je été le jouet d'une illusion, mais j'ai distingué en une vision rapide la forme oblongue de l'obus.
Peut être étant à son point de chute, ai-je pu en effet le distinguer l'espace d'un millième de seconde. En tous cas si je l'ai réellement vu, le cas n'est pas banal.
Je n'attends pas le second projectile et me glisse dans un abri proche où m'ont précédé quelques poilus et un capitaine. Les rafales de mitraille continuent, et sans doute très proches, car l'abri tremble sur ses bases. Cela dure vingt minutes puis tout cesse. Nous remontons. C'est l'heure de la soupe et je regagne ma charmante crèche.
Quinze jours se passent ainsi, puis brusquement m'arrive la pire des choses à laquelle je pouvais m'attendre. Tous mes camarades de notre petite équipe sont nommés téléphonistes au régiment. Je reste seul sur le carreau. Je ne sais qui a procédé à ce choix. Nous étions cinq il ne fallait que quatre hommes on a pris par lettre alphabétique.
Le lendemain matin ils me quittent pour aller prendre leur poste. Ce n'est pas sans un déchirement que je me retrouve seul, tout seul maintenant au milieu de tous ces paysans en lesquels je devine plus des ennemis que des amis. Plus de sincères camarades, plus de réconfort, mais des mines chafouines qui me regardent en dessous. Les camarades ont bien promis de s'occuper de moi et de me faire nommer à la première vacance, mais quand ?...
[p. 62]


Carnets de Gaston Lavy

SOLITUDE -DECEMBRE
Mes camarades partis, je reste bien seul.
Comme les souffrances vont me paraitre dures à supporter. Les Normands me regardent en dessous d'un petit air narquois, et semblent heureux de ma déconvenue. Ils ne me disent rien, mais je sens leur hostilité dans le regard et certes, il ne faudrait pas que j'ai besoin d'eux ; et c'est pourquoi je suis si seul.
La bise est venue. La pluie tombe chaque jour. Nous sommes gelés dans notre maison. Les baies sont bien bouchées avec des sacs à terre, mais non suffisamment pour éviter les courants d'air, et les vents coulés s'infiltrent à plaisir dans les interstices. D'ailleurs pas suite des allées et venues continuelles, la porte est constamment ouverte.
Les premiers jours de pluie, nous n'avons pas été incommodés à l'intérieur. Quoique la toiture soit absente, le grenier est abondamment garni de foin, lequel absorbe la pluie. Mais au bout de quelques jours, ce foin saturé d'eau laisse filtrer la pluie qui macule le plafond de grandes tâches brunes. Bientôt
[p. 63]


Carnets de Gaston Lavy

les gouttes apparaissent, se condensent et se mettent à tomber, d'abord en quelques endroits, puis ensuite un peu partout, et cette eau qui a traversé ce fourrage pourri s'écoule en gouttes noirâtres, mixture répugnante.
Entassés dans ces trois pièce, impossible de trouver un coin pour s'asseoir. Aussi, on mange debout. L'eau sale du plafond tombe dans les gamelles, sur le pain. On s'écarte pour éviter une goutte, deux autres éclaboussent le rata, et on finit par ne plus y faire attention. Bah... ca colorera le bouillon. Quant au café, comme c'est de la même couleur, si ca n'améliore pas le goût, ca augmente la quantité.
En général le repas est vite expédié car la nourriture est en concordance avec le logis. Depuis huit jours nous touchons invariablement des lentilles, lesquelles pourraient être très comestibles si elles ne contenaient pas une quantité exagérée de menus cailloux qui craquent sous les dents. Comme les cailloux sont en nombre au moins égal aux lentilles, sinon plus, impossible d'y mettre la dent et c'est la rage au cœur et la faim au ventre que nous allons vider notre gamelle dans le trou aux ordures pour le plus grand bien des rats.
Notre repas se compose alors d'une boîte de sardines ou de pâté et du traditionnel jus, et quel jus, plus clair que celui qui tombe du plafond.
Comment pouvons-nous tenir avec une telle nourriture : je me le demande.
[p. 64]


Carnets de Gaston Lavy

TOTO
Il vient d'arriver quelques hommes en renfort. Parmi eux, un grand gars, sec, noueux, le képi de travers, l'air passablement gouape et qui dès le début s'impose parmi nous. Paraissant doué d'une force peu commune et d'un caractère du moins patient, après quelques engueulades et menaces de bagarre les normands mâtés le craignent comme le feu.
J'en ai fait mon copain.
Oh, il n'y a aucun rapport entre lui et les bons camarades partis, mais malgré ses allures de voyou, je le sens d'une autre pâte que les croquants de la Manche. D'ailleurs lui même, dans sa jugeote de gavroche, les a jugés et s'est tourné vers moi.
De ce fait l'air hostile des Normands vis à vis de moi s'est fortement atténué. Le Copain les fait réfléchir.
Enfin j'ai quelqu'un à qui causer.
Natif d'Epernay, il se dit caviste. Je le crois plutôt contrebandier ou braconnier peut être les deux.
En effet, quelques jours d'intimité, et dans son langage trivial et argotique il me raconte ses pêches à la lanterne et ses poursuites dans la nuit avec les gendarmes au cul.
Dans ce cantonnement infect et glacial, couchés côte à côte sur la paille pourrie, ce sont de longues histories souvent amusantes, qui sont de puissants dérivatifs à mes idées noires. Je devine sous sa rude écorce une âme simple mais un bon cœur.
Avec ces pluies continuelles, cette habitation déplorable, ces visages fermés autour de moi, je me laisserai aller à la plus noire mélancolie si je n'avais ce brave Toto pour me soutenir, ses nombreuses anecdotes pour m'occuper l'esprit et sa franche camaraderie comme réconfort.
Grande gouape, bon type, cher Toto, comme je béni le hasard qui t'a fait échouer auprès de moi.
[p. 65]


Carnets de Gaston Lavy

BAIN DE PIED
Oh merde alors... comme bain de pied je crois qu'on est fadé.
Et Toto, pataugeant dans cette eau jaunâtre qui nous monte au dessous du genou, s'est tourné vers moi comme pour me prendre à témoin.
Le fait est, lui-dis-je, que comme bain de pied on ne devrait trouver mieux.
Nous sommes partis après la soupe pour réparer une nouvelle tranchée inoccupée.
Empruntant le boyau de Belgique nous avons bifurqué à gauche et suivi un nouveau boyau aussi long que ce dernier. Bien clayonné au début, le milieu et la fin s'avèrent en piteux état. Les terres éboulées, les caillebotis noyés dans la boue, c'est un désastre.
Nous voici dans la tranchée à réparer en question. Comme réparation en effet le travail ne manque pas, elle est complètement envahie par les eaux.
Se trouvant en contre bas du boyau, elle a du être noyée par les infiltrations.
Avec nous pas de chefs, si ce n'est quelques sous-officiers qui, sans ordres, attendent qu'il leur en parvienne.
Nous somme tous les jambes ankylosées dans cette eau glacé, situation saumâtre, car comme dit Toto même pas moyen de battre la semelle.
Il y a exactement une demi heure que nous somme là à attendre et rien ne vient. Nous avons suivi la tranchée espérant trouver un endroit sec
[p. 66]


Carnets de Gaston Lavy

mais ceci en pure perte. Elle est partout dans le même état.
Encore un quart d'heure, puis un autre, toujours pas d'ordres.
On commence à la trouver mauvaise lorsqu'enfin, après dix nouvelles minutes, un officier du génie fait son apparition.
Gagnez les abris tout de suite, nous dit-il, notre artillerie va faire des tirs d'essai et l'ennemi fera surement réaction ; et il nous guide vers un grand boyau parallèle à la tranchée inondée.
C'est un grand couloir boisé, bien propre et camouflé, c'est à dire couvert d'une toile de jour avec découpures simulant le feuillage à travers lesquelles nous apercevons le ciel gris et bas.
L'officier qui vient de nous indiquer les abris disparait ; aussitôt tous les polis s'éparpillent dans la direction de ces abris.
Je cherche Toto. Je ne le vois pas.
Où est-il passé cet animal ? J'ai beau l'appeler, pas de réponse. Me voyant seul, je me dirige vers l'abri où j'ai vu tout à l'heure s'engouffrer un sergent de chez nous et ses hommes.
Puisqu'on va faire des tirs d'essai, nous ne verrons pas mais du moins nous entendrons.
[p. 67]


Carnets de Gaston Lavy

TIRS D'ESSAI ET REACTION
De moins en moins partisan de m'enfermer dans un abri, je suis descendu quelques marches et j'aperçois dans le coin le plus obscur le sergent qui n'a pas l'air de briller par le courage. Il me fait signe de venir le rejoindre, mais sans souci de son injonction, je remonte au contraire sur la dernière marche où j'y trouve un tout jeune caporal d'infanterie. Nous lions conversation.
Il m'apprend qu'il est incorporé de la dernière classe. C'est le fils du Général Anthoine commandant l'armée du Nord.
J'étais loin de supposer à ce moment que plus tard, en Belgique, j'aurai à faire à son père.
On dit que bon sang ne peut mentir : en effet ce jeune blanc bec à l'air d'avoir un beau courage et n'engendre pas la peur. Il paraît très simple et ne semble tirer aucune vanité d'être si haut apparenté.
Un quart d'heure se passe, puis quelques coups de canon résonnent, mais si peu inquiétants que le sergent et quelques hommes quittent le fond de l'abri et montent quelques marches. J'ai moi même envie de quitter la place, quand une détonation formidable ébranle la terre. Comme une nuée de lapins, le sergent et ses hommes dégringolent au fond de l'abri.
[p. 68]


Carnets de Gaston Lavy

Je reste abasourdi par cette terrible dénotation. Jamais, même à Verdun, je n'avais entendu pareil vacarme. Ils nous sonnent avec des torpilles, me dit le jeune caporal, toujours aussi imperturbable car lui et moi n'avons pas bougé et sommes seuls au bord de l'abri.
Il pense comme moi que sous une pareille charge d'explosifs cet abri ne résisterait pas. A chaque arrivée de ces grosses torpilles, nous nous contentons de tressaillir et de courber la tête.
Si le tir d'essai de notre artillerie a été modeste, la réaction allemande est bougrement corsée. Leurs Minenwerfers ne cessent pas le feu, c'est un roulement continu avec des explosions infernales. La terre tremble et l'abri répercute un bruit de tonnerre. C'est littéralement terrifiant.
Cela dure une heure mais combien cette heure nous a paru longue. La chute des grosses torpilles cesse et fait place au bombardement ordinaire. On s'en trouve soulagé comme si ce dernier était normal. Il est tout aussi meurtrier mais agit moins sur les nerfs.
Il est trois heures : c'est le moment de descendre au village pour la soupe de 4 heures. J'en fais part au sergent mais il ne se soucie pas de partir avant la fin du bombardement.
Mais si ca dure toute la soirée, lui dis-je, mais comme je le vois buté, je n'insiste pas, car d'après son état et sa face blême, je juge que ca serait inutile ; et avec trois types moins craintifs nous décidons de ne plus attendre et de descendre à Vého. Nous laissons donc le sergent qui nous adjure de rester, et sans nous soucier de son ordre, nous filons.
Le jeune caporal qui, amusé, a assisté à cette petite scène part lui aussi, et en souriant, il me serre la main et part dans une autre direction.
[p. 69]


Carnets de Gaston Lavy

RETOUR
Nous descendons le boyau. Un sifflement passe. Une courbette au long du talus et la marmite passe en avant de nous. Une autre arrive sur la gauche. Nous prenons le pas de course.
Second tournant, nous somme arrêtés ; le boyau est bouché. L'avant dernière marmite est tombée juste là.
Accroupis nous grimpons le talus, crac, un fusant éclate heureusement plus loin que nous puis, un obus un peu à droite.
Nous faisons corps avec la terre pour offrir moins de prise aux éclats. Serrant les fesses nous n'en menons pas large, et à part soi on se demande si nous sortirons intacts de ce funeste boyau.
Enfin l'éboulement est traversé sans accrocs ; nous respirons mais nous venons d'avoir quelques minutes d'émotion.
[p.70]


Carnets de Gaston Lavy

  [p. 71-72 à supprimées par Gaston Lavy]
Plus loin nouvel éboulement mais moins grave à franchir car le tir est allongé. Ca doit tomber maintenant au bout du boyau. Ca va être pour nous tout à l'heure ; aussi, on hésite à avancer... mais quoi, ici ou là bas, si on doit y rester, c'est bien kif kif... et nous reprenons notre marche le corps cassé en deux.
Le tir s'espace et nous franchissons enfin les derniers cent mètres pour déboucher près de la route où sont installées les roulantes de l'active.
Ici au moins on peut se redresser ; nous sommes à l'abri d'un haut talus où, comme seule marmite, il n'y a que celle du cuistot, laquelle est beaucoup plus sympathique.
Nous apprenons que le village lui aussi a été sérieusement sonné. Il y a eu de la casse. Effectivement quand nous y arrivons plusieurs corps sont déjà déposés dans l'église en attente des cercueils que fabriquent les sapeurs.
Sur notre route un brancard est posé à terre.
Sur cette civière une face hilare... nous interrogeons «  qu'est-ce que tu as toi »
Le rire s'accentue et le blessé nous répond «  Tu parles vieux, de la bonne blessure, un éclat dans la cuisse. Juge si je suis verni. » Et nous le voyons partir avec envie enlevé par les bras robustes de deux brancardiers.
Le soir à 6 h le sergent resté dans l'abri rentre
[p. 73]


Carnets de Gaston Lavy

avec sa section. Ils ont attendu le dernier coup de canon pour sortir de leur trou. Ils ne trouvent qu'un restant de soupe froide et immangeable. Toto, qui lui, le sacré bougre, était rentré bien avant nous, les charrie gentiment c'est à dire à sa manière gouape mais ils ne répondent rien.

NOUVEAU VISAGE
Nous sommes gratifiés d'un nouveau sergent. Il est arrivé hier. Bonne figure, longue moustache, il a l'air bon frère.
Au bout de trois jours nous nous connaissons mieux. C'est un employé aux Finances. Pas sot du tout, mais affligé d'un terrible défaut. Il a un goût immodéré pour la dive bouteille, en l'occurrence pour le bidon de deux litres, et les jours de pinard remboursable, nous le trouvons ivre mort sur sa paille. Dommage, car au demeurant c'est un charmant garçon.
Nous avons sympathisé dès les premiers jours et c'est pour moi un réel plaisir d'avoir quelqu'un avec qui converser, car Toto est bien gentil mais un tantinet trop simple et trop trivial. Cependant, à eux deux nous formons un petit groupe qui se détache de la mentalité par trop terre à terre des Normands.
Je catéchise fort souvent cet aimable ivrogne, mais il m'avoue humblement ne pouvoir se corriger. Cela lui a fait d'ailleurs beaucoup de tort dans sa carrière de fonctionnaire.
Je me retrouve donc en compagnie, mais au cantonnement seulement, car aux travaux, Toto ne fait pas partie de la même équipe que moi ; quant au sergent en question, je ne sais pas comment il s'arrange, mais comme il est en surnombre, je ne le vois jamais de service. Encore un qui se débrouille.
[p. 74]


Carnets de Gaston Lavy

AMBIANCE
D'après de nouveaux ordres le travail du jour a cessé. Nous allons maintenant marcher de nuit. C'est hier soir que nous avons commencé un nouveau service.
Par un froid très vif et une pluie battante, nous avons suivi la grande route et faisant un léger crochet, nous trouvons face aux roulantes un dépôt d'outils. La traditionnelle pelle-pioche, et chacun muni d'un de ces ustensiles, nous reprenons la route.
C'est le travail de terrassier qui va recommencer. Que de mètres cube de terre auront été remués dans cette guerre. Suivant la route qui dévale dans un vallon, nous traversons une rivière sur un pont de bois, lequel pont doit être bien repéré par l'ennemi car de nombreux trous d'obus l'encadrent de toute part.
Ensuite le terrain remonte une pente douce et après une demi heure de marche, un boyau s'amorce dans lequel on s'engouffre en file indienne. La montée s'accentue, le cheminement est dur dans ce boyau si raide, et malgré le froid et l'humidité on est en nage.
[p. 75]


Carnets de Gaston Lavy

De temps en temps une fusée éclairante lancée par les Allemands colore le ciel d'une lueur blafarde, projetant ses nombreuses étincelles qui s'éparpillent au fur et à mesure de la descente de la fusée.
Nous montons toujours ; dans un recoin une masse sombre attire notre regard : dans un réduit de terre une sorte de petite pièce couverte d'une bâche laisse passer un fin canon qui dresse sa pointe vers le ciel. C'est un lance fusée qui est pour le moment en inaction.
Au bout du boyau, arrêt, nous sommes arrivés, on grimpe le talus. La pluie a cessé mais nous sommes trempés.
Des ordres chuchotés passent d'homme à homme. «  Ne pas se déséquiper, garder son fusil à portée, éviter les claquements d'armes et se coucher à chaque fusée éclairante. »
L'ouvrage est tracé il n'y a plus qu'à commencer une nouvelle tranchée.
[p. 76]


Carnets de Gaston Lavy

Dans le silence de cette nuit, troublé par le seul bruit des pelles et des pioches et de nos respirations haletantes, quelques coups sourds éclatent au loin. Au fur et à mesure que les travaux s'avancent la terre s'amoncelle sur les parapets.
Une fusée monte en l'air dans un sillage lumineux puis éclate de mille gerbes et la chandelle blanche descend en zigzaguant.
Tout le monde est couché. Soulevant légèrement la tête je jette un regard dans la plaine.
Quel tableau.
Cette rampe de terre grise qui dévale jusqu'à l'horizon étale sous la clarté de la fusée des tons de cendres ; ça et là quelques piquets à moitié enterrés dressent leurs têtes embroussaillées de volutes barbelées. De multiples taches brunes accusent les contours de nombreux trous d'obus dont les blocs de terre en saillie se sertissent d'une ligne blanchâtre.
Un silence lugubre et glacial. Aucune vie ne semble exister à la surface de ce décor funèbre. De la terre, rien que de la terre remuée, fouillée et à la lueur de cette fusée tremblante, ce spectacle n'a plus rien de réel et fait penser à une vision lunaire ou à quelque planète inconnue.
Ce silence pesant qui lui même enveloppe cette scène est agressif, plein de réticences, le léger souffle qui balaye ce vallonnement charrie du danger. On ne sait pourquoi les doigts se crispent sur le sol, le cœur chavire.
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Cela dépasse en tragique l'entendement humain.
Pourquoi...
Ce n'est après tout qu'une colline de terre dont nous entamons les flancs comme nous l'avons fait déjà si souvent dans la Meuse.
Simplement de la terre remuée.
Pourquoi cette ambiance de mort me prend-elle si au cœur et à la gorge ? Pourquoi ce coin de terre si normal en somme, emprunte-t-il à mes yeux une telle ampleur tragique ?
N'avons nous pas fait d'autres fois et dans d'autres lieux de semblable labeur ?
Pourquoi cette emprise de frayeur sourde ?...
Sous cette terre que nous foulons un lent travail de destruction est en cours qui, d'un moment à l'autre, menace de nous anéantir.
Sou cette terre que nous foulons, à une cinquantaine de mètres en contre-haut s'ouvre un cratère. Immense entonnoir, sombre charnier, terrible fosse commune où s'empilent pèle mêle de nombreux cadavres.
A cinquante mètre de nous est un gouffre béant qui a dévoré trois cents hommes.
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GUERRE DE MINE
L'Entonnoir
Tu n'as pas vu l'entonnoir ?
Ma foi non, j'ignore même qu'il y en ait un. Nous venons ici chaque nuit, mais ne bougeant pas des tranchées en cours d'exécution, j'ignore tout du secteur.
Eh bien vieux, je vais te faire voir ça, viens. Et le sous-officier du génie me fait signe de le suivre.
J'ai fait sa connaissance cette nuit même. C'est lui qui dirige les travaux que nous exécutons et au cours de quelques paroles échangées, j'apprends qu'il est parisien et, qui plus est, comme moi du bâtiment et métreur en électricité. Heureux de se retrouver entre collègue nous parlons métier, puis des événements actuels et enfin du secteur où nous sommes.
C'est ainsi que j'apprends que sous nos pieds s'effectue un lent travail souterrain. Des êtres tels des termites fouillent le sol en longues galeries. La colline où nous travaillons est minée de toute part et que d'un moment à l'autre cette colline pour sauter... et nous avec. Charmante perspective.
En rampant nous gagnons une éminence un peu à notre gauche. Je vois bientôt un rempart de terre accumulée. En reptations lentes et continues nous arrivons aux lèvres de cet entonnoir.
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Enorme creuset sur les pentes duquel la terre éboulée forme de vastes sillons, d'où sortent des choses informes qu'on ne peut pas dans la nuit identifier.
Ce sont des bras, des jambes, des torses, des crânes à demie ensevelis dans ce chaos monstrueux et sinistre.
Une fusée éclairante s'élève. Vite à plat ventre, me dit mon guide. Je n'ai pas besoin de cette recommandation et tous deux la tête enfouie sous les bras, nous ne remuons pas plus qu'une souche ; et pour cause, les boches sont de l'autre côté de la crête.
La pénombre revenue, nous redescendons courbés en deux la pente de l'entonnoir, et lorsque cachés par la déclivité du terrain nous pouvons nous redresser, il me fait l'historique de ce cratère.
Il y a quelques mois les allemands avaient établi deux fourneaux de mine, et le moment venu les firent exploser. Aussitôt une compagnie Bavaroise s'élance pour occuper les lèvres. De notre côté deux compagnies de chasseurs à cheval, cavaliers transformés en infanterie, se précipitent elles aussi pour s'incruster sur l'autre bord.
Sur les deux mines une seule avait explosé. L'autre pour une cause inconnue avait eu du retard. C'est à ce moment qu'elle sauta provoquant une nouvelle explosion, qui, en agrandissant l'entonnoir, enterra les trois cents hommes dans
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un pèle mêle affreux.
Actuellement les lèvres de cet entonnoir sont occupées sur notre front par une section de fusils mitrailleurs, espacée dans des alvéoles creusées à la hâte et formant une chaine de tirailleurs, lesquels n'y séjournent que la nuit.
En face, la seconde portion des lèvres est aux mains des allemands.
En somme, les nouvelles tranchées que nous creusons en avant des anciennes représentent l'avance conquise par l'explosion de l'entonnoir, soit environ cent mètres. C'est à peu près la proportion gagnée par la guerre de mine, et cela représente quatre à cinq mois de labeur acharné.
Travail de titans pour gagner quelques mètres... Curieuse guerre !
Toutes ces explications m'étant données par mon collègue, nous coupons la colline en droite ligne, et après une descente qui dure environ cinq minutes, une grande excavation nous accueille. C'est l'entrée de la mine.

LA SAPE
Des marches taillées à même le sol et maintenues par des contremarches en bois, bloquées par de gros piquets qui les coincent, nous offrent une descente assez rapide. Le boisage est fait au moyen d'arbres très grossièrement équarris. Un palier nous arrête.
En contre haut de trois marches, une excavation éclairée d'une bougie fichée en terre, dont la lueur tremblotante laisse deviner un corps allongé.
Je m'approche. C'est un sergent du génie qui un micro à l'oreille est à l'écoute.
- Ils grattent toujours, demande mon compagnon.
- Oui, répond l'homme accroupi et c'est heureux pour nous.
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C'est un poste d'écouteur. L'appareil de transmission est relié par un fil à la terre et muni de son micro. Le sous officier écoute et guette le lent travail des allemands qui besognent sous lui.
Il nous a fallu, m'explique mon petit guide, que nous établissions une contre mine au dessous des leurs, tu vas voir ce travail, et nous continuons la descente. Mon dieu, que de bois enterré pour boiser tout ça ; des forêts entières ont du y passer.
Cette descente est tellement longue que je me demande si nous en verrons le bout.
Enfin au bas des marches un couloir s'avance. Nous sommes à trente mètres du sol, me dit le jeune sergent.
Trente mètres ça me parait fabuleux. N'exagère-t-il pas ? Il est vrai que depuis le temps que nous descendons...
Au bout du couloir un sapeur est accroupi, et une truelle à la main, il gratte sans bruit emplissant de terre des sacs qu'une corvée monte vider sur le talus pour redescendre les sacs vides.
Quel travail, et comme je comprends que de nombreux mois se passent avant qu'une mine soit établie et en état de sauter. Ce qui fait dire à ceux de l'arrière «  mais qu'est-ce qu'ils foutent au front, ils ne bougent pas. »
Et à nouveau, je me dis en moi-même : «  Quelle curieuse guerre »
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TENTATIVE DE CHAUFFAGE
La neige a fait son apparition et le thermomètre est descendu de plusieurs degrés. Nous avons si froid que ce matin, Toto et moi décidons coute que coute de faire du feu dans la maison. Deux autres poilus plus dégourdis que la masse se joignent à nous.
Pas de cheminée, pas de poêle, pas de foyer, il faut imaginer quelque chose.
Dehors le matériel agricole abonde, mais comme ustensile de chauffage, il y a pénurie. Le siège d'une herse représente assez bien une grille. Nous la scellons dans le mur au moyen de tiges de fer coincées. Nous voilà en possession d'un foyer. Reste le bois. Il y en a, certes, mais enfoui dans les moellons et recouvert de quelques vingt centimètres de neige.
Dans la plaine nous avisons un petit arbre. Abattu aussitôt, transporté à pied d'œuvre, il est débité en rondins.
L'allumage est plus laborieux. Après une heure d'effort, ce bois commence à prendre, mais étant vert et de plus tout mouillé, il dégage une fumée telle qu'il est impossible de tenir. C'est pire que le froid. Tous les types rouspètent et il faut l'autorité de Toto et ses menaces pour éteindre toute révolte. C'est que ce sacré Toto est bâti en force et en état de calmer les plus récalcitrants.
Tout le monde est sorti, le dedans est intenable. Enfin la sève et l'humidité du bois étant évaporées
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le bois veut bien bruler, mais ne produit qu'une chaleur relative car il faut être sur le foyer pour sentir un tant soit peu de bien-être.
Qu'importe, nous sommes contents du succès, succès d'estime de notre part, car à défaut de bois sec il nous faut abandonner ce mode de chauffage, et les jours suivants nous grelottons de nouveau.

BRONCHITE
Je suis en possession d'un fort rhume qui tourne à la bronchite. Je tousse éperdument ce qui m'attire, à nos travaux de nuit, les pires insultes des travailleurs qui craignent que je les fasse repérer car l'ordre est toujours de ne faire aucun bruit. J'ai beau étouffer ma toux avec mon cache-nez, rien n'y fait, et je me vois forcé d'aller à la visite. Si j'allais avoir la chance d'être évacué...
Résultat de la visite : ventouses, exempt service et deux comprimés que l'infirmier me remet pour prendre tout à l'heure, mais pour l'évacuation, bernique. Il faut pour cela avoir un degré de fièvre que nous n'atteignons pas car trop anémiés.
Je voudrais que mon cas s'aggrave pour sortir de là. Je ne puis couper aux ventouses, mais les comprimés je me garde de les prendre et les balance, puis je reviens m'étendre sur la paille humide de notre boîte à courants d'air où j'y reste frigorifié toute la nuit.
Dans des conditions d'hygiène impossible, dans l'humidité, les courants d'air et un froid continuel, sans autres soins que quelques jours de ventouses, sans doute vexé d'être traité par le mépris, mon mal m'abandonne.
Allons, il est dit que je dois continuer le cauchemar. J'ai un cafard monstre, pas de nouvelles des bons copains, et une seule perspective : finir la guerre ici, à moins qu'un obus... ?
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BEUVERIES
L'ivrognerie règne en maitresse, c'est un fait. Pas de jour où les conversations ne s'aiguillent sur la gnôle, le bouillage de cru, les pommes et le calvados. On voit alors la face de ces bons Normands s'épanouir et les yeux pétiller. Près de moi un vieux pêcheur de la côte m'entretient souvent de ses embarquements, qui ne se font que dans un état d'ébriété total. Il est heureux de me détailler ses soulographies, et celle de ses aides, mais nous venons d'avoir un exemple typique de ces intempérances dont tous ces individus sont fiers. Un gros gaillard à face rougeaude qu'à St Cyr, et je ne sais pourquoi d'ailleurs, on avait surnommé «  Von Kluc », s'est installé dans un petit réduit qui donne dans le couloir de notre habitat.
Ces jours ci il a reçu un colis comportant un litre de calvados. Au lieu de le partager avec ses camarades comme nous aurions fait, il s'est vautré sur sa paille et s'est mis à boire jusqu'à extinction du litre. Il est resté trois jours ivre mort au milieu de ses déjections et excréments. Le quatrième jour, il s'est réveillé et s'est senti pas très d'aplomb. Je vais à la visite, a-t-il dit. Le plus fort c'est qu'il a été reconnu malade, comment donc, et exempté de service deux jours. Beauté du service médical règlementaire. Ses copains ont trouvé tout cela très naturel.
Leurs conversations ne portent que sur leurs beuveries et plus d'un se vante de ne pas dessouler durant toute leur permission.
Ces propos si terre à terre ne sont guère pour me remonter le moral et je ne cesse de regretter amèrement le départ de mes bons camarades dont je n'ai aucune nouvelle.
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TRAVAUX FORCÉS
Sur nouvel ordre nous avons abandonné à un autre groupe le travail des tranchées, et sommes mis à la disposition du génie pour les corvées de transport du matériel nécessaire aux travaux de mine. Chaque nuit ce sont, dans un terrain bouleversé, dans une boue épaisse et gluante qui vous emprisonne les pieds, ou sur un verglas terrible, qu'il faut transporter sur des distances d'un millier de mètres des charges effarantes.
D'abord un paquet de rondins, soit une dizaine de pieux de deux mètres gros comme un poing. C'est le moins pénible. Le lendemain ce sont des rails de chemin de fer, puis des éclateurs, en l'espèce blocs de ciment armé de soixante-dix centimètres carrés et de vingt centimètres d'épaisseur, qui doivent chacun peser dans les cinquante à soixante kilos.
A la corvée d'hier soir, il y avait sur la note du génie, transport d'un tas de rondins ; nous les cherchons mais en vain, nous en référons au caporal chef du génie qui nous indique un monceau de troncs d'arbres de près de quatre mètres de long sur quarante centimètres de diamètre.
C'est pas les rondins, alors ça va pas mieux.
Nous nous mettons à douze pour les coltiner. Représentez-vous douze types pliant sous une telle charge
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montant cette colline où les pieds glissent dans la boue et vous échappent à chaque pas, où dans la nuit noire ceux de devant s'enfoncent dans les trous et ornières, les continuels détours pour éviter les trous d'obus, seulement visibles par le reflet de l'eau dont ils sont pleins, buttant contre mille obstacles : piquets, madriers, bobines de barbelés, etc... ou lorsque deux d'entre nous s'enfoncent dans un trou, la charge augmente pour les autres, le passage des tranchées sur un caillebotis, petite passerelle de soixante centimètres de large où la boue accumulée forme un dos d'âne dangereux, la pente du terrain qui augmente la charge de ceux qui sont à l'arrière, les cris, les imprécations pour ce travail au dessus des forces humaines, et vous aurez tant soit peu l'idée de ce travail titanesque.
Pour corser ce travail infernal, les obus tombent à droite et à gauche. Mais ce bombardement peut-il aggraver nos efforts et notre peine ? Non, car les larmes aux yeux, la rage au ventre, les chairs meurtries, nous espérons la marmite qui viendra nous broyer sous sa masse. Le bombardement, nous le désirons, mais sur nous. Crever, crever une bonne fois, et que ca soit fini de ce cauchemar, de cette galère.
Oh, une nuit seulement comme celle là pour ceux qui, à l'arrière, confortement installés dans leur vie bourgeoise, nous crie «  jusqu'au bout, on les aura. »
Cinq heures de travail titanesque et nous ne sommes plus que des loques. Le sergent du génie arrive et nous engueule. Il a en main le compte-rendu du travail de la nuit que lui a remis le caporal et qui comporte «  transport de huit rondins ». Furieux, il nous agonise de sottises. Il y aurait de quoi le bouffer, les pauvres types ne disent rien.
Exaspéré, j'élève la voix, je proteste et emmène le sergent voir les soi-disant rondins. Il reconnait qu'il y a eu erreur d'interpellation et se calme, et
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me montrant le compte-rendu qu'il tient à la main, il me dit :
«  Vous avez raison, mon vieux, mais c'est moi qui vais me faire engueuler. Le lieutenant, lui, est dans sa cagna ; il a marqué sur le rapport «  transport de rondins » et ne voudra pas en démordre. J'aurai beau lui dire qu'au lieu de rondins ce sont des arbres, il verra simplement qu'il y en a eu huit de transportés dans la nuit et que nous n'avons rien foutu. Voilà ce qu'il constatera et ça c'est bien militaire. »
Ecoeuré et à cran, je lui réponds : «  si votre lieutenant était ici à voir les travaux au lieu de rester dans sa cagna, il ne rouspéterait pas tant. Mais chez vous, c'est comme chez nous : ce sont les sous-officiers qui marchent tout le temps, et ce sont les officiers qui touchent la solde. »
Oui mon vieux, c'est comme ça, et il n'y a rien à faire, me dit-il en s'en allant. Rompus, les os brisés, nous regagnons Vého.

AVATAR
Chaque soir, ces corvées atroces se renouvellent. Hier en portant une longue planche, j'ai glissé et suis tombé dans un trou d'obus où j'avais de l'eau jusqu'au ventre et de la boue jusqu'au genou. Deux poilus m'ont aidé à me tirer de ce trou, ce que je n'aurai pu faire moi-même. J'étais tellement à cran que j'ai tout lâché, corvée, matériel, section, etc, etc.
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suis rentré seul à Vého, glacé par ce bain forcé. Dans la nuit personne ne s'est aperçu de mon départ. Je soupçonne d'ailleurs une bande de tireurs au flanc de se planquer chaque soir dans quelque trou, car au cours de nos transports, ce sont toujours les mêmes types que l'on voit, et certaines physionomies restent invisibles. Je n'ai pas été seul à m'en apercevoir, car les caporaux, sans doute avertis, font la chasse, et depuis trois jours nous nous trouvons plus nombreux que précédemment.
Nous les engueulons copieusement, mais quoi, dans le fond, nous les envions d'avoir le culot de la faire, c'est tellement humain, et puis ces travaux sont si rudes.
A titre indicatif, voilà comment se compose une entrée de sape comme celle où nous sommes employés :
1° Un rang d'arbres de quarante centimètres de diamètre collés côte à côte et rangés en long. Un second rang au dessus en travers.
2° Une couche de terre d'environ soixante à quatre vingt centimètres d'épaisseur.
3° Un rand de rails de chemin de fer en long et au dessus, un second rang en travers.
4° une couche de terre comme la précédente.
5° Des blocs de ciment nommés éclateurs de 70 centimètres carrés et de vingt d'épaisseur, à chaque angle un anneau dans lequel on glisse une fiche et on coule du ciment dans ces intervalle ; cela représente un bloc de ciment armée de vingt centimètres d'épaisseur et pour parachever cette défense, un mètre de terres.
Certaines grosses torpilles ont entamées de ces abris. Quelle force de pénétration devaient-elles avoir.
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LE FROID AUGMENTE
Devant la nouvelle arrivée du gel, nous avons du abandonner notre maison car ce cantonnement devenait intenable ; nous y serions tous morts de froid. Chacun s'est débrouillé.
Avec le sergent et Toto, nous avons fait bande à part. Ayant pu trouver de l'autre côté de la route, sous une maison complètement rasée, une cave en bon état, nous nous y sommes installés.
Accompagnés de Toto, dont la force peut commune nous sert efficacement, sous l'amas de décombres des maisons écroulées nous sortons du bois en quantité suffisante pour la fabrication d'une carcasse de sommier, d'un semblant de table et d'un banc boiteux.
C'est un peu primitif, mais nous sommes chez nous et dépoisonnés de ces croquants et de leurs conversations oiseuses.
Le sergent touche au ravitaillement suffisamment de bougies pour éclairer notre tanière. Notre sort se trouve amélioré d'autant.
Et lentement les jours s'écoulent.
La lueur de la bougie éclaire à peine la cave, deux ombres qui se profilent en silhouettes bizarres sur le ton brun de la terre s'interposent par intervalles dans la lueur et la pénombre.
Plongé dans un engourdissement comme dans un paquet d'ouate, mon cerveau béate, mes pensées s'estompent, et je me laisse aller à ces doux moments d'oubli qui précèdent le sommeil.
«  Eh Lavy il est l'heure ».
Brusquement arraché à ma torpeur par cette voix qui résonne lugubrement dans cette cave, je me
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soulève et immédiatement, mes pensées réveillées elles aussi, me plongent avec une terrible lucidité dans l'horreur de l'heure présente.
Il faut aller au labeur.
Avec des mouvements d'automate, accroupi, un pied sur la traverse des couchettes, je m'enfoui les jambes dans des sacs à terre qui, ficelés jusqu'au genou, me protègeront de la boue liquide et m'éviterons des chutes trop fréquentes sur le verglas. Il fait un froid terrible.
Par dessus ma capote, je mets mon imperméable, souvenir des chasses d'antan, sanglé d'une courroie, engoncé d'un cache-nez qui fait plusieurs tours, coiffé du casque, petite boule ronde qui couronne cette masse de vêtements, je franchi derrière mes deux copains les quelques marches de notre cave.
Dans cette nuit glacée, la montée de ces trois formes bizarres qui n'ont plus rien d'humain, s'échappant des entrailles de la terre, a quelque chose d'étrange et de sinistre. Ce cheminement au milieu des ruines enfouies sous la neige, la traversée de la large rue déserte où se profile la carcasse de la vieille église démantelée, le rassemblement de tous ces individus silencieux aux formes aussi grotesques qu'inquiétantes, tout cela a quelque chose d'irréel et de tragique.
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L'appel se fait à voix basse et cette masse s'ébranle que la terre glacée au milieu des pas traînants.
Séparé de Toto qui est branché sur une autre équipe, je chemine dos voûté, abimé dans mes pensées.
Dire qu'il y en a en ce moment qui, près des leurs, reposent béatement dans un lit chaud et moelleux, ignorant nos transes d'inquiétudes et sans souci de l'existence que nous menons ; cela me remplit d'amertume.
Les papillons noirs affluent à mon cerveau, et pour dériver à cet assaut de neurasthénie, je me mêle à la conversation de mes deux voisins qui discutent alcool et bouillage de cru.
Il gèle de plus en plus, le sol est un véritable verglas et les chûtes sont nombreuses. La route est coupée de larges fondrières recouvertes d'une mince couche de glace qui craque sous nos pas, et nous engonçons alors jusqu'à mi-jambe dans une boue liquide et glaciale.
De place en place, d'énormes trous crèvent le sol et prouvent l'acharnement de l'ennemi à bombarder cette route, ce qui s'explique d'ailleurs car c'est sur elle que se fait tout le charroi du matériel nécessaire à l'aménagement des ouvrages fortifiés.
Nous arrivons près d'un pont. Une masse noire est là, qui barre ma route ; autour, des ombres s'agitent. Très surpris, nous avançons. C'est la voiture
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pleine de matériel qui se trouve bloquée ; le pont de bois est écroulé dans son milieu. Il est tombé une trentaine de 240. C'est le bombardement que nous avons entendu dans la soirée. Des sapeurs du génie ont en hâte réparé ce pont au moyen de planches et de madriers pour permettre notre passage, mais la voiture, elle, va demander une réparation plus sérieuse et le matériel n'est pas prêt d'être rendu sur place. Certes, nous devrons attendre avant qu'il nous parvienne.
Encore trois kilomètres de marche et nous atteignons le but. Comme nous le pensions, en l'absence de voiture et par suite du matériel, il nous faut attendre son arrivée.
Pendant deux heures, nous piétinons sur la neige et le verglas, sans arriver à nous réchauffer un tant soit peu. Enfin, nous voyons poindre la voiture et, quoique le labeur qui nous attend soit écrasant, nous ne sommes pas fâchés de cette arrivée pour échapper à ce froid qui paralyse les membres.
Secteur agité. Cette nuit pendant que nous travaillons, une terrible canonnade éclate, mais ce n'est pas pour nous. Nous entendons siffler les grosses marmites qui passent au-dessus de nous pour aller porter la mort à l'arrière.
C'est Vého qui prend. Dominant la plaine, nous voyons au loin les lueurs des éclatements dans la direction du village.
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Ce secteur est vraiment moche, disait l'autre jour un poilu.
Effectivement, il l'est, moche. Où nous nous en rendons le mieux compte c'est chaque soir, lorsque nous arrivons aux tranchées, et que quittant la route il nous faut franchir les quelques marches pour emprunter le boyau qui nous mène sur le terrain d'opérations.
Invariablement, cette descente est encombrée de cadavres qu'il est impossible d'éviter et que nous sommes tenus de piétiner ou d'escalader.
Tous les pauvres diables tués dans les lignes sont transportés au bord de la route, où des voitures viennent les prendre pour les ramener au village où se font les funérailles. Mais les brancardiers chargés de ce transfert, côtoyant chaque jour la mort et de ce fait cuirassés par la manipulation de cadavres, ces types n'ont qu'un souci, c'est de se débarrasser au plus vite de ces corps encombrants, et au lieu de les monter et les accoter sur le talus de la route, ils les jettent pèle même sur les marches du boyau.
Oh, le respect de la mort est inconnu ici.
Nous enjambons ces pauvres corps raidis, piétinons les dos ou les ventres et leur en voulons par surcroît de, dans leur dernier sommeil, nous tendre des embûches avec leurs membres raidis qui dépassent le charnier, nous accrochent les jambes et quelquefois nous faisant choir sur eux ou dans la boue du boyau.
En somme, eux, ce sont les heureux, au moins ils ne souffrent plus, tandis que nous ... ?
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ATTAQUE IMMINENTE
J'ai pu me sortir intact de Verdun mais c'était reculer pour sauter, car je n'espère pas me tirer d'ici en entier, ça barde trop. D'abord cette colline qui peut sauter d'un moment à l'autre, ce sonnage si fréquent, ces coups de main à droite et à gauche. Reillon, Leintrey, noms sinistres.
Oui, je le crois, mes pauvres os vont blanchir, une de ces nuits ou un de ces jours, ce coin de Lorraine.
Grande effervescence hier soir aux lignes. Nous avons dépassé sur la route de nombreuses voiturettes de l'artillerie de tranchées remplies de munition. Dans les tranchées, c'est un va-et-vient d'artilleurs transportant des torpilles à ailettes. Qu'est-ce que ca veut dire ?
Cette nuit, nouveaux transports de torpilles. Les tranchées et boyaux en sont garnis, il y en a partout. Elles s'empilent sur les banquettes de tir. Dans les cagnas, on ne voit que ces cylindres peints en bleu ; ca devient une véritable obsession.
Ca ne tardera pas çà barder dans ce con là. Une attaque se prépare.
Nous venons de l'apprendre par les artilleurs arrivés ce matin. Ils ont commencé l'installation des crapouillots. L'ennemi a du repéré quelque chose car ils n'ont pas cessé de tirer toute la journée.
«  Y a pas mal de viande amochée » nous dit l'artilleur qui nous renseigne.
Trois crapouilloteurs qui s'étaient abrités
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dans un petit gourbi couvert de tôle ondulée ont été tués sur place.
A peine avons nous faut quelques pas dans la tranchée qu'un groupe sinistre arrive. Nous nous collons contre le parapet pour laisser passer. Défilé lugubre.
Trois groupes de deux brancardiers portent sur leur épaule un grand rondin soutenant un paquet fait d'une toile de tente. Ce sont les restes des trois pauvres artilleurs tués dans la journée. On devine les corps broyés empilés à la hâte.
Détail macabre : sur un de ces funèbres colis, une jambe guêtrée de cuir et coupée au ras du genou, sans doute ramassée les paquets faits, repose sur le colis et à même le dessus de la toile.
Voilà ce qui reste de trois jeunes gaillards ce matin encore pleins de vie...
Pauvre de nous.

SAC AU DOS
Ce soir, un ordre singulier nous arrive.
Partir sac au dos, dans la tenue règlementaire. Jusqu'ici nous avions la latitude de nous affubler à notre guise et de laisser le sac au cantonnement. Quelques-uns, sachant toucher pelle ou pioche ne prenaient même pas le fusil et dans la nuit noire personne ne s'en apercevait d'ailleurs. Nous n'avons jamais vu un officier sur place. L'adjudant rassemblait les hommes, faisait l'appel et disparaissait ; nous partions sous la conduite d'un sergent ou d'un caporal.
Ce soir, cet ordre nous intrigue. Je m'informe auprès de mon copain le sergent. Nous montons en ligne comme troupes de soutien pour l'attaque très prochaine. Ma foi, être ici ou là-bas, c'est bien pareil et cela va nous changer de ces travaux éreintants.
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Nous arrivons aux positions. Les tranchées et boyaux regorgent de poilus. Notre sergent de section s'informe de notre destination. On lui indique un abri provisoire. Nous nous déchargeons de nos sacs et attendons l'arrivée de la deuxième section qui est commandée par l'adjudant et que nous précédons.
Ne la voyant pas venir, le sergent nous détache à six pour aller au devant d'elle. Nous voici donc partis à sa recherche, mais pas facile à se guider dans cette nuit et avec cet enchevêtrement de boyaux où à chaque moment on se trouve indécis devant plusieurs bifurcations. Finalement, on se perd. On essaye bien de se renseigner, mais tous les polis qui sont là, nouvellement arrivés en renfort, ne connaissent pas le secteur. On bagotte depuis une demi-heure sans être plus avancés. Cette marche est dure car les tranchées sont pleines d'hommes et il faut des prodiges d'adresse pour se faufiler étant donné la faible largeur du passage. Tous, malgré le froid, nous suons à pleine goutte.
Les tranchées sont en mauvais état et à plusieurs reprises les caillebotis faisant bascule, nous enfonçons les pieds dans des trous pleins de boue. Un boyau s'offre à nous qui paraît être le bon. Nous le suivons, il est bien clayonné, c'est bon signe. Mais après environ un kilomètre, le clayonnage cesse et c'est la terre à moitié écroulée. Là alors nous sommes bel et bien perdus, cette fin de boyau est complètement déserte.
Nous rebroussons chemin et après un nouveau et long parcours, un autre boyau s'annonce. Voyons, essayons celui-là, nous devons être dans la bonne voie, et nous suivons péniblement ce nouveau chemin.
La fatigue commence à nous prendre et nous sommes anxieux de savoir si, oui ou non, nous retrouverons notre abri. Nous n'avons pas fait cinquante mètres que nous sommes arrêtés par une masse sombre accotée au talus.
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En avançant, nous reconnaissons un poilu. Il nous interpelle à voix basse «  qu'est-ce que vous venez foutre ici, vous n'êtes pas un peu loufs ». On s'explique ; lui-même est un guetteur qui occupe et surveille un épi. Si je n'avais pas été là et que vous ayez continué à suivre ce boyau vous alliez droit chez les fritz qui certainement vous auraient sucrés.
Il nous explique le chemin, très simple ma foi, et vingt minutes après nous arrivons à notre abri. La deuxième section était arrivée cinq minutes après. Nous avons marché une heure un quart pour rien, après avoir fait un tour formidable.
Trois jours se passent en attente de l'attaque. Comme ces nuits nous semblent longues et ces jours interminables. Le quatrième soir, on nous rassemble, et surpris mais pas fâchés, nous partons.
Les artilleurs déménagent leurs torpilles et sur la route chargent leurs voitures. L'attaque n'aura pas lieu. L'avant-veille un sergent et sa section ont passé chez les boches. Craignant qu'ils n'aient été cuisinés, un contre-ordre de l'Etat major est arrivé. D'ailleurs, ajoute le poilu qui nous renseigne, tous les jours il y en a qui se débinent pour faire camarade. Ca dure trop, vous comprenez, on en a marre.
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Nous sommes bien de son avis. On en a marre, marre, marre. Oui, ca dure vraiment trop. Et pendant que les artilleurs finissent d'enlever leurs munitions, nous regagnons notre cantonnement.

PROJETS & DEMANDES
La neige est tombée en abondance et le gel a repris. Le froid devient intenable. Notre cave sans feu est une véritable glacière étant donné que la température voisine les vingt degrés au-dessous. Mon cafard s'augmente ; je n'ai plus qu'une idée : sortir d'ici à n'importe quel prix, car je sens mon courage qui m'abandonne de jour en jour.
Les troupes qui font les attaques ou tiennent les lignes, elles, donnent un bon coup puis vont au repos à l'arrière. Nous, toujours sur la brèche. Nous ne faisons pas d'attaques évidemment, mais si les risques sont moindres, ils durent plus longtemps. Depuis trois mois que nous sommes ici, le repos est illusion, si ce n'est les trois jours passés aux positions dans une complète inaction ; mais étant donné la tension d'esprit afférente à cette éventuelle attaque, je ne sais jusqu'à quel point on peut les qualifier de repos.
Je rumine des projets pour me sortir de cette géhenne.
Sur les conseils de mes anciens téléphonistes qui m'ont fait remettre un mot, j'ai fait une demande pour passer dans la section de repérage par les lueurs ; ce n'est pas précisément le filon, mais cela me sortira d'ici. Il parait que notre ancien camarade Sicot y est entré et ne s'en trouve pas mal. Je leur fait parvenir cette demande afin qu'ils l'acheminent par la voie hiérarchique.
Depuis plus de nouvelles. C'est sans doute un coup d'épée dans l'eau. L'esprit tendu sur ce que je pourrai élaborer pour m'évader de ce coin, j'ai une idée.
Je conçois un système pour dissimuler les pièces de canon. J'établis dans mon projet une sorte de cage en toile métallique peinte
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qui, laissant la vue complète aux artilleurs, dissimulerait la pièce à une certaine distance ; en effet, la toile métallique peinte vue de loin forme corps opaque.
Avec mes faibles moyens, dans notre cave éclairée d'une mauvaise bougie, les doigts gourds par le froid, j'établis tant bien que mal un détail avec croquis à l'appui, et envoie le tout au Ministère de la guerre service des inventions, et j'attends le cœur plein d'espoir.
Dans ma candeur naïve je ne doute pas du succès et me vois à Paris même expérimentant mon invention.
Pau après je reçois la réponse. Hélas, trois fois hélas, elle est loin d'être ce que j'espérai.
Le bureau des inventions, tout en me remerciant des mes efforts, m'avisait que ce projet était déjà employé sous une autre forme par les sections de camouflage, mais que je pouvais à tout hasard faire une demande à cette section qui employait des peintres et dessinateurs.
Enfoncés mes projets d'inventeur. Qu'importe, comme l'essentiel pour moi est de quitter d'ici, je fais cette demande, mais sans succès, car en réponse, cette section m'avise qu'elle a plus besoin d'hommes de peine que de peintres ou dessinateurs, mais que néanmoins ma demande était prise en considération et que, le cas échéant, on me ferait appeler. En somme, une fin de non-recevoir très polie. J'abandonne tout espoir et mon découragement s'en accroit.

JANVIER 1917
1916 a chu dans la boîte aux oublis et la nouvelle année est apparue. On ne s'en est pas aperçu, nous vivons comme des brutes. Mes deux compagnons eux aussi n'échappent pas au cafard
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et couchés tous trois sur nos poussier, nous restons de longues heures anéantis, n'ayant pas la force de prononcer un mot, à peine la force de penser. C'est lamentable. L'emprise de cette vie déprimante nous tient chaque jour davantage.

ADIEU VEHO.
Coin sombre ou j'aurai vécu de si cruelles heures.
Je te quitte pour une destination inconnue. Puisse-t-elle être plus clémente que les jours lamentables qui ont marqués mon séjour en ton sein... Adieu Vého.

ERBEVILLERS (HERBERVILLER)
Notre groupe isolé est dissous. L'incorporation dans les compagnies du 47ème où nous sommes affectés, est une chose faite maintenant.
Je pars rejoindre la mienne, qui se trouve à Erbevillers, en compagnie d'un pauvre diable de Normand. Petit gars tout noir, effacé, paysan de la Manche, pour qui cette guerre est un évènement formidable, car jusqu'ici il n'avait jamais quitté son village et ne savait pas que ce que c'était de voyager en chemin de fer
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Durant tout le trajet pour gagner notre nouvelle destination, nous n'échangeons, le petit copain et moi, que quelques paroles car le pauvre type n'est pas avide de conversations. Je sais bien qu'il n'a pas encore réalisé sa présence dans ce métier infernal, et ce nouveau changement qui le déroute davantage n'est pas fait pour le rendre loquace.
A notre arrivée au village, nous allons au bureau de la compagnie. Le sergent major n'a pas le temps de s'occuper de nous. Il nous envoie rejoindre, dans une maison sur la place du village, d'autres poilus qui comme nous viennent d'arriver. Nous sommes là, huit, qui ne se sont jamais vus, mais la connaissance est bientôt faite. «  Qui es-tu, d'où que tu viens » et le glace est rompue.
Il fait un froid terrible, l'instant de sortir dehors et les glaçons se forment à la moustache.
Dans la maison où nous sommes, nous nous groupons naturellement dans la cuisine, vaste pièce où existe une cheminée où l'on pourrait cuire un bœuf entier. Le feu est allumé et il ne s'agit que de l'alimenter. Chose facile : un tour derrière dans les jardins, et nous ramenons des arbres entiers qui entrent aisément dans cette cheminée monumentale, et ceci pour le plus grand bien de nos corps transis, quoique on se rôti la face et le derrière est gelé, et alternativement nous nous retournons afin que chaque côté de notre individu ait sa part de chaleur.
Malgré le froid, je n'ai pu résister à aller faire un croquis rapide de l'église du village, mais j'avoue que quand je reviens, je suis heureux d'aller présenter mes devoirs à la belle flambée de cette bien bonne et sympathique cheminée.
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L'après-midi, nous sommes appelés au bureau où le sergent major nous donne l'indication de nos escouades. Pour moi, il y a deux nouvelles : une excellente, c'est que mon tour de permission est arrivé et que je pars demain matin. L'autre nouvelle est bien moins agréable : notre compagnie monte en ligne ce soir pour occuper la tranchée près de la forêt de Paroy. Le doublard nous ayant indiqué nos escouades que nous devons retrouver ce soir au rassemblement, nous expédie en vitesse.
Je réfléchis : voyons, la Cie monte en ligne ce soir ou demain. Je pars en permission, je ne vois pas l'utilité de monter aux tranchées juste pour une nuit, de faire ce soir plusieurs kilomètres pour les faire en sens contraire demain matin, ce que je soumets au sergent major, lequel me répond que les ordres sont formels, et qu'il n'y a rien à faire. Je pivote avec un salut et vais préparer mes affaires pour ce soir.
La nuit arrive, il fait si froid qu'on ne se décide pas à aller coucher. Tous groupés devant la grande flambée, nous causons longtemps ; enfin, s'enveloppant dans toutes nos frusques, nous allons nous étendre sur la paille dans la pièce où la température est plutôt fraiche ou pourrait même devenir glaciale ; mais malgré cela nous ne tardons pas à dormir.
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PAR 22 AU DESSOUS NOUS MONTONS EN LIGNE
Nous partons un peu avant la nuit chargés comme des mulets de bâts, couvre pied, toile de tente, peau de mouton, etc, etc.
Nous atteignons St Martin, village proche ; au bout du patelin, une batterie de 155 longs repose sous ses camouflages, chaque pièce dressant sa longue gueule dans la direction où nous allons.
Nous arrivons à la nuit aux positions. Nouveaux cheminements dans les boyaux, puis ma section enfilant une tranchée, arrive devant un abri où elle s'engouffre.
L'abri est vaste et il y règne une douce chaleur ; et pour cause, au milieu un poêle rougi à blanc y répand une douce chaleur qui nous fait bien augurer du confort des lieux, et deux étages recouverts de tôle métallique nous offre un primitif plumard, qui semble nous inviter à un repos bien gagné.
Le sergent nous rassemble :
Etant donné le grand froid qui sévit, l'Etat Major laisse à chaque troupe la faculté de réduire à sa guise les deux heures de garde règlementaires, et les hommes peuvent être relevés toutes les heures, les demi-heures, voire même tous les quarts d'heure.
Je suis dans un régiment de Bourguignons, tous grands gars solides et bien membrés, auprès desquels ma modeste structure et faible anatomie fait bien pâle figure. Ils ne veulent rien savoir pour réduire la faction et sont
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tous d'accord de la maintenir à deux heures. Penses-tu, dit l'un deux au sergent, se faisant l'interprète de tous ses copains, on aime mieux faire ses deux heures d'un coup et plus être emmerdés après ; comme ça au moins on peut roupiller. Je n'ai qu'à me ranger à cet avis ; d'ailleurs peu m'importe, je n'ai qu'une idée : je pars demain en permission et me tire d'ici quelques jours.
Le tour de rôle des sentinelles est donc établi. Les premiers partent avec le sergent faire la relève, et les autres, dont je suis, en attendant leur tour, s'étendent sur le sommier métallique.
Je ne dors pas, je sommeille par petites tranches. Tout-à-coup, j'entends mon nom. Je me dresse, c'est mon tour ; un poilu m'a devancé qui déjà s'apprête. Tu sais mon vieux, il faut se couvrir, car pendant deux heures on ne va pas avoir chaud. Nous allons au poste d'écoute. Il est minuit, nous en avons jusqu'à deux heures sans bouger.
Sur le chandail que nous avons gardé pour coucher, nous mettons la veste, puis la capote, la peau de mouton par dessus, le passe montagne dans le casque, un couvre pied sur les épaules, l'autre sur le bras, et ainsi échafaudés, nous quittons l'abri. Nous suivons le sergent qui nous guide. Le froid est rigoureux. Mes pieds chaussés de bottes de tranchée frappent le caillebotis gelé donnant l'impression de claquettes. C'est le seul bruit d'ailleurs, car il règne un silence absolu, qui est particulièrement impressionnant, mais je n'y attache pas autrement d'importance car je pense que, demain matin, je pars.
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POSTE D'ECOUTE
Longeant les chevaux de frise, nous traversons une chicane et échappons un premier réseau, puis cinquante mètres plus loin, un second réseau ; nous voici en dehors des deux barbelés.
Au diable, s'il nous fallait seuls faire demi-tour, il serait difficile de s'y retrouver. Nous gagnons une excavation creusée dans le sol et descendons au fond de ce trou de deux mètres de long environ sur un mètre cinquante de large ; une banquette taillée à même la terre permet de s'asseoir, la tête dépassant le sol juste assez pour voir devant soi. On pose le fusil sur le talus, et après avoir chargé le magasin et une cartouche dans le canon, on étale quelques autres en vrac devant soi et l'on commence sa garde de guetteur.
Devant nous, un réseau brun, seule défense contre l'ennemi ; ses piquets se profilent en noir sur le ciel bleu sombre piqué de diamants qui scintillent.
C'est une de ces rudes nuits d'hiver, au ciel étoilé, où la bise vous coupe la figure. Rester par cette température deux heures immobiles, sera-ce possible ?
Un grand silence règne sur cette longue plaine qui dort sous la neige et le verglas. J'ai toujours été impressionné par ces silences durant ces longues nuits glaciales ; or, dans ce trou je le suis davantage. Deux réseaux nous séparent maintenant de nos lignes, nous nous trouvons isolés dans une zone de périls et de dangers et sans secours possibles. La même réflexion effleure mon voisin qui me dit à voix basse «  Crois-tu qu'on serait bon s'il y avait un coup de main. Avant de retrouver les chicanes et gagner les lignes, on serait bouzillés dix fois ; en somme, on est un peu sacrifiés, quoi. » Evidemment, mon vieux, répondis-je,
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mais deux hommes, est-ce que ca compte dans le tas de morts qui s'accumulent chaque jour. Cependant pour nous ca compte au suprême degré car cette longue guerre a tué l'enthousiasme, a abattu les courages et fait naître une vague d'égoïsme où chacun ne cherche qu'à sauver sa peau.
Nous fixons le réseau d'un œil attentif, mais il se produit alors le phénomène naturel et inévitable. A force de regarder le même point, la rétine se fatigue, et on croit voir l'objet remuer. J'observe depuis un moment un gros piquet qui me parait louche... mais nom de dieu... il bouge. Ma main se crispe sur mon fusil que j'épaule lentement, prêt à tirer à la moindre alerte. Mon voisin se penche : «  tu vois quelque chose ?
- Ce gros piquet là-bas je l'ai vu bouger. Il fixe et me répond non, ça te fait comme à moi : à force de regarder, on s'illusionne. Je détourne mon regard sur un autre point et le ramène à mon premier but. Placide, je retrouve mon gros piquet immobile. Ainsi, avec un peu d'affolement, comme il serait facile de commettre une dangereuse bévue...
Combien y-a-t-il de temps que nous sommes là ? Peut-être une heure, peut-être un quart d'heure, nous n'avons aucune notion du temps. En tout cas, le froid commence à nous gagner les jambes dans cette immobilité complète.
Sous l'engourdissement de ce froid, on serait tenté de s'endormir, et cependant ça n'est guère le moment quoique ça en soit bien l'heure.
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Tout à coup, je dresse l'oreille : j'ai entendu un faible bruit, mon camarade l'entend aussi... Qu'est-ce que c'est ? me dit-il. Je ne sais, le bruit se continue et s'accentue. C'est un claquement sec, un peu métallique. Nous sommes anxieux, l'oreille tenu. Le bruit se fait de plus en plus fort. C'est les boches qui coupent les réseaux, murmure mon voisin dans un souffle. On entend en effet distinctement un petit claquement, le bruit des pinces. Nous avons saisi le fusil et groupé les cartouches.
Ca y est... le moment fatal approche. Mille visions me passent devant les yeux. Nous guettons, croyant voir arriver des ombres le dos courbé et la pince à la main. Mais rien ; aussi loin que peut aller notre regard, rien de suspect ne s'offre à nos yeux dilatés. Le bruit cependant augment ; alors, quoi ?...
Mais ça vient derrière.
Oui, en effet, ce bruit vient de derrière nous. En nous retournant, nous voyons deux masses grises qui suivent un réseau pour gagner la chicane, et en même temps le bruit se précise. Parbleu, c'est une relève, et ce bruit qui nous a tant inquiétés, c'est tout bonnement le claquement des semelles des bottes en caoutchouc frappant le caillebotis gelé.
Nous respirons... Mais c'est égal, nous avons eu chaud, car l'illusion était vraiment forte. Comme il fait bon garder son sang-froid, tout de même. Tout à fait rassurés maintenant, nous reprenons notre garde.
Le froid nous gagne de plus en plus dans ce trou glacé, mais moi j'ai un réconfort étonnant, c'est ma permission de demain.
Du temps s'est écoulé : combien ?
Tout est calme, puis brusquement le ciel s'illumine à notre gauche. C'est une fumée verte qui part de nos lignes, suivie d'une blanche, ce sont des signaux pour l'artillerie ; en effet, nos pièces commencent à tirer, quelques coups d'abord. Nous distinguons au son les départs, et voyons en face de nous les éclatements ; notre tir s'intensifie et devient un roulement continu. Je suis terriblement
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inquiet pour ma permission de demain : ca me parait être une attaque qui se prépare.
Des lignes ennemies s'élèvent alors des fusées rouges et blanches : ils demandent des tirs de barrage. Ca ne traine pas chez eux, car aussitôt le bombardement commence.
Nos batteries de 155 longs, que nous avons vues en passant à Saint-Martin, mêlent leurs grosses voix à ce concert infernal. C'est alors pour nous un coup d'œil saisissant et impressionnant. D'où nous sommes, nous dominons toute l'action et sans danger aucun, pour le moment du moins, les projectiles nous passant tous au dessus de la tête.
Partout où se portent nos yeux, ce ne sont que lueurs. Lueurs fauves des départs, lueurs rouges des éclatements, fusées blanches, rouges, vertes, autant de signaux pour les tirs, autant de clarté diverses dans des gerbes d'étincelles.
Le roulement des pièces allemandes, le sifflement continu des obus des deux camps qui passent au dessus de nous sans arrêt, ceux aigus des petits calibres, le grincement ou le ronronnement des grosses pièces, les détonations des départs, les explosions à l'arrivée des obus, forment un concert terrible.
Bientôt, là-bas à gauche, le crépitement des mitrailleuses s'en mêle.
Nous sommes tellement pris par la grandeur et la majesté tragique de cette scène, que nous sommes tous yeux et négligeons de guetter ; et cependant, il faut ouvrir l'œil, car il n'y a pas à s'y tromper, devant l'envergure de ce bombardement qui
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a gagné tout le front : c'est surement une attaque générale dans notre secteur. C'est bien là ma veine... adieu permission, et cette vache de sergent major qui m'a fait monter en ligne pour une nuit, juste pour me coller la dedans. En admettant que je m'en tire, quand partirai-je maintenant...
Oh posse, poisse quand tu nous tiens.
Cela dure environ une heure, puis le bombardement s'espace pour cesser tout à coup. Quelques coups de mitrailleuses, des coups de fusil isolés, puis silence complet... Que va-t-il se passer ? Rien... Nous attendons, nous guettons : le calme est revenu. Je respire. Par bonheur, me serais-je trompé et aurais-je tout de même la chance de partir demain ?
Songeant à la scène grandiose et tragique à laquelle nous venons d'assister, je me dis qu'il y a à l'arrière des tas de gens qui payent cher un fauteuil au théâtre ou bien au Music-hall pour assister à des pièces à grand spectacle, qui s'extasient devant les féeries et jeux de lumières, et tressaillent aux bruits de coulisse. Que ne viennent-ils ici, ils auraient tout cela gratis. Mais voilà, la salle n'est pas chauffée, les fauteuils inconfortables, mal placés et des plus dangereux ; aussi, pas d'amateurs.
Toutes ces émotions ont occupé nos heures de garde et nous ont fait oublier l'engourdissement complet de nos membres, malgré l'amas de vêtements dont nous sommes affublés. Mais les derniers moments de cette garde sont vraiment durs. On frisonne longuement ; il semble que la chair est nue et exposée aux rigueurs de cette température glaciale. On ne sent plus ses jambes et des éblouissements vous passent devant les yeux. La notion des choses disparait ?
Verra-t-on la fin de cette terrible faction ?
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Enfin nos deux heures sont écoulées ; nous entendons derrière nous les pas de la relève. Impossible de sortir de notre trou. Les suivants sont obligés de nous hisser. C'est courbés en deux sur des jambes mal assurées que nous gagnons l'abri où la bonne température qui y règne nous remet dans la normale, et nous avons droit maintenant à dormir jusqu'au jour.
Au réveil, ma joie éclate. Rien maintenant ne peut s'opposer à mon départ. Lestés de notre fret, nous sommes trois qui partons à Bénaménil, rendez-vous des permissionnaires. Nous passons aux cuisines prendre un coup de jus. Le ravitaillement vient d'arriver. Dans un coin, le cuistot est en train de scier les boules de pain pour la distribution de ce ravitaillement, car tout ce qui arrive est gelé, pain, vin, viande, etc... Le vin a été transporté dans une toile de tente, plus besoin de récipients. Nous l'apercevons sur un coin de la table, grosse masse de glace rouge, vague illusion d'un énorme rubis que tout à l'heure les cuisiniers feront fondre pour permettre la distribution.
Après avoir ingurgité ce café, pas très fort, mais du moins bien chaud, sur un regard un tantinet jaloux de tous ceux qui restent, nous partons d'un bon pas et le cœur léger.
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RENCONTRE IMPRÉVUE
Après voir franchi le dernier boyau, la route ne nous semble plus longue pour arriver au point de jonction des permissionnaires.
Près d'atteindre Bénaménil, en traversant un petit bois, j'aperçois quelques baraques, et de l'une d'elles je vois sortir une silhouette qui ne m'est pas du tout inconnue.
Ce petit casque tout rond, ces épaules en lentilles de St Galmier, cette petite taille, ces grosses jambes... mais je ne me trompe pas.
- Eh, Gauthier. Ce poilu se retourne
- Ah, Lavy, mon vieux Lavy, comment ca va, qu'est ce que tu deviens depuis qu'on t'a quitté ?
Comme il m'accompagne jusqu'à Bénaménil, je lui conte mes avatars et mes souffrances, auxquelles il compatit grandement. Il me donne des nouvelles des copains qui sont disséminés dans divers postes.
Au village, il me présente un lieutenant téléphoniste, lequel me dit que son équipe est au complet, mais comme le Colonel doit prochainement nommer des signaleurs, il s'arrangerait pour me mettre le premier en tête de liste, ce dont je le remercie grandement, et je pars donc avec une lueur d'espoir.
Toujours en compagnie de Gauthier, qui ne veut me quitter qu'au dernier moment, nous cheminons pour rejoindre le point de rassemblement des permissionnaires.
Le détachement étant formé, nous nous dirigeons vers la gare.
Sur une solide et cordiale poignée de main, le lui dis «  au revoir mon petit Gauthier ».
C'est adieu que j'aurais du lui dire. Il fut tué quelques mois après.
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TROISIEME PERMISSION
Dans le train qui nous dirige sur Paris, nous voyageons avec des chasseurs à pied qui racontent l'affaire d'hier soir, à laquelle ils ont pris part et dont j'ai été le témoin. Il s'agissait d'un simple petit coup de main sur un ouvrage isolé, afin de faire quelques prisonniers, et c'est pour cette simple affaire qu'il y a eu cette débauche d'artillerie qui me faisait craindre une attaque générale.
Comme nous sommes loin de l'époque où, à Verdun, nous n'avions que deux 75 sur les hauts de Meuse pour soutenir l'attaque de Ronveaux.
On ne plaint plus les munitions aujourd'hui, on les gâche ce me semble. Que d'or parti en fumée sans résultat appréciable. Il est vrai que c'est la guerre d'usure. Nous abusons, enrichissons les profiteurs de guerre. Faut pas s'en faire, on ne s'en fait pas, et on use... on use les munitions, on use le bétail humain... et la guerre continue.
A coté des joies morales et matérielles que nous procure cette détente, combien de sujets d'écœurement, comme aux précédentes permissions, nous assaillent, et plus encore peut-être au fur et à mesure que s'éternise cette guerre.
Dans cette capitale qui fut nôtre, comme on se sent étrangers, gênés, déplacés ? Nous n'arrivons pas à comprendre, en regard à notre existence du front, cette vie intense, ce luxe ces musiques, ces théâtres, ces cinémas où les gens font la queue, cette nouba journalière, ce je m'enfoutisme profond, toutes choses qui font de nous des épaves au milieu de cette mer de plaisirs.
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Sans doute tous ces plaisirs, ces théâtres, ces concerts, ces cinémas sont-ils utiles pour le gagne-pain de tous ceux qui en vivent, artistes, machinistes, ouvreuses, etc. Mais nous n'arrivons pas à réaliser : c'est à notre point de vue trop d'insultes pour ceux qui là-bas souffrent et meurent.
Et puis tous ces gens à la face hilare qui vous répètent à satiété : «  Ah comme vous avez bonne mine. On voit que vous ne manquez de rien au front. Vous avez tout ce qu'il faut, tandis qu'ici c'est la pénurie complète, carte de pain, carte de charbon, nous sommes bien privés, allez. » Privés et dans les marchés les poulets s'enlèvent à n'importe quel prix. Enfermés dans leur tour d'ivoire, ils se boucheraient les oreilles à nos plaintes, mais, dieu merci, nous avons devant leur impudeur, la fierté de ne pas nous plaindre. Ils ne voient la guerre qu'à travers les journaux, que par ce bourrage de crâne intensif qui montre le poilu dans la tranchée comme un coq en pâte. Ils ne tarissent pas sur les amusements du front, les nombreux concerts donnés par les poilus. Ils ne se rendent pas compte que si nous cherchons à rire, c'est pour ne pas pleurer.
Ces fameux articles de journaux qui représentent le boche crevant de faim, toujours les bras en l'air en criant «  kamarad ». Et ca les étonne, les gens de l'arrière, que devant un ennemi qui ne cesse de se rendre, nous n'avancions pas plus vite. Quelques-uns ont même l'impudeur de nous dire «  mais vous ne bougez pas là-bas, qu'est-ce que vous faîtes donc ? » O malheur, stratèges de chambre qui échafaudez des plans d'attaque et des mouvements tournants sur les tables de cafés, nous n'avançons pas... ce que nous foutons ?... nous nous faisons tuer par petits paquets, c'est la guerre d'usure, il faut user le bétail humain comme le matériel, l'un ne va pas sans l'autre.
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Ah, malheur, une nuit de front, une nuit seulement les pieds dans la boue, la faim au ventre et la mort dans l'âme, et vous changeriez de refrain. Nous verrions si ce cri «  jusqu'au bout » traverserait encore les lèvres blêmies par la peur.
Pourquoi ce mot d'ordre à la presse, cette funeste manie de déprécier un ennemi pourtant formidable ? N'est-ce pas du même coup amoindrir l'effet gigantesque des combattants. Pourquoi n'avoir pas la franchise de dire ce qui est, clamer la résistance farouche des allemands, leur force offensive, cela mettrait mieux en relief l'effort de nos armées au lieu de l'abaisser. Sand doute pour ne pas effrayer l'arrière, pour ne pas le troubler dans sa quiétude. Avons-nous peur de la vérité ? Un peuple fort ne la craint pas. Serions-nous dissolus à ce point, je commence à le craindre. C'est complètement écœuré par ce court séjour que nous remontons. C'est avec soulagement que nous quittons cette Babylone qui ne nous comprend pas plus que nous la comprenons, et cependant, nous remontons là-haut le cœur glacé d'épouvante.

ENFIN
Le train file, les décors changent au cours de route, et au fur et à mesure du voyage, le paysage change. Bientôt les villages en ruine nous accueillent et nous revoyons les visions d'horreur dont notre rétine était si habituée.
Le train s'arrête. Nous voici rendus. Bénaménil.
Mon premier soin est d'aller au poste téléphonique m'inquiéter de Gauthier, pour savoir si je vais être casé enfin dans un emploi quelconque.
Il arrive bientôt, mais je lis sur ses traits mon arrêt et mon cœur se serre. La nomination des signaleurs a été faite, mais le colonel a choisi les anciens téléphonistes, et a complété par ceux qui avaient déjà été signaleurs. Gauthier cherche à m'encourager par des promesses de s'occuper de moi à la première occasion. Je ne l'écoute plus et le quitte les larmes aux yeux.
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Ainsi, il va falloir remonter là-haut seul et recommencer cette vie de misère. Ah, c'est trop trois ans et demi de souffrances sans un véritable camarade près de moi. Un jeune serait peut-être moins sensible, car plus je m'enfoutisme, mais à mon âge l'isolement est dur, et je sens le besoin d'une solide camaraderie qui me fait défaut. Les permissionnaires de retour comme moi errent dans le village. Ils ont bien le temps, disent-ils, de remonter dans la merde.
Pour moi, à quoi bon traîner ici ; comme il faut y aller, un peu plus tôt, un peu plus tard, et puis risquer de rencontrer les anciens camarades qui, eux, sont casés, cela pour me désemparer davantage. Non. Je préfère de suite rejoindre ma Cie. Je passe au bureau du Colonel déposer ma permission.
Une face barbue et souriante m'accueille. Je reconnais avec surprise ce bon caporal Mercadier, copain du 20e, qui lui aussi, je le vois, a pu se caser comme secrétaire du colonel.
Ah ce bon Lavy, me dit-il, ce veinard de Lavy, et il me serre copieusement les mains. Voyons ajoute-t-il, où veux-tu aller : à Nancy ou à Versailles ?
Je ne comprends pas...
Que choisis-tu, voyons, et sa face s'épanouit.
Je n'y suis plus du tout ; plaisante t'il ? Ce serait cruel de sa part. Je t'en prie, Mercadier, n'ironise pas. Amusé, il me laisse patauger un moment, et il m'annonce, il en est heureux pour moi, qu'en mon absence deux demandes sont arrivées :
L'une pour la section de repérage par les lueurs, direction Nancy, et l'autre pour la section de camouflage à Versailles.
Je parie que tu choisis Nancy, me dit-il d'un air taquin.
Caporal bienfaisant, inscris-moi tout de suite pour Versailles, répliquais-je avec un large sourire. Je ne me sens plus de joie, j'éprouve là une rare minute de bonheur,
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d'autant plus que, désespéré, je ne comptais plus sur rien. Je quitte Mercadier et monte à ma Cie établir la paperasserie nécessaire à cette mutation.
C'est le cœur léger et le sourire aux lèvres que je pars. Je croise en route des poilus avec qui j'ai voyagé : ils flânent sur la route, peu soucieux d'arriver.
«  Eh mon pote, t'es bien pressé de monter », me crient-ils, «  t'as le feu au cul ».
Je me retourne et d'une voix claironnante, je leur crie : «  penses-tu, je monte pour redescendre, je fous le camp à Versailles. »
«  Oh, le chameau... ce que t'es verni... Versailles, quel filon », et ils me regardent grimper la route à long pas.
Cinq minutes au bureau, le sergent major me remet mon livret e, me disant : «  vous avez une sacré chance vous. » Eh oui, cette fois je l'ai, la veine. Je l'ai assez attendue.
Le cuistot me donne des vivres, scie une boule de pain gelée dont il me donne la moitié et je redescends pour m'embarquer.
Je dis au revoir à Gauthier en passant, en lui communiquant la bonne nouvelle. «  Bien des choses aux copains, et bonne chance à toi ». J'étais loin de prévoir le sort qui l'attendait... Pauvre petit copain.

INCERTITUDE
Pendant que le train roule, il me vient un scrupule, un doute et une crainte. Vais-je être à la hauteur de ma tâche pour les travaux d'art que je vais être appelé à exécuter dans cette section. C'est que je ne suis ni peintre ni dessinateur et n'ai jamais de ma vie pris une leçon de dessin. Evidemment, j'ai toujours crayonné, j'ai ça dans le sang, mais entre un artiste et moi, il y a un fossé.
Enfin, espérons en ce fameux filon
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Carnets de Gaston Lavy

VERSAILLES
Je franchis la grille de la caserne du 1er génie.
Au bureau, le sergent major m'envoie au magasin d'habillement pour changer mes effets. Pure formalité, car en l'absence des anciens uniformes, on me remet le même genre de frusques, sauf les écussons du col qui sont en velours noir avec un chiffre rouge.
De retour au bureau, le sergent major qui a fait mon affectation au 1er Génie me dit : «  vous n'avez plus qu'à rejoindre votre unité. Section de camouflage, rue du Plateau à Paris... » PARIS, je ne peux en croire mes oreilles.
Cette fois la guerre est pour moi virtuellement finie.
Du moins je le croyais, mais je devais revoir le front et ses dangers, mais cependant dans toute autre condition que les années passées dans cette funeste infanterie.
[p. 118]


Carnets de Gaston Lavy


 

Rédaction : Thierry Meurant

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