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Les comtes de Salm et l'abbaye de Senones aux XIIe et XIIIe siècles - Louis Schaudel (1/3)
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Les comtes de Salm et l'abbaye de Senones aux XIIe et XIIIe siècles
Louis Schaudel
Contribution à l'histoire de Senones, Pierre-Percée, Badonviller, Blamont, Deneuvre
Berger-Levrault, Nancy-Paris-Strasbourg
1921

A MONSIEUR CHRISTIAN PFISTER
PROFESSEUR A LA SORBONNE
JE DÉDIE CE TRAVAIL, POURSUIVI, DE 1915 A 1918 SOUS LES BOMBARDEMENTS DE LA BELLE ET VAILLANTE VILLE DE NANCY DONT IL EST L'HISTORIEN

INTRODUCTION

C'est en réunissant les matériaux pour une monographie de Badonviller que je fus amené à entreprendre cette étude, l'histoire de cette malheureuse petite ville martyre, victime de la dernière irruption germanique, se confondant, jusqu'au début du XVIIe siècle, avec celle du comté de Salm, qui s'était formé, au XIIe siècle, sur les confins du duché de Lorraine et de l'évêché de Metz. C'est donc l'histoire des comtes de Salm de la première dynastie qui devait me fournir les éléments de la monographie projetée. Malheureusement, cette histoire restait encore à faire. Ce n'est, en effet, qu'accessoirement et d'une manière assez confuse que nos grands auteurs lorrains, Benoît Picart, Dom Calmet, se sont occupés des comtes de Salm. Il en est de même de l'auteur luxembourgeois, le P. Bertholet et des historiens messins, Meurisse et les Bénédictins. Au XIXe siècle, Digot a souvent mentionné les comtes de Salm; de même, Gravier, dans son Histoire de la ville épiscopale de Saint-Dié, mais presque toujours sans indication de sources. En 1866, A. Fahne, en publiant sa Geschichte der Grafen jetzigen Fürsten zu Salm-Reifferscheid (1), a consacré aux comtes de Salm-en-Ardenne et aux comtes de Salm-en-Vosge deux tableaux généalogiques accompagnés de copies et d'analyses de documents du XIIIe siècle, jusqu'alors inédits, puisés aux archives de Coblence. Ces documents, émanant du règne du comte Henri IV, m'ont permis de rectifier plusieurs erreurs importantes relatives à ce comte et à son épouse Lorette de Castres.
En 1895, sous le titre Comté de Salm-supérieur dans les Vosges, M. Stieve, de Saverne, a fait paraître, dans le Jahrbuch des Historisch-Litterarischen Zweigverein des Vogesen-Clubs, une notice qui a été traduite par M. F. Baldensperger et publiée dans le Bulletin de la Société philomatique vosgienne (2). Mais cette notice, d'ailleurs très courte, n'a fait que reproduire les données trop souvent erronées des publications antérieures.
Un ouvrage considérable, luxueusement édité et richement illustré, a paru, en 1898, sous le titre Documents pour servir à l'histoire de la principauté de Salm-en-Vosges et de la ville de Senones, sa capitale dans la seconde moitié du XVIIIe siècle (3). Dû à la plume et à la libéralité du baron F. Seillière, cet ouvrage, comme son titre l'indique du reste, a trait surtout à la principauté de Salm, bien distincte du comté originaire, dont les domaines ont suivi de tout autres destinées, et sur lequel il contient par suite fort peu de renseignements relatifs aux XIIe et XIIIe siècles. Il nous a été cependant fort utile pour reconstituer le plan des ruines du château de Salm-en-Vosge au XVIIIe siècle et le dessin des pierres tombales du comte Henri II et de Judith de Lorraine, son épouse, avec les sculptures dues au ciseau du moine Richer de Senones; d'autre part, dans sa collection des sceaux, nous avons eu la satisfaction de trouver la reproduction des sceaux équestres des comtes Henri II et Jean Ier.
Enfin, en 1908, M. Thouvenot a consacré sa thèse de doctorat en droit à L'Avouerie de l'abbaye de Senones et la Principauté de Salm. Dans un avant-propos, il déclare qu'il n'essaiera pas de refaire l'histoire de l'abbaye de Senones ou celle de la maison de Salm, et il ajoute : «  Dom Calmet a fait l'histoire complète du monastère dans l'Histoire de l'Abbaye de Senones et Gravier a retracé les destinées de la maison de Salm dans l'Histoire de la ville épiscopale et de l'arrondissement de Saint-Dié; je renvoie, à ces auteurs, les lecteurs voulant combler les lacunes relatives à l'histoire générale de ce pays (4). » Or, M. Thouvenot a omis de faire cette remarque, très importante, que l'histoire de l'abbaye de Senones a été laissée, par Dom Calmet, à l'état de simple projet qui, d'après l'aspect même du manuscrit, avec ses nombreuses ratures et ses notes volantes annexes, attendait évidemment une rédaction définitive. L'impression de ce manuscrit, tel quel, a eu lieu par les soins des sociétés d'histoire d'Epinal (5) et de Saint-Dié (6).
II s'agit donc d'un ouvrage posthume qui n'engage ni la responsabilité de Dom Calmet, ni celle des éditeurs. Et je n'étonnerai certes pas les personnes au courant de la question, en disant que l'histoire de l'abbaye de Senones reste encore à faire; elle attend, pour cela, un historien comme celui qui a écrit avec tant de compétence et d'autorité l'histoire de l'abbaye toute voisine de Moyenmoutier (7).
En se contentant, d'autre part, quant à l'histoire des comtes de Salm, de l'ouvrage de Gravier, qui ne n'occupe de ces comtes que d'une manière incidente en reproduisant ou en résumant les auteurs du XVIIIe siècle qu'il néglige d'ailleurs presque toujours de citer, M. Thouvenot ne s'est pas montré difficile sur le choix de ses sources. Les conséquences se font aussitôt sentir d'une façon par trop éclatante dans ce passage de son avant-propos : «  Les comtes de Salm, limités dès l'origine, alors qu'ils n'étaient que simples voués de l'abbaye, à leur fief de Bayon, surent accroître leurs possessions d'une façon imposante... » Ainsi, M. Thouvenot attribue à la maison de Salm, au XIIIe siècle, un fief qu'elle n'a jamais possédé et il ignore que le fondateur de cette maison n'est, ni plus ni moins, qu'un cadet de la puissante dynastie des comtes de Luxembourg, élu roi de Germanie contre l'empereur Henri IV et qui conserva le titre de comte de Salm transmis à son fils Herman II avec tout son héritage; que ce dernier agrandit ensuite considérablement ses domaines patrimoniaux de ceux que lui apporta en mariage Agnès de Montbéliard, veuve de Godefroy de Langenstein, et situés dans le Saulnois et le Blâmontois, domaines qui formèrent plus tard le comté de Salm-en-Saulnois ou en Vosge et celui de Blâmont!
Je n'insiste pas. M. Thouvenot, comme moi-même avec mon projet de monographie de Badonviller, s'est trouvé dans une région très imparfaitement explorée par des auteurs qui se sont contentés de reproduire, sans les contrôler et les soumettre à une critique vigilante, les données très abondantes de la chronique du moine Richer, de Senones. Avant d'entreprendre un travail sur l'avouerie de l'abbaye de Senones et la principauté de Salm, il eût fallu posséder une véritable histoire de l'abbaye et une histoire des comtes de Salm. Cette base fondamentale faisant défaut, l'édifice à élever devait forcément manquer de solidité, quelle que fût d'ailleurs la science du droit et des lois de l'auteur de la thèse. Celle-ci contient certes des parties très louables. Ainsi l'analyse de la charte de fondation de l'abbaye de Senones aboutit à des déductions très judicieuses et rationnelles. D'autre part, les extraits des archives des Vosges, relatifs aux XIVe, XVe et XVIe siècles, constituent des éléments utiles pour l'histoire de l'abbaye de Senones dans ses relations avec les comtes de Salm durant cette période.
En somme, pour l'époque que nous étudions, c'est-à-dire les XIIe et XIIIe siècles, ce sont surtout les Gesta Senoniensis ecclesiae du moine Richer qui ont fourni à tous les auteurs de notre région la plus grande partie des matériaux de leurs travaux. Aussi, avant de puiser nous-même à cette source abondante, nous semble-t-il indispensable d'examiner attentivement si nous pouvons en toute sécurité nous appuyer sur le témoignage de Richer et accepter en toute confiance ses renseignements, ses appréciations et ses jugements. Cet examen préalable s'impose d'autant plus que les erreurs déjà relevées sont nombreuses et que certains chapitres font apparaître l'écrivain sous un jour qui n'inspire pas une foi absolue dans son impartialité et son esprit de justice.
Les Richeri Gesta Senoniensis ecclesiae ont été publiés pour la première fois, en 1659, dans le Spicilegium de dom Luc d'Achery, non d'après l'original déposé à la Bibliothèque nationale, mais d'après une copie faite au début du XVIIe siècle par un moine de Senones nommé Maire, et envoyée à d'Achery en 1658. Cette publication fut d'ailleurs incomplète, l'éditeur ayant omis en tout ou en partie vingt et un chapitres.
Le manuscrit original est contenu dans le Codex parisiensis Lat. n° 10016 (suppl. lat. 554) en parchemin de 113 folios, écriture du XIIIe siècle. Il a été certainement écrit sous les yeux de l'auteur, mais présente des différences d'écritures et d'encre témoignant de quelques modifications postérieures.
Une copie faite en 1536, d'après la suscription, sur un exemplaire «  périssant de vétusté », est conservée à la bibliothèque municipale de Nancy. Son texte a été traduit en français au XVIe siècle, comme en témoigne un manuscrit de 1599 appartenant à ladite bibliothèque. Cette traduction, imprimée par J. Cayon en 1842 et tirée à 100 exemplaires, est fort imparfaite et ne saurait évidemment remplacer l'original. Outre les manuscrits cités plus haut, il existe encore plusieurs copies de la chronique de Senones. Il y en a deux, du XVIe siècle, à la bibliothèque de la ville d'Epinal et trois, du XVIIe siècle, à la Bibliothèque nationale (Lat. 5206, S. Germ. lat. 475).
Dom Calmet a inséré une partie de la chronique de Richer dans son Histoire de Lorraine (lre édit., t. II, pr. col. 1); mais, au lieu de se servir du manuscrit original qu'il avait entre les mains, il n'a donné que quelques extraits d'après l'édition de Luc d'Achery.
La publication intégrale des Richeri Gesta Senoniensis ecclesiae a été enfin faite par G. Waitz, d'après l'original de la Bibliothèque nationale, dans les Monumenta Germaniae historica, Scriptores, t. XXV, p. 249 à 345. Elle est précédée d'une étude critique très étendue, mais qui est loin d'avoir épuisé le sujet; les appréciations de l'éditeur allemand ne diffèrent d'ailleurs pas sensiblement de celles précédemment émises par dom d'Achery et par la Société de l'Histoire de France (Annuaire-Bulletin de 1864, p.40-43et 79-83).
D'après les propres déclarations de Richer, on sait qu'il fit ses études à Strasbourg, mais on ignore le lieu de sa naissance. Waitz le croit originaire de la Lorraine, « bien qu'il connût aussi la langue tudesque ». Né vers la fin du XIIe siècle, il commença à écrire ses Gesta un peu après 1254, et il continue son récit jusqu'en 1264. Il semble avoir été quelque temps prieur ou prévôt de Deneuvre.
Après dom Luc d'Achery, qui qualifie l'œuvre de Richer de «  bonne histoire monastique, mais mal écrite et confuse », G. Waitz dit qu'il usa du langage presque rustique, quelquefois contre l'art de la grammaire, souvent contre les règles de l'orthographe. Mais ce n'est pas par pure modestie que l'auteur des Gesta déclare qu'il écrit à la manière des balbutiements d'un enfant (more balbutientis infantis), en rustique et non en philosophe (non «  philosophando » sed «  rusticando »). Il veut sans doute dire par là qu'il écrit comme il parle, non dans le langage des philosophes, mais dans celui des ruraux, des paysans ou des campagnards comme nous dirions aujourd'hui. Son texte nous donnerait ainsi une idée du latin en usage dans les monastères vosgiens au XIIIe siècle, à une époque où déjà la langue romano-française commençait à être usitée dans les actes.
G. Waitz, l'éditeur des Gesta Senoniensis ecclesiae, estime que partout s'y révèle une véritable âme de moine : ubique animam prodit vere monachicum. Cette appréciation ne saurait être admise sans restrictions. Richer, écrivain médiocre, mais tempérament d'artiste indépendant, se montre partout comme un esprit frondeur, indiscipliné, ne rappelant nullement celui des véritables moines du Moyen Age, volontairement soumis à la règle, partageant leur existence entre le travail, la prière et l'exercice de leurs devoirs de religieux strictement réglés. Richer est un moine sans doute, mais un moine d'un type tout à fait spécial.
Dans le tableau des origines, des fondations, des accroissements et des vicissitudes diverses du monastère avant le XIIIe siècle, Richer ne fait que reproduire les écrits antérieurs ou les faits recueillis par la tradition. Son caractère personnel, son véritable esprit se révèlent seulement dans ses appréciations et ses jugements sur les personnes et les choses, dans le récit des événements contemporains, contestations, querelles, luttes avec les voués du monastère. Là, Richer apparaît comme un moine intrigant, vindicatif et passionné, uniquement préoccupé des intérêts matériels de la communauté.
Ses jugements sur les trois titulaires qui se sont succédé sur le siège abbatial de Senones, de 1206 à 1270, et qui tous trois furent ses supérieurs directs, suffiront peut-être à mettre en lumière cette première appréciation.
Ni l'abbé Henri, qui mourut en 1225, ni l'abbé Baudouin qui gouverna l'abbaye de 1238 à 1270, ne trouvèrent grâce devant sa censure. A l'abbé Henri, un Messin, il reproche d'être trop économe, de ne pas accorder aux religieux tout ce qu'ils étaient accoutumés à recevoir et, par là, d'avoir mis la division entre eux. Richer ajoute qu'il opprima fort l'église de Senones, qu'il abolit entièrement la prévôté de cour (qui était dans l'enceinte de l'abbaye), qu'il supprima l'office d'aumônier et se réserva la chancellerie, ainsi que toutes les obédiences, de sorte qu'aucun de ses moines ne connaissait l'état du monastère, pas plus en dedans qu'en dehors (8).
Le successeur de l'abbé Antoine, l'abbé Wildéric (1224-1237), mérita tout d'abord l'approbation de Richer pour son règlement de l'office divin dans son monastère, mais surtout pour la lutte violente qu'il entreprit contre le comte de Salm, coupable d'avoir exigé l'accomplissement du devoir féodal de deux de ses vassaux, frères de l'abbé (9). Aussi, quand l'abbé Wildéric échangea son abbaye de Senones contre celle de Saint-Evre de Toul, Richer ne trouva-t-il à lui reprocher que l'annexion à son nouveau siège de plusieurs dépendances de l'abbaye de Senones (10). La succession de cet abbé donna lieu à des compétitions dont l'auteur des Gestes de l'église de Senones a complaisamment noté toutes les particularités, d'ailleurs fort peu édifiantes. Il résulte de son récit qu'il joua dans la circonstance un rôle très actif et il fut certainement l'un des candidats que l'abbé Wildéric aurait voulu avoir pour successeur à Senones (11). Son échec explique peut-être la malveillance toute spéciale que Richer manifeste à l'égard du nouvel abbé. Celui-ci, du nom de Baudouin, était un religieux de l'abbaye de Gorze, devenu prieur de Varangéville; il prit possession de l'abbaye de Senones en 1239 et mourut en 1270. C'est donc durant son abbatiat que le moine Richer écrivit ses Gesta Senoniensis ecclesiae. Et voici le portrait qu'il a laissé de l'abbé Baudouin:
II n'avait pas encore atteint la fleur de l'âge, il était prompt en actions, peu disposé à écouter, véhément eu paroles, et se mettait facilement en colère; usant surtout de son propre conseil, n'ajoutant foi qu'à quelques adulateurs, flatteurs ou médisants, il cherchait avant tout sa gloire personnelle... Toutefois, il se distinguait par une certaine vertu d'hospitalité, en logeant les personnages honorables, hommes d'armes ou d'autres conditions; enfin, il attirait volontiers des bouffons chargés de distraire ses hôtes et les rendre plus joyeux.
Richer termine cette esquisse par ce dernier trait caractéristique:
Si j'écrivais tous ses autres faits, on pourrait me reprocher d'être injuste, d'agir par haine ou autrement.
C'est pourquoi, j'aime mieux m'en taire que d'en parler, selon la parole de Moïse : «  Tu ne découvriras pas la honte de ton père. » Mais, s'il eût joint à ses bienfaits les façons de faire de son Ordre ; s'il n'eût jamais diffamé ses moines, comme il le fît; s'il eût assisté volontiers à l'office divin et eût plus souvent célébré la messe; ou s'il eût été plus soigneux des affaires du monastère et qu'il eût plus familièrement usé du conseil du couvent, nous n'eussions désiré un autre prélat. Et parce que beaucoup de choses sont arrivées contre les règles de notre Ordre, il est nécessaire que nous remettions le récit pour quelque temps, vu surtout que lorsque j'écrivais ces choses, Baudouin vivait encore (12)...
La mort de Richer, survenue vers 1264, par conséquent avant celle de l'abbé Baudouin, l'empêcha de retoucher ou de compléter ce portrait, bien moins intéressant au point de vue de la ressemblance que comme type de la manière de l'artiste.
En ce qui concerne les faits et les détails matériels dont Richer a été le témoin oculaire, nous pouvons, je crois, accepter son témoignage; mais il n'en est pas de même de ce qui se passait en dehors et à une certaine distance du monastère. Là, nous entrons dans le domaine de la légende, de la rumeur publique où, selon cette pensée de La Bruyère, le contraire des bruits qui courent est souvent la vérité. Sur ce terrain, l'imagination de Richer peut se donner libre carrière. Nous n'en voulons pour preuve que la singulière histoire de Sibille, béguine de Marsal, qui, secrètement approvisionnée par un complice, fit croire à la foule, accourue de toute part, qu'elle pouvait jeûner indéfiniment. En rapportant longuement et complaisamment cette mystification, Richer attribue à l'évêque de Metz, seigneur temporel de l'abbaye de Senones, un rôle tellement étrange qu'il est impossible de le prendre au sérieux (13).
N'oublions pas que dans ces temps à peine dégagés des grossières superstitions du paganisme local, le merveilleux jouait un rôle très important; aussi n'est-il pas étonnant de voir toujours le cas de mort violente ou subite d'un adversaire interprété comme la manifestation d'un châtiment. Je n'en citerai, pour exemple, que le récit du livre 1, chapitre 24, relatif à un vilain qui, méritoirement, fut foudroyé par un orage en charroyant du foin et dont voici la conclusion:
Cette infortune lui était arrivée pour ses démérites, notamment parce qu'il n'avait pas gardé l'honneur et révérence à Dieu et à saint Hydulphe, et qu'assurément son incrédulité lui avait valu une si rude punition. D'où, évidemment, il apparaît comment ledit saint châtie amèrement ceux qui l'ont pris en mépris et défend ceux qui le révèrent et l'honorent. Ainsi, ajoute Richer: j'aurai confiance, si le Tout-Puissant punit en ce monde présent aussi rigoureusement les contempteurs de son nom et de sa puissance et récompense ceux qui lui confèrent l'honneur qui lui est dû (14).
On peut donc appliquer à l'auteur des Gestes de l'église de Senones les réflexions que l'abbé Grandidier a faites au sujet de Heymon, religieux de l'abbaye allemande de Hirsau à la fin du XIe siècle:
...Accoutumés à exalter le patron de leur église, les moines ne manquaient pas de prêter à celui-ci leurs craintes, leur indignation, leur ressentiment. Jamais on ne pillait leurs domaines que le Ciel ne punît le brigandage... (15).
Certes, nous croyons à cette forme de la justice divine appelée la justice immanente, mais il faut que le châtiment s'applique à des méfaits ou des crimes relevant de la vindicte publique et qu'il ne puisse être invoqué dans un intérêt particulier ou pour satisfaire des rancunes personnelles.
Les assertions de Richer, basées sur des faits remontant au premier quart du XIIIe siècle, ou antérieurs, ne sauraient non plus être admises sans de très sérieuses réserves; celles-ci sont amplement justifiées par la méthode suivie dans la rédaction de la chronique, l'auteur nous apprenant lui-même que les faits dont il s'agit sont rapportés par lui d'après «  d'autres plus anciens monuments écrits en vers (16) ». Or, ces chroniques rimées ne nous sont point parvenues.
D. Calmet, juge plutôt indulgent pour Richer, déclare que:
Cet écrivain lui est important surtout pour son temps et pour le temps qui en est proche, dont il donne une connaissance très curieuse et très exacte comme témoin; mais il faut avouer, ajoute-t-il, que pour les temps plus reculés, il a omis quantité de particularités importantes, pour n'avoir pas assez consulté les titres originaux conservés dans l'abbaye.
Le savant bénédictin relève ensuite plusieurs assertions manifestement erronées (17).
A côté de ces imperfections matérielles, il nous faut bien maintenant signaler l'attitude systématiquement hostile de Richer à l'égard de la maison de Salm. L'animosité, poussée jusqu'à la malveillance non déguisée, qu'il montre à chaque page consacrée aux membres de cette famille, démontre que nous sommes en présence, non d'un juge impartial, équitable et juste, mais d'un combattant dans la chaleur de l'action, et il n'est pas étonnant, dès lors, de le voir faire flèche de tout bois. Les éléments de ses imputations sont tellement emmêlés, enchevêtrés, qu'il est parfois difficile de suivre l'enchaînement des faits. C'est ainsi que des événements aboutissant à un accord paraissent parfois lui être postérieurs, ce qui leur donne le caractère aggravant, mais nullement justifié, de causes de rupture d'une paix précédemment conclue (18). Cette interversion, qui n'est peut-être due qu'à la méthode de l'auteur écrivant ses mémoires par chapitres détachés, rend difficile la tâche d'établir les motifs et la responsabilité de luttes que les accords successifs avaient précisément pour effet de terminer.
Les voués de l'abbaye de Senones n'étaient ni pires ni meilleurs que ceux des églises et abbayes des régions voisines de la même époque, et il suffit, pour s'en convaincre, de se rappeler les agissements des ducs de Lorraine et des comtes de Bar envers les églises et monastères sous leur protection. Les difficultés sans cesse renaissantes entre l'abbaye de Senones et ses voués sont dues, en dehors des causes générales inhérentes à l'institution même, à une situation spéciale de cette abbaye, que nous aurons à mettre en lumière.
En résumé, les Gesta Senoniensis ecclesiae de Richer se composent d'une série de tableaux de valeur très inégale, quelques-uns dus à l'imagination du moine artiste; mais d'autres, peints d'après nature, présentent un intérêt historique incontestable. Parmi ces derniers, figurent heureusement ceux consacrés aux comtes de Salm dans leurs rapports avec l'abbaye de Senones. Le peintre a reproduit les traits de ses personnages tels qu'ils lui apparaissaient au milieu des passions surexcitées, des préjugés, des rivalités, des luttes qui régnaient alors, jetant le désordre dans tous les rangs d'une société en formation et troublant profondément la paix et la sécurité des malheureuses populations de cette région âpre et inhospitalière.
Les portraits de Richer ne sont donc pas des photographies, mais des dessins plus ou moins réussis, plus ou moins empreints de cet esprit satirique et malicieux, qui a inspiré les figures grotesques et même parfois indécentes dont les imagiers se plaisaient à orner les frises et les chapiteaux de nos édifices romans. C'est une œuvre qui a les défauts et quelques-unes des qualités des productions du XIIe siècle, où les personnages sont représentés sous des traits fortement accentués, avec des gestes violents et souvent outrés.
Nous ne devons pas oublier que les récits de Richer, touchant les comtes de Salm, sont ceux d'un témoin à charge, des plaidoyers contre l'accusé, où l'on passe naturellement sous silence tout ce qui est favorable à la défense. Pour émettre un jugement équitable, il nous faudrait le plaidoyer de la partie adverse; à son défaut s'imposent l'examen approfondi et raisonné des faits de la cause, et le contrôle, quand c'est possible, au moyen de documents authentiques contemporains.
Sous ces réserves, la chronique de Richer constitue une mine qui renferme des éléments d'une grande valeur pour notre histoire régionale.

Par une heureuse coïncidence, la première partie d'une étude, ayant la plus grande analogie avec la nôtre, vient de paraître dans les Annales de l'Institut archéologique du Luxembourg (Arlon, 1920), sous le titre : Les Comtes de Salm-en-Ardenne.
L'auteur, M. Vannerus, a consacré cette première partie à l'analyse des documents se rapportant à l'origine de cette dynastie, et, bien que nos travaux respectifs aient été menés parallèlement, mais à l'insu l'un de l'autre par suite de la barrière de fer et de feu qui séparait alors Nancy de Bruxelles, nous avons tous deux la satisfaction d'être arrivés aux mêmes conclusions. Ce résultat est d'autant plus appréciable que la question traitée, extrêmement confuse et embrouillée, offrait de très sérieuses difficultés.

CHAPITRE I
Comté de Salm. - Comté de Luxembourg. - Évêché de Metz. - Château de Langenstein. - Abbaye de Senones. - Avouerie de l'abbaye de Senones.

Le comté originaire de Salm, celui dont la dynastie des comtes de Salm tire son nom, était situé dans la partie septentrionale du pagus moyen des Ardennes, aux confins du pays de Liége, de la principauté abbatiale de Stavelot, de la baronnie de Houffalize et du comté, puis duché de Luxembourg. Il entra, en 1803, dans la formation du département français de l'Ourthe, arrondissement de Malmédy, et passa, en 1814, au royaume des Pays-Bas, puis à celui de Belgique. Le territoire de ce comté primitif s'étendait sur un parcours de trois lieues et demie en longueur et deux lieues en largeur; il est traversé par une rivière fort encaissée, le Glain, qui prend le nom de Salm avant de mêler ses eaux claires à celles de l'Amblève, petit affluent de l'Ourthe qui elle-même se jette dans la Meuse.
La constitution géologique du sol n'offre aux habitants de cette région qu'un terrain aride peu favorable à la culture; mais, en revanche, le sous-sol est riche en ardoises, meules et fines pierres à rasoirs, dont l'exploitation remonte à la plus haute antiquité. D'anciennes carrières abandonnées témoignent de la longue durée et de l'importance de cette industrie.
Salm-château est à l'entrée d'une gorge étroite et profonde dont le fond est à 372 mètres d'altitude, tandis que les crêtes de la montagne qu'elle coupe s'élèvent à 542 mètres. Cet emplacement a été, de tous temps, choisi par les populations comme lieu de refuge, témoin les retranchements d'un camp préhistorique visibles au sommet de la montagne située sur la rive droite de la Salm. En face, sur la rive gauche, se trouvent les ruines de l'ancien château, dont il ne reste plus que quelques pans de murs et une tour servant jadis de prison. A 1.500 mètres, au sud-ouest, sur le territoire de la commune de Lierneux, à côté de nombreuses, tombes gallo-romaines et de fondements d'habitations détruites par l'incendie, on a trouvé quantité de meules à tous les degrés de fabrication, en poudingue gédinnien; les plus anciennes sont petites et ovales et servaient à broyer le grain par un mouvement de va-et-vient, et les plus modernes sont rondes et se rapprochent des meules actuellement en usage.
Vielsalm, actuellement chef-lieu du canton, est situé sur la rive droite de la Salm, dans un paysage où la vue s'étend, d'un côté, sur une importante colline criblée d'exploitations minérales, de l'autre sur plusieurs villages groupés dans l'enceinte d'autres collines, moins élevées, au delà desquelles apparaissent des bruyères à perte de vue et des blocs de rochers énormes couronnant les hauteurs.
Cette description m'a paru utile pour fixer nos idées sur la valeur comparative des domaines constituant le comté de Salm-en-Ardenne et ceux qui, par la suite, formèrent le comté de Salm-en-Vosge ou en Saulnois, et la seigneurie de Blâmont.
L'origine de la maison de Salm, si l'on en croyait une chronique de l'abbaye de Stavelot, remonterait aux temps antérieurs à l'ère chrétienne. Le premier de la lignée, d'après un manuscrit que le moine chroniqueur avait découvert, mais ne nous a pas transmis, serait Salmo, frère de Colongus, roi de Tongres, lequel aurait bâti le château de Salm. Après lui, seraient venus Richarius, Martial, Mansuetus et Symetrius. Sous l'administration de ce Symètre, sixième comte de Salm, du temps du pape Clément Ier et de l'empereur Trajan, serait arrivé à Tongres, Materne, un disciple de saint Pierre, pour évangéliser la contrée. Ses prédications l'amenèrent aussi à Salm où il opéra un miracle:
Au retour d'un voyage, Albana, une parente du comte Symètre, apprit avec terreur la mort de son jeune fils.
Elle se rendit en toute hâte auprès de saint Materne qui venait d'arriver à Salm, se jeta à ses pieds et l'implora, promettant de se faire chrétienne s'il rendait la vie à son enfant. Materne tomba à genoux, à côté du petit corps inanimé, et pria Dieu avec ferveur; sa prière fut exaucée, et, l'enfant ayant été remis vivant à sa mère, celle-ci se fit baptiser avec les siens. Le comte Symètre tint le jeune ressuscité sur les fonts de baptême et le nomma Symétrius. Materne fit promettre au comte de faire instruire l'enfant, et, conformément à cette promesse, le jeune Symétrius, une fois parvenu en âge, fut envoyé auprès de saint Navit, le successeur de saint Materne à Tongres.
Saint Navit l'instruisit dans la religion, l'associa à ses voyages évangéliques et plus tard à la prédication. A l'âge de trente ans, Symétrius se rendit à Rome pour visiter les églises des apôtres Pierre et Paul, et se perfectionner dans la pratique de la vie chrétienne. Le pape Pie Ier le reçut honorablement, le fit prêtre et le destina à l'enseignement. Symétrius travailla à Rome avec tant de zèle qu'il finit par subir le martyre sous l'empereur Antonin. Il fut inhumé au cimetière de Sainte-Priscille, où ses ossements furent découverts, six cents ans plus tard, par Babolenus, abbé de Stavelot, qui les fit transporter dans l'église de Lierneux (19).
Fr. de Rosières (20), s'appuyant, dit-il, sur l'autorité du Florentin L. Guichardin, donne une liste des comtes de Salm beaucoup trop complète et trop précise pour inspirer la moindre confiance. Aussi, je m'abstiendrai de la reproduire, même à titre documentaire. J'en agis de même à l'égard de la liste généalogique des comtes de Salm-en-Vosge, publiée au commencement du XVIIIe siècle par Mussey (21), cette liste n'étant que la transcription abrégée de celle de Fr. de Rosières. Je passerai également sous silence l'invraisemblable histoire, contée par Jean Tanner (22), d'après laquelle l'un des premiers de la lignée de Salm aurait été, ni plus ni moins, qu'un témoin de la mort de N.-S. Jésus-Christ.
Les auteurs sérieux du XVIIIe siècle, comme Benoît Picart, Dom Calmet, Bertholet, tout en considérant comme chimérique la généalogie des comtes de Salm antérieure au XIe siècle, ont admis l'exactitude de la liste de Fr. de Rosières pour la période postérieure et ils ne l'ont guère modifiée qu'en faisant précéder Henri VII (37e comte), par Herman Ier et Herman II, fils et petit-fils de Gislebert, comte de Luxembourg. Ils sont ainsi d'accord avec Du Chesne (23) pour reconnaître l'origine ardenno-luxembourgeoise de la dynastie de Salm-en-Vosge.
C'est là tout le mérite de leurs listes généalogiques qui, incomplètes, contiennent en outre des inexactitudes dont le généalogiste Fahne a depuis rectifié quelques-unes, tout en commettant de son côté une erreur sur un point essentiel de l'histoire des premiers comtes de Salm, celui relatif à l'auteur de la branche restée fixée en Ardenne après que la tige principale de cette maison se fut définitivement implantée dans la région vosgienne. Nous examinerons plus loin cette importante question jusqu'ici laissée dans l'ombre, sans doute à cause des difficultés rencontrées pour trouver une solution satisfaisante.
Cherchons d'abord à établir, si possible, comment le comté de Salm est entré en la possession des premiers comtes de Luxembourg.

COMTÉ DE LUXEMBOURG. - Nous savons que le puissant Etat, d'abord comté, puis duché de Luxembourg, se constitua sur la fin du Xe siècle et au commencement du XIe, en faveur de Sigefroy que nous considérons, avec notre savant confrère M. Robert Parisot (24), comme le fils de Voiry (Wigéric), comte du pagus Bedensis, puis comte du palais, marié à Cunégonde, fille d'Ermentrude, fille elle-même de Louis le Bègue et mort entre 916 et 919. Cantonnés d'abord dans le Sarregau et le Rizzigowe, Sigefroy et ses enfants étendirent leurs possessions successivement sur les contrées voisines de l'Ardenne, du Methingowe, du Bidgau (25).
Les titres qu'ils portaient et les situations acquises par les enfants de Sigefroy II témoignent, en même temps que de leur noble origine, de la puissance déjà atteinte par cette famille au commencement du XIe siècle. Ces enfants, au nombre de neuf connus, sont:
1° Henri Ier, comte de la Woëvre ardennaise, voué de Saint-Maximin et d'Echternach, fut duc de Bavière et mourut en 1026;
2° Sigefroy mourut célibataire en 993;
3° Frédéric Ier, comte du pagus Mosellensis et seigneur de Luxembourg, mourut en 1019;
4° Thierry fut évêque de Metz, de 1005 à 1046, sous le nom de Thierry II;
5° Adalbéron, seigneur de Roussy, Sierck, Sarrebourg et Berncastel, prévôt de Saint-Paulin de Trèves, fut archevêque intrus de Trèves de 1008 A 1016, + 1055;
6° Gislebert, comte in comitatu Walderinga, in pago Mosellensi (Walderfangen, arrondissement de Sarrebourg), fut tué, jeune encore, à Pavie, en 1004, durant la campagne de l'empereur Henri II, son beau-frère;
7° Cunégonde épousa l'empereur Henri II, dit le saint, et mourut en 1040;
8° Eve épousa Gérard Ier, comte d'Alsace;
9° Abenze vivait en 1040; on ignore si elle fut mariée (26).
Frédéric Ier laissa, de son côté, neuf enfants connus, parmi lesquels nous citerons:
1° Henri II, voué de Saint-Maximin et d'Echternach, duc de Bavière (après son oncle), mort en 1046;
2° Frédéric II, comte en Ardenne, puis duc de Basse-Lorraine; mort, le 18 mai 1065, sans laisser d'héritier mâle. Il eut de son épouse Gerberge une fille, Jutte, mariée au comte Waleran d'Arlon; sa veuve en secondes noces, Raelande, se remaria au comte Albert Ier de Namur;
3° Gislebert, comte de Salm et seigneur de Luxembourg (27), de 1047 à 1059. Mort le 14 août 1059;
4° Adalbéron, évêque de Metz de 1047 à 1072, sous le nom d'Adalbéron III;
5° Herman, comte palatin de Lorraine, + 1086, époux d'Adelaïde, veuve d'Adalbert de Ballenstedt (28).
Le comte Gislebert laissa deux fils:
1° Conrad Ier qui lui succéda et fut le premier appelé comte de Luxembourg (1086);
2° Herman Ier, comte de Salm (29).
Comme on le voit, le comte Gislebert portait déjà le titre de comte de Salm et cela du vivant de son père Frédéric Ier; il figure, en effet, avec la qualification Comes de Salmo, dans un acte d'échange conclu, vers 1035, entre les abbayes de Stavelot et de Saint-Maximin (30).
La maison de Luxembourg a dû entrer en possession du comté de Salm, soit par le mariage du comte Frédéric Ier, qui l'aurait donné en apanage à son troisième fils, soit par le mariage de Gislebert lui-même.
D'après Bertholet, Frédéric Ier aurait épousé Berthe comtesse de Gueldre (31). Quant au comte Gislebert, le nom de sa femme est inconnu (32), et il est dès lors permis de supposer que c'est elle qui lui aura apporté le comté de Salm, passé ensuite, comme il était d'usage, à leur fils puîné Herman Ier. Quoi qu'il en soit, c'est ce dernier que nous considérons comme la tige des comtes de Salm.

EVECHÉ DE METZ. - Pour expliquer l'extension vers le sud, sur les régions formant le temporel de l'évêché de Metz, des domaines de cette branche de la maison de Luxembourg, celle des comtes de Salm, il convient de jeter un coup d'œil sur les principaux événements qui ont marqué la constitution de cet évêché et son administration au XIe siècle.
Les évêques de Metz avaient obtenu des derniers rois mérovingiens des privilèges d'exemption qui sont rappelés et confirmés par le praeceptum ou diplôme de Charlemagne accordé à l'évêque Angelram, en 775. Ce diplôme d'immunité restreinte s'étendait à toutes les possessions de l'église de Metz, situées dans le pays messin et dans les pagi voisins. L'église de Metz avait alors des domaines considérables sur les bords de la Sarre, au pied des Vosges et jusqu'en Alsace. Charlemagne agrandit encore ces possessions en donnant à Angelram la régale de l'abbaye de Senones, qui de monastère royal devint ainsi abbaye épiscopale et vint augmenter le domaine temporel de l'évêché.
Une fois en possession du privilège d'immunité restreinte sur les hommes et les domaines de leur église, les évêques de Metz ne tardèrent pas à rendre cette immunité complète par l'acquisition de la juridiction civile et criminelle et par l'abolition des exceptions stipulées dans le praeceptum royal et qui avaient laissé les hommes libres de l'évêché justiciables du comte et du juge public pour l'hériban ou service militaire, pour le service de garde et pour l'entretien et la construction des ponts. Cette transformation paraît accomplie avant la fin du IXe siècle.
L'autorité militaire des comtes sur les hommes libres de l'Eglise était ainsi passée aux mains de l'évêque, auquel il appartint désormais de proclamer l'hériban sur les terres de l'immunité, de lever les contributions pour la guerre, de demander des subsides et des contingents aux abbayes épiscopales, d'appeler les hommes libres sous les armes et d'organiser des milices pour la défense de l'évêché.
Par sa situation géographique, l'évêché de Metz formait comme le prolongement du comté de Luxembourg; il limitait, d'autre part, à l'est, les domaines des comtes de Bar et des ducs de Lorraine. Aussi, pendant des siècles, chacun de ces trois puissants voisins s'efforcera de placer un des siens sur le siège épiscopal.
Au début du XIe siècle, la succession d'Adalbéron II (984-1005), fils de Frédéric, duc de Haute-Lorraine, va mettre au jour une rivalité qui se manifestera bien souvent au cours des siècles postérieurs. A la mort de ce prélat, son frère, le duc Thierry, fils et successeur de Frédéric, chercha aussitôt à ménager l'évêché de Metz à Adalbéron, son fils encore en bas âge. A cet effet, il décida le roi Henri II à y nommer, pour administrateur pendant sa minorité, Thierry, fils de Sigefroy II de Luxembourg. Mais Thierry, sollicité plus tard, dit-on, par le clergé et par le peuple de Metz de conserver pour lui-même le trône épiscopal, se laissa facilement persuader et n'attendit qu'une occasion favorable pour se déclarer. Elle ne tarda pas à se présenter. Henri II, en 1007, ayant assigné, à la mense épiscopale de l'évêché de Bamberg nouvellement créé, les principales terres qu'il avait données pour douaire à la reine Cunégonde son épouse, les quatre frères de celle-ci, Frédéric, Henri, Thierry et Adalbéron, héritiers éventuels de ces terres, se liguèrent ensemble contre le roi leur beau-frère (33).
Adalbéron, prévôt de Saint-Paulin, à Trèves, profita de cette circonstance pour s'emparer du siège épiscopal de cette ville, à la mort de Ludolphe, arrivée sur la fin de 1007. Thierry l'imita, se fit déclarer évêque de Metz et chassa de la ville le jeune Adalbéron, fils du duc Thierry de Haute-Lorraine, qui lui avait été confié (34).
Henri II, informé de cette usurpation, s'avança vers Metz dans le dessein d'en former le siège. Thierry, de son côté, se disposa à la résistance et, pour se procurer du secours, engagea diverses terres de son évêché. Le siège fut long et meurtrier. Enfin, la ville se trouvant réduite aux dernières extrémités, et le jeune Adalbéron étant venu à mourir dans l'intervalle, on fit un accommodement en vertu duquel Thierry demeura en possession de l'évêché de Metz (35).
Mais cet accord ne mit pas fin aux hostilités. La lutte continuait pour la possession de l'archevêché de Trèves, où Henri II avait fait nommer Megingaud, prévôt de l'église de Mayence. Trèves connut à son tour les horreurs d'un siège qui dura trois mois. Une capitulation, qui permit aux partisans d'Adalbéron de se retirer et confirma Megingaud sur le siège archiépiscopal, ne termina toutefois pas la lutte. Adalbéron continua à porter le titre d'archevêque et empêcha Megingaud d'en exercer les fonctions (36).
Les hostilités se poursuivirent entre l'armée de l'empereur Henri II et celle des quatre frères de la maison de Luxembourg, commandée par Gérard Ier d'Alsace, comte de Metz, leur beau-frère, qui s'était joint à eux et qui, dans une bataille livrée en 1017, perdit son fils unique (37).
Cette guerre, après une durée de douze années, ne se termina qu'en 1019. A cette date, Henri, duc de Bavière, fit la paix avec l'empereur, qui lui rendit son duché. Adalbéron, sur les prières de l'archevêque Poppon, fut renvoyé à la prévôté de Saint-Paulin où il vécut en paix et s'y comporta avec sagesse jusqu'à sa mort. Quant à Thierry, évêque de Metz, son biographe déclare «  qu'il gouverna désormais avec gloire et remplit si bien les fonctions de sa charge qu'on peut dire qu'il était encore plus grand prélat que brave capitaine et plus capable de conduire des âmes à Dieu que des soldats à la guerre ». Il signala son épiscopat par la construction de la cathédrale de Metz dont il jeta, dès l'an 1014, les premiers fondements; la mort le surprit, en 1046, dans l'exécution de ce projet qui ne fut entièrement réalisé qu'en 1381 (38).
Nous avons vu qu'outre Cunégonde, qui épousa l'empereur Henri II, le comte Sigefroy II avait une fille du nom d'Eve, mariée au comte Gérard Ier, de la famille d'Alsace. Celui-ci, en l'an 1000, est qualifié voué de l'abbaye de Senones et il habitait alors le château de Turquestein. En 1005, il apparaît soudainement comme comte de Metz, nommé sans nul doute à cette charge par son beau-frère Thierry qui, précisément en cette année, prenait, comme administrateur, possession de l'évêché de Metz. Suivant le témoignage du chroniqueur, Herman Contract,
II se joignit avec Henri, duc de Bavière, Thierry, évêque de Metz, et Frédéric, comte, en la rébellion qu'ils firent contre l'empereur Henri, pour la cause d'Adalbéron de Luxembourg, leur frère (39).
L'appui que Gérard Ier pouvait prêter à ses beaux-frères était d'autant plus efficace que lui et son frère Adalbert, qui lui succéda en 1020 dans le comté ou haute vouerie de l'évêché de Metz, dominaient dans la plupart des pays voisins. On peut se faire une idée de la puissance de cette famille dans ces contrées en songeant que ses vastes possessions ne suffirent pas seulement à fonder la maison ducale de Lorraine, mais qu'il en resta suffisamment pour former plus tard la seigneurie de Bitche et le comté de Vaudémont.
Nous avons vu que le comte Gérard Ier, qui dans la bataille livrée en 1017 commandait les troupes alliées contre Godefroy II, duc de Basse-Lorraine, perdit son fils unique Sigefroy. Aussi, lorsqu'il mourut, en 1020, le comté de Metz passa à son frère Adalbert Ier, le fondateur, avec sa femme Judith, de l'abbaye de Bouzonville (40). Adalbert Ier et Judith laissèrent deux fils : Gérard II, qui épousa Gisèle, fille de Gérard Ier, sa cousine germaine, et Adalbert II, le premier duc de Lorraine de la maison d'Alsace (41).
Rappelons encore que l'évêque Thierry II eut pour successeur immédiat sur le siège de Metz son neveu Adalbéron, fils de son frère Frédéric Ier de Luxembourg. Il avait étudié avec son cousin Brunon, fils de Hugues, comte de Dagsbourg, devenu évêque de Toul, puis pape sous le nom de Léon IX. Adalbéron III occupa le siège épiscopal de Metz de 1046 à 1072. Frère de Gislebert, comte de Salm et de Luxembourg, il était donc l'oncle de Hermann Ier, fondateur de la maison de Salm.

CHATEAU DE LANGENSTEIN. - Le titre de comte de Langenstein (42), que nous rencontrons au début de l'histoire des comtes de Salm, présentant un intérêt exceptionnel, j'ai dû me livrer à son sujet à des recherches que je vais essayer de résumer brièvement.
Comme le château de Turquestein, situé à proximité de celui de Langenstein, était, au début du XIe siècle, en la possession de la maison d'Alsace, j'ai été amené à me demander si le nom Adelbertus de Longuicastro, donné à Adalbert nommé duc de Haute-Lorraine, en 1047, et assassiné en 1048, ne se rapporterait pas au château de Langenstein. Les auteurs n'étant pas tous d'accord sur l'origine d'Adalbert, j'ai dû tout d'abord étudier cette question.
Je ne mentionnerai que pour mémoire l'opinion de Louis de Chantereau Le Febvre (43), qui incline à voir, dans Adalbert, le fils d'Albert Ier de Namur. Cet auteur du XVIIe siècle, qui exprime le regret que les chroniqueurs contemporains n'aient pas désigné plus clairement le nouveau duc, n'aurait certainement pas admis cette origine s'il avait connu le passage de l'Histoire des évêques de Verdun (44), où Laurent de Liége appelle Adalbert : nobilissimum Albertum de Longuicastro.
Voici tout d'abord comment Wassebourg (45), au XVIe siècle, interprète les textes des ouvrages manuscrits et imprimés rapportés par lui et relatifs à ce duc de Haute-Lorraine:
... Toutesfois l'empereur ne voulut accorder la demande dudit Godefroy (le Breux) ains la refusa et bailla dès l'heure à un sien neveu, homme noble nommé Albertas d'Alsatie, autrement Adalbertus, qui estoit duc de Longui-castro, alias de Long-Castre, frère germain de Gerardus d'Alsatie, comte de Castinach, deuxième du nom. Ce que confirme Laurentius Leodien., vers l'addition qu'il a fait en l'histoire de Bertharius.
Et l'auteur de La Véritable origine des très illustres maisons d'Alsace, etc. (46) ajoute:
Ce sera donc ce Albert, mary de Jutte qui l'an 1048 fut tué par Godefroy le Bossu (sic) et qui le premier de la maison d'Alsace, porta le tiltre de duc de Lorraine.
En effet, Adalbert, nommé duc de Haute-Lorraine en 1047 et tué par Godefroy le Barbu en 1048, est bien le frère puîné de Gérard II, comte de Metz, mort en 1046, tous deux fils d'Adalbert Ier, comte de Metz, et de Judith, les fondateurs de l'abbaye de Bouzonville (47). Il était, non pas neveu, mais cousin du roi Henri III, le terme nepos dans les documents latins de l'époque étant d'ailleurs employé indifféremment pour l'un et l'autre de ces degrés de parenté. L'auteur de la Véritable origine, etc. (48), nomme son épouse Jutte, sans autre indication, et il leur attribue un fils, Gérard, mort sans postérité, et une fille, Mathilde, héritière de son frère, laquelle épousa Folmar et lui apporta le comté de Metz et Homberg.
En faisant suivre le nom d'Adalbert de celui de Longuicastro, Laurent de Liége a posé un problème qui n'a pas encore reçu une solution satisfaisante.
M. Vandenkindere (49), s'appuyant sur le texte de cet auteur, attribue à Adalbert la possession du comté de Longwy, faisant ainsi de lui un héritier de Liétard qui est appelé comte de Longwy, de Mercy et de Cutry (Letardus comes de Langui (50), de Marceis in pago Waprensi in comitatu de Custerei predium Bailodiwa) (51). Cette maison s'éteignit vers 1040 par la mort de Manegaud, fils dudit comte Liétard. Le comté de Longwy, dit M. Vandenkindere, passa alors à une branche collatérale qu'il suppose être celle des comtes de Metz. Et cette supposition, remarquons-le, repose sur l'unique passage du texte de Laurent de Liége désignant le nouveau duc de Haute-Lorraine sous le nom d'Adalbert de Longuicastro.
Pour justifier son système, M. Vandenkindere est obligé d'admettre tout d'abord l'opinion fort problématique, émise sans preuve par Albéric, que la femme de Conrad Ier, comte de Luxembourg, était Ermesinde, comtesse de Longwy et de Castres, puis de considérer celle-ci comme fille et héritière du duc Adalbert. Or, deux chartes, datées l'une de l'an 1080, et l'autre de 1083, de même que l'épitaphe de Conrad Ier donnent à ce dernier pour épouse Clémence, qu'un acte de l'archevêque Meginard, de Trèves, dénomme plus explicitement Clémence de Gleiberg (52). M. Vandenkindere est ainsi amené à une nouvelle hypothèse d'après laquelle Conrad Ier se serait marié deux fois et que d'une première épouse, Ermesinde, fille du duc Adalbert, il n'aurait pas eu de fils, ce qui expliquerait que «  le comté de Longwy revint à Mathilde, l'une des filles de Conrad Ier, qui épousa le comte Godefroy II de Castres et lui apporta Je comté de Longwy ».
On estimera que ce sont là beaucoup d'hypothèses pour un terme dont l'interprétation est d'ailleurs bien incertaine. Il est bon d'observer que la dénomination Longuicastro ne figure que dans l'histoire en langue latine de Laurent de Liége; on peut dès lors admettre qu'il s'agit de la latinisation d'un nom de localité qui, suivant les règles étymologiques, devrait se traduire par Long ou Langcastre, Longchâtel ou Longchâteau, et non par Longwy dont l'étymologie bien connue est Longus vicus. Nous venons d'ailleurs de voir le chroniqueur Albéric employer à cette époque les termes Comes de Langui.
Or, nous ne connaissons dans la région aucune localité répondant à la dénomination Longuicastro; mais nous y trouvons le nom de Langenstein appliqué à un château qui, au commencement du XIIe siècle, est entre les mains d'Agnès de Montbéliard et de l'un de ses fils, Conrad, comte de Langenstein. Laurent de Liége a-t-il traduit ce nom de Langenstein par Longuiccatro ? Ce n'est pas plus extraordinaire que d'y voir la latinisation de Longwy. L'historien roman, au lieu de traduire stein par petra, a pu remplacer ce suffixe par le terme castro qui donne mieux l'idée d'une résidence de puissant seigneur féodal. C'est d'autant plus admissible que ce nom de Langenstein, évidemment opposé aux tendances de plus en plus romanes de la maison d'Alsace, ne tardera pas à disparaître sous la dénomination de Pierre-Percée. Ce changement eut lieu entre l'année 1124, où nous rencontrons pour la première fois le comte Conrad de Langenstein, et le 6 janvier 1127 (v. st.), où le même seigneur est qualifié comes de Petra-Perceia (53).
En proposant enfin de traduire Longuicastro par Langenstein et non par Longwy, nous éviterons l'échafaudage bien fragile construit par M. Vanderkindere. De plus, et cette considération a sa valeur, nous sommes au château de Langenstein, au centre d'influence de la maison d'Alsace qui, au XIe siècle, possédait sûrement le château de Turquestein, situé seulement à 16 kilomètres, à vol d'oiseau, du château de Langenstein.
Un passage de Wassebourg, que je n'ai découvert qu'après la rédaction de ce qui précède, est d'ailleurs absolument favorable à ma thèse. Le voici:
Cestuy Albert estait duc de Longcastre deuxième, qui est un duché situé en Alsace tirant vers Strasbourg assez près d'une comté appellé Castinach (54).
Si le titre de duc se justifie à l'égard d'Albert, nommé au gouvernement de la Haute-Lorraine, celui de duché attribué à Longcastre est évidemment impropre, même en l'appliquant à Langenstein, qualifié seulement de comté au siècle suivant. Mais il est remarquable que, d'après Wassebourg, ce duché ou comté de Longcastre est situé en Alsace, entre Strasbourg et le comté de Castinach, autrement dit Châtenois, un autre des domaines de la famille d'Alsace. N'est-ce pas là précisément la situation de Langenstein ou Pierre-Percée ?

ABBAYE DE SENONES.- La fondation de l'abbaye de Senones, par saint Gondebert, est généralement fixée vers le milieu du VIIe siècle; le premier document qui en fait mention est un diplôme d'immunité du roi Childéric II, non daté, mais attribué à l'an 661. Il n'est malheureusement connu que par une copie insérée dans le cartulaire de Senones déposé aux Archives des Vosges. M. Thouvenot, qui a étudié cette question d'une manière très approfondie, déclare qu'il convient de faire toutes réserves sur l'authenticité de ce diplôme, dont on n'a pu retrouver l'original; il estime qu'il est écrit dans un trop bon latin pour appartenir au VIIe siècle. Le texte se trouve, dans la suite, reproduit ou simplement cité dans les bulles et dans les confirmations servant de base aux privilèges reconnus à l'abbaye par les papes et les empereurs. M. Thouvenot arrive à cette conclusion que le diplôme a été fait de toutes pièces bien après 661, peut-être même quelques années seulement avant 949, pour permettre à l'abbaye d'obtenir d'Othon Ier le titre, qui porte cette date, toujours qualifié par elle de confirmation, tandis qu'il aurait été le premier acte authentique consacrant ses droits (55).
Le texte de la charte d'immunité ayant été donné par M. Thouvenot (56), je me contenterai d'y renvoyer le lecteur. Je rappellerai seulement que ce diplôme de Childéric II, acte très ordinaire de l'administration mérovingienne (57), fixe les limites du territoire auquel s'appliquait l'immunité; mais il serait inutile, dit l'auteur précité, de rechercher sur les cartes les noms de lieux cités. Il faut recourir, pour en découvrir le sens, à une charte, datée du 22 décembre 1328, où figurent les limites du ban de l'abbaye de Senones, d'après un titre publié «  à une époque plus reculée », par conséquent antérieur au XIVe siècle. M. Jouve (58), qui a étudié la question d'une manière approfondie, a trouvé, au moyen de» lieuxdits, que le ban de Senones avait, dès 661, des limites sensiblement analogues à celles de la principauté de Salm en 1793. Seule la frontière du nord-ouest différait : au lieu d'être la Plaine, c'était une ligne longeant le ruisseau de Ravines et gagnant le Donon par la ligne de partage des eaux du Rabodeau et de la Plaine (59).
L'immunité, accordée à Gondebert pour le monastère construit par lui (quod a novo sedificavit), devait s'appliquer tant aux possessions présentes que futures : in presente possidere vel poterit adquirere, et il devait en jouir en toute liberté et dans toute leur intégrité, liberrima sibi illibataque permaneant.
M. Thouvenot s'est demandé s'il fallait conclure de ces termes liberrima illibataque que l'abbaye de Senones était une abbaye libre et pouvait être classée parmi les monastères de cette sorte qui, d'après Dom Calmet, dépendaient immédiatement du Saint-Siège (60). Il admet cependant qu'elle était abbaye royale avant la donation de Charlemagne à l'évêque de Metz, vers 770 (61). Le texte même du diplôme d'immunité, analogue à celui de tous les documents de l'espèce émanant des rois mérovingiens, no laisse aucun doute à cet égard.
Childéric II fait défense de soumettre le monastère à une juridiction extérieure : ut nullus penitus judicium, prsesumptione sua vel cujuslibet hominis licentia, praefatum monasterium absque voluntate ipsorum servorum Dei, in alterius hominis jus vel dominium audeat vertere, vel sibimet usurpare. Il l'affranchit de la juridiction des tribunaux ordinaires et interdit l'accès du territoire de l'immunité à tout juge public pour y tenir des plaids : nulla unquam judiciaria potestas, in pressens, nec succidua, ad causas audiendum aut aliquid exigendum prsesumat ingredi, sed sub immunitatis privilegio.
Enfin, le roi fait remise et abandon au monastère de tout ce que le fisc avait coutume ou pouvait espérer de lever sur leurs hommes, serviteurs et habitants ruraux ou de quelque part que ce soit : hoc ipsum monasterium vel congregatio sua sibimet et extra omnes fiscos debeant possidere, et quidquid inde fiscus noster forsitan, aut ex eorum hominibus, aut ex illorum servitoribus, vel in eorum agris manentibus, vel undecumque poterat sperare, aut solebat suscipere, ex indulgentia nostra, penitus ipsi sancto loco ad stipendia Deo ibidem servientium remittimus et in Dei nomine concedimus.
La concession de cette immunité, faite en faveur de l'abbé, ne dispensait les hommes du domaine de l'abbaye ni d'être jugés, ni de payer des impôts, ni de servir comme soldats ; toutes les charges de la population subsistaient. Le seul changement est que le droit de justice, la perception des impôts, la levée des soldats, au lieu d'appartenir aux agents du roi, appartenaient au propriétaire; autrement dit, ce que les classes inférieures avaient d'obligations envers l'agent royal était transporté au propriétaire, qui était l'abbé. Dès lors, l'abbé avait ses indices, qu'il choisissait lui-même et à qui il déléguait son autorité judiciaire.
Il eut désormais son judex privatus, qui remplaça le judex publicus. Au fonctionnaire du roi se substitua le fonctionnaire ou l'agent de l'abbé. Celui-ci était devenu ainsi un maître absolu sur ses domaines. Vis-à-vis des hommes libres ou serfs «  qui sont manants sur ses terres », il n'est plus seulement un propriétaire, il est le seul chef et le seul juge, comme le seul protecteur. Il est vrai qu'à l'égard du roi, il restait un sujet ou plus exactement un fidèle (62).
Voilà la situation de l'abbé jusque vers 775, époque de la donation de Charlemagne, qui fit de l'abbaye de Senones une annexe du temporel de l'évêché de Metz.
Sous le nouveau régime, le privilège d'immunité subsista; toutefois, le véritable propriétaire, le maître absolu, n'est plus l'abbé de Senones, mais l'évêque de Metz. L'abbé devint le feudataire qui, à chaque changement de titulaire, recevait la partie des domaines de l'abbaye situés en pays messin et confiée à son administration, comme un fief pour lequel il devait foi et hommage à l'évêque suzerain. Cette donation entraîna donc un changement profond dans la situation du monastère qui, d'abbaye royale jouissant de l'immunité, devint abbaye épiscopale.
Aussi voyons-nous Richer se faire l'écho des regrets et des résistances manifestés par les moines, tout en avouant que la privation de ce qu'ils considéraient comme un honneur n'allait pas sans quelques avantages matériels très appréciables. Voici comment s'exprime l'auteur de la chronique de Senones:
Les moines, fort dépités d'être privés d'un tel honneur, ou fardeau pour mieux dire, ne considéraient point que les autres églises voisines étaient journellement foulées, notamment par l'obligation de fournir à l'empire des hommes d'armes à leurs frais, ou accablées d'autres charges plus ruineuses encore de la part des ennemis qui les ravageaient, sans que les empereurs, souvent éloignés, fussent en état de les secourir; car, si les monastères de ces quartiers étaient demeurés royaux, il n'y serait pas resté pierre sur pierre, par suite de la difficulté d'aller demander le secours des empereurs, qui ne pouvaient par eux-mêmes défendre leurs vassaux; les évêques, au contraire, étant plus à portée, pouvaient, en moins de deux ou trois jours, recevoir les plaintes des religieux et porter remède à leurs maux (63).

AVOUERIE DE L'ABBAYE DE SENONES. - L'inconvénient le plus grave peut-être de ce nouveau régime, ce fut l'institution du voué désormais relevant directement de l'évêque de Metz.
L'advocatus, ou voué comme on l'appela plus tard, n'apparaît, sous les Mérovingiens, que comme le représentant en justice de l'évêque ou de l'abbé dans une affaire déterminée. La législation carolingienne élargit considérablement son rôle. Le voué est alors considéré surtout comme l'officier de l'immunité ecclésiastique. Il conserva sans doute son caractère de représentant judiciaire de l'évêque ou de l'abbé; mais il y joindra d'autres qualités, notamment il exercera la police sur le territoire dont l'accès est interdit au juge public, et même les droits de juridiction. Ces droits appartenaient exclusivement au propriétaire du domaine; aussi, dans l'exercice de la justice au dedans de l'immunité, le voué n'est-il que le représentant de l'évêque ou de l'abbé immuniste.
Plus tard, à l'époque féodale, le besoin de protection, qui se faisait partout sentir, fit dévier l'institution de l'avouerie mérovingienne et carolingienne. La mission du voué consiste surtout à assurer une protection efficace à l'établissement ecclésiastique. Aussi choisit-on alors de préférence des personnages influents et l'on vit des ducs, des comtes et des seigneurs puissants devenir les voués des évêchés ou des abbayes.
A cette fonction essentielle de protecteur du monastère, le voué joint parfois quelques autres attributions, seules survivances des fonctions remplies jadis par l'avoué carolingien. Il rend la justice, dans certains cas soigneusement déterminés à l'avance par les chartes. Il exerce la police sur le territoire monastique, mais seulement, semble-t-il, lorsqu'il s'agit de police générale. Mais ces deux fonctions, qui embrassaient à peu près toute l'activité de l'avoué carolingien, ne sont plus considérées par le voué féodal que comme lui fournissant des droits à la perception d'amendes et de revenus élevés. Le voué est en outre chargé de l'exécution des sentences entraînant effusion du sang (64).
Ainsi, rendre la justice, ou plutôt y présider, est devenu pour le voué le moyen d'arriver à la perception des droits, et il ne cherchera même plus à exercer effectivement la juridiction, dès que ces droits lui seront en tout cas assurés (65).
Dès le XIe siècle, les voués deviennent les pires ennemis des monastères qu'ils étaient chargés de défendre. Leur principale tentative consista à étendre abusivement les droits mêmes qui leur étaient reconnus. D'élective et révocable qu'était leur charge, les voués la rendirent irrévocable et héréditaire, en procédant, à l'instar des fonctionnaires royaux, à un empiétement constant malgré la résistance des abbés et des moines (66). Dès le XIIe siècle, l'hérédité de l'avouerie est, sauf de rares exceptions, presque partout reconnue.
L'auteur des Gesta Senoniensis ecclesisae fait remonter l'institution d'un advocatus à l'époque de la donation de l'abbaye de Senones à l'évêque Angelram. Mais il est probable que des advocati, dont les noms ne nous sont point parvenus, ont été investis de cette fonction plus anciennement, soit par les rois mérovingiens eux-mêmes, soit par les abbés placés à la tête de l'abbaye alors royale.
La transformation de l'abbaye royale de Senones en abbaye épiscopale résulte du célèbre praeceptum de Charlemagne, daté de l'an 775 (67), obtenu par Angelram, évêque de Metz et chancelier du roi, lequel, vers 768, l'avait nommé abbé de ce monastère. Un diplôme rendu le 8 décembre 825 par Louis le Pieux et Lothaire Ier, en faveur de l'abbé Ricbodon, dit formellement que le monastère de Senones dépendait de l'évêché de Metz. M. R. Parisot (68), qui a fait connaître ce diplôme, dit qu'il est possible que le passage où cette dépendance est affirmée soit une interpolation postérieure; il se base, pour émettre cette idée, sur le fait que Senones figure, dans le traité de Meersen (870), parmi les abbayes attribuées à Charles le Chauve, ce qui semble indiquer, ajoute-t-il, qu'à ce moment elle n'était plus soumise à l'évêque de Metz. En admettant que seules les abbayes royales soient mentionnées dans le traité de partage, on peut supposer aussi que l'abbaye épiscopale de Senones y figure soit pour un motif ignoré, soit par erreur. Autrement, il faudrait admettre une nouvelle donation royale, puisque l'incorporation de l'abbaye de Senones dans le temporel de l'évêché de Metz est un fait indéniable dès le début du XIe siècle.
Les premiers renseignements sur les voués de l'abbaye de Senones nous sont fournis par le moine Richer, qui s'exprime ainsi:
Angelram, trop absorbé par ses grands travaux, ne pouvant défendre lui-même le monastère, le pourvut d'un advocatus. Cet advocatus, dont l'institution appartient à l'évêque de Metz, recevait le tiers des amendes adjugées aux plaids où il serait appelé par l'abbé, et ne devait exiger davantage. Il fut conféré, audit advocatus, une partie de la terre, vulgairement appelée apud Abaium, encore possédée de son temps, dit Richer, par les héritiers de Salm. Et, ajoute-t-il, l'advocatus devait se contenter de cette terre, sans prétendre aucun droit sur les hommes, les terres, ban, eaux, forêts, plaids, justices et dépendances du monastère (69).
Il s'agit évidemment ici de ce que l'on appelle un fief d'avouerie constitué, en faveur du voué en récompense de ses services.
Il n'est pas trace, dit M. F. Senn, que l'avouerie ait jamais été gratuite. L'advocatus carolingien recevait probablement certaines terres de l'immunité ecclésiastique, soit en propriété, soit bien plutôt en précaire.
On rencontre même, dans les sources carolingiennes (70), le mot beneficium qui, dans un sens restreint, s'appliquant sans doute à notre hypothèse, désigne, sous les Carolingiens, une terre concédée gratuitement et à titre viager. Dans les chartes de l'époque féodale, le terme beneficium, bientôt supplanté par celui de feudum, se trouve pour désigner la terre concédée par le monastère à l'avoué en rémunération de ses services (71).
Comme tout fief, le fief d'avouerie fut, à l'origine, dans sa forme première, une tenure strictement attachée à la personne de l'avoué, c'est-à-dire viagère et inaliénable. Mais, comme tous les autres fiefs dans les temps postérieurs, le fief d'avouerie devint promptement héréditaire et librement aliénable (72).
En attribuant la possession de ce fief d'avouerie aux héritiers de Salm, Richer donne une première preuve de son hostilité à l'égard de la maison de Salm. Il n'ignorait pas que la vouerie de Senones, au XIe siècle, était entre les mains des seigneurs de Turquestein, de la maison d'Alsace, et que les comtes de Salm n'étaient investis de cette charge que depuis le début du XIIe siècle. Ils ne pouvaient donc pas avoir reçu de l'évêque Angelram, ou de ses successeurs, la terre apud Abaium.
Devant l'impossibilité d'en attribuer la possession aux comtes de Salm, l'auteur de la chronique de Senones voit dans les possesseurs contemporains tout simplement des héritiers : «  Si ce n'est toi, c'est donc quelqu'un des tiens. »
Dom Calmet a émis l'idée que la dénomination Abaium pourrait s'appliquer à Bayon. Ce n'était, de sa part, qu'une hypothèse, que les auteurs postérieurs et, en dernier lieu, M. Thouvenot, ont eu tort d'admettre, sans hésitation, comme un fait démontré.
La seigneurie de Bayon, du temps de Richer, paraît avoir été en possession de Henri le Lombard, un des fils de Ferry de Bitche, père du duc de Lorraine Ferry II. S'il en était réellement ainsi, l'hypothèse de Dom Calmet trouverait un appui dans ce fait que les ducs de Lorraine auront hérité cette seigneurie de leur ancêtre Gérard Ier, dit d'Alsace, qui lui-même était l'héritier des seigneurs de Turquestein, premiers voués de l'abbaye de Senones.
Il ressortirait de cette constatation que, si un fief d'avouerie dénommé apud Abaium a été constitué dans le principe en faveur du voué de l'abbaye de Senones, ce n'est pas la maison de Salm qui en a profité. Richer lui-même aura peut-être fini par s'en apercevoir, car plus tard, dans un autre chapitre, il fait état d'un autre grief qui ne paraît pas mieux fondé. Il prétend que l'abbaye de Senones donna au voué de la maison de Salm le haut château de Deneuvre, avec les familles de serfs et les maisons et dépendances, qui furent distraits de la mense des religieux de Senones et cédés au seigneur avoué afin qu'il n'étendît ses mains à autres choses (73). Cette fois, c'est Dom Calmet lui-même qui déclare:
Cela ne me paraît pas fort probable, surtout pour le château de Deneuvre, qui a toujours dépendu de l'évêque de Metz. Il est certain, ajoute-t-il, que les anciens titres de l'abbaye parlent toujours du fixe accordé à l'avoué pour son honoraire, mais ils ne spécifient pas quel il était (74).
Influencé par ces diverses affirmations de Richer, M. Thouvenot en est venu jusqu'à imputer aux comtes de Salm de s'être attribué, au détriment de l'abbaye de Senones, leur propre alleu de Pierre-Percée. Dom Calmet, invoqué dans la circonstance, était trop au courant des anciens droits de son abbaye, pour avoir jamais émis pareille idée (75).
Comment les difficultés, les contestations, les conflits auraient-ils pu être évités en présence d'une situation aussi compliquée que celle résultant de t'administration d'un grand domaine par un abbé vassal du temporel de l'évêché de Metz et un voué héréditaire représentant direct de l'évêque suzerain et du roi ?
La thèse de M. Thouvenot est loin d'avoir éclairci cette question. En déclarant d'abord que les premiers voués de Senones ont été nommés par les évoques de Metz (76), il ne tient pas compte de la première période, celle où le monastère était abbaye royale et où la nomination du voué appartenait au roi ou à l'abbé.
Après cette première inexactitude, l'auteur émet l'idée singulière qu'Angelram pourrait être considéré comme ayant été le premier avoué de l'abbaye: Charlemagne, dit-il, voyant le monastère de Senones sans défense, aurait songé à lui trouver un protecteur, et il aurait choisi le puissant évêque de Metz, dont la situation ecclésiastique lui permettait en même temps d'en être l'abbé. Et ce ne serait que lorsque de nouvelles fonctions éloignèrent Angelram des Vosges qu'il se serait vu dans l'obligation de trouver un seigneur assez fort pour défendre les intérêts de son ancienne abbaye. De ces prémisses, M. Thouvenot tire ensuite cette conclusion, qu'il ne peut voir dans le voué
Qu'un officier de l'abbaye, chargé de fonctions spéciales, et n'ayant aucune suprématie et aucune influence sur les autres officiera de l'abbé. Il n'est pas un rouage du pouvoir central, il est particulièrement chargé de rendre la justice sur le territoire de l'immunité au nom de l'abbé (77).
Ce n'est pas seulement le voué dont le rôle est rabaissé à celui de simple officier de l'abbaye, sans autorité, mais celui de l'évêque de Metz lui-même est singulièrement amoindri, puisqu'il lui
Semble n'avoir conservé que le droit de nomination des avoués et que les abbés ne lui devaient que les foi et hommage comme à tout seigneur suzerain.
On est surpris, après cela, de trouver cette constatation:
Cependant, ils (les évêques de Metz) continuaient à s'intéresser aux destinées de l'abbaye (78).
M. Thouvenot a été évidemment influencé par le plaidoyer de Richer s'efforçant de contester les droits du voué, de réduire ceux de l'évêque de Metz à une autorité purement nominale et, par contre, d'exagérer les attributions de l'abbé. Ces tendances se manifestent clairement dans les passages suivants de la chronique de Senones: Quiconque est abbé de ce lieu de Senones a puissance et autorité d'établir des fermiers, doyens, forestiers, échevins, et tous ces officiers, tant dudit monastère que des églises de Saint-Maurice, de Saint-Jean-de-Palme, .de Vipodicelle, il les peut instituer et destituer sans y appeler l'advocatus.
Les autorités, tant spirituelles que temporelles, invoquées dans cet autre passage, relèguent au dernier plan le véritable maître ou seigneur temporel de l'abbaye qu'est l'évêque de Metz:
... Lesquels privilèges et autorités ont été accordés par les apôtres, empereurs, évêques, ducs, comtes et autres grands et puissants seigneurs, qui ont mis la main à fonder et doter ce monastère. De façon que ceux qui se trouvent avoir enfreint ces privilèges, ont été jugés dignes de punition divine, excommuniés par l'archevêque et déclarés tels par quatre évêques apostoliques.
Richer se garde bien de faire remarquer que ces privilèges accordés par le roi Childéric II, c'est l'évêque de Metz qui en est bénéficiaire en sa qualité de seigneur suzerain de l'abbaye, non plus royale, mais épiscopale. Il avoue cependant, incidemment, que l'abbé de Senones a perdu la jouissance de ces privilèges par la faute d'un abbé qui sans doute n'avait pas voulu revendiquer pour lui des droits qui, en réalité, appartenaient à l'évêché de Metz:
... Laquelle église (de Senones) a joui de tels privilèges jusqu'au temps où fut abbé un certain Adelard (79), aussi peu docte que prudent et discret, mais plutôt dissipateur du bien de l'abbaye (80).
Ainsi Richer revendique, pour l'abbé seul, le bénéfice du privilège d'immunité, sans tenir compte de ce fait capital qu'après la donation de Charlemagne c'est l'évêque et non plus l'abbé qui en était investi et pouvait le faire valoir sur la partie du territoire de l'abbaye relevant du temporel de l'évêché de Metz.
Pour les domaines de l'abbaye situés en dehors de ce territoire, c'est l'abbé et les religieux qui nommaient les voués et c'est ainsi que, en 1105, apparaît, comme voué de Senones, Gobert de Tincry, très probablement préposé à la défense d'un domaine extérieur de l'abbaye.
Pour rémunération de ses services, le voué de l'abbaye de Senones n'aurait eu droit, si l'on en croyait Richer, qu'au tiers des amendes adjugées dans les plaids où il serait appelé par l'abbé, et il devait, ajoute-t-il, se contenter de la terre apud Abaium, conférée à l'advocatus primitif et dont les voués des XIIe et XIIIe siècles n'ont jamais été en possession. Ceux-ci, dans ces conditions, auraient donc été réduits à exercer leur charge d'une manière à peu près gratuite! Or, nous savons que les émoluments des voués d'abbayes de nos régions étaient généralement fixés comme suit : le tiers de toutes les amendes imposées dans le ressort de la vouerie, une redevance annuelle sur toutes les manses, des droits de gîte chez les sujets et d'aubaine sur les étrangers (81).
Quelques documents relatifs à l'abbaye de Senones nous permettent heureusement de nous faire une idée, plus vraisemblable que celle émise systématiquement par Richer, sur les droits attribués au voué de cette abbaye au XIIe siècle.
C'est ainsi qu'un acte de l'an 1123, portant confirmation des biens de l'abbaye de Senones par le pape Calixte II, rappelle que l'advocatus établi par l'évêque de Metz doit se contenter du bénéfice dont il jouit; il ne lui est pas permis d'extorquer aux ruraux du monastère ce qui n'était pas dû; l'abbé est invité à ne pas surcharger le monastère lui-même, ou ses ruraux, de droits de gîte et, à cet effet, à ne pas multiplier les plaids et les vacations judiciaires (82). A côté du bénéfice, dont il jouit comme vassal de l'évêque, le voué possédait donc aussi le droit de gîte.
Cette bulle du pape Calixte II est suivie, deux ans après, en 1125, d'une charte par laquelle l'évêque Etienne, de Metz, à la demande de l'abbé Antoine, décharge le monastère de certains services ou certaines redevances et reconnaît que ce n'est pas l'abbaye, mais le ban de Senones pour les deux tiers et les bans de Vipucelle et de Plaine, pour l'autre tiers, qui avaient la charge de ces servitudes (83).
Un fait se dégage de ces différentes constatations: c'est la distinction établie par l'évêque suzerain entre le monastère proprement dit et les bans des localités formant avec lui l'ensemble de l'abbaye de Senones.
Le monastère, dans un circuit déterminé, avec ses officiers, ses ouvriers et ses ruraux, aura joui d'une certaine immunité ou exemption, alors que le reste du territoire formait le beneficium constitué par l'évêque au profit du voué. C'est dans ce sens qu'il faut, croyons-nous, interpréter la lettre d'Adalbéron II, datée de l'an 1000, et déclarant que les évêques, ses prédécesseurs, avaient autrefois distrait de la prébende des religieux la plus grande partie des biens de l'abbaye :
...considerans majorem illius abbatis e portionem a decessoribus suis co-episcopis olim a praebenda fratrum obscissam... (84).
De même, on ne s'expliquerait pas ce passage important de la chronique de Richer, où celui-ci déclare que, sur l'ordre du seigneur de Salm (85), son bailli Renaud se présenta au monastère de Senones où, ayant fait assembler tous les religieux, il leur dit:
Monseigneur m'a envoyé pour vous faire connaître que, si vous le désirez, il vous prendra sous sa protection contre tous autres, et il vous invite à donner là-dessus votre avis.
Le chroniqueur ajoute que les religieux entrèrent en chapitre et délibération; qu'en l'absence de l'abbé, ils ne purent se mettre d'accord; qu'ils rejetèrent la proposition et, suivant l'expression même de Richer, ils refusèrent ainsi leur bonheur, comme la suite le leur a suffisamment prouvé (86).
Il est bien évident que, si le monastère avait fait partie du fief d'avouerie, le comte de Salm n'aurait pas eu besoin de demander le consentement des religieux pour étendre son droit de voué protecteur sur le couvent.
Dans un autre passage de sa chronique, Richer rappelle un accord intervenu, entre l'abbé Baudouin et Frédéric de Salm, d'où il ressort que l'église de Senones devait avoir:
Deux charpentiers, un cuisinier, un acranteur (87), un lavandier, un cordonnier, deux pêcheurs.
Ce sont les huit bons-hommes, affranchis de la juridiction du voué, et dont il est souvent question par la suite.
Richer blâme fort cette transaction destinée à fixer les droits du monastère. Il déclare qu'elle a été faite hors sa présence et qu'il n'aurait voulu y assister. Il est étonnant, ajoute-t-il, que l'abbé et le couvent n'aient pas réfléchi que l'église de Senones appartenait à l'évêché de Metz, que l'abbé était feudataire du temporel de cet évêché, et qu'il n'aurait pas dû conclure cet accord sans l'intervention de l'évêque (88).
Ce blâme, à l'adresse de l'abbé Baudouin, pourrait se justifier s'il s'était agi d'autre chose que d'une transaction entre deux feudataires du même suzerain. Or, il ne s'agissait, en somme, que de terminer une contestation, par la fixation ou la reconnaissance de droits antérieurs.
J'estime donc qu'au XIIe et au XIIIe siècle, la juridiction du voué, représentant et feudataire de l'évêque de Metz, s'étendait seulement sur le territoire de l'abbaye situé en dehors des limites d'une portion centrale englobant les édifices du monastère avec ses religieux, ses officiers et ses huit bons-hommes soumis à l'autorité directe de l'abbé, autre feudataire du temporel de l'évêché de Metz.
 

(à suivre)

(1) Cologne, 1866.
(2) 1895-1896, p. 281-297.
(3) Paris, 1898.
(4) M. THOUVENOT, L'Avouerie de l'Abbaye de Senones et la principauté de Salm (661 [ ?] 1793). Thèse de doctorat en droit, Bordeaux, 1898, p. 5-6.
(5) Documents inédits de l'Histoire des Vosges.
(6) Bulletin de la Soc. philom. vosgienne.
(7) L. JÉRÔME. L'Abbaye de Moyenmoutier. Paris, 1902.
(8) RICHER, 1. 4, ch. 22. M. G. H. ss. XXV, p. 311.
(9) Ibid., 1. 4, ch. 25; M. G. H. XXV, p. 313.
(10) Ibid., 1. 4, ch. 26; Ibid., p. 314.
(11) Ibid., 1. 4. ch. 26, p. 314.
(12) Richer. 1. 4, ch. 27, p. 315-316.
(13) Richer 1. 4, ch. 19. M. G. H. XXV, p. 308-310. L'évêque dont il s'agit est Jacques de Lorraine.
(14) RICHER, 1. 1; ch. 24. Ibid.,p. 268.
(15) Ph. A. GRANDIDIER, OEuvres histor. inéd., Il, p. 120. Colmar, 1865.
(16) D. CALMET, Hist. de l'Ab. de Senones, éd. Dinago, p. 11.
(17) Ibid., p. 12, 40.
(18) Ibid., p. 137, 140 et suiv.
(19) Ce récit du moine de Stavelot a été publié par J. CHAPEAUVILLE, In gestis pontif. Tongr.; HERNINGES, Theat. geneal. Gelen. pretiosa Hierotheca, p. 20 ej. de mir. ma;., col. 34; BARONIUS DE MARTY, 26 maji Christ. DE GERNICHAMPS, Déclaration chronologique concernant la vertueuse et mémorable vie de sainct Symètre, prestre et martyr, imprimé à Liège par Léonard Streel, imprimeur juré; A. FAHNE, Geschichte der Grafen jetzigen Fürsten zu Salm-Reifferscheid. Cologne, 1866, 1re partie, p. 81-82.
(20) Francisco DE ROSIÈRES, Stemmatum Lotharingisc ac Barri ducum. Tome VII, Paris, 1580.
(21) D. CALMET, Hist. de Lorraine, t. I, col. CCVII, 1re édit., Généalogie des comtes de Salm de Vosge selon M. Mussey, dans sa Lorraine ancienne et nouvelle, Nancy, 1712.
(22) Jean TANNER, Histoire des héros de Sternen, imprimé à Prague, en 1732. Cf. Gravier, Hist. de la ville épisc. de Saint-Dié; Epinal, 1836, p. 93.
(23) Du CHESNE, Preuves de la Maison de Luxembourg. Cf. D. Calmet, I, col. CCVIII, 1re edit.
(24) R. PARISOT, Les Origines de la Haute-Lorraine, p. 414, Paris, 1909. Sigefroy était comte du pagus Mosellensis (in pago Mosalgowe, in comitatu Sigilridi comitis, dans une charte de l'emp. Otton II). Il mourut le 15 août 998.
(25) L. VANDENKINDERE, La Formation territoriale des principautés belges au Moyen Age, t. II, p. 467. Bruxelles, 1902.
(26) J. BERTHOLET, Hist. du duché de Luxembourg et comté de Chiny, III, p. iv.
(27) Après la mort du duc Henri II et l'élévation de Frédéric II au duché de Basse-Lorraine, la possession principale de la famille dans la Moselle, avec Luxembourg, revint à Gislebert. De son frère Henri, il avait hérité les voueries de Saint-Maximin et d'Echternach.
(28) Gerold MEYER VON KNONAU, Jahrb. des Deutschen Reiches unter Heinrich IV, de Leipzig, 1900, I, p. 372, n. 141, p. 566, n. 32; III, p. 44 et 419, n. 127.
(29) BERTHOLET, III, p. 35. KREUER, Geschichte des ardennisehen Geschlechts, p. 76.
(30) Urkundenbueh de Beyer, Eltester et Goerz, I, n° 306. Cf. Vandenkindere, II, p. 233.
(31) BERTHOLET, III, p. v.
(32) Ibid.: A. NEYEN, Biographie luxembourgeoise, II, p. 103, Luxembourg, 1861.
(33) Chron. Carionis; Cf. BERTHOLET, III, p. 59.
(34) Ibid., p. 59.
(35) Hist. Gén. de Metz, par les Bénédictins, II, p. 113-114. Ditmarus chron., cf. BERTHOLET, III, p. 60.
(36) Chron. vêtus. Cf. BERTHOLET, III, p. 64.
(37) BERTHOLET, III, p. 67-69. Sur cette période, consulter le savant ouvrage de M. Rob. PARISOT, Les Origines de la Haute-Lorraine, Paris, 1909.
(38) Bénédictins, Hist. de Metz, II, p. 113-118. La cathédrale fut achevée en 1381, sous la direction de Pierre Pierrat, mort le 25 juillet 1400 et enterré sous un autel au-dessous de la sacristie, dans le collatéral du côté de la place de Chambre.
(39) Chronic. Hermanni Contracti quod edidit Canisius. Cf. Du CHESHE, Hist. de Luxembourg, chap. 1 sur la fin.
(40) Voir la charte, datée de février 1033, dans La Véritable origine des très illustres maisons d'Alsace, etc. Preuves, p. 97-110.
(41) Nommé duc de Haute-Lorraine en 1047, il fut tué par Godefroy le Barbu, en 1048, et remplacé par son neveu Gérard III, fils de Gérard II et de Gisèle. C'est Gérard III, devenu Gérard Ier, qui est généralement considéré comme le premier duc de Lorraine de la maison d'Alsace. En réalité il est le deuxième.
(42) Langenstein est le nom primitif du château de Pierre-Percée, à 5 kilomètres S.-E. de Badonviller.
(43) Considérations hist. sur la généal. de la Maison de Lorr., 1re partie des Mémoires, p. 154 et 155. Paris, 1642.
(44) G. WAITZ, Mon. Germ., Hist. Scriptores. T. X., p. 492.
(45) WASSEBOURG, Antiquités de la Gaule Belgique, etc., Verdun, 1549.
(46) Preuves, p. 103.
(47) HERMAN-CONTRACT, Ad an. 1048: SIGEBERT DE GEMBLOURS, Et ad an. 1048. Grande Chronique de Flandres, p. 110-111; A. WITTE, «  Genealogische Untersuchungen zur Gesch. Lothr. ». Jahrbuch, 1893, 2e partie, p. 67-69. Gérard d'HANNONCELLES, Metz ancien, t. I.
(48) Tables généal., p. 3 et 4.
(49) La Form. terr., etc., II, p. 357-362.
(50) ALBÉRIC, Scriptores, XXIII, 782. Mercy-le-Haut, canton d'Audun-le-Roman, arr. de Briey; Cutry, canton de Longwy, arr. de Briey.
(51) Ibid., III, 434. Baslieux, canton de Longwy, arr. de Briey.
(52) La puissance territoriale de la maison des comtes de Gleiberg s'étendait sur les deux rives du Rhin.
(53) D. CALMET, IV, 1recol. CCLXXXV. Je me suis servi d'une première édition de Dom Calmet, dont les preuves ont été reliées en un 4e volume. C'est à cette édition, sauf avis contraire, que renvoient toutes mes notes.
(54) WASSEBOURG, Antiquités de la Gaule Belgique, etc., livre III, p. CCXXXIII. Le terme deuxième s'explique par ce fait qu'Adalbert était le deuxième de ce nom, étant fils d'Adalbert et de Judith, les fondateurs de l'abbaye de Bouzonville. En situant le duché (sic) de Longcastre en Alsace, Wassebourg n'a fait qu'exprimer l'origine alsacienne d'Adalbert. Langenstein, au XIe siècle, n'appartenait pas plus à la Lorraine qu'à l'Alsace, sa domination s'étendant sur les hautes vallées de la Plaine et de la Vezouse qui, à partir du XIIIe siècle, tombèrent sous la suzeraineté de l'évêque de Metz.
(55) M. Thouvenot cite en note 2, p. 10, ce passage de M. Prost, au sujet de l'authenticité des chartes d'immunité: «  Quant à la considération des grâces analogues antérieurement obtenues, elle est souvent justifiée par la présentation, est-il dit, des diplômes délivrés alors pour cet objet. Quelquefois ces diplômes, simplement rappelés, sont dits perdus, être tombés de vétusté ou bien avoir péri dans des accidents de guerre, dans des incendies, etc. D'autres fois, il est simplement fait mention de la libéralité des princes qui sont déclarés s'être signalés ainsi par leur haute bienveillance et par leur piété. Ce qu'on sait des pratiques habituelles du Moyen Age, en pareille matière, permet de penser que les diplômes antérieurs, quand on les montrait, n'étaient pas toujours très authentiques et que ceux qu'on se bornait à citer étaient, dans bien des cas, purement imaginaires. »; Âug. PROST, L'Immunité. Étude sur l'origine et le développement de cette institution, p. 19. Paris, 1882.
(56) L'Avouerie de l'Abb. de Senones et la princip. de Salm, p. 11-30.
(57) FUSTEL DE COULANGES, Hist. des Inst. pol. de l'âne France. Les Origines du syst. féodal, t. V, p. 345, Paris, 1890.
(58) L. JOUVE, Étude géogr. sur le ban et les possessions de Senones jusqu'au milieu du XIIIe siècle, p. 130 et suiv. Voir aussi sur la même question, A. FOURNIER, Topogr. anc. du dép. des Vosges, II, p. 73 et suiv.
(59) M. THOUVEHOT, ibid., p. 21
(60) M. TBOUVENOT, ibid., p. 20.
(61) Ibid., p. 21.
(62) Aug. PROST, L'Immunité. Paris, 1882; FUSTEL DE COULANGES, ibid., p. 336-425.
(63) RICHER, l. II, ch. 1. M. G. H. ss. XXV, p. 270.
(64) Félix SENN, L'Institution des avoueries ecclésiastiques en France. Paris, 1903, p. 93. Cet ouvrage, auquel j'ai emprunté différents passages, est l'un des meilleurs qui aient paru sur la question.
(65) BONVALOT, Hist. du droit et des inst. de la Lorraine, p. 378.
(66) Ibid., p. 140.
(67) V. CHATELAIN, «  Le Comté de Metz et la vouerie épisc. du VIIe au XIIIe siècle ». Jahrbuch, ann. 1898, p. 34.
(68) R. PARISOT, Le Royaume de Lorraine sous les Carolingiens, p. 708.
(69) RICHER, l. II, ch. 5, M. G. H. ss. XXV, p. 271.
(70) Capitulaire de 809. Diplôme de Charles le Chauve de 876. Cf. F. SENN, L'Instit. des avoueries eccl., p. 40-41.
(71) Ibid., p. 132-133.
(72) Ibid., p. 134-135.
(73) RICHER, l. IV, ch. 28. M. G. H. ss. XXV, p. 316.
(74) D. CALMET, Hist. de l'abb. de Senones, édit. Dinago, p. 40. Le château de Deneuvre et dépendances étaient du patrimoine de l'évêque de Metz, Etienne, de la famille de Montbéliard-Mousson-Bar, héritière du duc Frédéric II de Haute-Lorraine.
(75) M. THOUVENOT, ibid., p. 42.
(76) Ibid., p. 35.
(77) M. THOUVENOT, ibid., p. 36.
(78) M. THOUVENOT, ibid., p. 37.
(79) Adelard est compté par Richer comme le 14e abbé de Senones. Il conjecture qu'il a vécu vers 835 ou 840.
(80) RICHER, l. II, ch. 5. M. G. H. ss XXV, p. 272.
(81) V. CHATELAIN. Le comté de Metz et la vouerie épiscopale du septième au treizième siècle, Jahrbuch, 1898, p. 95.
(82) Archives des Vosges, cartul. de Senones, p. 21. Cf. THOUVENOT, p. 40.
(83) Ibid., p. 28. Cette franchise de l'Abbaye était de nouveau reconnue, en 1210, par Bertrand, évêque de Metz, Arch. des Vosges. Cartul. Senones, p. 65.
(84) Arch. des Vosges. Cartul. de Senones, p. 6. Cf. THOUVENOT, p. 37.
(85) RICHER, l. V, ch. 10. Le chroniqueur ne donne presque jamais aux comtes de Salm le titre de comte, qui pourtant leur était régulièrement dû.
(86) RICHER, l. V, ch. 10, M. G. H. ss XXV, p. 336.
(87) L'accranteur était le greffier, le notaire, le garde-notes (D. CALMET, édit. Dinago, p. 133).
(88) .... Litteras super hoc conscripserunt continentes quod ecclesia senoniensis duos carpentarios haberet, unum coquum, adcrantatorem unum, lavandarium unum, sutorem unum, piscatores duos, caeteri vero omnes in valle senoniensi ei pro voluntate servirent. Et ita abbas et conventus pusillanimes et effeminati tam citi victi, voluntati advocati se miserabiliter subdederunt. Ego vero non eram praesens nee vellem adhuc interfuisse. Mirum, quod in tali actu non consideraverunt abbas et conventus, quod ecclesia senoniensis episcopi esset metensis cum appenditiis suis et quicumque sit abbas senoniensis ab ipso episcopo temporalia recipere tenetur, et ob hommagium illi facit ergo non licuit eis tam miserrimam transactionem de jeudo episcopi sine ipso episcopo facere. RICHER, 1. IV, c. 3l. M. G. H., p. 318.

 

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