La 2e
DB, Général Leclerc, En France, Combats et Combattants
par un groupe d'officiers et d'hommes de la division
Éd. Arts et Métiers, Paris 1945
« CUIRASSIERS... CHARGEZ... »
LE 12e RÉGIMENT DE CUIRASSIERS
Notre plus vieux régiment
de cavalerie. Formé en 1668, « Dauphin-Cavalerie » devient Par
la suite le 12e Régiment de Cavalerie, Puis le 12e Régiment de
Cuirassiers, le « 12e Cuir » ; à cheval jusqu'en 1939, il se
motorise à cette date, se blinde en 1943, en Afrique du Nord. Sa
cuirasse, c'est maintenant le Sherman. Pour la porter à la
charge, les muscles et le cerveau d'un seul cuirassier, même
lorsqu'il a remplacé son cheval par un Diesel de 500 CV, ne
suffisent plus, il y faut maintenant l'équipage. Mais,
cuirassier ou équipage, vous trouverez toujours pour animer la
lourde carcasse une seule pointe de volonté, un seul coeur.
Pendant l'occupation son étendard fut caché dans le coffre-fort
d'un directeur des haras du Centre de la France. Lorsque le
régiment eut atteint Paris, sa première grande étape, un
officier en civil partit à sa quête dans une région encore
infestée d'insécurité. La précieuse soie qu'il ramena, qui date
de l'Empire et qui fut ressortie pour la première fois aux yeux
de tous sur la Place Kléber à la libération de Strasbourg, porte
inscrits dans ses plis, et en attendant d'autres, les noms
d'Eylau, d'Iéna, d'Austerlitz, de l'Yser, de l'Arvre et de
Saint-Mikael.
Sur cette Lorraine de brume et de boue, la pluie enfin ne tombe
plus. Les hommes, immobiles, sont là; depuis longtemps massés à
angle droit devant les chars. La lassitude envahit les regards,
les corps mouillés : on ne se bat plus, pire, « on moisit »...
Les nouveaux engagés sont à peu près certains cette fois d'avoir
manqué leur affaire! Quant aux anciens, ils parlent batailles,
assaillis de souvenirs et de regrets.
Et pourtant il va suffire tout à l'heure de trois mots pour
redresser les têtes et faire battre les cœurs. Soudain le champ
s'anime, des officiers s'agitent, passent des ordres à voix
basse. Une voix hurle : « Garde à vous ! » Plus une tête ne
bouge. Seules six cents paires d'yeux cherchent le colonel,
surveillent sa venue, veulent son regard. Je ne le vois que
lorsqu'il est devant moi. Mais, la tête haute, raide comme un
bâton, je ne le vois presque plus à trop bien le fixer. Je
devine seulement son pas précis, rapide à l'ordinaire et qui
hésite dans la boue, sa canne devant mes pieds tenue d'une main
ferme, sèche, son regard noir glissant lentement sur nous. Déjà
il est passé. Maintenant, au centre du terrain, nous dévisageant
durement, il hache ses phrases, lancées comme des coups : « Nous
surprendrons l'ennemi par notre audace dans la plaine d'Alsace.
» L'ordre du jour est net : « Nos vies ne comptent pas. » Je
sens autour de moi comme un frémissement muet. Très droit, mon
voisin me pousse du coude et me glisse: « Cette fois- ci, ça y
est !... » Je lui réponds : « Tant mieux ! »
Cinq jours plus tard à peine, nous apprenons la prise de Blamont
par les Américains. Ces Américains qui nous précèdent à a
l'attaque de quelques heures et que nous allons relever,
parait-il, dépasser de toute la vitesse de nos moteurs, le
moment de l'exploitation venu, pour engouffrer dans l'arrière
des lignes allemandes une quantité maxima de chars, de canons et
d'hommes. Mission typique de cavalerie, faite d'audace,
d'initiatives et qui nous convient parfaitement, nous enchante :
nous avons hâte de découvrir du haut des Vosges la grande plaine
alsacienne.
Aux premières rumeurs, les hommes, trop heureux, se sont rués
sur leurs engins. L'ordre de départ trouvera tout le monde en
place, les paquetages bien arrimés sur les moteurs, les pleins
faits. Il a gelé dans la nuit, et le sol durci facilite
singulièrement les manœuvres. Si l'on pouvait disposer de
quelques jours de temps clair, sec, nul doute alors que l'on ne
renverse tout sur notre passage!
Le lendemain, 19 novembre, nous trouve à Reherrey, sinistre,
abandonné, où nous avons passé la nuit a la lueur d'une
baladeuse branchée sur les batteries du char. Dans la matinée,
deux ou trois avions allemands rasent les toits du village et
mitraillent à la sortie de celui-ci un convoi de camions sur la
route de Brouville. Je me précipite sur la tourelle pour y
installer la « 50 » en D.C.A., mais un officier me voyant faire
me rappelle que l'on ne doit tirer qu'en cas d'attaque directe.
Rien à répondre...
Mais les Américains ont dû trouver un passage. A 15 heures nous
repartons... Les hommes d'un bond grimpent sur leurs monstres
avec des agilités de danseurs de corde. A 15 h. 15 la colonne
reprend la route. Au fur et à mesure que nous avançons vers ce
front qu'on nous refuse encore, nous trouvons une région
toujours plus encombrée. Par toutes les routes, parles chemins
même, de longues files de chars, d'automitrailleuses, de
destroyers s'acheminent lentement vers leurs positions
d'attaque. Aux croisements les hommes de la circulation
routière, avec leurs bras tendus, ont l'air de sémaphores de
gares de triage. Par mon périscope, je ne découvre de tous côtés
que voitures légères ou lourdes, chenilles, tourelles, 75 de
Sherman ou 76,2. A droite, à demi embourbée dans un chemin
glissant, de l'artillerie chenillée, des auto-canons, des
mortiers. Devant, des spahis à calots rouges, hauts perchés sur
leurs « légers » trop grêles, à gauche des fusiliers marins...
Tout ce monde d'apparence hétéroclite forme le « Groupement
tactique » homogène, aux ressources diverses, aux articulations
souples, divisé à son tour en « Sous-Groupements », puis en «
Détachements », unités mixtes composées de chars, d'infanterie
et de mortiers ou d'artillerie chenillée, permettant une action
indépendante, rapide, susceptible de se lancer en pointe, de
combattre et de se défendre par leurs propres moyens. Nous
formerons ainsi à Hablainville, où nous retrouvons une section
d'infanterie et un peloton de mortiers destinés à appuyer nos
chars, le détachement Compagnon, sous les ordres du capitaine de
notre Escadron. Nous appartenons au Sous-Groupement Rouvillois,
avec deux autres Détachements : ceux du lieutenant Briot de La
Crochais et du capitaine Lenoir.
Seconde nuit d'attente, à Domjevin. Dans une cave étroite où les
Américains ont laissé un peu de paille et où nous serons quinze.
Nuit brève, inconfortable : à 5 heures tout le monde est debout.
Les conducteurs se glissent aux postes avant, font chauffer les
moteurs; les véhicules manœuvrent pour reprendre la route. On
n'y voit rien et l'on s'aveugle à coups de torche. A 6 heures,
départ.
Mais, puisqu'on va combattre, il pleut de nouveau! La route qui
nous mène à Avricourt, par Vého et Lintrey, est
extraordinairement boueuse, et dans la nuit les conducteurs
marchent presque au jugé, l'œil rivé sur le feu rouge du
véhicule précédent.
Le jour enfin se lève, la pluie redouble et suinte par les
moindres ouvertures, coule dans le dos des hommes... D'une heure
à l'autre nous allons maintenant être engagés. Dans les
tourelles, tireurs et radio-chargeurs font leurs derniers
préparatifs, dégagent les obus, sortent les bandes de
mitrailleuse. J'arme la mienne, qui percute normalement. La
culasse du canon, correctement graissée, dégage une impression
de force. L'Allemand n'aura qu'à bien se tenir.
A la traversée de Réchicourt, profitant d'un embouteillage, des
soldats américains nous tendent des quarts de café bouillant, et
nous nous sentons mieux. aussitôt. Plus loin, dans un bois, des
fantassins sont massés en grand nombre. Ils nous regardent
passer avec cette indifférence étonnée des soldats pour tout ce
qui n'est pas de « chez eux ». Nous passons Saint-Georges,
Lorquin, qui vient d'être pris, puis arrivons à Xouaxange. Là
commence notre aventure. Xouaxange, C'est le canal de la Marne
au Rhin, le premier Obstacle naturel à franchir, dangereux pour
les chars. Par chance, les Allemands n'auront pas eu le temps de
faire sauter le pont : la coupure ne nous arrêtera pas. Mieux,
la trouée est trouvée: les cavaliers que nous sommes n'ont plus
qu'à foncer sur l'objectif suivant : la Sarre, qu'il va falloir
franchir aussi.
Nous passons le canal sans difficulté, malgré l'inondation
causée par la destruction du pont de chemin de fer : les chars
ont les chenilles dans l'eau quelques instants. Nous allons
obliquer vers l'ouest, sur Héming, où les Américains seraient
arrêtés. De là nous marcherons en direction générale nord-est,
l'ordre d'emprunter l'itinéraire « A » - le plus au nord - étant
échu au sous-groupement Rouvillois. Le colonel commandant le «
12e Cuir » va se lancer sur la Sarre, les Vosges, Strasbourg.
Dès le début de l'après-midi nous rencontrons les premiers
éléments ennemis ; sur la route qui serpente à travers champs,
les chars ont pris leur place de combat. Se succédant à
intervalles d'une cinquantaine de mètres, ils progressent
maintenant de bond en bond. Le pays ? Peu favorable à l'attaque.
Le terrain vallonné forme autant de compartiments, de crêtes
boisées, de fonds marécageux où l'ennemi semble n'avoir qu'à
s'embusquer et nous attendre de sang-froid. La route en lacet
risque toujours de ménager des surprises. Pourtant il faut
foncer, sans craindre la vitesse, qui peut en certains cas
constituer l'unique chance de salut. Devant nous, à quelque 200
mètres, le char de tête pousse ses moteurs à fond. Le secteur
paraît calme, la progression s'effectue rapidement, sans
incident. Mais à chaque seconde l'oreille reste tendue, guettant
le coup de canon, la rafale ou l'explosion qui déchaînera la
bagarre. Le temps paraît presque lent de cette attente qui
éprouve les nerfs : d'une seconde à l'autre, le perforant peut
fendre l'air, qui traversera la tourelle au mépris du blindage,
dans sa formidable puissance, et fera voler à l'intérieur du
char une poussière d'acier déchiqueté.
Soudain, c'est le soulagement, l'ennemi qui se dévoile, qu'on
peut tirer et qui, surpris, perd ses moyens, vise mal et par là
se condamne, terrorisé devant l'apparition des chars, la cadence
des mitrailleuses, les effets foudroyants du 75 explosif. Mais
ce coup de canon ? Je regarde le tireur, il tourne brusquement
la tête et me dévisage lui aussi. Une mitrailleuse ouvre le feu.
Notre colonne s'est arrêtée. Je cherche à voir par le périscope,
mais la route tourne et me cache les premiers véhicules, qui
doivent être accrochés derrière le virage. La mitraillade
s'amplifie quelques minutes, puis cesse. Nous avançons de
nouveau. J'entends à la radio le capitaine Compagnon demander au
char de tête ce qu'il a vu, si tout va bien. Il répond : « Suis
à l'entrée du village; que faut-il faire des prisonniers ? »
Ordre lui est alors donné de se porter à la lisière nord d'Héming,
en laissant les Allemands à la garde de la population civile.
Les Américains, derrière nous, achèveront de nettoyer l'endroit.
Il ne s'agit plus de perdre un quart d'heure désormais. Chaque
minute va compter si l'on veut essayer de surprendre l'Allemand
plus loin, sans lui laisser la possibilité de se ressaisir. Nous
traversons Héming « plein pot », les mitrailleuses braquées sur
les maisons, sous les yeux stupéfaits des rares civils hasardés
sur le pas de leur porte. A la sortie du village, nous
poursuivons aussitôt sur Kerprich, où nous ne rencontrons pas
une résistance beaucoup plus forte. Seuls quelques tirs
d'artillerie et de mortiers de 81 tentent de gêner notre avance.
Le char de tête, a l'entrée du village, nettoie à coups
d'explosif des nids de mitrailleuses, sans que le reste de la
colonne ait à intervenir. Mais, à l'intérieur de
l'agglomération, la fusillade reprend, violente. Les Allemands
qui s'obstinent nous tirent des fenêtres à la mitraillette, et
une mitrailleuse se révèle au soupirail d'une cave. La riposte
est prompte. Nos armes automatiques déclenchent un feu nourri
sur les embrasures suspectes. Nous repartirons sans avoir tout à
fait brisé la résistance. Il importe surtout de pousser de
l'avant, sans regarder derrière ni sur les côtés. D'autres sont
là pour effectuer les nettoyages nécessaires : il nous faut
davantage abattre du kilomètre que de l'Allemand; beaucoup
d'entre nous voudraient tuer. On leur expliquera gentiment que
ce plaisir ne leur revient pas, que leur rôle est de percer, de
foncer tant qu'on pourra...
De fait, le rythme de notre avance s'accélère. Dans Langatte, où
elle pénètre à vive allure, la patrouille de tête prend sous le
feu de ses mitrailleuses une batterie hippomobile de 150,
qu'elle met en déroute. Deux canons sont atteints de plein fouet
à coups de perforant. Les servants sautent dans les maisons,
tentent de disparaître à travers champs par les jardins. Mais,
par-dessus le village, j'en repère une demi-douzaine qui courent
dans les prés et les signale aussitôt au tireur. Il fait
tourelle à droite, penché sur sa lunette, règle sa hausse et
tire. Le char marque le recul. Le coup est un peu court. Je
retire la douille brûlante, recharge. Un second obus fait monter
une gerbe de terre entre les cinq ou six points noirs : on ne
les verra plus. « On se croirait aux lapins ! » hurle le tireur,
ravi, les yeux exorbités. Et c'est assez cela.
La colonne repart lentement [...]
JEAN-CLAUDE HENRIOT. |