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1928 - L'effondrement de la campagne lorraine
 


Certes, il est aisé de constater à partir des tableaux de recensements que la population du Blâmontois a atteint son maximum dans les années 1840, et ne cesse depuis de décroître.
Mais les causes en sont multiples, et nécessiteraient une étude plus approfondie que l'exposé ci-dessous, où tout n'est certes pas faux, mais trop souvent contradictoire, caricatural et orienté par un débat moral.


Études
Revue catholique d'intérêt général
publiées par des Pères de la Compagnie de Jésus
Ed. Paris
Avril-mai-juin 1928


L'EFFONDREMENT DE LA CAMPAGNE LORRAINE

Ce n'est pas une étude sur nos villages de France, étude d'ensemble impossible, tant il y a de différence d'une province à l'autre. Dans l'intéressante enquête de la Croix sur la dépopulation, des déposants voisins, du Jura et de la Franche-Comté, ont grand'peine à ne pas se contredire. Ce qu'on voudrait consigner ici, c'est le résultat d'observations faites dans le diocèse de Nancy, particulièrement dans les cantons de Baccarat, Blâmont, Gerbéviller, Nomény, noms illustrés par la dernière guerre; ces notes valent pour toute la partie du département qui est au sud de Conflans-Jarny. On peut les résumer en ces quelques mots qui sont le titre de cet article que ce soit dans les vallées de la Blette, de l'Euron, de la Vezouze ou de la Seille, que ce soit au pied des côtes de Toul ou dans les mornes plaines de la Woëvre, nous assistons à l'effondrement de la campagne lorraine, lent avant la guerre, précipité depuis 1914. Les explications qui vont suivre prouveront que le mot n'est pas trop fort, et que Jeanne, la bonne Lorraine, si elle refaisait son pèlerinage à Saint-Nicolas-du-Port, trouverait encore qu'il y a grande pitié au royaume de France.
 

I. L'Effondrement

Le premier signe inquiétant, c'est la diminution effrayante de la population des villages purement agricoles. On se rassurerait en constatant que la Meurthe-et-Moselle tient un rang honorable sur les tables de natalité. C'est vrai; mais cette mention n'exclut pas la grande misère des campagnes. Deux cantons ont perdu, depuis 1914, le quart de leur population Nomény est descendu de 10517 à 7 767, et Colombey de 9532 à 7292, Colombey qui n'a pas été touché par la guerre. Ce qui fait illusion, c'est l'accroissement rapide de quelques régions. Deux villages, non pas du pays minier, mais du paisible canton de Bayon, par suite de l'afflux des cheminots, ont gagné, depuis la guerre, 3 229 habitants, plus que le canton de Colombey n'en a perdu pendant et depuis la guerre. Cette croissance masque, mais n'empêche pas la dépopulation des campagnes. Le tableau ci-joint donnera une expression assez exacte du double phénomène.


Ce qui rend plus inquiétante encore cette diminution, c'est le chiffre bas des naissances, en regard du chiffre élevé des personnes déjà âgées. A Létricourt, M. le curé est resté dix-huit mois sans baptêmes, à Armaucourt, vingt et un mois, à Loro-Montzey, trente mois. Cette raréfaction des berceaux tient-elle à des causes morales ? Oui, comme ailleurs, moins qu'ailleurs, à cause de la foi vive encore.
Elle vient surtout de l'exode de la jeunesse rurale. C'est un mal ancien, mais qui sévit de plus en plus. En l'année 1926, on s'est précipité vers l'armée et surtout vers la section de province de la Garde républicaine. En novembre dernier, à Ogéviller, sur six jeunes soldats libérés, cinq y sont entrés; le sixième postulait aussi, mais, comme peu auparavant il avait rossé un gendarme, le brigadier, chargé de l'enquête, donna un avis défavorable.
La pénurie de bras, jointe au renchérissement des frais de culture a contribué à la diminution des surfaces cultivées. Au prix actuel de la vie, le travail des terres lourdes n'est pas rémunérateur, tandis qu'on peut y créer de bonnes pâtures. Les parcs demandent moins de bras que les champs, mais on a trop rempli les étables, l'entretien du bétail pèse lourdement sur l'homme et même sur la femme, et ce travail de tous les jours, sans jamais de relâche, trop dur pour bien des femmes, contribue à les dégoûter des champs. Les jeunes filles rêvent toutes d'un jeune homme qui ne soit pas cultivateur; c'était, après la guerre, le cheminot ou le postier qu'elles visaient; aujourd'hui, c'est peut-être le gendarme qui serait le mari rêvé.
Si ce mouvement de glissement se continue et on ne voit pas ce qui peut l'enrayer, dans dix ans, les villages qui comptaient, avant la guerre, de 200 à 300 habitants, seront réduits à une cinquantaine quelques grosses fermes au milieu de dépendances entretenues et de masures en ruines.

II. Les Causes de l'Effondrement

Elles sont multiples; plusieurs sont déjà anciennes; la crise date d'avant les hostilités la guerre n'a fait que la précipiter.
C'est vers 1840 que le pays a atteint son maximum de population. Elle y était devenue si dense que l'on dut chercher des moyens de la faire vivre au village. On défricha des forêts pour donner des lots de terre aux familles pauvres. Le procédé ne fut pas toujours heureux; après quelques bonnes récoltes dans une terre fumée pendant des siècles par la dépouille des bois, le sol trop peu profond, pauvre en humus, ne parvint plus à nourrir ceux qui le cultivaient; il retomba en jachère. A Laneuveville devant Bayon, l'un des derniers maires reboisa le territoire déboisé par son aïeul. Un éclaircissement était donc inévitable de la race assez prolifique. Outre les artisans, trois classes de ruraux vivaient côte à côte dans les villages : les cultivateurs, propriétaires ou fermiers, dont la caractéristique était de posséder un ou plusieurs attelages de charrues ; les domestiques qui, presque toujours, logeaient chez le cultivateur, et une catégorie intermédiaire qu'on appelait dans le pays les manoeuvres. Ceux-ci possédaient généralement leur maison, un jardin, un petit champ que leur cultivateur labourait gratuitement, mais à condition qu'ils lui donneraient un certain nombre de journées de travail payées d'un prix modique. Le cultivateur, autrefois, employait une grande partie de l'année son manoeuvre qui, grâce à l'appoint de ce salaire, pouvait vivre. Les légumes du jardin, la vache, le porc et la basse-cour lui fournissaient la nourriture, à lui et à sa famille; avec le salaire, il payait les vêtements, l'entretien, les impôts légers et le reste, et même, s'il était économe, il faisait des réserves et parfois achetait le bien du propriétaire qui n'avait pas d'enfants ou dont l'enfant unique était parti pour la ville. Au cimetière de Bruley, juché au sommet d'une des côtes de Toul, parcourez ces trente riches tombes de granit; elles portent les noms des familles qui, il y a un demi-siècle, possédaient tout le ban; de ces noms, il ne reste pas un représentant dans le village; ceux qui le possèdent sont les descendants des manoeuvres d'alors; ils ont racheté la terre que leurs pères avaient arrosée de leurs sueurs. Aujourd'hui, hélas ce ne sont plus les propriétaires, mais ces manoeuvres laborieux, jadis la réserve du village, qui le désertent à leur tour. Est-ce désertion ? ils ne peuvent plus vivre, les machines agricoles ont réduit la durée du travail; au lieu d'être employés six mois, ils le sont à peine un mois par an. Et qu'on ne voie pas ici de contradiction avec la remarque faite plus haut sur l'impossibilité de trouver de la main-d'oeuvre. Dans la plupart des villages, les exploitations sont plutôt médiocres, et l'exploitant n'a pas assez de terrain ni de bénéfices pour se payer le luxe d'un domestique; il n'a donc besoin que d'une main-d'oeuvre saisonnière et la saison est courte.
Dans quelques villages, comme Clémery, les manoeuvres ont pu vivre, parce qu'ils ont travaillé dans les chantiers de reconstitution et y ont gagné de bons salaires; mais, les réparations finies, ils n'ont plus d'autre ressource que d'aller à l'usine. Quand l'usine n'est pas trop loin, on prend le train, on fait des lieues à bicyclette, pour retrouver, le soir, le logis familial. J'ai voyagé, entre Toul et Neufchâteau, avec des vignerons ruinés, qui travaillaient aux fours à chaux de Sorcy (Meuse). Ils partaient à quatre heures du matin de la gare, attendaient une heure à Toul même station le soir, arrosée naturellement de vin gris dans un cabaret, et l'on rentrait à huit heures du soir, fourbu de la rude journée passée en plein air à la gueule des fours. On ne pouvait tenir longtemps à ce métier, surtout quand on passait devant ces coquettes maisons bâties par les patrons en quête d'ouvriers; par contraste, on trouvait plus laide chaque jour la maison paternelle, si éloignée, si vétuste; on guettait son tour et, le jour venu, on quittait le pays natal avec une larme, mais sans pensée de retour.
J'ai rencontré le vigneron ruiné. Déjà menacée, la culture de la vigne s'est effondrée depuis la guerre. De 16000 hectares, la surface cultivée en vignes est tombée à 2000. La plupart des hommes étaient mobilisés ; les femmes, si vaillantes qu'elles soient, n'ont pas suffi à la rude tâche. Nos gens de Bourgogne ou de Bordeaux n'ont pas d'idée du métier que font leurs confrères de Lorraine. La vigne est accrochée à la côte toujours raide, parfois à pic. Les pluies sur ces pentes entraînent la terre. Aussitôt après la Saint-Vincent (22 janvier), suivez du regard ces jeunes filles qui, sur le sentier grimpant, portent le tendelin plein de fumier (tendelin, nom local de la hotte), elles le déposent entre les ceps, puis, redescendant au bas de la vigne, elles le remplissent de terre et le remontent dans le haut. Elles respirent la santé, leurs bras apparaissent musclés, et cependant leurs regards songeurs se portent vers les usines dont les volutes de fumée rasent la plaine ou la cime des montagnes, en songeant à leurs compagnes qui, déjà, ont échangé la pioche et le tendelin contre la machine de la dactylo ou le mètre de la vendeuse. N'est-ce pas merveille qu'entre ces deux vies tant de jeunes filles aient tenu si longtemps et les hommes aussi ? Car les mauvaises années se sont multipliées ; jadis, aux bonnes années, on recrépissait la maison et l'on rajeunissait son mobilier; depuis la guerre, on n'a pas eu de récoltes, par le fait du froid ou des maladies ; aussi est-ce la gêne, la misère discrète, d'autant que le vigneron a toujours été plus cigale et moins fourmi que son frère le cultivateur. On a vendu les pressoirs dont les grosses pièces séculaires sont d'un chêne fort recherché par les ébénistes et l'on vivote entre les vignes déracinées et les champs exigus situés au bas de la côte.
Une loi d'après guerre a été fatale à nos paysans déjà malmenés par l'évolution économique, la loi des huit heures (1). Surtout dans les villages mixtes, où se coudoient cultivateurs et ouvriers de l'industrie, comment voulez-vous que le travailleur des champs qui, à seize heures, a encore cinq ou six heures de travail pour achever sa journée ne sente pas quelque envie en face de son camarade qui, sorti de l'atelier, le toise, narquois, du seuil de sa porte où il fume sa pipe ou bien de son jardinet ? Pour remplir les vides énormes creusés dans les administrations (postes, chemins de fer, etc.) par l'introduction brusque de la loi des huit heures, on a drainé dans les campagnes les commis, manoeuvres et parfois même les petits propriétaires séduits par l'appât d'un salaire régulier, supérieur aux bénéfices agricoles et par le mirage de la retraite.
Aujourd'hui, l'État achève l'effondrement dans certains cantons surtout par ses appels, nécessaires peut-être, à la défense nationale, mais mortels pour la culture. Inscrit dans la gendarmerie, le valet de ferme qui, hier, chaussé de sabots, couvert d'un pantalon rapiécé, fleurant le fumier, n'obtenait pas un regard de sa voisine, la voit sourire à son uniforme flambant neuf, reçoit aussitôt 850 francs par mois. Même après avoir versé 80 francs à la masse et 240 francs au mess, il palpe encore 400 à 500 francs, la dot de demain ou le secours aux parents, s'il est honnête «  Notre grand concurrent, me disait hier un fermier, c'est l'État; il ne se contente plus de nous prendre notre argent, il nous prend nos bras. »
Et ceux qui résistent à toutes ces tentations, ont-ils au moins la vie plantureuse que d'aucuns leur attribuent ? Hélas ! les difficultés commencent le jour où ils veulent s'établir «  Pourquoi ne vous mariez-vous pas ? demandai-je souvent à de grands jeunes gens qui frisent la trentaine. On s'est déjà accordé, me répondent-ils, mais il faut attendre un an on n'a pas de maison. » Car la crise du logement se fait sentir à la campagne. Je ne parle pas de villages dévastés, comme Abaucourt (village de 600 habitants tombé à 363, qui n'a compté l'an dernier que 3 naissances), où soixante maisons n'ont pas été reconstruites, grâce au législateur qui a permis de transporter en ville ou dans les usines les dommages de guerre alloués à la reconstruction. Même dans les villages intacts on n'a pas assez de logements le législateur n'a pas fait de loi (2) pour interdire de consacrer à d'autres usages les locaux affectés aux habitations. Dans un de ces villages réduit de moitié où toutes les maisons étaient habitées, je demandais à des vieillards : On a donc détruit des maisons ! - Non pas.
Mais où logeaient les cent, deux cents habitants qui manquent aujourd'hui ? » D'un de ces logements, le maire avait fait son poulailler, d'un autre l'étable à porcs. Beaucoup ont deux maisons dont l'une est vide. Puis il faut compter avec l'appétit des nouveaux riches. Tel Cosson (c'est le terme sous lequel on désigne les coquetiers) qui n'avait guère que des dettes avant la guerre et qui roule en auto, surenchérit dans toutes les ventes, achète à tout prix terres et maisons, il abat les cloisons pour faire des remises. J'ai vu pire encore; dans une commune riche de la Meuse, pour employer l'argent de la vente des bois, on refaisait la rue principale, où n'habitaient plus que deux ménages. L'entrepreneur, pour épargner quelque 500 mètres à ses charretiers, avait acheté les maisons vides, faisait casser les pierres de taille et les mettait sur la rue; je vois dans le fond d'une de ces maisons, encore intact, lavé par la pluie, le vaste manteau de cheminée en pierre d'Euville qui eût fait l'ornement de la plus belle salle à manger de Nancy.
Quand il a surmonté la première difficulté et trouvé un logement, le jeune cultivateur doit se fournir d'un train de culture. Pour une modeste exploitation de 20 hectares, un capital de 60 à 80000 francs est nécessaire. Peu de pères de famille, s'ils ont plusieurs enfants, pourront l'avancer à leurs fils.
Plusieurs ont hésité, pour l'avenir de leurs enfants. Quelle formation recevront-ils dans ces villages squelettiques ? Du curé ? Le curé, à la tête de trois à quatre paroisses, se donne d'abord à sa paroisse principale, le dimanche, et le jeudi, aux annexes. De l'instituteur ? ou plutôt de l'institutrice qui, dans ces petites communes, change si fréquemment (dans une commune, 3 en 2 ans). Pauvres maîtres et maîtresses de classes ! Je ne le dis pas pour ce ménage maintenu, je ne sais pourquoi, dans ce village étique où, en deux classes illégalement géminées de dix élèves, ils touchent une grasse prébende de 32 000 francs et peuvent aisément se payer une auto dans le garage construit pour eux par le maire désireux de les conserver; je le dis pour ces pauvres enfants de dix-huit ans, frais émoulues de l'École normale qu'on a jetées toutes farcies des théories de Durkheim et des totems dans quelque village perdu à 14 kilomètres des gares; l'inspecteur serait inhumain s'il les laissait longtemps dans ces classes anémiées (3) et ces villages perdus.

III. Les Remèdes

Y en a-t-il Il doit y en avoir qui, s'ils ne guérissent pas, peuvent enrayer le mal. Des lois ? L'État, qui n'est pas innocent de ce mal, doit prendre sa part de la cure. Au lieu d'abaisser à tout prix le coût de la vie, qu'il aide les cultivateurs, décidés à ne plus se contenter de pain noir pour fournir aux villes leur pain blanc !
Il a protégé dans les villes les locataires contre la désaffectation des logements; qu'il étende cette protection à la campagne qu'il mette à leur portée la construction d'habitations rurales à bon marché ! qu'il ne construise pas lui-même ! qu'il aide les bonnes volontés ! Ce n'est pas impossible. Mgr Thouvenin, inquiet de voir toucher à sa fin son oeuvre de reconstruction des églises, jeta un coup d'oeil curieux et discret dans les dossiers de dommages de guerre; il découvrit que 160 millions (chiffre donné par la préfecture), 160 millions de dommages immobiliers, par l'insouciance ou l'ignorance des propriétaires, n'avaient pas été remployés. D'accord avec les autorités civiles, - l'Union sacrée, - il espère en consacrer la partie qu'il retrouvera et se fera céder au Foyer des habitations à bon marché. De petits cultivateurs, des artisans recevraient ainsi le moyen de rester au village.
Le moment est favorable : on sent une hésitation chez des villageois en mal de départ; ils savent que les Compagnies, loin d'embaucher de nouveaux ouvriers, en ont remercié, ils ont vu passer des employés congédiés en quête de travail. Pour les maintenir, les propriétaires ne pourraient-ils quelque chose ? Si ces indécis recevaient, même en location, quelques hectares de terre, s'ils y plantaient du houblon, du tabac, de l'osier, des petits pois, suivant la nature du terrain, une culture soignée leur apporterait des ressources qui, jointes au salaire gagné chez le cultivateur, leur permettraient de vivre. Qu'au lieu de céder à la passion du rural pour la terre, le gros propriétaire ne fasse pas monter le prix des parcelles que dans une vente il dispute à son manoeuvre ! Que, dans la vue. des avantages qu'il tirera lui-même du rattachement d'une famille à la terre, il prélève quelques hectares sur sa vaste ferme Ce sera de l'argent bien placé. A des cheminots qui voulaient se créer un jardin, des cultivateurs ont consenti la location de quelques terres; ils en sont dédommagés à la fenaison et à la moisson. Heureuse, mais encore trop rare alliance de l'agriculture et de l'industrie ! Il faudrait aider aussi les petits à se créer des ressources par des cultures plus rémunératrices. Quelques-uns, par la vente des fraises, du houblon, du cassis, du tabac, se sont créé, ces années dernières, une honnête aisance. Que les cours d'agriculture, les Semaines rurales, les journées rurales diffusent les idées ! Que l'État favorise les initiatives, au lieu de les jalouser et de les décourager ! On cultivait 400 hectares de tabac vers 1890, on n'en cultive plus qu'une quinzaine aujourd'hui. Ceux qui ont abandonné allèguent les taquineries de l'administration, ils ne savent pas encore que la direction d'aujourd'hui, très accueillante, n'a qu'un souci, les éclairer et les aider. Que les petits qui peuvent donner une main-d'oeuvre soignée sachent qu'ils ont là une belle ressource ! Sur 4o ares, un planteur, un fin planteur a cultivé 18000 pieds, récolté 170000 feuilles, dont il espère tirer 8000 francs. Bon appoint dans son budget !
Enfin, il faut travailler les idées et les moeurs. Les mères sont les premières à détourner leurs filles de la campagne «  Je ne veux pas que tu aies autant de mal que moi », disent-elles. Que l'homme soit vigilant à éviter à sa compagne une fatigue inutile ! La fée Électricité, qui met en mouvement l'écrémeuse, le coupe-racines, la machine à traire les vaches, diminue la fatigue de la femme dont ces travaux étaient souvent le lot. Ne convient-il pas de mettre souvent sous leurs yeux, à elles qui en sentent plus que l'homme le poids, les grandeurs de la maternité et même aussi les avantages matériels ? Cette restriction de la natalité chez les Lorraines de tempérament énergique vient moins peut-être de la peur de la souffrance que de la crainte de diviser l'héritage. On sait bien qu'à la table de famille il suffira d'allonger la potée, pour que tout ce petit monde en ait sa part, mais on craint de partager le patrimoine. On pourrait diriger un des fils vers l'artisanat rural qui offre bien des ressources; un vannier se fait de belles journées, mais pour le cultivateur exercer au village un autre métier, c'est déchoir, et. l'on aurait fort à faire pour déraciner cette fierté de caste.
Cependant, s'ils voyaient plus large, ils se rendraient compte que, pour un chef intelligent, une famille nombreuse est aujourd'hui, plus que jamais, un capital; que beaucoup de grosses fermes, surtout dans la Meuse, sont reprises par des Belges, des Luxembourgeois, des Suisses qui, grâce à leurs enfants, se passant de main-d'oeuvre étrangère, y font de vraies fortunes et souvent rachètent au propriétaire le domaine qu'ils avaient tenu d'abord comme fermiers (4).

IV. Conclusion

De cette monographie qui a, du moins, le mérite d'avoir été glanée sur place, je voudrais tirer cette conclusion qu'il est temps, s'il n'est pas trop tard, d'enrayer le glissement de nos villages lorrains vers l'anéantissement. Dans dix ans, l'heure sera passée. Sur le ban de gros villages, il ne restera que quelques grosses fermes où domineront les herbages. Ces habitants raréfiés, grâce à l'électricité, aux machines, ne seront pas trop gênés dans leur exploitation; mais que deviendra le village ? la communauté? Ce sera la fin de la race lorraine, pépinière de rudes laboureurs et de fiers ,soldats, bastion vivant de la France du côté de l'Erbfeind, de l'ennemi héréditaire.
Au dix-septième siècle déjà les Suédois avaient ravagé la Lorraine, incendié les églises, rasé les villages. Mais les survivants décimés étaient revenus au foyer; renforcés par des émigrés venus de Champagne, de Bourgogne, de Picardie même (5), ils avaient reconstruit la Lorraine un instant ébranlée. Souffriront-ils aujourd'hui que sur la Seille, la Moselle, la Vezouze, les Polonais s'installent, les Italiens affluent, tandis que les Lorrains s'en expulsent eux-mêmes ?
Victor LOISELET.


(1) Cette loi, je ne la juge pas en elle-même, mais uniquement d'après ses répercussions à la campagne, pas plus que je n'approuve l'ouvrier d'usine qui nargue son camarade des champs; ce sont des faits qu'il est nécessaire de rappeler pour s'expliquer la psychologie des ruraux.
(2) Il est vrai qu'une loi votée n'est pas nécessairement une loi appliquée. Feu M. André, doyen de Saint-Sébastien à Nancy, me disait que tel magasin avait supprimé une trentaine de logements par ses agrandissements et qu'il avait perdu plus de 1 500 paroissiens refoulés dans la périphérie.
(3) Dans un village de la Meuse, l'école ne comptait que 3 élèves; heureusement, ô ironie des choses, un Parisien se retira dans ce village et mettant à l'école ses 3 enfants doubla du coup la population scolaire.
(4) J'ai eu les données utiles pour calculer le bénéfice réalisé en une année par une de ces familles composée du père, de la mère et de cinq grands enfants. Payant les frais généraux avec le reste, ils avaient pour eux net le prix du blé qui s'élevait à la somme déjà coquette de 105 000 francs. Mais leurs champs, cultivés avec soin par eux, leur avaient rendu un quart de plus que la moyenne.
(5) Dans la région de Badonviller, on trouve des familles qui descendent de Slovaques venus dans le pays au dix-septième siècle.

 

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