I. L'Effondrement
Le premier signe inquiétant, c'est la diminution effrayante de
la population des villages purement agricoles. On se rassurerait
en constatant que la Meurthe-et-Moselle tient un rang honorable
sur les tables de natalité. C'est vrai; mais cette mention
n'exclut pas la grande misère des campagnes. Deux cantons ont
perdu, depuis 1914, le quart de leur population Nomény est
descendu de 10517 à 7 767, et Colombey de 9532 à 7292, Colombey
qui n'a pas été touché par la guerre. Ce qui fait illusion,
c'est l'accroissement rapide de quelques régions. Deux villages,
non pas du pays minier, mais du paisible canton de Bayon, par
suite de l'afflux des cheminots, ont gagné, depuis la guerre, 3
229 habitants, plus que le canton de Colombey n'en a perdu
pendant et depuis la guerre. Cette croissance masque, mais
n'empêche pas la dépopulation des campagnes. Le tableau ci-joint
donnera une expression assez exacte du double phénomène.
Ce qui rend plus inquiétante encore cette diminution, c'est le
chiffre bas des naissances, en regard du chiffre élevé des
personnes déjà âgées. A Létricourt, M. le curé est resté
dix-huit mois sans baptêmes, à Armaucourt, vingt et un mois, à
Loro-Montzey, trente mois. Cette raréfaction des berceaux
tient-elle à des causes morales ? Oui, comme ailleurs, moins
qu'ailleurs, à cause de la foi vive encore.
Elle vient surtout de l'exode de la jeunesse rurale. C'est un
mal ancien, mais qui sévit de plus en plus. En l'année 1926, on
s'est précipité vers l'armée et surtout vers la section de
province de la Garde républicaine. En novembre dernier, à
Ogéviller, sur six jeunes soldats libérés, cinq y sont entrés;
le sixième postulait aussi, mais, comme peu auparavant il avait
rossé un gendarme, le brigadier, chargé de l'enquête, donna un
avis défavorable.
La pénurie de bras, jointe au renchérissement des frais de
culture a contribué à la diminution des surfaces cultivées. Au
prix actuel de la vie, le travail des terres lourdes n'est pas
rémunérateur, tandis qu'on peut y créer de bonnes pâtures. Les
parcs demandent moins de bras que les champs, mais on a trop
rempli les étables, l'entretien du bétail pèse lourdement sur
l'homme et même sur la femme, et ce travail de tous les jours,
sans jamais de relâche, trop dur pour bien des femmes, contribue
à les dégoûter des champs. Les jeunes filles rêvent toutes d'un
jeune homme qui ne soit pas cultivateur; c'était, après la
guerre, le cheminot ou le postier qu'elles visaient;
aujourd'hui, c'est peut-être le gendarme qui serait le mari
rêvé.
Si ce mouvement de glissement se continue et on ne voit pas ce
qui peut l'enrayer, dans dix ans, les villages qui comptaient,
avant la guerre, de 200 à 300 habitants, seront réduits à une
cinquantaine quelques grosses fermes au milieu de dépendances
entretenues et de masures en ruines.
II. Les Causes de l'Effondrement
Elles sont multiples; plusieurs sont déjà anciennes; la crise
date d'avant les hostilités la guerre n'a fait que la
précipiter.
C'est vers 1840 que le pays a atteint son maximum de population.
Elle y était devenue si dense que l'on dut chercher des moyens
de la faire vivre au village. On défricha des forêts pour donner
des lots de terre aux familles pauvres. Le procédé ne fut pas
toujours heureux; après quelques bonnes récoltes dans une terre
fumée pendant des siècles par la dépouille des bois, le sol trop
peu profond, pauvre en humus, ne parvint plus à nourrir ceux qui
le cultivaient; il retomba en jachère. A Laneuveville devant
Bayon, l'un des derniers maires reboisa le territoire déboisé
par son aïeul. Un éclaircissement était donc inévitable de la
race assez prolifique. Outre les artisans, trois classes de
ruraux vivaient côte à côte dans les villages : les
cultivateurs, propriétaires ou fermiers, dont la caractéristique
était de posséder un ou plusieurs attelages de charrues ; les
domestiques qui, presque toujours, logeaient chez le
cultivateur, et une catégorie intermédiaire qu'on appelait dans
le pays les manoeuvres. Ceux-ci possédaient généralement leur
maison, un jardin, un petit champ que leur cultivateur labourait
gratuitement, mais à condition qu'ils lui donneraient un certain
nombre de journées de travail payées d'un prix modique. Le
cultivateur, autrefois, employait une grande partie de l'année
son manoeuvre qui, grâce à l'appoint de ce salaire, pouvait
vivre. Les légumes du jardin, la vache, le porc et la basse-cour
lui fournissaient la nourriture, à lui et à sa famille; avec le
salaire, il payait les vêtements, l'entretien, les impôts légers
et le reste, et même, s'il était économe, il faisait des
réserves et parfois achetait le bien du propriétaire qui n'avait
pas d'enfants ou dont l'enfant unique était parti pour la ville.
Au cimetière de Bruley, juché au sommet d'une des côtes de Toul,
parcourez ces trente riches tombes de granit; elles portent les
noms des familles qui, il y a un demi-siècle, possédaient tout
le ban; de ces noms, il ne reste pas un représentant dans le
village; ceux qui le possèdent sont les descendants des
manoeuvres d'alors; ils ont racheté la terre que leurs pères
avaient arrosée de leurs sueurs. Aujourd'hui, hélas ce ne sont
plus les propriétaires, mais ces manoeuvres laborieux, jadis la
réserve du village, qui le désertent à leur tour. Est-ce
désertion ? ils ne peuvent plus vivre, les machines agricoles
ont réduit la durée du travail; au lieu d'être employés six
mois, ils le sont à peine un mois par an. Et qu'on ne voie pas
ici de contradiction avec la remarque faite plus haut sur
l'impossibilité de trouver de la main-d'oeuvre. Dans la plupart
des villages, les exploitations sont plutôt médiocres, et
l'exploitant n'a pas assez de terrain ni de bénéfices pour se
payer le luxe d'un domestique; il n'a donc besoin que d'une
main-d'oeuvre saisonnière et la saison est courte.
Dans quelques villages, comme Clémery, les manoeuvres ont pu
vivre, parce qu'ils ont travaillé dans les chantiers de
reconstitution et y ont gagné de bons salaires; mais, les
réparations finies, ils n'ont plus d'autre ressource que d'aller
à l'usine. Quand l'usine n'est pas trop loin, on prend le train,
on fait des lieues à bicyclette, pour retrouver, le soir, le
logis familial. J'ai voyagé, entre Toul et Neufchâteau, avec des
vignerons ruinés, qui travaillaient aux fours à chaux de Sorcy
(Meuse). Ils partaient à quatre heures du matin de la gare,
attendaient une heure à Toul même station le soir, arrosée
naturellement de vin gris dans un cabaret, et l'on rentrait à
huit heures du soir, fourbu de la rude journée passée en plein
air à la gueule des fours. On ne pouvait tenir longtemps à ce
métier, surtout quand on passait devant ces coquettes maisons
bâties par les patrons en quête d'ouvriers; par contraste, on
trouvait plus laide chaque jour la maison paternelle, si
éloignée, si vétuste; on guettait son tour et, le jour venu, on
quittait le pays natal avec une larme, mais sans pensée de
retour.
J'ai rencontré le vigneron ruiné. Déjà menacée, la culture de la
vigne s'est effondrée depuis la guerre. De 16000 hectares, la
surface cultivée en vignes est tombée à 2000. La plupart des
hommes étaient mobilisés ; les femmes, si vaillantes qu'elles
soient, n'ont pas suffi à la rude tâche. Nos gens de Bourgogne
ou de Bordeaux n'ont pas d'idée du métier que font leurs
confrères de Lorraine. La vigne est accrochée à la côte toujours
raide, parfois à pic. Les pluies sur ces pentes entraînent la
terre. Aussitôt après la Saint-Vincent (22 janvier), suivez du
regard ces jeunes filles qui, sur le sentier grimpant, portent
le tendelin plein de fumier (tendelin, nom local de la hotte),
elles le déposent entre les ceps, puis, redescendant au bas de
la vigne, elles le remplissent de terre et le remontent dans le
haut. Elles respirent la santé, leurs bras apparaissent musclés,
et cependant leurs regards songeurs se portent vers les usines
dont les volutes de fumée rasent la plaine ou la cime des
montagnes, en songeant à leurs compagnes qui, déjà, ont échangé
la pioche et le tendelin contre la machine de la dactylo ou le
mètre de la vendeuse. N'est-ce pas merveille qu'entre ces deux
vies tant de jeunes filles aient tenu si longtemps et les hommes
aussi ? Car les mauvaises années se sont multipliées ; jadis,
aux bonnes années, on recrépissait la maison et l'on
rajeunissait son mobilier; depuis la guerre, on n'a pas eu de
récoltes, par le fait du froid ou des maladies ; aussi est-ce la
gêne, la misère discrète, d'autant que le vigneron a toujours
été plus cigale et moins fourmi que son frère le cultivateur. On
a vendu les pressoirs dont les grosses pièces séculaires sont
d'un chêne fort recherché par les ébénistes et l'on vivote entre
les vignes déracinées et les champs exigus situés au bas de la
côte.
Une loi d'après guerre a été fatale à nos paysans déjà malmenés
par l'évolution économique, la loi des huit heures (1). Surtout
dans les villages mixtes, où se coudoient cultivateurs et
ouvriers de l'industrie, comment voulez-vous que le travailleur
des champs qui, à seize heures, a encore cinq ou six heures de
travail pour achever sa journée ne sente pas quelque envie en
face de son camarade qui, sorti de l'atelier, le toise,
narquois, du seuil de sa porte où il fume sa pipe ou bien de son
jardinet ? Pour remplir les vides énormes creusés dans les
administrations (postes, chemins de fer, etc.) par
l'introduction brusque de la loi des huit heures, on a drainé
dans les campagnes les commis, manoeuvres et parfois même les
petits propriétaires séduits par l'appât d'un salaire régulier,
supérieur aux bénéfices agricoles et par le mirage de la
retraite.
Aujourd'hui, l'État achève l'effondrement dans certains cantons
surtout par ses appels, nécessaires peut-être, à la défense
nationale, mais mortels pour la culture. Inscrit dans la
gendarmerie, le valet de ferme qui, hier, chaussé de sabots,
couvert d'un pantalon rapiécé, fleurant le fumier, n'obtenait
pas un regard de sa voisine, la voit sourire à son uniforme
flambant neuf, reçoit aussitôt 850 francs par mois. Même après
avoir versé 80 francs à la masse et 240 francs au mess, il palpe
encore 400 à 500 francs, la dot de demain ou le secours aux
parents, s'il est honnête « Notre grand concurrent, me disait
hier un fermier, c'est l'État; il ne se contente plus de nous
prendre notre argent, il nous prend nos bras. »
Et ceux qui résistent à toutes ces tentations, ont-ils au moins
la vie plantureuse que d'aucuns leur attribuent ? Hélas ! les
difficultés commencent le jour où ils veulent s'établir «
Pourquoi ne vous mariez-vous pas ? demandai-je souvent à de
grands jeunes gens qui frisent la trentaine. On s'est déjà
accordé, me répondent-ils, mais il faut attendre un an on n'a
pas de maison. » Car la crise du logement se fait sentir à la
campagne. Je ne parle pas de villages dévastés, comme Abaucourt
(village de 600 habitants tombé à 363, qui n'a compté l'an
dernier que 3 naissances), où soixante maisons n'ont pas été
reconstruites, grâce au législateur qui a permis de transporter
en ville ou dans les usines les dommages de guerre alloués à la
reconstruction. Même dans les villages intacts on n'a pas assez
de logements le législateur n'a pas fait de loi (2) pour
interdire de consacrer à d'autres usages les locaux affectés aux
habitations. Dans un de ces villages réduit de moitié où toutes
les maisons étaient habitées, je demandais à des vieillards : On
a donc détruit des maisons ! - Non pas.
Mais où logeaient les cent, deux cents habitants qui manquent
aujourd'hui ? » D'un de ces logements, le maire avait fait son
poulailler, d'un autre l'étable à porcs. Beaucoup ont deux
maisons dont l'une est vide. Puis il faut compter avec l'appétit
des nouveaux riches. Tel Cosson (c'est le terme sous lequel on
désigne les coquetiers) qui n'avait guère que des dettes avant
la guerre et qui roule en auto, surenchérit dans toutes les
ventes, achète à tout prix terres et maisons, il abat les
cloisons pour faire des remises. J'ai vu pire encore; dans une
commune riche de la Meuse, pour employer l'argent de la vente
des bois, on refaisait la rue principale, où n'habitaient plus
que deux ménages. L'entrepreneur, pour épargner quelque 500
mètres à ses charretiers, avait acheté les maisons vides,
faisait casser les pierres de taille et les mettait sur la rue;
je vois dans le fond d'une de ces maisons, encore intact, lavé
par la pluie, le vaste manteau de cheminée en pierre d'Euville
qui eût fait l'ornement de la plus belle salle à manger de
Nancy.
Quand il a surmonté la première difficulté et trouvé un
logement, le jeune cultivateur doit se fournir d'un train de
culture. Pour une modeste exploitation de 20 hectares, un
capital de 60 à 80000 francs est nécessaire. Peu de pères de
famille, s'ils ont plusieurs enfants, pourront l'avancer à leurs
fils.
Plusieurs ont hésité, pour l'avenir de leurs enfants. Quelle
formation recevront-ils dans ces villages squelettiques ? Du
curé ? Le curé, à la tête de trois à quatre paroisses, se donne
d'abord à sa paroisse principale, le dimanche, et le jeudi, aux
annexes. De l'instituteur ? ou plutôt de l'institutrice qui,
dans ces petites communes, change si fréquemment (dans une
commune, 3 en 2 ans). Pauvres maîtres et maîtresses de classes !
Je ne le dis pas pour ce ménage maintenu, je ne sais pourquoi,
dans ce village étique où, en deux classes illégalement géminées
de dix élèves, ils touchent une grasse prébende de 32 000 francs
et peuvent aisément se payer une auto dans le garage construit
pour eux par le maire désireux de les conserver; je le dis pour
ces pauvres enfants de dix-huit ans, frais émoulues de l'École
normale qu'on a jetées toutes farcies des théories de Durkheim
et des totems dans quelque village perdu à 14 kilomètres des
gares; l'inspecteur serait inhumain s'il les laissait longtemps
dans ces classes anémiées (3) et ces villages perdus.
III. Les Remèdes
Y en a-t-il Il doit y en avoir qui, s'ils ne guérissent pas,
peuvent enrayer le mal. Des lois ? L'État, qui n'est pas
innocent de ce mal, doit prendre sa part de la cure. Au lieu
d'abaisser à tout prix le coût de la vie, qu'il aide les
cultivateurs, décidés à ne plus se contenter de pain noir pour
fournir aux villes leur pain blanc !
Il a protégé dans les villes les locataires contre la
désaffectation des logements; qu'il étende cette protection à la
campagne qu'il mette à leur portée la construction d'habitations
rurales à bon marché ! qu'il ne construise pas lui-même ! qu'il
aide les bonnes volontés ! Ce n'est pas impossible. Mgr
Thouvenin, inquiet de voir toucher à sa fin son oeuvre de
reconstruction des églises, jeta un coup d'oeil curieux et
discret dans les dossiers de dommages de guerre; il découvrit
que 160 millions (chiffre donné par la préfecture), 160 millions
de dommages immobiliers, par l'insouciance ou l'ignorance des
propriétaires, n'avaient pas été remployés. D'accord avec les
autorités civiles, - l'Union sacrée, - il espère en consacrer la
partie qu'il retrouvera et se fera céder au Foyer des
habitations à bon marché. De petits cultivateurs, des artisans
recevraient ainsi le moyen de rester au village.
Le moment est favorable : on sent une hésitation chez des
villageois en mal de départ; ils savent que les Compagnies, loin
d'embaucher de nouveaux ouvriers, en ont remercié, ils ont vu
passer des employés congédiés en quête de travail. Pour les
maintenir, les propriétaires ne pourraient-ils quelque chose ?
Si ces indécis recevaient, même en location, quelques hectares
de terre, s'ils y plantaient du houblon, du tabac, de l'osier,
des petits pois, suivant la nature du terrain, une culture
soignée leur apporterait des ressources qui, jointes au salaire
gagné chez le cultivateur, leur permettraient de vivre. Qu'au
lieu de céder à la passion du rural pour la terre, le gros
propriétaire ne fasse pas monter le prix des parcelles que dans
une vente il dispute à son manoeuvre ! Que, dans la vue. des
avantages qu'il tirera lui-même du rattachement d'une famille à
la terre, il prélève quelques hectares sur sa vaste ferme Ce
sera de l'argent bien placé. A des cheminots qui voulaient se
créer un jardin, des cultivateurs ont consenti la location de
quelques terres; ils en sont dédommagés à la fenaison et à la
moisson. Heureuse, mais encore trop rare alliance de
l'agriculture et de l'industrie ! Il faudrait aider aussi les
petits à se créer des ressources par des cultures plus
rémunératrices. Quelques-uns, par la vente des fraises, du
houblon, du cassis, du tabac, se sont créé, ces années
dernières, une honnête aisance. Que les cours d'agriculture, les
Semaines rurales, les journées rurales diffusent les idées ! Que
l'État favorise les initiatives, au lieu de les jalouser et de
les décourager ! On cultivait 400 hectares de tabac vers 1890,
on n'en cultive plus qu'une quinzaine aujourd'hui. Ceux qui ont
abandonné allèguent les taquineries de l'administration, ils ne
savent pas encore que la direction d'aujourd'hui, très
accueillante, n'a qu'un souci, les éclairer et les aider. Que
les petits qui peuvent donner une main-d'oeuvre soignée sachent
qu'ils ont là une belle ressource ! Sur 4o ares, un planteur, un
fin planteur a cultivé 18000 pieds, récolté 170000 feuilles,
dont il espère tirer 8000 francs. Bon appoint dans son budget !
Enfin, il faut travailler les idées et les moeurs. Les mères
sont les premières à détourner leurs filles de la campagne « Je
ne veux pas que tu aies autant de mal que moi », disent-elles.
Que l'homme soit vigilant à éviter à sa compagne une fatigue
inutile ! La fée Électricité, qui met en mouvement l'écrémeuse,
le coupe-racines, la machine à traire les vaches, diminue la
fatigue de la femme dont ces travaux étaient souvent le lot. Ne
convient-il pas de mettre souvent sous leurs yeux, à elles qui
en sentent plus que l'homme le poids, les grandeurs de la
maternité et même aussi les avantages matériels ? Cette
restriction de la natalité chez les Lorraines de tempérament
énergique vient moins peut-être de la peur de la souffrance que
de la crainte de diviser l'héritage. On sait bien qu'à la table
de famille il suffira d'allonger la potée, pour que tout ce
petit monde en ait sa part, mais on craint de partager le
patrimoine. On pourrait diriger un des fils vers l'artisanat
rural qui offre bien des ressources; un vannier se fait de
belles journées, mais pour le cultivateur exercer au village un
autre métier, c'est déchoir, et. l'on aurait fort à faire pour
déraciner cette fierté de caste.
Cependant, s'ils voyaient plus large, ils se rendraient compte
que, pour un chef intelligent, une famille nombreuse est
aujourd'hui, plus que jamais, un capital; que beaucoup de
grosses fermes, surtout dans la Meuse, sont reprises par des
Belges, des Luxembourgeois, des Suisses qui, grâce à leurs
enfants, se passant de main-d'oeuvre étrangère, y font de vraies
fortunes et souvent rachètent au propriétaire le domaine qu'ils
avaient tenu d'abord comme fermiers (4).
IV. Conclusion
De cette monographie qui a, du moins, le mérite d'avoir été
glanée sur place, je voudrais tirer cette conclusion qu'il est
temps, s'il n'est pas trop tard, d'enrayer le glissement de nos
villages lorrains vers l'anéantissement. Dans dix ans, l'heure
sera passée. Sur le ban de gros villages, il ne restera que
quelques grosses fermes où domineront les herbages. Ces
habitants raréfiés, grâce à l'électricité, aux machines, ne
seront pas trop gênés dans leur exploitation; mais que deviendra
le village ? la communauté? Ce sera la fin de la race lorraine,
pépinière de rudes laboureurs et de fiers ,soldats, bastion
vivant de la France du côté de l'Erbfeind, de l'ennemi
héréditaire.
Au dix-septième siècle déjà les Suédois avaient ravagé la
Lorraine, incendié les églises, rasé les villages. Mais les
survivants décimés étaient revenus au foyer; renforcés par des
émigrés venus de Champagne, de Bourgogne, de Picardie même (5),
ils avaient reconstruit la Lorraine un instant ébranlée.
Souffriront-ils aujourd'hui que sur la Seille, la Moselle, la
Vezouze, les Polonais s'installent, les Italiens affluent,
tandis que les Lorrains s'en expulsent eux-mêmes ?
Victor LOISELET.
(1) Cette loi, je ne la juge pas en elle-même,
mais uniquement d'après ses répercussions à la campagne, pas
plus que je n'approuve l'ouvrier d'usine qui nargue son camarade
des champs; ce sont des faits qu'il est nécessaire de rappeler
pour s'expliquer la psychologie des ruraux.
(2) Il est vrai qu'une loi votée n'est pas nécessairement une
loi appliquée. Feu M. André, doyen de Saint-Sébastien à Nancy,
me disait que tel magasin avait supprimé une trentaine de
logements par ses agrandissements et qu'il avait perdu plus de 1
500 paroissiens refoulés dans la périphérie.
(3) Dans un village de la Meuse, l'école ne comptait que 3
élèves; heureusement, ô ironie des choses, un Parisien se retira
dans ce village et mettant à l'école ses 3 enfants doubla du
coup la population scolaire.
(4) J'ai eu les données utiles pour calculer le bénéfice réalisé
en une année par une de ces familles composée du père, de la
mère et de cinq grands enfants. Payant les frais généraux avec
le reste, ils avaient pour eux net le prix du blé qui s'élevait
à la somme déjà coquette de 105 000 francs. Mais leurs champs,
cultivés avec soin par eux, leur avaient rendu un quart de plus
que la moyenne.
(5) Dans la région de Badonviller, on trouve des familles qui
descendent de Slovaques venus dans le pays au dix-septième
siècle.
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