Est-Républicain
16 septembre 1924
L'INAUGURATION du monument
de Vaucourt
Au nombre des villages de la
zone rouge, Vaucourt est un de ceux qui ont le plus souffert,
dans leurs biens et dans leur chair.
Ces souffrances ont été éloquemment. rappelées, dimanche
après-midi, devant le monument que la vaillante commune a élevé
à la mémoire de ses enfants, morts pour la la France.
Le monument, stèle en pierre blanche de nobles proportions,
sortant des ateliers de la maison Wucher, de Lunéville, s'élève
devant une mairie à auvent des plus accueillantes.
Plus bas, au premier plan de l'horizon, une très belle église,
construite entièrement en pierre de taille sur les plans de M.
Marchand, architecte, lauréat des Beaux-Arts, profile sa
silhouette.
Comme nous le disions pour Montreux, pour Nonhigny, pour toutes
les communes reconstituées de notre arrondissement, on a bien
fait, on a magnifiquement fait les choses....
Il est trois heures ; les cloches sonnent en volée. Devant le
monument, la population est rassemblée. L'excellent maire, notre
ami M. Humbert, entouré de son conseil municipal, reçoit MM.
Georges Mazerand, député ; Lucien Labourel, maire de Blâmont ;
de Turcheim, conseiller général ; la délégation de la
Sidi-Brahim, MM. Jules Kahn, Roger Liebschutz, Simonin; anciens
combattants de Vaucourt ; MM. les maires de Xousse et de
Remoncourt, etc., etc.
Après la bénédiction du monument par M. l'abbé Demoyen, curé de
Vaucourt, M. l'instituteur fait l'appel des morts.
L'APPEL DES MORTS
Sur une face du monument sont gravés les noms des soldats; sur
la face correspondante, les noms des victimes civiles. Au
milieu, une plaque avec cette inscription : « Hommage de
reconnaissance aux enfants de Vaucourt morts pour la France et
aux chasseurs, de la 5e compagnie du 2e bataillon, tombés pour
la défense du village, le 11 août 1914. »
Voici les noms des soldats et habitants, morts pour la France :
Soldats ; Marie Edmond, caporal ; Romac Charles, adjudant ;
Berthelot Joseph, Charles Emile ; Picard Jules, sergent ; Romac
Alphonse maréchal des logis ; Diedler Louis Piquart Joseph.
Civils : Noyé Emile, fusillé ; Mme Morcel, née Petitdemange
Félicité, tuée ; Freinez Emilienne, tuée ; Jacquot Léon, tué ;
Leclère Charles, fusillé ; Charles Auguste, Boileau Joseph.
L'on conçoit, en présence de tant de deuils dans une petite
commune, l'émotion qui étreint le sympathique maire et le
tremblement de sa voix sur des sanglots refoulés
LES DISCOURS
M. Humbert, maire
M. Humbert évoque le martyre de Vaucourt :
« En 1914, Vaucourt comptait 62 maisons dont 46 furent
complètement détruites au cours de la Grande Guerre, plus notre
église qui fut incendiée le 14 août 1914, à la suite d'un
bombardement ennemi ; à l'armistice, il restait 16 maisons aux
trois quarts détruites
« Aujourd'hui, notre petit village est entièrement reconstruit ;
la plupart des habitants sont revenus aux foyers ancestraux et
nous sommes heureux de pouvoir glorifier tout ceux qui ont versé
leur sang pour la patrie ainsi que ceux qui ont souffert le long
martyre de l'occupation et de l'exil...
« Le village fut occupé toute la durée de la guerre par
l'ennemi, sauf du 15 au 21 août 1914, lors de l'avance de nos
troupes en Lorraine.
Le 11 août 1914, date historique pour la commune, un combat fut
engagé par deux bataillons d'infanterie bavaroise, soutenus par
un groupe d'artillerie du 15e de Sarrebourg ; ces fractions
ennemies furent arrêtées par une compagnie du 2e bataillon de
chasseurs de Lunéville dont nous glorifions aujourd'hui la belle
conduite. Au soir de cette journée, l'ennemi, furieux de son
échec, incendiait la moitié du village et emmenait plusieurs
habitants en captivité. Le lendemain, il fusillait M. Noyé à
Maizières-les-Vic.
« Le 14 du même mois, pendant le bombardement du village par les
Allemands, plusieurs habitants sont mortellement atteints par la
mitraille ; Mme Morcel et sa petite fille qu'elle tenait dans
ses bras sont les premières victimes ; de même, M. Charles
Auguste recevait sa blessure en secourant courageusement un
soldat français blessé.
« Le 28 août, la partie basse du village était la proie des
flammes et un enfant de 13 ans, Léon Jacquot, cherchant à fuir
l'incendie, reçoit une balle dans le ventre et succombe quelques
heures après.
« Le 30 août, M. Leclère Charles était fusillé à Lagarde.
Pendant ces jours tragiques, la population affolée s'était
enfuie, abandonnant tout et s'en allait au hasard du côté de
Lunéville et de Marainviller, telle cette mère de famille
traversant la forêt de Parroy avec un enfant de six jours sur
les bras. Après l'occupation de ces localités par l'ennemi,
soixante habitants rentraient à Vaucourt, pour y subir le joug
ennemi pendant toute la durée de la guerre.
« Le 15 avril 1915, vingt-cinq de ces habitants étaient renvoyés
en France libre par la Suisse, et le 17 novembre de la même
année, les autres étaient exilés dans le département de l'Aisne,
toujours sous la conduite de l'Allemand, pour être contraints de
travailler pour l'ennemi, en attendant le rapatriement qui
s'opérait par convoi, à la guise de l'oppresseur. »
M. Humbert termine en recommandant à tous ses administrés de
rester toujours unis.
« Travaillons sans cesse, dit-il, au développement. et à la
prospérité de notre village et souvenons-nous toujours de ceux
qui ont versé leur sang pour nous, pour la France, pour la
République. » (Applaudissements.)
M. Jules Kahn
M. Jules Kahn, qui fit partie de la glorieuse 5e compagnie du 2e
bataillon fut, fut blessé au combat de Vaucourt, prononce à son
tour un intéressant et émouvant discours, qui est, lui aussi,
une page d'histoire ;
« Plus de dix années se sont écoulées depuis qu'à l'aube du 11
août 1914, la 5e compagnie du 2e B.C.P prenait ses positions de
combat à la lisière de la forêt de Parroy, sur la crête face à
Vaucourt. La mission confiée à la compagnie était de reconnaître
l'importance des effectifs ennemis signalés dans la région de
Lagarde-Xousse.
« Le capitaine Martin-Sané, commandant la 5e compagnie, fait
déployer trois sections sur la crête qui se trouve en iace de
nous, la 4e section restant en réserve à la lisière du bois. Le
sergent Klein, d'Hériménil, avec quatre chasseurs, est chargé
d'aller reconnaître le village de Vaucourt. Aucun de ces braves
ne devaient, hélas ! revenir de leur mission périlleuse et les
coups de feu qui les saluaient dès leur entrée dans
l'agglomération ne laissaient aucun doute sur l'occupation du
village par l'ennemi.
« La fusillade commence aussitôt, les mitrailleuses boches
entrent en action, puis l'artillerie mise en batterie dans les
vergers autour du village. A tout cela, nos braves chasseurs
n'avaient pour répondre que leur fusil et c'est par des feux de
salves nourris qu'ils donnaient la réplique à ce déploiement
d'engins meurtriers. De nombreux vides se faisaient dans nos
rangs, l'admirable lieutenant Rouzès, blessé à mort, les
fourriers Deville, Balédant, et combien d'autres tombent pour ne
plus se relever.
« A midi, notre capitaine appelle la 4e section en renfort, la
fusillade et la canonnade crépite et tonne sans arrêt, j'entends
encore ce brave petit Ponçin, de Juvrecourt, atteint à notre
arrivée sur la crête par un éclat d'obus en pleine poitrine,
criant de douleur ; et notre vaillant capitaine déjà couvert de
blessures, continuant à encourager ses hommes, toujours debout,
servant de cible à l'ennemi jusqu'au moment où une baile tirée
du clocher du village venait l'atteindre en pleine tête et
faisait disparaître pour toujours cette belle figure de soldat.
« Vers 4 heures, une accalmie se produit, ceux qui restaient des
nôtres en profitent pour se rassembler sous les ordres du
lieutenant Parisot, le seul officier sorti indemne de ce combat
meurtrier et rallient en bon ordre le gros du bataillon.
« Cette affaire avait coûté à la compagnie son capitaine, le
lieutenant Rouzès, 27 sous-officiers et chasseurs, plus 70
blessés.
« Tous nos camarades ont encore présent à la mémoire l'admirable
conduite des demoiselles Béra, filles du garde forestier des
Evrieux, qui, sous la fusillade, vinrent soigner et relever les
blessés. Que ces vaillantes jeunes filles trouvent ici l'hommage
de notre admiration et de notre reconnaissance.
« Avec quelques camarades, nous avions l'intention de commémorer
le glorieux combat de Vaucourt par un monument autour duquel
auraient reposés les braves chasseurs qui en furent les héros.
Les règlements du service de l'état civil de l'armée, malgré le
bon vouloir du lieutenant Gaillard, ne nous ont pas permis de
mettre notre projet à exécution.
« Aussi je remercie M. le maire de Vaucourt d'avoir bien voulu
m'inviter à cette émouvante cérémonie et d'avoir pensé à unir
sur la même stèle le souvenir des glorieux enfants de la commune
morts pour le patrie et celui de nos braves camarades tombés au
combat de Vaucourt. Sa délicate attention m'a permis de rappeler
succinctement le premier combat où lut engage notre cher
bataillon, cher à tout Lunéville, cher à toutes les communes de
l'arrondissement. D'autres, plus autorisés que moi, ont dit les
exploits accomplis par notre vaillant 2e. Toujours sur la
brèche, il fut de toutes les dures affaires qui se succédèrent
pendant la campagne, allant de Lorraine en Belgique, de Belgique
en Champagne, de Champagne en Artois.
« Pourquoi faut-il, hélas ! que tant de sacrifices soient la
rançon de tant d'héroïsme de tant de courage, de tant
d'abnégation ?
« Le souvenir de tous ces braves doit être impérissable, leur
sacrifice doit être présent à notre esprit dans tous les actes
de notre existence. Nous avons, nous qui avons été épargnés, un
grand devoir à accomplir vis-à-vis de ceux qui se sont battus
jusqu'à en mourir, pour que nous vivions et que nous soyons
libres, nous leur devons de tendre tous nos efforts pour que
leurs enfants, leurs frères, leurs parents ne revivent pas les
heures atroces qu'ils ont vécues, pour qu'une paix bienfaisante
et certaine vienne enfin s'asseoir à tous les foyers et je
terminerai par les belles paroles prononcées par le président
Herriot à une des dernières séances de la Chambre des députés :
« Il faut rassurer les mères, cela aussi c'est du patriotisme !
» (Applaudissements.)
M. de Turckheim
Au moment où M. de Turckheim prend la parole, la pluie se met à
tomber assez drue.
Nous nous réfugions sous l'auvent protecteur de la mairie. M. de
Turckheim exalte le souvenir des grands soldats de la guerre et
fait appel à l'union de tous les Français.
M. Georges Mazerand
Ayant rappelé, lui aussi, en termes d'une haute élévation,
l'héroïsme de nos vaillants chasseurs lunévillois et les
cruelles souffrances du village, le sympathique député de
Lunéville poursuit :
« Fait assez rare dans les annales funèbres de la guerre, le
monument que nous inaugurons relate un nombre de victimes
civiles et militaires presque égal : sept civils de tous âges,
de tous sexes, morts dans des circonstances diverses mais
également navrantes, et huit soldats, appartenant tous à de
coups d'élite et tombés pour la plupart au champ d'honneur !
Réunissons ces pitoyables victimes de la barbarie dans un
fraternel salut ! C'est toute l'histoire atroce de la guerre que
représentent leurs calvaires.
Aux familles de ces braves dont le chagrin inapaisé est
renouvelé par cette cérémonie, j'offre mes respectueuses
condoléances et l'expression de ma sincère sympathie; Mais
celles qui. ont, perdu plusieurs de leurs enfants dans cette
effroyable lutte de quatre années ont droit à la commisération
la plus affectueuse de leurs concitoyens. Elle ne leur sera pas
ménagée.
Si nos compatriotes ont, sur tant de champs de bataille, répandu
leur sang avec une telle prodigalité qu'un voile de deuil
enveloppait toute la Lorraine à l'aurore de la paix:, leur
généreux sacrifice n'a pas été vain. Ils ont non seulement donné
la victoire à la France - cette victoire qui fut proprement l'oeuvre
du petit soldat français, intrépide et téméraire - mais ils ont
déchiré le corselet de fer qui enserrait nos provinces depuis
1870 ! Vous en avez le sentiment intime et profond à Vaucourt,
naguère village de la frontière dont la borne est reculée bien
loin maintenant ! Et, par là, ce monument de gloire est aussi le
symbole de la délivrance accomplie.
C'est pourquoi à l'admiration pour nos morts sublimes se mêlera
toujours une infinie reconnaissance.
Et cette reconnaissance, il faut qu'elle se traduise autrement
que par un froid respect et même un culte fervent à leur égard.
Nous devons essayer de .pénétrer leurs suprêmes pensées, de .
régler nos actes sur leurs volontés dernières.
Tous ont souffert avant de mourir déchiquetés, asphyxiés,
meurtris, parce que la vie infernale qui leur était imposée
était un recul honteux de la civilisation. S'ils ont enduré ce
supplice, c'est qu'au-delà même de la victoire, ils ont voulu
pour leurs descendants l'éloignement quasi indéfini - l'éternité
n'est pas de ce monde - de ce spectre infernal : la guerre !
A nous, survivants de la tourmente, il importe, pour satisfaire
les esprits impalpables de nos grands morts, de restaurer dans
toute sa force cette idée de paix encore si souffreteuse et
précaire depuis l'armistice !
Sa sécurité assurée, ses réparations effectuées, la France n'a
pas d'autre désir que de participer de tout son pouvoir, de
toute sa bonne foi, de toute sa fidélité au Droit, à
l'établissement des garanties de cette paix bienfaisante. Si
nous pouvons réaliser ce programme, nous aurons parachevé l'oeuvre
de nos morts, nous aurons obtenu leu'r approbation, récompense
ambitieuse peut-être, mais d'autant plus précieuse à mériter
(Applaudissements)
Sous la pluie, la foule s'écoule lentement, profondément
impressionnée par les dernières évocations des terribles heures
vécues !
La municipalité de Vaucourt invite ensuite les personnalités
présentes à monter dans la salle de la mairie, où un vin
d'honneur est servi. Et, ayant célébré avec toute la grandeur
qui convenait, le tragique passé et la souvenir impérissable des
braves soldats de France, l'on boit à la résurrection et aux
espoirs de l'avenir.
F. R. |