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9 août 1870 - Patrouille à Repaix
 


La Bataille de Damvillers, récit anticipé de la prochaine campagne, par un cavalier du 35e dragons
Éd. C. Delagrave (Paris), 1888

Je me rappelais aussi l'histoire d'une certaine patrouille, dirigée jadis par mon capitaine-commandant, et dont il nous avait souvent fait le récit dans le but de nous instruire par des exemples, ce qui est une excellente méthode : c'est conforme aussi aux prescriptions du règlement qui ne cesse de recommander aux instructeurs de joindre l'exemple aux principes. Et. Dieu merci ! notre capitaine ne s'en prive pas.
«  C'était en 1870, après Froeschwiller. - c'est, bien entendu le capitaine qui raconte, et non pas moi, car, il cette époque, je quittais à peine le sein de ma nourrice. - nous battions en retraite sur le camp de Chalons, et nous venions d'arriver à Blâmont, près de Lunéville, le soir à la tombée de la nuit, par une pluie torrentielle.
Quand je dis Blâmont. c'est une manière de parler, c'est pour me faire mieux comprendre ; car nous avons bien, en effet, traversé la petite ville de Blamont, mais nous sommes allés, malgré la pluie, bivouaquer dans un pré situé à quelques kilomètres de là.
«  Nous avions de l'eau jusqu'à la cheville, et nous enfoncions dans les mêmes proportions; mais en ce temps-la, jeunes gens, vous saurez qu'on ne cantonnait jamais, et que la règle consistait à bivouaquer toujours, n'importe le lieu, pas plus que le temps. Etait-ce un bien ? Etait-ce un mal ? Je n'apprécie pas. je raconte; du reste, nous ne ferons peut-être pas autrement dans la prochaine campagne, car, nos anciens n'étaient sans doute pas plus sots que nous, témoins de Brack, Bugeaud et tant d'autres illustres maîtres.
«  Ce soir-là, avant été commandé pour faire une patrouille composée à ma volonté, j'ordonnai de préparer quatre hommes pour l'heure indiquée. Pourquoi quatre ? J'aurais été bien en peine de répondre, si on m'avait posé cette question. Du reste, le chiffre importe peu, c'est seulement pour vous montrer qu'à cette époque j'étais aussi novice que vous le seriez demain, le cas échéant.
«  Toujours est-il que, vers le milieu de la nuit je suis sorti du bivouac accompagne de mes quatre cavaliers. La nuit était très sombre: ni lune ni étoiles, un vent du diable, et de bonnes ondée tombant de temps en temps d'un ciel plus noir que de l'encre de Chine. Heureusement que nous étions au 9 août et qu'il ne faisait pas froid.
«  J'avais, au moment de monter à cheva!, réglé l'ordre de notre marche de la façon suivante: deux hommes devaient se placer devant moi, à huit ou dix pas. deux autres derrière, à même distance. - Nous allons prendre, leur dis-je, la route d'Avricourt ; à environ un kilomètre d'ici elle tourne à gauche et puis s'en va pendant logtemps tout droit ; il n'est donc pas possible de se tromper ; du reste, je marcherai sur la croupe de ceux qui seront en tête, et, s'ils venaient à hésiter, je serais là pour les mettre dans la bonne voie. Environ tous les trois cents pas nous nous arrêterons sans que je vous en donne l'ordre, nous écouterons un moment, puis, si nous n'entendons rien d'insolite, nous nous reporterons en avant également sans indication ; le premier soin d'une patrouille, c'est d'observer le silence, surtout la nuit.
«  Maintenant, quels sont les deux d'entre vous qui veulent marcher en tête ? » - «  Moi, moi, mon lieutenant.
«  - C'est bien, passez devant, faites haut le pistolet. et surtout tachez de conserver du calme et du sang-froid. En route !
Nous marchions depuis un moment et nous étions arrivés vers le centre d'un gros village qui se nomme Repaix, quand, en regardant à droite et à gauche, je remarque une maison où il y avait de la lumière et où l'on semblait faire du bruit. Je m'arrête pour écouter, mes hommes en font autant, puis, sans rien dire, je tire mon revolver de la fonte, je range mon cheval contre la porte, et, déchaussant mon étrier droit, je donne dans cette porte un grand coup de pied. Les voix se taisent, la lumière disparaît ; mais je frappe encore, la porte finit par s'ouvrir et je vois apparaître une femme qui, après m'avoir considéré un instant, me demande qui je suis et ce que je veux.
«  - Je veux, lui dis-je, savoir ce qui se passe chez vous à cette heure indue. Votre établissement devrait être depuis longtemps fermé (je venais de m'apercevoir que c'était une auberge). Au surplus, vous avez des clients, vous allez d'abord me faire le plaisir de me les amener.
«  On s'est fait un peu prier, ce qui était assez naturel, mais je suis patient, j'ai attendu. Enfin trois ou quatre hommes se sont montrés et j'ai constaté que c'étaient des soldats, des cavaliers, des lanciers du 2e régiment, lequel faisait brigade avec nous. Ils étaient en petite tenue, avaient quitté le bivouac pour aller fricoter et peut-être, hélas pour aller marauder. - Vous allez, leur dis-je, vous placer sur un rang, à deux pas devant mon cheval, et vous nous accompagnerez ainsi jusqu'à nouvel ordre. Jusqu'à nouvel ordre, cela voulait dire : jusqu'à mon retour au camp, et nous allions, provisoirement, du côté opposé.
Aussi, ma proposition ne m'a pas paru leur sourire beaucoup ; mais il a bien fallu s'y conformer.
«  Nous cheminions ainsi, en silence, les chevaux et les hommes à pied pataugeant dans la boue, nous arrêtant de temps en temps, écoutant, puis repartant, quand nos éclaireurs poussent, en même temps, un formidable : qui vive et, sans attendre de réponse, font feu simultanément, puis demi-tour à fond de train, sans se préoccuper beaucoup des bousculades. En passant, ils ont failli me renverser. Je m'étais arrêté, ne comprenant rien à cette panique, à une fuite aussi précipitée.
«  - Qu'avez-vous vu ?, demandai-je aux deux affolés qui, me voyant rester en place, avaient fini par revenir à côté de moi; sur qui avez-vous tiré ?
«  - Il y a quelqu'un, là, devant nous, sur la route », me répondit le moins ému des deux poltrons.
«  - Qui ? voyons, expliquez-vous ?
«  - Un homme à pied.
«  Je m'avançai alors, au pas, fouillant de tous mes yeux l'obscurité profonde, le revolver au poing, bien résolu à brûler la cervelle au premier être qui surgirait devant le nez de mon cheval.
«  A vingt pas de là, je vis bientôt une ombre qui cherchait à se dissimuler derrière un des arbres qui bordent la route.
«  - Que faites-vous là » lui dis-je, d'un ton irrité. » Avancez au milieu du chemin. Est-ce sur vous que l'on a tiré ? Et pourquoi n'avez-vous pas répondu au qui vive de mes hommes ? Qui êtes-vous ? D'où venez-vous à cette heure, et où allez-vous ?... »
«  Et tout en lui posant ces questions, j'avais pris la précaution de faire miroiter mon revolver aux yeux de cet homme, pour bien lui faire comprendre que je ne plaisantais pas et qu'à la moindre hésitation, au plus petit signe suspect, je le déchargerais sur sa figure.
«  - Monsieur, me répondit-il, je suis un habitant de Blamont; je viens de la foire d'Avricourt, et je rentre chez moi. Vous me pardonnerez si je n'ai pas répondu, mais j'ai été surpris par le cri de vos cavaliers, et, du reste, je n'aurais pas su trop quoi répondre.
«  - Avez-vous été touché ? Etes-vous blessé ?
«  - Non. j'ai seulement entendu siffler les balles.
«  - Eh bien! J'en suis fâché pour vous, mais vous allez me suivre. Quand nous aurons suffisamment patrouillé, je vous ramènerai à Blamont, et je m'assurerai alors de votre identité.
«  Ce qui fut fait.
«  Le plus curieux, c'est que pendant cette algarade les hommes que j'avais ramassés à Repaix, s'étaient éclipses, se jetant dans les fossés de la route aux coups de pistolet et disparaissant ensuite dans l'ombre de la nuit.
«  Je ne cherchai pas a les rattraper, ce qui eût été d'ailleurs difficile à cause de l'obscurité et le terrain étant, en outre, fort coupé. Et, comme j'avais commis la faute de ne pas prendre leurs noms, il n'y avait plus qu'a oublier cet incident.
«  Ces hommes avaient commis une grosse faute en abandonnant le bivouac. Sans la sotte conduite de mes éclaireurs, ils pouvaient être traduits devant le conseil de guerre pour abandon de leur poste en présence de l'ennemi et condamnés tout simplement à la peine de mort. Ils doivent, s'ils vivent encore, ce qui est probable, s'estimer heureux d'en avoir été quittes à si peu de frais. C'est égal, ils ont du avoir une fière peur, et, pour mon compte, j'estime que c'est une punition suffisante.
«  Ils se souviendront toujours, j'en ai la certitude, du bivouac de Blâmont et de l'équipée qui pouvait leur coûter si gros.
«  L'homme qui a essuyé le feu de mes éclaireurs, ne l'oubliera pas non plus, j'en suis également convaincu.
Quant à mes hommes, malgré leurs promesses, en dépit de leurs assurances et de leurs protestations avant de nous mettre en route, ils se sont conduits de la façon la plus sotte et la plus pitoyable. Allez donc courir les aventures avec des gaillards qui perdent la tète pour si peu? J'étais indigné et furieux; aujourd'hui, le chef a le droit de forcer l'obéissance de ses subordonnés. Vous comprenez, n'est-ce pas, ce que cela veut dire ?
«  La morale de tout ceci est facile à tirer :
«  1° D'abord, il faut rester à son poste, et quand on est au bivouac ne pas s'en écarter, même au risque d'y mourir de faim;
«  2° En temps de guerre, les habitants ne doivent pas voyager la nuit, sous peine d'être ramassés par des patrouilles qui, les considérant, à juste titre, comme des espions, peuvent leur faire un mauvais parti ;
«  3° Enfin, la nuit, un soldat qui est en patrouille ne doit pas se sauver devant un fantôme, comme cela est arrivé à mes éclaireurs. Figurez-vous qu'au lieu d'un paysan inoffensif, nous nous soyons trouvés en présence de l'ennemi ? Nous eussions tous été enlevés, sinon frappés, bousculés, dispersés, tués peut-être!
«  Mes hommes étaient, en somme, de pauvres soldats qui avaient, il est vrai, pour excuse leur inexpérience.
«  J'espère, disait le capitaine en terminant son récit, que vous sauriez vous comporter un peu plus vaillamment à l'occasion : c'est la grâce que je vous souhaite »
Notre patrouille à nous n'a pas été aussi fertile en émotions, et, franchement, je le regrette.
Et maintenant, je vais profiter du moment où tout le monde repose pour écrire un mot à ma bonne maman. Il faut lui apprendre que je suis encore bien portant, malgré le rude combat livré hier matin. Depuis notre départ, on ne sait plus rien de ce qui se passe en France. Il faut absolument que je me procure un journal.

 

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