La Bataille de
Damvillers, récit anticipé de la prochaine campagne, par un
cavalier du 35e dragons
Éd. C. Delagrave (Paris), 1888
Je me rappelais aussi
l'histoire d'une certaine patrouille, dirigée jadis par mon
capitaine-commandant, et dont il nous avait souvent fait le
récit dans le but de nous instruire par des exemples, ce qui est
une excellente méthode : c'est conforme aussi aux prescriptions
du règlement qui ne cesse de recommander aux instructeurs de
joindre l'exemple aux principes. Et. Dieu merci ! notre
capitaine ne s'en prive pas.
« C'était en 1870, après Froeschwiller. - c'est, bien entendu le
capitaine qui raconte, et non pas moi, car, il cette époque, je
quittais à peine le sein de ma nourrice. - nous battions en
retraite sur le camp de Chalons, et nous venions d'arriver à
Blâmont, près de Lunéville, le soir à la tombée de la nuit, par
une pluie torrentielle.
Quand je dis Blâmont. c'est une manière de parler, c'est pour me
faire mieux comprendre ; car nous avons bien, en effet, traversé
la petite ville de Blamont, mais nous sommes allés, malgré la
pluie, bivouaquer dans un pré situé à quelques kilomètres de là.
« Nous avions de l'eau jusqu'à la cheville, et nous enfoncions
dans les mêmes proportions; mais en ce temps-la, jeunes gens,
vous saurez qu'on ne cantonnait jamais, et que la règle
consistait à bivouaquer toujours, n'importe le lieu, pas plus
que le temps. Etait-ce un bien ? Etait-ce un mal ? Je n'apprécie
pas. je raconte; du reste, nous ne ferons peut-être pas
autrement dans la prochaine campagne, car, nos anciens n'étaient
sans doute pas plus sots que nous, témoins de Brack, Bugeaud et
tant d'autres illustres maîtres.
« Ce soir-là, avant été commandé pour faire une patrouille
composée à ma volonté, j'ordonnai de préparer quatre hommes pour
l'heure indiquée. Pourquoi quatre ? J'aurais été bien en peine
de répondre, si on m'avait posé cette question. Du reste, le
chiffre importe peu, c'est seulement pour vous montrer qu'à
cette époque j'étais aussi novice que vous le seriez demain, le
cas échéant.
« Toujours est-il que, vers le milieu de la nuit je suis sorti
du bivouac accompagne de mes quatre cavaliers. La nuit était
très sombre: ni lune ni étoiles, un vent du diable, et de bonnes
ondée tombant de temps en temps d'un ciel plus noir que de
l'encre de Chine. Heureusement que nous étions au 9 août et
qu'il ne faisait pas froid.
« J'avais, au moment de monter à cheva!, réglé l'ordre de notre
marche de la façon suivante: deux hommes devaient se placer
devant moi, à huit ou dix pas. deux autres derrière, à même
distance. - Nous allons prendre, leur dis-je, la route d'Avricourt
; à environ un kilomètre d'ici elle tourne à gauche et puis s'en
va pendant logtemps tout droit ; il n'est donc pas possible de
se tromper ; du reste, je marcherai sur la croupe de ceux qui
seront en tête, et, s'ils venaient à hésiter, je serais là pour
les mettre dans la bonne voie. Environ tous les trois cents pas
nous nous arrêterons sans que je vous en donne l'ordre, nous
écouterons un moment, puis, si nous n'entendons rien d'insolite,
nous nous reporterons en avant également sans indication ; le
premier soin d'une patrouille, c'est d'observer le silence,
surtout la nuit.
« Maintenant, quels sont les deux d'entre vous qui veulent
marcher en tête ? » - « Moi, moi, mon lieutenant.
« - C'est bien, passez devant, faites haut le pistolet. et
surtout tachez de conserver du calme et du sang-froid. En route
!
Nous marchions depuis un moment et nous étions arrivés vers le
centre d'un gros village qui se nomme Repaix, quand, en
regardant à droite et à gauche, je remarque une maison où il y
avait de la lumière et où l'on semblait faire du bruit. Je
m'arrête pour écouter, mes hommes en font autant, puis, sans
rien dire, je tire mon revolver de la fonte, je range mon cheval
contre la porte, et, déchaussant mon étrier droit, je donne dans
cette porte un grand coup de pied. Les voix se taisent, la
lumière disparaît ; mais je frappe encore, la porte finit par
s'ouvrir et je vois apparaître une femme qui, après m'avoir
considéré un instant, me demande qui je suis et ce que je veux.
« - Je veux, lui dis-je, savoir ce qui se passe chez vous à
cette heure indue. Votre établissement devrait être depuis
longtemps fermé (je venais de m'apercevoir que c'était une
auberge). Au surplus, vous avez des clients, vous allez d'abord
me faire le plaisir de me les amener.
« On s'est fait un peu prier, ce qui était assez naturel, mais
je suis patient, j'ai attendu. Enfin trois ou quatre hommes se
sont montrés et j'ai constaté que c'étaient des soldats, des
cavaliers, des lanciers du 2e régiment, lequel faisait brigade
avec nous. Ils étaient en petite tenue, avaient quitté le
bivouac pour aller fricoter et peut-être, hélas pour aller
marauder. - Vous allez, leur dis-je, vous placer sur un rang, à
deux pas devant mon cheval, et vous nous accompagnerez ainsi
jusqu'à nouvel ordre. Jusqu'à nouvel ordre, cela voulait dire :
jusqu'à mon retour au camp, et nous allions, provisoirement, du
côté opposé.
Aussi, ma proposition ne m'a pas paru leur sourire beaucoup ;
mais il a bien fallu s'y conformer.
« Nous cheminions ainsi, en silence, les chevaux et les hommes à
pied pataugeant dans la boue, nous arrêtant de temps en temps,
écoutant, puis repartant, quand nos éclaireurs poussent, en même
temps, un formidable : qui vive et, sans attendre de réponse,
font feu simultanément, puis demi-tour à fond de train, sans se
préoccuper beaucoup des bousculades. En passant, ils ont failli
me renverser. Je m'étais arrêté, ne comprenant rien à cette
panique, à une fuite aussi précipitée.
« - Qu'avez-vous vu ?, demandai-je aux deux affolés qui, me
voyant rester en place, avaient fini par revenir à côté de moi;
sur qui avez-vous tiré ?
« - Il y a quelqu'un, là, devant nous, sur la route », me
répondit le moins ému des deux poltrons.
« - Qui ? voyons, expliquez-vous ?
« - Un homme à pied.
« Je m'avançai alors, au pas, fouillant de tous mes yeux
l'obscurité profonde, le revolver au poing, bien résolu à brûler
la cervelle au premier être qui surgirait devant le nez de mon
cheval.
« A vingt pas de là, je vis bientôt une ombre qui cherchait à se
dissimuler derrière un des arbres qui bordent la route.
« - Que faites-vous là » lui dis-je, d'un ton irrité. » Avancez
au milieu du chemin. Est-ce sur vous que l'on a tiré ? Et
pourquoi n'avez-vous pas répondu au qui vive de mes hommes ? Qui
êtes-vous ? D'où venez-vous à cette heure, et où allez-vous ?...
»
« Et tout en lui posant ces questions, j'avais pris la
précaution de faire miroiter mon revolver aux yeux de cet homme,
pour bien lui faire comprendre que je ne plaisantais pas et qu'à
la moindre hésitation, au plus petit signe suspect, je le
déchargerais sur sa figure.
« - Monsieur, me répondit-il, je suis un habitant de Blamont; je
viens de la foire d'Avricourt, et je rentre chez moi. Vous me
pardonnerez si je n'ai pas répondu, mais j'ai été surpris par le
cri de vos cavaliers, et, du reste, je n'aurais pas su trop quoi
répondre.
« - Avez-vous été touché ? Etes-vous blessé ?
« - Non. j'ai seulement entendu siffler les balles.
« - Eh bien! J'en suis fâché pour vous, mais vous allez me
suivre. Quand nous aurons suffisamment patrouillé, je vous
ramènerai à Blamont, et je m'assurerai alors de votre identité.
« Ce qui fut fait.
« Le plus curieux, c'est que pendant cette algarade les hommes
que j'avais ramassés à Repaix, s'étaient éclipses, se jetant
dans les fossés de la route aux coups de pistolet et
disparaissant ensuite dans l'ombre de la nuit.
« Je ne cherchai pas a les rattraper, ce qui eût été d'ailleurs
difficile à cause de l'obscurité et le terrain étant, en outre,
fort coupé. Et, comme j'avais commis la faute de ne pas prendre
leurs noms, il n'y avait plus qu'a oublier cet incident.
« Ces hommes avaient commis une grosse faute en abandonnant le
bivouac. Sans la sotte conduite de mes éclaireurs, ils pouvaient
être traduits devant le conseil de guerre pour abandon de leur
poste en présence de l'ennemi et condamnés tout simplement à la
peine de mort. Ils doivent, s'ils vivent encore, ce qui est
probable, s'estimer heureux d'en avoir été quittes à si peu de
frais. C'est égal, ils ont du avoir une fière peur, et, pour mon
compte, j'estime que c'est une punition suffisante.
« Ils se souviendront toujours, j'en ai la certitude, du bivouac
de Blâmont et de l'équipée qui pouvait leur coûter si gros.
« L'homme qui a essuyé le feu de mes éclaireurs, ne l'oubliera
pas non plus, j'en suis également convaincu.
Quant à mes hommes, malgré leurs promesses, en dépit de leurs
assurances et de leurs protestations avant de nous mettre en
route, ils se sont conduits de la façon la plus sotte et la plus
pitoyable. Allez donc courir les aventures avec des gaillards
qui perdent la tète pour si peu? J'étais indigné et furieux;
aujourd'hui, le chef a le droit de forcer l'obéissance de ses
subordonnés. Vous comprenez, n'est-ce pas, ce que cela veut dire
?
« La morale de tout ceci est facile à tirer :
« 1° D'abord, il faut rester à son poste, et quand on est au
bivouac ne pas s'en écarter, même au risque d'y mourir de faim;
« 2° En temps de guerre, les habitants ne doivent pas voyager la
nuit, sous peine d'être ramassés par des patrouilles qui, les
considérant, à juste titre, comme des espions, peuvent leur
faire un mauvais parti ;
« 3° Enfin, la nuit, un soldat qui est en patrouille ne doit pas
se sauver devant un fantôme, comme cela est arrivé à mes
éclaireurs. Figurez-vous qu'au lieu d'un paysan inoffensif, nous
nous soyons trouvés en présence de l'ennemi ? Nous eussions tous
été enlevés, sinon frappés, bousculés, dispersés, tués
peut-être!
« Mes hommes étaient, en somme, de pauvres soldats qui avaient,
il est vrai, pour excuse leur inexpérience.
« J'espère, disait le capitaine en terminant son récit, que vous
sauriez vous comporter un peu plus vaillamment à l'occasion :
c'est la grâce que je vous souhaite »
Notre patrouille à nous n'a pas été aussi fertile en émotions,
et, franchement, je le regrette.
Et maintenant, je vais profiter du moment où tout le monde
repose pour écrire un mot à ma bonne maman. Il faut lui
apprendre que je suis encore bien portant, malgré le rude combat
livré hier matin. Depuis notre départ, on ne sait plus rien de
ce qui se passe en France. Il faut absolument que je me procure
un journal. |