Blâmont (Meurthe-et-Moselle) 28-30 Juillet
1944
Nous sommes au 28 juillet 1944, la nuit tombe. Une nuit noire,
opaque, sans lune. Au loin, très loin le canon gronde, c'est la
libération qui est en marche, mais au prix de quels deuils et de
combien de sang versé. Notre coeur tressaille de joie, d'espoirs
et ne crainte en entendant ce roulement sourd que font des
centaines de canons crachant continuellement la mort.
Il est minuit passé. Tout à coup, dans le lointain, se
rapprochant sensiblement jusqu'à couvrir le bruit de la
canonnade, les avions, des multitudes d'avions volant assez bas
en formations serrées : la R.A.F. fonce sur Stuttgart avec ses
charges de bombes et de mitraille. Le bruit est maintenant
assourdissant, jusqu'à ne plus permettre de parler à ses voisins
qu'en criant.
Mais tout à coup, le drame éclate, brutal. L'aviation de chasse
allemande partie de sa base de Sarrebrück vient se mêler aux
formations. Le canon, la mitrailleuse, tout se mêle au bruit des
moteurs dans un fracas assourdissant. Au loin, une explosion,
c'est un avion qui s'abat dans une grande trainée de feu. Est-ce
un anglais ou un allemand ? Notre coeur se serre en pensant à la
possibilité que ce soit un de nos amis. Tout à coup un avion
plus bas que les autres passe au-dessus de Blâmont pour lancer
un peu plus loin une, puis deux fusées rouges qui font dans
l'espace comme des larmes de sang. Prélude à une tragédie ? Le
doute est impossible, il s'agit bien d'un avion en danger.
Pendant ce temps celui-ci s'est éloigné se dirigeant sur
l'Allemagne, mais il ne tarde pas à revenir, tellement bas,
qu'il va s'écraser sur la ville. Mais non, il se redresse et à
ce moment, une explosion terrible, entendue à plus de 20
kilomètres, ébranle la nuit, éclaire d'une lueur sinistre et
aveuglante tous les environs.
Il est 1 heure 26 : l'avion vient d'éclater en l'air. Sur le
moment, stupeur; mais si on peut penser que celui ci n'est pas
loin, il est impossible de le rechercher, aucune flamme n'est
visible et les Allemands ne laissent pas circuler la nuit.
Lorsque le jour se lèvera, les Allemands partis à la recherche
seront à l'avion avant nous et se seront emparés de tout ce qui
leur plait : objets personnels, papiers, etc... et me déclarent
lorsque je leur demande la restitution des objets appartenant en
propre aux aviateurs, que l'Allemagne a aussi une Croix-Rouge et
que celle-ci fera transmettre ces objets aux parents par
l'intermédiaire de la Croix-Rouge Internationale de Genève.
Là reposent, victimes de leur devoir, 7 aviateurs dont la mort a
été instantanée et dont les corps se trouvent dispersés à plus
de 200 mètres les uns des autres. Aucun n'est défiguré, ils
reposent calmes dans la mort comme ils l'ont été dans le
sacrifice. L'angoisse nous prend de voir comment la mort cruelle
a fauché ces jeunes gens qui, il y a quelques heures encore,
partaient joyeux du sol anglais.
C'est ainsi que disparurent les aviateurs :
Paul ROCHE
D. RUDD
R. W. ARCHER
SPAKOWSKI
R.F. C.ALDERHEAD
E.T. MEAKER
ADAMS
du bombardier anglais Lancaster BO. LM 455.
La Croix-Rouge Française va placer auprès de chaque corps un
équipier des Equipes d'Urgence chargé de la veillée funèbre. Les
Allemands ont placé également auprès de chacun d'eux une
sentinelle. Les officiers de l'aviation allemande, venus de
Nancy, veulent ramener les corps avec eux. La lutte sera serrée
car nous voulons à tout prix garder les braves qui sont morts
sur notre territoire et leur donner la sépulture à laquelle ils
ont droit. Après bien des discussions, les corps nous sont
confiés sous condition que l'enterrement ne se fera qu'en
présence de dix personnes. Au nom de la Croix-Rouge Française,
je demande à nouveau la remise des objets ayant appartenus aux
morts, il m'est répondu brutalement que cela ne me regarde pas
et que ceux-ci appartiennent à l'Allemagne. Aussitôt je donne
l'ordre aux brancardiers des Equipes d'urgence d'aller relever
les corps et de les amener dans la chapelle ardente que nous
préparons au cimetière. Le 29 juillet au soir, les aviateurs
reposaient dans la chapelle.
Dès le matin du 30 juillet, les équipières et les brancardiers
allèrent faire la toilette dernière des morts. Ceux-ci furent
lavés, pansés, débarrassés de la boue qui pouvait les maculer.
Pendant ce temps une autre équipe creusait rapidement une fosse
où seraient réunis dans la mort ceux que la vie avait
rassemblés. La mise en bière avait lieu à midi, en présence des
autorités municipales et de gendarmerie.
A 15 heures, la Croix-Rouge Française, en présence des mêmes
autorités et du Curé de la paroisse qui venait de donner la
bénédiction aux corps, procédait à l'inhumation et apportait le
dernier salut de la France reconnaissante à ses alliés.
Un bouquet tricolore les accompagna dans la tombe.
Ce fut une des minutes les plus poignantes que je connus et
cette émotion était bien partagée de tous les assistants.
La tombe refermée, les croix placées, les autorités municipales
parties, les Equipes d'Urgence de La Croix-Rouge déposèrent une
énorme couronne tricolore avec Croix de Lorraine faite avec des
fleurs naturelles ainsi que deux énormes gerbes.
La foule qui s'était amassée aux bords du cimetière pendant la
cérémonie fut enfin admise par nos soins à visiter les tombes,
malgré la défense allemande. Depuis 16 heures jusqu'à la nuit ce
fut un défilé incessant de personnes qui apportaient avec leurs
hommages de nombreux bouquets et gerbes de fleurs. Enfin, le
soir, à la nuit, un détachement du maquis français venait
apporter une belle gerbe à ceux qui n'étaient plus.
Sans souci du danger de la proximité des troupes allemandes et
de la Gestapo, 4 équipiers de la Croix-Rouge, montèrent une
garde d'honneur jusqu'à la nuit.
A mon départ du cimetière, il y avait plus de 100 gerbes et
couronnes sur les tombes.
C'était là le salut de la France opprimée à ceux qui ont permis,
par leur sang, à notre patrie de redevenir elle-même.
Laval Pierre
Ex-Chef des Equipes d'Urgence de Blâmont
Equipes d'Urgence
BLAMONT
(M.-&-M.) |