Journal de clinique et de thérapeutique infantiles
9 février 1899
ÉLOGE DE RENÉ MARJOLIN (1812-1895) (1)
Par Paul RECLUS
Secrétaire général de la Société de Chirurgie.
Marjolin arrivait a
son service à sept heures et demie ; il devait être bien
matinal puisqu'il venait à pied de Montmartre : encore
les ironistes prétendent-ils qu'il passait par le
Muséum, où l'attirait sa passion pour les plantes et les
bêtes. Il entrait dans les salles, le chef couvert du
bonnet à oreilles des anciens docteurs du XVIe siècle,
son tablier blanc noué presque sous les bras ; un grand
silence se faisait parmi les enfants ; il examinait
chaque nouveau petit malade et de préférence ceux que
menaçait la coxalgie dont il dépistait très bien les
signes avant-coureurs. Comme son père, et plus encore
que lui, il ne prenait le bistouri qu'avec une extrême
réserve : nos opérations ont, comme enjeu, la vie des
malades ; aussi, que d'hésitations avant, que de
craintes pendant, que d'anxiété après! A nos visites
chez l'opéré, le pas se fait plus lourd à chaque marche
de l'escalier, et nous craignons de lire un verdict
fâcheux dans le regard de ceux qui nous accueillent !
Ces angoisses, que nous ressentons tous, Marjolin en
souffrait cruellement ; il se demandait si la décision
avait été légitime, l'acte correct, et surtout si
quelque autre n'eût pas mieux fait que lui ; sa
conscience n'était jamais satisfaite. Sa femme
connaissait bien ces combats intérieurs et, sans
interroger son mari, elle lisait, aux plis de son front,
le bulletin des opérés.
Son triomphe, nous dit Édouard Martin, de Genève,
c'était la consultation : là, assis entre ses deux
internes, il voyait défiler devant lui cent à cent
cinquante malades ; il donnait des soins, aux enfants,
des conseils au père ou à la mère. Il connaissait tout
ce pauvre monde qui ne se renouvelle pas aussi vite
qu'on pourrait croire ; il se rappelait le nom de
plusieurs et souvent prenait leur adresse pour leur
envoyer des secours dont il devinait l'urgence. Entre
temps, il exposait à ses élèves quelque point de
thérapeutique, tout en émaillant ses discours de phrases
latines, à sens gaulois, et ne quittait l'hôpital qu'à
deux heures. Aussi n'eut-il pas d'autres clients que
ceux de son service. Son père avait voulu le lancer et
lui avait confié une dame de qualité qui, tout heureuse
de voir un nouveau visage, énumère ses souffrances,
analyse ses vapeurs, raconte ses tristesses, et montre
combien son âme est incomprise. - « Eh bien ! qu'y
a-t-il ? » demande le mari. - « Il y a, Monsieur, que je
vous plains de tout mon cœur. » Ce fut sa première et sa
dernière visite.
Marjolin aimait avec passion l'histoire naturelle et les
arts. Il cultivait la botanique et, pendant ses voyages,
recueillait des graines et des boutures que son père et
lui semaient et plantaient dans leur beau jardin de
Clichy. Avec les savants d'Europe, il parlait autant de
fleurs que de chirurgie, et sa correspondance est pleine
du récit de ses herborisations; il s'exalte au souvenir
de moissons de plantes sur les flancs du Salève: de
digitales cueillies aux pentes des Pyrénées.
Pendant toute sa carrière hospitalière, René Marjolin
resta fidèle à Sainte-Eugénie. La guerre l'y trouva. Nos
désastres lui furent un deuil inoubliable, mais il
redoubla d'activité et ajouta à ses devoirs des devoirs
nouveaux. Sa journée se partageait entre ses anciennes
salles, où les blessés affluaient, et l'ambulance qu'il
avait créée au collège Chaptal. Après la paix, lorsqu'on
dut rendre le collège aux collégiens, c'est dans son
propre hôtel qu'il recueillit les valétudinaires. Le 18
Mars, éclate la guerre civile ; elle lui fut
particulièrement odieuse, car il la connaissait pour
l'avoir vue en 1830, en 1848 et en 1852 ; il savait ce
qu'elle soulève de cruautés et le peu que pèse alors le
meurtre à la conscience des fanatiques. Mais lui, témoin
révolté de tant d'horreurs, il ne songea qu'à diminuer
les haines ; il n'oublia jamais que des frères étaient
en présence et qu'ils s'entretuaient...
René Marjolin avait alors soixante ans ; l'âge de la
retraite allait sonner pour lui : il la devança et, en
1872, il donnait sa démission de chirurgien de
Saint-Eugénie. Ce n'est pas le repos qu'il cherchait ;
jamais, au contraire, il ne se dépensa plus qu'à partir
de cette époque, vraiment la plus belle de cette belle
vie. Je sais une charité haïssable, la charité hautaine
de ceux qui donnent pour se croire meilleurs que le
reste des hommes, mais où se trahit et perce de tous
côtés le mépris de ceux qu'elle secourt. La charité que
ne dicte pas la pitié et l'amour n'est pas la charité ;
elle récolte l'ingratitude et c'est justice. La vraie
charité est fraternelle et ce fut celle de René Marjolin
: il ne croyait pas que le pauvre doit être intelligent,
probe, sobre et travailleur pour qu'on daigne s'occuper
de lui ; ceux qui réunissent toutes ces vertus n'ont pas
besoin qu'on les aide, et même le monde est à eux. Il
savait le pauvre souvent paresseux, souvent ivrogne, peu
scrupuleux ; mais il aimait Lazare, malgré ses ulcères,
et c'est pourquoi son apostolat fut fécond.
Avant, il voyait les pauvres, surtout à l'hôpital;
maintenant il va chez eux, il connaît leur nom, leur
catastrophe du jour, l'échéance imminente, le boulanger
qui refuse du pain et le propriétaire qui gronde. Que de
bouges il visite, jusqu'à la chambre unique où, comme il
le disait à M. Picol, il trouva, entassée, une famille
de quatorze personnes. Il inscrit tout sur des
registres, et l'un d'eux contient jusqu'à trois mille
notices, « véritables archives de la misère parisienne
».
Cette charité « par contact » est la plus touchante, et
Marjolin n'y faillit jamais, mais il la savait trop
inefficace pour y borner son effort. Aussi dépensa-t-il
le meilleur de son temps à des œuvres plus durables que
ces secours éphémères. Il étudia les réformes
hospitalières, l'hygiène nosocomiale. A l'Académie de
Médecine qui, suivant un mot fort juste, l'avait nommé «
dans la section des hommes de bien », il s'occupe des
enfants assistés et montre l'urgence de les isoler des
malades atteints d'affections contagieuses. Il obtient
de haute lutte la création de nouveaux lits dans les
services d'enfants. Il avait trop vécu dans les
faubourgs pour ne pas connaître les dangers du
vagabondage et publie un magnifique rapport sur les
causes et sur les moyens de le prévenir. Grâce au
général Chabaud-Latour, il poursuit, à travers la
France, une enquête sur les colonies pénitentiaires, les
orphelinats agricoles et les maisons de préservation. Il
devient le vice-président de la Société générale des
prisons, de ces prisons où il retrouvait, hélas! les
malheureux que tant d'œuvres utiles n'avaient pu sauver
; il étudie les écoles techniques et professionnelles ;
il prépare et sollicite la loi de 1889, sur la déchéance
de la puissance des parents vicieux ; il est nommé
président de l'œuvre de la Société protectrice de
l'enfance.
Ainsi se déroula, dans la bonté et dans la charité, la
vie de ce héros du bien. Non ! il n'est pas possible
qu'un pays où naissent de tels hommes ne reste pas la
terre de la fraternité. A cette heure trouble, on
conteste le droit, on raille la justice, le mal devient
le bien, la vérité est honnie et le mensonge honoré; on
s'injurie, on se méprise, on se hait ; des cris
s'échangent de proscription et de mort, d'autant plus
hideux qu'on les pousse au nom d'une foi éteinte et de
dogmes auxquels on ne croit plus. Allons nous donc périr
dans cette tourmente, et serait-ce la fin de notre douce
France? On voit, dans les causses des Cévennes, telle
rivière s'engloutir tout à coup dans un gouffre et ne
laisser aux yeux désolés que la morne étendue de la
plaine stérile ; on la croit perdue, lorsque loin, très
loin, le flot rejaillit aux pieds des rochers, sous les
clairs rayons du soleil. C'est ainsi qu'il reparaîtra,
notre beau fleuve de justice et d'amour ; nous le
verrons monter à la lumière, plus joyeux encore qu'avant
sa course souterraine, sûrement grossi de quelque
torrent nouveau.
(1) Extraits du beau discours académique
de M. Paul Reclus sur René Marjolin, qui fut le
fondateur de la Société de Chirurgie et président de la
Société protectrice de l'Enfance. |