Pays
d'Alsace
Ed. Société d'histoire et d'archéologie de Saverne et environs.
1986
Arrière-plan social de
l'entrée en religion d'une jeune fille du Kochersberg dans la
deuxième moitié du XVIIIe siècle
Par un compte de tutelle
retrouvé dans le notariat ancien de Saverne établi le 20 janvier
1772 (1) devant Me. Beehr, notaire et greffier du bailliage,
nous sommes projetés dans ce milieu de notables de village, dans
cette caste de "Schultheiss" du Kochersberg qui maintes fois
déjà a donné matière à réflexions diverses, donc à discussions.
Pour entrer dans le vif du sujet, il s'agit du compte de tutelle
concernant Christiane KAPP, la cadette des trois filles de
l'ancien Schultheiss d'Offenheim, Martin Kapp et de Helena
Christmann dont les deux inventaires après décès furent dressés
respectivement le 8 mai 1766 (2) et le 13 mai 1760 (3) . Leur
union conclue en 1733 (4) avait rapproché, selon l'usage de leur
groupe social, deux familles de notables campagnards : l'époux,
Martin KAPP étant le plus jeune fils de Martin KAPP, Schultheiss
de Kienheim, et de Marie GOETZ, elle-même fille de l'Ambtschultheiss
Diebold GOETZ de Willgotheim (5) et (6), la jeune épouse Helena
CHRISTMANN se révélant être la fille de Michel CHRISTMANN,
Schultheiss d'Offenheim. Cette connexion matrimoniale fut plus
étroitement resserrée encore par le mariage simultané d'Anton
KAPP, frère de Martin, avec Christina CHRISTMANN, soeur de
Helena (7). Nous sommes en présence d'une de ces "Geschwisterehen" dont le Kochersberg était coutumier. Ces deux unions permirent
à Martin KAPP de reprendre la charge de son beau-père, Michel
CHRISTMANN à Offenheim; à son frère, Anton, d'accéder à celle de
leur père (1741) à Kienheim.
Toutes précautions, humainement possibles, semblaient donc
prises pour ces deux branches de la famille KAPP en vue d'une
assise solide de bourgeois-prévôts. Or, le destin en décida
différemment. Aucun porteur du nom ne fut accordé aux deux
couples. Trois filles se partagèrent le patrimoine de Martin
KAPP à Offenheim. A Kienheim, les trois filles issues du mariage
d'Anton n'héritèrent qu'une partie de l'ensemble des biens. Ce
fut la conséquence du remariage de leur mère avec Stephan ADAM
de Knoersheim, l'année même du décès de leur père. Le contrat de
mariage stipulait que la grande ferme Kapp reviendrait au
survivant. Or, le survivant en 1763, ce fut Stephan Adam (8). Il
devint donc propriétaire de cette ferme acquise probablement
dans le dernier quart du XVIIe siècle par notre ancêtre, Hans
KAPP l'ancien, échevin à Kienheim, sans que la date puisse être
précisée à ce jour. Une chose est certaine: elle existait déjà
lors du renouvellement des biens en 1664 et le terrier la
signale comme appartenant à un certain Georg Specht (9). La
première description, alors qu'elle était aux mains des Kapp,
nous est transmise par le contrat de mariage de Martin KAPP avec
Marie GOETZ en 1701 (10). Les deux descriptions coïncident.
Cette ferme qui, d'après le plan Napoléon de 1829 (11), était de
nouveau la propriété d'un KAPP - de Xavier Kapp alors maire de
la commune - vit grandir à la fin du XVIIe siècle les fils de
Hans Kapp l'ancien, décédé en 1715 (12) : c'est à dire Georg,
Andress, Hans, Martin et Lorentz mort à la guerre.
C'est donc sur cet arrière-plan social fait d'un enchevêtrement
de liens familiaux, parfois à la limite de l'inextricable et dû
à une politique de mariages aux fins évidentes et calculées, que
se détache le compte de tutelle de 1772 retrouvé par hasard. Il
nous a semblé digne d'attention par la précision méticuleuse de
ses comptes et décomptes, par la révélation de l'aisance de
cette classe de laboureurs et enfin par la mise en lumière des
conditions requises pour rentrée en religion d'une jeune fille
dans un couvent de l'époque.
En effet, c'est pour Christina KAPP d'Offenheim, orpheline de
père et de mère, comme il fut dit plus haut, âgée d'environ
seize ans au décès de son père en 1766, que ce compte de tutelle
fut dressé. Son cousin, Andres KAPP, alors prévôt à Kienheim,
gérait en tuteur les biens de l'orpheline depuis 1766. A la
lecture de ce texte long de plusieurs pages, nous prenons
connaissance des revenus de l'orpheline entre 1766 et 1771 ainsi
que des dépenses faites pour elle, du fait de sa situation
particulière au sein de sa famille. Il nous est dit qu'elle
avait fait profession de foi le 23 juin 1771 "In dem Closter der
Congrégation unserer Liebenfrauen zu Blâmont in Lotharingen".
Elle se trouvait donc au couvent de Notre-Dame de Blâmont,
aujourd'hui en Meurthe et Moselle. Par ailleurs, on souligne
qu'elle y était entrée dès 1768 et y avait fait l'apprentissage
de la langue française, "Als sie allda gewesen die franzôsische
Sprach zu lernen ", apprentissage indispensable pour être admise
dans cette communauté religieuse. Blâmont, en effet,
contrairement à certaines localités de cette partie de la
Lorraine situées dans la zone limitrophe de la frontière des
langues a depuis toujours été englobée dans le territoire des
parlers romans à 10 kilomètres à l'ouest de cette frontière
(13).
La question que l'on est en droit de se poser est celle-ci :
pourquoi cette jeune fille du Kochersberg a-telle choisi cette
communauté au-delà des Vosges pour y faire profession de foi ?
Ou bien a-t-on choisi pour elle ? Problème humain dont la
solution ne nous est pas donnée malgré les comptes et décomptes
que nous avons parcourus.
Il n'est pas sans intérêt de savoir que le couvent de Notre-Dame
de Blâmont avait sa renommée. Au XVIIe siècle, alors que la
peste sévissait en Lorraine, trois ou quatre religieuses de la
congrégation des "Filles de Notre-Dame" quittèrent St.
Nicolas-de-Port et grâce à la Duchesse qui les reçut "à bras
ouverts" trouvèrent refuge à Blâmont, s'y installèrent et
ouvrirent une école qui subsista jusqu'à la Révolution. D'après
un ancien document, trente religieuses et douze filles fortunées
de la région vivaient en 1740 dans le "pensionnat des
religieuses de Notre-Dame". On y inculquait aux élèves une
éducation très soignée dans un milieu de "distinction parfaite".
Ceci jusqu'à la Révolution, qui néanmoins ne saccagea pas les
bâtiments. Ceux-ci, au début du XIXe siècle, furent acquis par
la ville de Blâmont pour y aménager le collège avec internat qui
venait d'être créé vers 1820. Mais, après une courte période
d'environ vingt ans, il périclita. Quant au sort de la
communauté de religieuses dont depuis dix-huit ans faisait
partie Christina Kapp, il a été impossible d'en suivre les
traces.
L'important fonds de documents concernant ce couvent déposé aux
Archives de Meurthe et-Moselle à Nancy permettrait peut-être
d'en dévoiler le destin ultérieur.
Une chose est certaine et ressort du compte de tutelle: ce
départ et cette installation à Blâmont entraînèrent déplacements
et dépenses avant même l'admission définitive précédée de la
fixation de la dot "die dote".
Regardons d'un peu plus près. Dès son départ pour le couvent, la
jeune fille dut emporter la somme de 45 florins dont 9 florins
pour l'achat de menus objets de nécessité : "zur Anschaffung
allerhand kleiner Notwendigkeiten". L'année suivante, lors de sa
visite au couvent pour conclure un accord avec les religieuses,
son tuteur lui donna quelques 4 florins. Dans le décompte final
Jacob Kirsch, son beau-frère, à Offenheim, fait consigner dans
le chapitre des dépenses la somme de 31 florins pour trois
envois d'argent entre 1769 et 1771, à laquelle il ajoute un peu
plus de 8 florins, prix des vêtements qu'emporta Christina Kapp.
On n'oublie pas les frais causés par les déplacements obligés
des tuteurs et de la parenté. Ils se composent des 19 florins
que Andres Kapp, le tuteur, dut débourser lors de ses
déplacements, de 28 autres florins et des 13 florins dépensés
par la parenté en se rendant pour la prise de voile de Christina
à Blâmont. S'y ajoute la rétribution de 6 florins donnée à un
certain Hans Buet (2) pour porter au couvent la pièce de toile
destinée à la confection d'une douzaine de chemises.
Quant à la congrégation, selon la convention établie en 1769,
elle aura droit à 80 florins "fùr die Zeit als sie allda gewesen
die französische sprach zu lernen an Kostgeld", il s'agit du
prix de sa pension pendant le laps de temps où elle apprit le
français. Somme augmentée de 84 florins, prix de la pension de
la première année, et des 48 florins pour des vêtements qui ne
sont pas détaillés. Il faudra fournir conformément à l'usage une
certaine quantité de linge, c'est à dire : une douzaine de draps
et une douzaine de nappes, tout autant de serviettes de table et
de serviettes de toilette ainsi que de la toile pour douze
chemises. Cet ensemble entre dans le chapitre des dépenses et
est estimé à 228 florins. 24 florins sont exigés pour son
costume de religieuse au moment de la prise de voile "bey der
Einkleydung fur Kleyder".
En conséquence nous constatons que le chapitre des dépenses
comprend, entre autres débours, le montant des frais divers
découlant de ce séjour de trois ans au couvent de Blâmont où
cette jeune fille s'était préparée pour prononcer ses voeux ; ce
montant atteignait environ 618 florins. Rappelons-nous qu'une
petite maison paysanne avec grange et étable et parfois flanquée
d'un jardinet était transmise au prix de 300 florins à peu près
!
Bien plus importante cependant s'avère être ce que l'on nomme
"die dote", fixée par l'accord entre le tuteur Andres KAPP et
les religieuses en ces termes : "ist die Vogtstochter vermög
gemachter Convention vom 23.5.1769 mit den Closteifrauen
aufgenommen gegen Bezahlung 2400 Gulden fur die dote". Là
encore, c'est une somme qui paraîtra considérable à une époque
où une très belle ferme du Kochersberg était estimée dans les
inventaires entre 1500 et 1700 florins.
Il aura donc fallu une somme de 2985 florins pour permettre
l'entrée de cette jeune Alsacienne dans cette congrégation,
somme prise sur sa fortune et ses revenus.
C'est là que l'on entrevoit les sources variées et sûres dont
découlaient les revenus des membres de ce groupe social, sans
cependant être en mesure, dans ce cas, de déterminer
l'importance de la fortune en elle-même. Il faudrait pour
l'établir connaître la valeur des champs et des vignes dont
l'orpheline percevait les revenus. Jamais aucune évaluation n'en
est faite ni dans ces comptes, ni dans les inventaires après
décès. N'est pas soumise à estimation non plus une grande partie
des objets mobiliers lui venant de sa mère, bien qu'ils soient
énumérés, encore qu'il nous semble que la liste dans
l'inventaire en ait été plus longue et d'une étonnante
diversité. Ce serait là une information révélatrice quant aux
possibilités et aux ressources de cette famille de "Schultheiss".
Mais nous ne pouvons nous y arrêter.
Néanmoins, malgré toutes ces lacunes regrettables, il reste
certaines composantes de cet ensemble de biens qui en permettent
une approche approximative : d'abord une base en argent liquide,
fondement solide de la fortune de l'orpheline. Lui reviennent de
l'héritage maternel 922 florins selon le premier compte de
tutelle de Stephan ADAM, son oncle par alliance et tuteur entre
1660 et 1666 ; 517 florins de la succession paternelle s'y
ajoutent. Lui seront également remis 150 florins, la moitié d'un
avoir maternel que doit Johannes Ruhlmann à Fessenheim et 75
florins d'un bien identique à Osthoffen.
Selon la stipulation du contrat de mariage de sa soeur Helena
"die Hofbeständerin " et de Jacob Kirsch en 1766, il revient à
Christina le tiers de la valeur estimée de la ferme paternelle,
c'est à dire, 652 florins, dont 250 payés et le reste complétera
la dot à verser aux religieuses de la Congrégation Notre-Dame de
Blâmont.
Cette base est donc solide et quelque peu étayée par certaines
créances, "Aktivschulden ", provenant de l'héritage paternel.
Elles s'élèvent à 142 florins. Cet avoir s'augmente encore de la
perception du cens en argent et en nature que rapportent champs
et vignes éparpillés à travers les finages d'Offenheim, de
Kienheim, de Pfettisheim et de Stutzheim, selon l'usage dans ces
cantons ruraux. Il fut procédé également à la vente de grains et
de vin provenant de la culture directe des terres de l'orpheline
par la famille. Prenons un exemple : entre 1761 et 1765 les
vignes -dont certaines dans le finage de Kienheim - permirent de
vendanger 66 aimes de vin, "66 Ohmen Wein", donc environ 33
hectolitres. Le tuteur vendit ce vin en plusieurs lots et selon
les millésimes à des prix différents et en retira 225 florins.
Il est impossible pour le reste de rentrer dans les méandres de
ces comptes compliqués trop souvent négativement par le retard
mis par les débiteurs à s'acquitter régulièrement du cens pour
les terres ou des intérêts sur les sommes prêtées.
C'est donc avec une précision minutieuse qui ne laissait rien au
hasard que tuteurs et notaire, en présence des deux soeurs de la
jeune religieuse ainsi que de leurs maris, dressèrent le bilan
de ces six années de tutelle... et il est négatif: les dépenses
s'élevèrent à 2963 florins et les entrées à 2810 florins. A y
regarder de très près, les sommes d'argent non payées, les
grains entreposés chez un des beaux-frères, par exemple,
formaient néanmoins une réserve suffisante pour l'avenir.
Rappelons pour conclure, que cet acte notarié touche les
intérêts d'une des branches de la famille KAPP, famille dont
l'aisance à Kienheim était certaine dès la fin du XVIIe siècle.
Il s'agit en l'occurrence de la descendance de Martin Kapp,
prévôt à Kienheim (+ 1741) et de Marie Goetz dont sont issus
plusieurs prévôts jusqu'au milieu du XIXe siècle.
Nettement plus modeste a été parfois la descendance d'Andres
KAPP, échevin à Kienheim, (+ 1742) et frère de Martin. Nous
pensons particulièrement à Georg son fils aîné, peu favorisé par
le sort. En effet, être l'aîné de huit enfants alors que l'on
appliquait le droit de "juveignerie" dans toutes les familles -
ou presque - du Kochersberg, ne permettait pas d'entrer dans
l'existence sous de riants auspices. Son mariage avec Brigitte
Vetter, une des petites-filles de Hans Keller, l'ancien
Schultheiss de Kienheim, mort presque centenaire en 1703, ne
semble pas avoir redressé sa situation.
Ainsi est abordé le problème souvent dénoncé du "clivage" entre
les "Rossbüra" et les autres c'est à dire les "Tagner", les
journaliers, dans ces villages. A notre avis, ce fossé social
qui s'est creusé entre "l'aristocratie" paysanne et ceux que
l'on pourrait appeler les "prolétaires" est visible dans les
lignées issues d'un même ancêtre. L'une ou l'autre des lignées
pouvait se maintenir grâce au droit de juveignerie, grâce
également à une politique avisée de mariages et se voyait, de
père en fils, pour les plus jeunes tout au moins, consacrée dans
son statut social. Restaient de condition modeste d'autres
descendants de l'ancêtre, porteurs du nom eux aussi, mais
défavorisés par ces coutumes du terroir bien connues. Ajoutons
qu'à la lecture de certains documents, cette séparation sociale
ne s'est pas faite de façon abrupte car l'entraide semble encore
avoir joué à la première et à la deuxième génération dans
certaines familles. La descendance de Hans Kapp l'ancien par les
quatre lignées de ses fils en est, sans contredit, la vivante
illustration.
Lucienne LAPOINTE
Strasbourg
NOTES
(1) Notariat Saverne 11, 190.
(2) Not. Saverne II, 184a.
(3) Not. Saverne II, 179.
(4) Not. Saverne II, 152.
(5) LAPOINTE (Lucienne) - Autour d'une croix rurale du
Kochersberg, in "PAYS D'ALSACE", BSHASE N° 94, 19761, p. 29-37.
(6) LAPOINTE (Lucienne) - Une famille de notables à Willgottheim
: les GOETZ, in "PAYS D'ALSACE", BSHASE N° 120-121, III - IV
1982, p. 61-73
(7) Not. Saverne II, 152.
(8) Not. Saverne, 182.
(9) Terrier de Kienheim 1664 (sous 64) ; y sont signalées 18
fermes en bon état et 18 fermes vides, mais ayant des
propriétaires, parfois strasbourgeois.
(10) Not. Saverne II, 129.
(11) Carte de 1829 aimablement communiquée par M. Quelqueger que
je remercie ici.
(12) Not. Saverne II, 136.
(13) Carte de la frontière linguistique en Lorraine, in
TOUSSAINT (Maurice) - Du Luxembourg aux Vosges, la frontière
linguistique, Paris 1955.
Autres sources : registres paroissiaux de Gougenheim pour
Kienheim.
Etat civil de Kienheim.
Nos remerciements vont à M. le Maire de Blâmont qui a bien voulu
nous communiquer des extraits de "l'Histoire du Blâmontois" par
A. Dedenon, (Nancy, 1930) et à la Direction des Archives de
Meurthe et Moselle à Nancy qui nous a signalé le fonds
d'archives concernant le couvent Notre-Dame de Blâmont. |