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Dessin militaire -
Blâmont - 1895
Causerie à
propos du dessin militaire
Texte et dessins par A. Quesnay de Beaurepaire,...
Éd. Paris 1896-1897
CHAPITRE VIII
Présentation de quelques panoramas exécutés pendant mes voyages dans
l'Est avec les officiers de l'école de guerre. - Panorama de
Blamont, sa comparaison avec la carte du pays représenté. - Récit
d'une aventure désagréable à Blamont où les dessinateurs sont
facilement qualifiés d'espions prussiens. - Utilité de l'uniforme
d'officier, quand on veut dessiner d'après nature dans les
départements de la frontière et même dans beaucoup d'autres.
Quelques-uns des élèves de
Fontainebleau qui venaient de dessiner avec moi le panorama d'Arches
me faisaient quelques objections à propos des difficultés
particulières que leur présentaient des zones de terrain ne
comportant pas de jalons appréciables comme peuvent l'être par
exemple les maisons, les villages, et n'offrant qu'une série de
mouvements de terrain très sommairement indiqués sur les cartes.
Je cherchai dans ma collection de vues de ce genre un panorama que
j'avais dessiné avec les officiers de l'école de guerre aux environs
de Blamont pendant l'un de nos derniers voyages.
Je pus en même temps leur présenter un croquis de la carte car j'ai
l'habitude de toujours joindre ce renseignement à mes dessins
perspectifs.
Nous devions nous porter sur une croupe A. qui domine Blamont situé
à environ 300 mètres dans la direction S. O.
De cette station, en faisant successivement face au Sud, au S.E. et
à l'Est, nous suivions une partie du cours de la Vezouse qui prend
sa source dans les contreforts occidentaux des Vosges, dans la
direction de Raon-sur-Plaine l'un des points extrêmes de notre
frontière.
Elle passe à Cirey-les-Forges à 3 kilomètres de la délimitation de
notre territoire, descend à Blamont et va toucher Lunéville très
près de son confluent avec la Meurthe.
Cette vallée est à la fois bien triste et intéressante car elle est
limitée au Nord et à l'Est par la frontière qui ne s'écarte de
Blamont que de quelques kilomètres. A sept kilomètres de Blamont se
trouve Avricourt au point de jonction de notre chemin de fer de
Lunéville avec le chemin de fer allemand de Sarrebourg. - La gare
allemande qui est en même temps un point de station militaire porte
le nom de Deutch-Avricourt. - Des poteaux indicateurs limitent la
zone allemande dans cette petite localité.
J'enregistre dans mes tristes souvenirs les quelques moments que
j'ai dû y passer.
Cependant, je n'ai pu résister au désir de faire un croquis que je
joindrai à celui de la carte (fig. 34 et 35).
Je reviens à l'exécution du panorama limité à une fraction de la
vallée de la Vezouse, au chemin de fer conduisant à Cirey, à la
direction de celui qui aboutit à Avricourt, enfin à une partie de la
route qui
passe par Frémouville et va couper la frontière dans la direction de
Sarrebourg.
Nous sommes placés face à la Vezouse direction Sud en une station
(V) cotée sur la carte 410 et à une distance environ de 300 mètres
de Blamont que nous n'apercevons pas.
Les recherches de la ligne d'horizon nous indiquent par son
emplacement mal défini qu'elle ne pourra pas être utilisée, et nous
cherchons dans la zone qui nous semble particulièrement intéressante
une horizontale dont une partie va nous servir d'unité.
Soit AB limitée dans la nature par des arbres longeant cette partie
du cours d'eau, en élevant BH nous avons la hauteur correspondante
comprise trois fois dans la base (fig- 36).
Si nous avons tracé celle ligne de base arbitrairement choisie, nous
la prolongerons par la pensée à l'aide d'un crayon placé
horizontalement à bras tendu et nous observerons les recoupements
nous donnant des points précisés dans la nature et particulièrement
dans la fraction de zone que nous allons traduire dans la première
feuille.
Dans cette feuille n° 1 portant l'indication de la direction Sud, la
ligne AB prolongée coupe le terrain en des points F, C, D, E, que
nous déterminerons facilement, et dont nous apprécierons les
distances. Par chacun d'eux nous tracerons des verticales pour
déterminer à l'aide de la hauteur les points principaux d'élévation
ou d'abaissement au-dessus et au-dessous de cette ligne horizontale.
Nous dessinerons dans cette feuille (n° 1) la configuration du
mamelon au pied duquel se déroule la Vezouse, cette fraction de la
vallée coupée par un chemin de fer et une route, etc... la ligne
horizontale et les lignes principales de ce premier dessin (n°
1) seront amorcées dans les feuilles suivantes (n° 2 D.) - direction
Sud (n° 2 G.), direction Sud Est... ainsi de suite.
Fig. 34. - Vallée de la Vezouse.
Cette représentation du terrain
doit être particulièrement donnée par les lignes de pente justement
observées, soit par le tracé des cultures, soit par les rigoles
creusées dans les flancs de la vallée et même dans les environs du
talweg où les terrains semblent tout à faits plats. - Ces lignes
toujours lisibles dans la nature indiquent les lignes de plus grande
pente; il est nécessaire de les observer avec soin.
Dans le paysage que nous représentons, nous constatons de fréquents
changements de lignes de pentes sur la même croupe. Cette
particularité nous révèle la présence de sentiers ou de crêtes
militaires qui doivent attirer notre attention. - Il est visible que
quelques-unes de ces crêtes signalant un sentier sont bordées de
haies touffues, pouvant masquer la présence de tirailleurs ou leur
servir d'abri pour la fusillade.
Il est nécessaire de figurer de même, à l'aide des arbres ou des
haies qui les bordent, les fossés creusés par des ruisseaux qui
descendent dans le cours d'eau principal, et l'encaissement de
certaines voies de communication pouvant aussi abriter des
tirailleurs.
- Ces accidents seront l'objet d'une étude très spéciale dans le
service des reconnaissances, car la poudre sans fumée leur donne une
importance particulière. L'échelle choisie devra toujours être
suffisante pour permettre à l'officier de préciser ces importants
accidents de terrain. - Ils pourront même être signalés dans les
marges.
Il est facile de se rendre compte, en raison du procédé employé, que
l'étendue d'une vue perspective ou d'un panorama n'a pas de limite.
C'est ainsi que le développement du panorama de la vallée de la
Vezouse dont je présente un fragment atteignait la dimension de 1 m
,70.
Enfin, si dans le paysage observé, la ligne de base choisie sur une
horizontale définie, cessait d'être aussi bien repérée par des
accidents, et que la nature en présentât une plus favorable
au-dessus et au-dessous, le dessinateur l'utiliserait en indiquant
exactement la trace de la première par la différence des hauteurs.
Fig. 35 - Igney-Avricourt (frontière), 1889
Ces explications en présence de la nature et beaucoup d'autres
motivées par l'examen du terrain compléteraient ce canevas trop
sommaire, que les officiers développeront eux-mêmes par
l'application. - Ils constateront qu'il n'est pas impossible, ni
même aussi difficile qu'ils se l'imaginaient de traduire une vue
perspective ne comportant que des mouvements de terrain dans lequel
on ne rencontre ni maisons ni villages.
La méthode de l'unité de mesure prise dans la nature, et rapportée
sur le dessin à une échelle arbitraire mais déterminée par un
rapport constant entre deux lignes, donne le moyen d'établir les
dimensions des différents accidents de la nature, et le modelé du
terrain est indiqué par les lignes de culture, les fossés et les
rigoles.
J'ai stationné deux fois à Blamont pendant mes voyages avec les
officiers de l'école de guerre. Ce pays est bien gravé dans mes
souvenirs par l'impression qu'il m'a laissée de ses paysages dans le
voisinage de la frontière, et aussi par deux épisodes que je ne
saurais oublier.
Fig. 36 - Panorama de Blamont (détail)
Fig. 37. - Panorama de Blamont - Vallée de la Vezouze
La première fois que je suis venu à Blamont, précédant d'un jour la
colonne des officiers, j'ai malheureusement très émotionné le pays
par mes travaux panoramiques et je n'ai pas tardé à être regardé
comme un espion prussien.
Dès la première heure du jour j'avais loué une voiture pour me
rendre à Frémouville et à Cirey dans le but de visiter et dessiner
la frontière. - Conformément aux usages du pays, l'hôtelier m'avait
confié, sous caution, le modeste équipage qu'on appelle en Italie un
Coricolo et en France un
tape-cul. Cette dernière qualification était amplement justifiée par
la rigidité de l'unique planche servant de siège sur laquelle
rebondissaient de concert le voyageur et son conducteur. Grâce à
Dieu, les secousses pouvaient me faire rouler comme une épave tout
le long de la banquette sans m'imposer pour point d'appui le cocher
traditionnel aussi gênant par son odeur que par sa conversation.
Le cheval que je conduisais acceptait bien volontiers les fréquents
arrêts me permettant de dessiner sans descendre de voiture. - C'est
ainsi que l'animal, le tape-cul et moi avons éveillé l'attention de
nombreux paysans se rendant pédestrement ou dans leurs charrettes à
Blamont, où les attirait ce jour-là un marché exceptionnel désigné
sous le nom de la Grand'Foire.
Le hasard m'avait mal servi en me conduisant d'une façon si
intempestive sur ces routes habituellement désertes. Tous les
marchands de cochons et de chevaux de la contrée avaient remarqué le
tireur de plans posté avec son char-à-bancs sur les bas-côtés des
routes, et cette rencontre avait engendré aussitôt des suspicions
dangereuses pour ma sécurité.
Ma tournure militaire dans un costume bourgeois agrémenté de bottes
éperonnées, que ne justifiait pas mon moyen de transport, fit
répandre la nouvelle qu'un officier prussien dessinait sur la
frontière ; elle fut promptement communiquée dans le marché et
parvint très vite à la gendarmerie.
J'étais loin de soupçonner de pareils événements pendant que je
dessinais avec acharnement tous les sites intéressants avoisinant la
frontière.
Cependant, un fait, quoique peu remarquable, m'eut probablement
servi d'avertissement dans ce sens, si mes préoccupations
artistiques m'eussent moins absorbé.
Un enfant gardait des oies dans mon voisinage et se préoccupait
visiblement beaucoup plus de moi que des volailles qui lui étaient
confiées. Il montait sur les talus, les tas de pierres et grimpait
même le long des arbres pour satisfaire sa curiosité instinctive.
Tous ceux qui dessinent en plein air ont pu
s'étonner comme moi d'attirer derrière eux tant de gens de tous les
âges absolument étrangers autant qu'indifférents à ce qui est du
domaine de l'art. - Ceux-ci veulent voir la production mais surtout
le dessinateur puisqu'ils se plantent le plus souvent devant lui.
L'enfant, qui tournait depuis longtemps autour de ma voiture sans
rien voir malgré ses efforts, prit subitement sa course dans la
direction d'une ferme voisine, et attira mon attention par les
hurlements de désespoir qu'il poussait.
Je crus qu'il était arrivé un accident à l'une de ses oies émondant
les herbes du fossé, je me trompais, car au mouvement que je fis
pour me renseigner, elles allongèrent toutes le cou dans ma
direction en y joignant ce glapissement habituel qui formule
indistinctement une menace ou un témoignage de sympathie.
Leur attitude ne signalait aucun désordre dans le troupeau mais
plutôt un certain étonnement de cet abandon inexpliqué de leur
gardien.
Peu de temps s'était écoulé quand une rumeur indistincte s'éleva
tout à coup dans la direction de la ferme.
L'enfant avait signalé le grave événement qui avait motivé ses cris
et sa fuite, je le distinguais cachant à moitié sa tête derrière le
tablier de sa mère, en ayant eu soin de se réserver un œil pour ne
pas me perdre de vue.
La femme piaillait très haut, mêlant des menaces incessantes à ses
consolations qui semblaient impuissantes, et s'acheminait de mon
côté, escortée à distance, par une cohue de filles de basse-cour et
de jeunes garçons de ferme très surexcités.
Quand ce petit corps d'armée, précédé d'une avant-garde de gamins
audacieux, fut arrivé à ma hauteur sur le versant du fossé, je
connus la cause invraisemblable du désespoir de mon petit compagnon.
Sa mère me révéla qu'à travers ses sanglots l'enfant avait articulé
la phrase suivante : « Y a sur la route un Prussien qui écrit mes
oies ! » Elle crut devoir ajouter quelques explications ayant une
intention probablement aimable, mais formulées de telle façon
qu'elles laissaient clairement percer ses appréhensions
personnelles.
« Nous sommes si près de la frontière, disait-elle, que les
Prussiens peuvent venir à chaque instant ; défunt mon père qui les a
vus en 70 nous recommandait toujours de nous méfier des espions qui
sont tous des dessineurs ou des tireurs de plans, il ajoutait
souvent : quand vous les verrez sur la frontière, les armées
allemandes les suivront de près ».
« Vous devez en savoir plus long que nous là-dessus, bien sûr !» -
et ces dernières phrases étaient accompagnées d'un regard
investigateur très significatif.
Ces souvenirs me sont venus depuis les événements qui ont suivi ce
petit incident. J'avais oublié de même que deux gendarmes m'avaient
croisé sur la route de Frémouville à Cirey. En saluant militairement
mon ruban de la Légion d'honneur ils cessèrent de s'avancer vers moi
après s'être consultés du regard. - Je me suis rappelé ce fait et
j'en ai conclu que ma décoration m'a probablement valu de ne pas
être arrêté, ou tout au moins abordé par ces fonctionnaires informés
de la présence d'un dessinateur suspect.
A mon retour à Blamont pour l'heure du déjeuner je fus très étonné
du changement très visible de l'accueil que me fit mon hôtelier et
encore plus des questions multipliées qu'il m'adressa au moment où
il me présenta son livre établissant l'identité des voyageurs.
Mon porte-manteau devant m'être apporté le lendemain par les
fourgons de l'école de guerre, je n'avais pas de bagages et il m'en
fit la remarque en témoignant une médiocre confiance dans
l'explication que je lui en donnai. En outre, sa voiture n'était
plus disponible pour l'après-midi ainsi qu'il avait été convenu, et
je constatai dans la salle à manger, de la part des convives et des
gens
de service, un éloignement et une froideur que je ne pouvais pas
m'expliquer.
Le vide s'était fait autour de moi et les marchands de bœufs et de
cochons, si bruyants d'habitude dans les tables d'hôte des petites
localités, parlaient à voix basse et chuchotaient en me jetant un
coup d'œil à la dérobée. - J'étais si éloigné d'en soupçonner le
motif que j'attribuais à des raisons très différentes la sorte
d'ostracisme dont j'étais frappé.
Les événements qui suivirent prirent une tournure plus dramatique
car je sortis de table très malade et dans la nécessité de m'aliter.
L'hôtelier avait cru devoir donner une satisfaction à l'opinion
publique en faisant absorber au prétendu prussien une de ces potions
violentes dont l'effet est immédiat et qui dût beaucoup divertir sa
clientèle. - Il s'était assuré de même que l'espion ne pourrait pas
regagner la frontière avant vingt-quatre heures, puisque la
gendarmerie moins perspicace refusait d'arrêter le dessinateur
décoré, avant l'arrivée du détachement de l'école de guerre, dont il
prétendait faire partie.
L'incrédulité de l'hôtelier était d'autant plus complète à cet
égard, qu'il n'avait jamais vu un seul bourgeois dans cette colonne
d'officiers qui venaient chaque année à Blamont.
Les généraux eux-mêmes quand ils en faisaient partie étaient
toujours en uniforme réglementaire ainsi que tous les officiers. -
C'était également l'avis des vieux habitués des places publiques où
ils admiraient chaque année depuis longtemps la belle tenue de
l'école supérieure de guerre.
Jusqu'à plus ample informé le dessinateur était un espion bien
renseigné sur le voyage d'instruction des officiers qui longeaient
la frontière.
Je dois me considérer comme très heureux qu'un doute, si léger qu'il
fût, ait empêché ce fanatique de m'empoisonner tout à fait.
Je fus très souffrant sans inspirer la moindre compassion à mes
hôtes qui savaient mieux que moi le peu de gravité de cette
indisposition.
Le lendemain, la visite du commandant, qui dut jeter une grande
perturbation dans l'hôtel, éclaira ce mystère : cet officier me
révélant que depuis vingt-quatre heures j'étais filé comme espion
prussien.
L'officier de gendarmerie, informé de la qualité que je m'étais
attribuée, avait suspendu l'exécution de ses ordres primitifs,
jusqu'à l'arrivée du détachement, mais il avait été lui-même
recueillir la confirmation de mes assertions. - Je pus dès lors
reconstituer les faits auxquels avait donné lieu cette méprise et en
déduire avec certitude l'origine de ma maladie.
Je fus d'autant mieux confirmé dans ma conviction que l'hôtelier
avait jugé à propos de disparaître de la maison aussitôt après
l'arrivée du commandant. Les officiers du détachement ne mangeant
pas dans l'hôtel je n'eus pas l'occasion de revoir mon empoisonneur,
pour qui son patriotisme plaidait vis-à-vis de moi les circonstances
atténuantes.
Cet incident de voyage a tellement amusé mes jeunes camarades que
j'ai très vite oublié son côté désagréable, et les souffrances
physiques qui en ont été la conséquence.
De cette anecdote je vous engage à tirer la conclusion suivante : «
Il est très dangereux de circuler en bourgeois dans les pays où l'on
n'est pas connu et particulièrement d'y stationner pour dessiner. »
Le souvenir des espions Prussiens hantera encore pendant longtemps
les cervelles des Français, et tout dessinateur est suspect. J'ai eu
l'occasion de vérifier ce fait, non pas exclusivement dans le
voisinage des frontières, mais aussi dans les départements très
éloignés qui ont souffert de l'invasion.
J'ai été arrêté malgré des pièces officielles établissant mon
identité et conduit devant les autorités du pays ; beaucoup
d'artistes peintres ont éprouvé les mêmes désagréments.
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