Journal des
tribunaux
Ed. Cabinet bibliographique (Paris), et chez Gueffier
(Paris)
1792
JOURNAL DES
TRIBUNAUX
ET
JOURNAL DU TRIBUNAL DE CASSATION RÉUNIS
PAR UNE SOCIÉTÉ D'HOMMES DE LOI.
Du Mardi 17 Avril 1792.
DÉPARTEMENT DE LA MEURTHE.
TRIBUNAL DU DISTRICT DE BLAMONT.
Hommage rendu au
droit de la propriété, contre la disposition bizarre
dune coutume.
LORSQUE la féodalité étoit dans route la vigueur, il
étoit interdit aux juges d'y porter la plus légère
atteinte, en s'opposant à l'exercice des droits qui en
dérivoient Quelque bizarres & quelque odieux que fussent
ces droits en eux-mêmes, les titres particuliers ou. les
coutumes leurj donnaient un caractère de légitimité.
C'eût été contrevenir à la loi que de dépouiller Ces
propriétaires de fiefs. des avantages qui y étoient
attachés, ou des indemnités. qui les représentoient.
La. destruction du régime féodal a opéré une grande
révolution dans cette matière. Autant les droits
seigneuriaux avoient de faveur autrefois, autant ils
doivent en avoir peu aujourd'hui. Il suffit qu'un droit
quelconque, tenant par quelque rapport à la féodalité ne
se trouve pas compris dans la classe de ceux qui sont
conservés avec faculté de rachat, pour qu'il soit réputé
aboli sans indemnité. C'est une conséquence nécessaire
des termes de la loi qui se sert d'expressions générales
pour supprimer, & qui a soin d'énoncer ce qu elle veut
conserver.
Une question de cette nature s'est: présentée au
tribunal du district de Blamont. Un droit singulier &
extraordinaire, établi par la disposition d'une Coutume
en faisoit l'objet. En même temps qu'il tenoit de la
féodalité, il étoit contraire aux premiers principes de
la propriété ; & loin de se trouver dans l'énumération
de ceux que la loi conserve & déclare rachetables, comme
présumés être le prix d'une concession primitive du
fonds, il n'y avoit aucune espèce de rapport. Les juges,
en le comprenant dans l'abolition générale, se sont
conformés à la lettre & à l'esprit de la loi ; leur
jugement peut servir de modèle autant par ses
dispositions au fonds, que par sa rédaction en la forme.
« Fait & question. Un rapport en bonne forme, du 3
novembre dernier, constate que Jean Poirot a été trouvé
arrachant deux arbres sauvages dans les champs de sa
ferme».
« Il s'agit de savoir si le propriétaire du sol est
aussi le propriétaire des arbres qui y croissent. Jean
Peirot soutient l'affirmative ; la communauté de
Merviller prétend que les arbres lui appartiennent; elle
se fonde sur la disposition de l'art. XVIII du tit. 14
de la coutume de l'évêché de Metz, lequel est conçu en
ces termes : « Arbres sauvages fruitiers, percrus ès
terres labourables ou prairies non closes ou fermées,
sont de communauté, & n'est loisible au propriétaire du
fonds de les couper sans permission du seigneur
haut-justicier ».
» Motifs. Le tribunal .remarque que la coutume dé
l'évêché étoit exorbitante du droit commun, sous
l'ancien régime même ».
» Dans ces tems malheureux, où mille vexations
entravoient l'agriculture, on reconnoissoit, du moins
assez généralement, que la propriété du sol produit
celle des fruits qui y croissent, & la majorité
des-coutumes n'avoit pas statué que les arbres épars sur
les terres arables, non closes appartiendroient à
d'autres qu'aux propriétaires des héritages ».
» La coutume de l'évêché contenoit donc alors même une
dérogation au droit commun, & devoit être rigoureusement
interprétée, suivant la maxime, odiosa restringenda ».
» Mais aujourd'hui de semblables dispositions
disparoissent devant le principe sacré de la propriété.
« Le territoire de la France, dans toute son étendue,
est libre » comme les personnes qui l'habitent (Loi sur
la police rurale du 6 octobre 1791, sect. Ire, art.
Ier). Chacun peut jouir de son champ, en varier
l'exploitation, & surtout faire les fruits siens ».
» Quand la loi rurale a réservé que l'exercice de la
propriété seroit subordonné aux droits d'autrui & à
l'observation des loix, elle n'a évidemment entendu
parler que des droits qu'une convention ou un usage
légitime ont pu établir ».
» Il est impossible d'énumérer ces droits ; mais on peut
citer pour exemple, entr'autres, que le propriétaire
d'un terrain, assujetti à une servitude de passage, de
vue, d'aqueduc, ne doit pas nuire, par l'usage de sa
propriété, à celui qui est en possession de telles
servitudes légitimes...... Ainsi, l'établissement des
dépôts de fumier, des égouts, des fosses d'aisance, des
puits, ne peut se faire par le propriétaire qu'avec
certaines restrictions ou précautions prévues dans
l'intérêt d'un voisin... Ainsi encore, la disposition
libre des productions de la terre peut être
accidentellement limitée, pour l'intérêt général de la
société, par des défenses d'exporter ».
» Dans l'espèce présente, le tribunal ne voit ni
convention, ni usage légitime qui aient pu autoriser le
prétendu droit des communautés sur les arbres. »
» Seroit-ce en effet lors de la concession originaire du
fonds, que les communautés auroient stipulé la réserve
desdits arbres »?
» Cette assertion n'est pas prouvée...: elle n'offre
d'ailleurs rien de vraisemblable, car il faudroit aussi
supposer que toutes les Communautés, sans exception, ont
été propriétaires de la totalité des héritages de leurs
territoires, ce qui est absurde, l'exigence des
cultivateurs isolés ayant certainement précédé leur
réunion en société pour former une communauté, un corps
moral ayant des propriétés, & exerçant des droits ».
» Est-ce donc une servitude semblable à toutes celles
que la prescription peut faire acquérir »?
» Le tribunal ne voit pas encore ici un seul des
rapports d'utilité, de nécessité, & quelquefois de
réciprocité, qui servent ordinairement de bases à
l'établissement des servitudes urbaines & rustiques.
» Absorber par les racines la nourriture des grains ;
intercepter par le feuillage l'action du soleil, de
l'air & des météores, servir de retraite aux oiseaux &
aux insectes qui dévorent les moissons ; provoquer les
dégâts dans une circonférence étendue par la cueillette
des fruits ; décourager le cultivateur si son champ ne
peut être fermé, ou s'il n'est pas en état de faire les
avances d'une clôture, influer de cette manière sur
l'état de l'agriculture, qui est l'a source de toutes
les prospérités tels sont les effets de cette servitude
sur le propriétaire de l'héritage
» Les communautés, de leur côté, ne retirent aucun
avantage de cette disposition des chose ; car d'abord,
si leurs membres se trouvent individuellement lésés, la
masse s'en appauvrit d'autant, & il est difficile de
concevoir un corps riche de toutes les vexations qu'il
fait éprouver aux parties qui le composent ».
» En second lieu, les arbres dont il s'agit sont en eux
mêmes d'une valeur chétive & d'un produit presque nul;
car le propriétaire de l'héritage, forcé, quand il ne
peut pas le clorre, de souffrir des hôtes aussi
incommodes, les élague & les mutile de mille manières
pour abréger leur existence ; les pauvres & les pâtres
vont piller les fruits, & véritablement il se fait de
part & d'autre des dommages certains sans profit de
personne. Or, selon la loi : « toutes sujétions qui, par
leur nature, ne peuvent apporter à celui auquel elles
sont dues aucune utilité réelle sont abolies. &
supprimées sans aucune indemnité ». (Loi du 28 mars
1790, tit, 2, art. XXVIII).
» Tout -ce qu'on peut présumer de l'origine & des motifs
d'une servitude aussi extraordinaire, c'est que la
coutume avoit voulu ménager aux communautés une
ressource pour subvenir aux dépends locales, sans
recourir à l'expédient des rôles ».
» Mais le but n'étoit pas atteint avec certitude par
cette mesure, puisqu une clôture pouvoit anéantir la
singulière propriété de la communauté & ses prétendues
ressources sans sa participation & sans qu'elle put s'y
opposer. Au surplus, sous ce point de vue même, la chose
ne peut plus avoir lieu, car un autre régime a pourvu à
un mode uniforme de contributions assises sur de
meilleures bases. Ici, par l'inégalité la plus
choquante, les charges communes pouvoient peser sur un,
ou sur quelques cultivateurs uniquement, tandis que tous
les autres en étoient exempts »
» Le tribunal sait qu'il ne peut créer, abroger, ni
interpréter les loix, mais il les applique aux espèces
qui se présentent, & pour le cas particulier son opinion
est que, sous quelque rapport qu'on envisage le droit
prétendu par la communauté de Merviller, on ne peut
supposer que les loix nouvelles ne l'aient pas enveloppé
dans la prescription générale & si juste, de tous les
abus oppresseurs de l'agriculture ».
» Par ces motifs, & après avoir oui le commissaire du
roi en ses conclusions »,
Jugement. » Le tribunal a renvoyé Jean Poirot de la
demande contre lui formée, & a condamné la commune de
Merviller aux dépens »
» Jugé en dernier ressort &c. &c, &c.
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