Traité des
eaux : droit et administration (Tome troisième)
Alfred Picart
Ed. Paris 1893
Cours d'eau navigables ou flottables - Charge des fonds
riverains
5. Charges relatives au
curage. - Les cours d'eau navigables ou flottables et leurs
dépendances faisant partie du domaine public, il est juste que
l'État supporte la charge de leur entretien et pourvoie aux
dépenses de curage, quand l'Administration juge cette opération
nécessaire. Aussi la loi du 14 floréal an XI ne saurait-elle
trouver ici son application (1). Le Conseil d'Etat a notamment
décidé que, si des riverains effectuaient indûment des dépôts
dans le lit d'une rivière navigable, le préfet pouvait, en vertu
de ses pouvoirs de police, enjoindre aux contrevenants d'enlever
ces dépôts, puis les poursuivre, le cas échéant, devant le
conseil de préfecture, mais qu'il excédait ses pouvoirs en
procédant conformément à la loi de l'an XI (2).
Néanmoins, lorsque des particuliers ont un intérêt spécial au
curage, lorsqu'ils exercent par exemple une industrie ayant pour
effet de déterminer l'encombrement du cours d'eau ou lorsque, eu
égard au peu d'activité de la navigation, les avantages procurés
à leurs fonds par le repurgement acquièrent la prédominance ou
tout au moins une importance marquée relativement au bénéfice
qu'on retirera le service public, l'art. 34 de la loi du 16
septembre 1807 permet de leur imposer une part contributive. Cet
article est ainsi conçu ; « Lorsqu'il y aura lieu de pourvoir...
au curage des canaux qui sont en même temps de navigation et de
dessèchement, il sera fait des règlements d'administration
publique qui fixeront la part contributive du Gouvernement et
des propriétaires ». Son applicabilité à tous les cours d'eau du
domaine public n'a jamais été sérieusement contestée, malgré
l'expression en apparence limitative de « canaux » dont s'est
servi le législateur.
Un décret délibéré en assemblée générale du Conseil d'État est
indispensable. A défaut d'acte de cette nature, les intéressés
peuvent se refuser au payement des taxes ou en obtenir décharge
(3).
Le Gouvernement n'a le droit de mettre au compte des riverains
et autres propriétaires de la vallée qu'une partie de la
dépense. Il violerait la loi en s'affranchissant de toute
participation (4).
En règle générale, les riverains ne sont pas tenus de supporter
sans indemnité le dépôt des déblais provenant du curage, à moins
que des règlements anciens, ayant force de loi, ne les
soumettent à cette servitude (5). Mais, quand ils contribuent
aux frais de l'opération, rien n'empêche de comprendre parmi
leurs obligations celle de recevoir les terres extraites de la
rivière, conformément à l'usage constamment suivi pour les cours
d'eau non navigables ni flottables. Une disposition spéciale
doit être insérée à cet effet dans le règlement d'administration
publique.
La somme laissée à la charge des propriétaires (riverains,
mouillants non riverains, usiniers) est répartie entre eux,
suivant le principe posé par la loi du 14 floréal an XI,
c'est-à-dire en proportion de l'intérêt que les travaux
présenteront pour chacun des redevables.
Aucun texte ne détermine les formalités d'instruction qui
doivent précéder les décrets. Le mieux est d'ouvrir sur le
projet et l'état de répartition des dépenses une enquête dans
les formes prescrites par l'ordonnance du 18 février 1834.
L'art. 34 de la loi du 16 septembre 1807 n'a pas reçu de
nombreuses applications. Nous croyons par suite utile de
reproduire in extenso le dernier décret qui soit intervenu. Il
porte la date du 5 janvier 1886 et a trait à une partie de la
Vezouse, cours d'eau flottable du département de
Meurthe-et-Moselle, sur lequel le flottage a pour ainsi dire
cessé, mais qui néanmoins reste encore dans le domaine public.
L'État n'a gardé pour son budget que la moitié des dépenses du
curage; l'autre moitié a été répartie entre les mouillants, la
manufacture de glaces de Cirey (qui envoyait dans la rivière des
détritus industriels) et un usinier de la même localité.
« Le Président de la République française,
« Sur le rapport du Ministre des travaux publics,
« Vu le projet, en date des 7-11 avril 1883, des travaux de
curage et de redressement partiel du lit de la Vezouse, sur le
territoire des communes de Cirey, Frémonville et Blâmont;
« Vu les pièces de l'enquête d'utilité publique ouverte sur ce
projet, suivant les formes déterminées par l'ordonnance du 18
février 1834;
« Vu, notamment, l'avis de la Commission d'enquête, en date du 3
juin 1884, et celui de la Chambre de commerce de Nancy, en date
du 6 juin 1884;
« Vu les rapports des ingénieurs;
« Vu les avis du Conseil général des ponts et chaussées, en date
des 9 octobre 1883 et 14 octobre 1884;
« Vu la lettre du Ministre des finances, du 10 septembre 1885;
« Vu l'art. 34 de la loi du 10 septembre 1807;
« Vu les lois du 3 mai 1841 et du 27 juillet 1870;
« Le Conseil d'Etat entendu,
Décrète :
« Art. 1. - Sont déclarés d'utilité publique les travaux de
curage et de redressement partiel du lit de la Vezouse, sur le
territoire des communes de Cirey, Frémonville et Blâmont,
conformément aux dispositions du projet ci-dessus visé, des 7-11
avril 1883.
« Art 2. - La dépense, évaluée à 24.500 francs, sera répartie de
la manière suivante :
« Société de Saint-Gobain, Chauny et Cirey 5.875 fr.
« Les propriétaires mouillants, dans la proportion indiquée aux
états de répartition annexés au présent décret 5.875
« Le sieur Batho de Cirey 500
« Enfin l'État 12.250
Total pareil 24.500 fr.
« Dans le cas où le chiffre de la dépense prévue viendrait à
être dépassé, le supplément sera réparti dans la même
proportion.
« Art. 3. - Le recouvrement des taxes sera opéré de la même
manière que celui des contributions directes.
« Ces taxes seront exigibles au 1er janvier de l'année pendant
laquelle les travaux devront être entrepris.
« Art. 4. - Les riverains seront tenus de supporter gratuitement
le dépôt, sur leurs terrains, des déblais provenant du curage.
« Art. 5. - Le Ministre des travaux publics est chargé de
l'exécution du présent décret. »
Seule préposée à la conservation du domaine public,
l'Administration apprécie souverainement l'opportunité des
opérations de curage à entreprendre sur les cours d'eau
navigables ou flottables. Les décisions qu'elle croit devoir
prendre à cet égard ne sont pas susceptibles de recours pour
excès de pouvoirs.
Est-ce à dire qu'en cas d'inaction de sa part les dommages
causés par le mauvais état de la rivière ne puissent donner lieu
à aucune réparation? Nous ne le pensons pas. Les droits de garde
et de surintendance conférés à l'État lui imposent des devoirs
qu'il ne saurait méconnaître sans subir la responsabilité de sa
négligence. Tel est, du reste, l'avis de la plupart des auteurs.
Les règles de compétence n'appellent que peu d'explications.
Parmi les contestations relatives au curage des cours d'eau
navigables, les plus nombreuses naissent d'une extension
illégale de la loi du 14 floréal an XI à ces cours d'eau. Deux
voies de recours se présentent alors aux intéressés : celle du
recours en annulation devant le Conseil d'État et celle de la
demande en décharge des taxes devant le conseil de préfecture.
L'une et l'autre ont été suivies; cependant, pour les motifs
développés tome II, page 209 et suivantes, la seconde paraît
devoir être généralement préférée en l'état actuel de la
jurisprudence sur la fin de non-recevoir tirée du recours
parallèle. Quelle que soit la juridiction saisie du litige,
l'exécution volontaire et sans réserve des décisions
administratives, même contraires à la loi, peut faire obstacle à
la recevabilité de la demande, comme impliquant l'acquiescement
des intéressés à ces décisions (6).
C'est au conseil de préfecture qu'appartient le contentieux des
taxes imposées en vertu de l'art. 34 de la loi du 16 septembre
1807. La juridiction administrative est juge, non seulement de
la régularité des rôles, mais aussi de la légalité des décrets;
elle doit, par exemple, décharger les requérants, s'ils
établissent que le décret n'a pas été rendu dans la forme des
règlements d'administration publique ou que l'État s'est
affranchi de toute participation aux dépenses.
Le conseil de préfecture aurait aussi compétence pour prononcer
sur les dommages dus au défaut de curage. En retenant les
actions portées devant elle, l'autorité judiciaire violerait le
principe de la séparation des pouvoirs (7).
(1). - C. E., 15 juillet 1835, ville de Troyes ;
- 5 juillet 1851, Gérard et cons; - 13 août 1867, Seillière et
Cie; - 3 juillet 1874, ville de Douai c. Tanon et autres; - 23
mars 1877, de Savignac.
(2). - C. E., 13 août 1867, Seillière et Cie.
(3). - C. E., 5 juillet 1831, Gérard et cons.; - 12 avril 1860,
Scellier-Durozelle ; - 3 juillet 1874, ville de Douai c. Tanon
et autres; - 23 mars 1877, de Savignac.
(4). - C. E., 12 avril 1860, Scellier-Durozelle.
(5). - C. E., 22 février 1835, Bayard de la Vingtrie c.
Desespringalle.
(6). - C. E., 11 décembre 1848, Bordeaux et cons.
(7). - C. E., conflit, 25 mars 1835, Bary.
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