Les informations publiées par
le Figaro sont plus
complètes dans le Journal de Genève du 28 aout 1870, qui
reproduit un plus long extrait du correspondant britannique du
Times, William Russel. On constatera d'ailleurs de très grands
écarts entre les deux traductions, celle de la presse suisse
étant de bien meilleure qualité.
Journal de Genève
28 août 1870
ANGLETERRE
Le correspondant du Times au quartier général du prince royal de
Prusse rend compte dans les termes suivants de l'entrée de
l'état-major de la 3e armée allemande à Lunéville. Son récit est
empreint d'une sorte d'insouciance joyeuse qui s'explique par le
fait que le correspondant en question a fait en qualité de «
plume de guerre » du Times (c'est le surnom que lui a décerné la
presse), les campagnes de Crimée, de l'Inde, d'Italie, de
Bohême, d'Amérique, et qu'il a vu le feu autant et plus
peut-être qu'aucun des militaires de profession qui accompagnent
le prince royal.
« Blamont, 15 août.
« Je n'ai pas grand'chose à dire de Blamont. On m'apprend qu'il
y a une quinzaine, c'était un endroit très-vivant, avec des
fabriques de coton et de lainages, des filatures, des
teintureries, des tanneries, des distilleries, etc. Il n'y a pas
la moindre trace d'Allemands dans cette partie de l'ancienne
Lorraine.
« Comme elle a été traversée par trois flots de soldats, sans
compter ce qui viendra encore, les habitants ont pris le parti,
paraît-il, de se réfugier dans une portion du pays moins visitée
et moins turbulente. Il n'y a pas d'autres boutiques ouvertes
que celles d'un apothicaire et d'un épicier. Le Prussien le
plus, prévenu ne trouverait pas ici le moindre signe de
cordialité ou même de neutralité dans l'attitude du peuple. Les
vieillards sont assis devant leurs portes, d'un air grave; ils
racontent à leurs petits-fils les invasions du temps passé. Il
serait difficile d'empêcher ces gens-là de faire le coup de feu
sur le premier Germain qui passe la frontière, et cela en dépit
de peines sévères. S'il y avait une levée en masse, les citoyens
armés ne se distingueraient plus des militaires. Mais c'est aux
généraux prussiens d'examiner la question, qui n'est pas des
plus aisées.
Lunéville, même date.
Le prince, a quitté Blamont aujourd'hui, 15 août, jour de la
saint Napoléon, à 5 h. du matin. Comme mon cheval se ressentait
par trop des 36 milles qu'il avait faits, hier, j'ai loué à
grand'peine un petit char pour continuer ma route. Quelle
singulière manie que ce goût du militaire qu'ont tous les
Français ! Les enfants sont peut-être partout les mêmes, mais
j'avoue que j'ai été très-surpris de voir, au moment où la
colonne prussienne sortait de Blamont, 20 ou 30 jeunes garçons
bien mis précéder la musique du 58e régiment en marquant le pas
d'un air parfaitement joyeux. Les cloches des petites églises
éparses dans la campagne appelaient les fidèles au service
divin, mais les villages en général étaient silencieux, les
portes et les volets fermés, et peu de blouses en vue. Cette
partie de la Lorraine n'est guère belle. Le pays est brûlé par
suite du manque de pluie. La contrée que nous traversons a servi
pendant plusieurs siècles de champ de bataille aux nations
voisines. Les ruines de châteaux y sont nombreuses, mais la
population n'a pas l'air d'avoir beaucoup gagné à la disparition
de ses seigneurs féodaux.
La route de Blamont à Lunéville est un de ces terribles rubans
rectilignes dont les chemins de fer nous avaient déshabitués,
bordée, comme de juste, de grands peupliers ébranchés jusque
tout près du sommet, et ressemblant à de gigantesques pinceaux à
barbe. Il y en a 30 kilomètres d'ici à Lunéville. Nous
traversons successivement Herbwiller, Fréménil, Bénaménil,
Thibeauménil, etc. La voie est plus ou moins défoncée et fait
songer aux trois cent mille chevaux qui marchent avec les
armées. La chaleur est étouffante, et cependant l'infanterie
prussienne a fait ces 30 kilomètres, en grande tenue de
campagne, d'une seule traite ! Il y a dans cette troupe beaucoup
d'hommes mariés et bien des cœurs tristes. Je remarquai à
quelques pas de nous un pauvre diable qui ne mangeait ni ne
buvait. Il demeura toute la soirée assis, la tête dans ses
mains, songeant à ses enfants, et pourtant, quand vint le moment
du départ, il se leva et vint prendre sa place dans les rangs
d'un air résolu. Quand on lui offrit du pain et du vin, il
répondit qu'il avait le cœur trop serré pour manger. Ce service
imposé aux hommes mariés est une des choses que les Français ont
le plus de peine à comprendre, « C'est une terrible cruauté à
nos yeux, » disait un de leurs officiers au prince royal.
Nous voici à Lunéville. - « Rue d'Allemagne, n° 61. » - telle
est mon adresse pour aujourd'hui. J'use de mes droits de
conquérant aussi discrètement que je le puis, et je prie le
propriétaire absent de céans, M. Keller, d'agréer mes excuses
pour l'envahissement de sa charmante habitation. Puisse sa
confortable demeure lui être rendue, et la paix rentrer dans ses
foyers! L'indication fournie par le quartier-maître était
parfaitement précise, - « 61, rue d'Allemagne; » - sans cela
j'eusse longtemps hésité à venir sonner à cette porte, et à dire
à la femme de charge craintive qui m'a ouvert, que je venais
m'établir ici. La nécessité seule a pu me décider à demander
timidement à manger. Le dîner qu'on nous a servi sous un
pavillon de verdure, au jardin, était parfait : potage aux
croûtons, pâtes à la moelle, melons, poitrine de veau à la
financière, pâté froid, étuvée de poires, confitures, le tout
arrosé du meilleur vin rouge et d'un café excellent. Je
tremblais à tout instant que M. Keller n'apparût. On l'attend
d'un moment à l'autre, j'espère que je saurai lui faire les
honneurs de sa propre maison avec une dignité convenable, mais
vous avouerez que ce n'est pas facile ?... |