L'Univers israélite; journal des
principes conservateurs
N° 13 - 16 mars 1884
NOTICE SUR LES ISRAÉLITES DU DUCHÉ DE
LORRAINE
I
L'établissement des Israélites en Lorraine semble remonter
à une époque reculée. Établir d'une manière exacte le moment où ils firent leur
apparition dans les bassins de la Moselle et de la Meuse n'est pas un problème
facile à résoudre. Il est probable qu'ils y pénétrèrent à la suite des armées
romaines, et qu'ils choisirent pour leurs principales résidences les villes de
Metz et de Trêves.
Dès le IXe siècle, leur nombre est assez considérable pour inspirer de
l'inquiétude à l'autorité ecclésiastique. En 888, le concile de la province de
Trêves, réuni à Metz, examine une plainte portée contre eux par le prince
Gunther, et défense est faite aux chrétiens de manger et de boire avec eux et
d'en recevoir aucune espèce de nourriture (1). Mais ils trouvent, à peu près
dans le même temps, un puissant défenseur en la personne de l'évêque Adalbéron
Ier, homme de savoir et d'intelligence, qui leur témoigne une rare bienveillance
et les défend à tel point, en toute circonstance, qu'il ne laisse pas que de
faire murmurer contre lui (2). Quelques-uns d'entre eux s'adonnaient alors à
l'agriculture. D'une charte de ce même Adalbéron, évêque de Metz, il résulte que
l'un d'eux, nommé David, cultivait une vigne où l'on pouvait récolter trente
mesures de vin (3).
L'époque des croisades leur est souverainement fatale. Le fanatisme des
chrétiens, surexcité par la parole ardente des moines, ne connaît pas de bornes,
et grand nombre de soldats, enrôlés sous la bannière du Christ, se contentent,
au lieu d'aller délivrer le saint sépulcre, de massacrer de pauvres Juifs sans
défense, habitant la Lorraine et les provinces rhénanes. Les Israélites de
Trêves, Spire, Cologne et autres villes de ces régions sont les victimes vouées
à la fureur populaire. Ils n'échappent à une destruction totale que par
l'intervention généreuse de l'illustre abbé de Clairvaux, saint Bernard, qui
prend publiquement leur défense et écrit, en 1155, une lettre éloquente en leur
faveur (4).
Dès la fin du XIIe siècle, les Israélites occupaient un certain nombre de villes
du duché de Lorraine proprement dit. Le duc Simon II, qui, dans l'exaltation de
sa foi, ne se contentait pas, comme, au siècle suivant, saint Louis, de faire
couper la langue aux blasphémateurs, mais les condamnait à être précipités dans
la rivière, ne peut supporter leur présence. Accusés de parodier dans la
synagogue les cérémonies de la religion chrétienne, ils sont expulsés des États
du duc, après avoir été préalablement dépouillés de tous leurs biens (1176) (5).
Environ un demi-siècle plus tard, nous les retrouvons établis à Nancy et dans
les environs. Un certain nombre d'entre eux avaient même été autorisés, dans
l'intervalle de ce temps, à habiter Saint-Dié, à y bâtir des maisons dans un
quartier spécial, mais ils n'avaient pu jouir longtemps de cette permission. Une
accusation calomnieuse portée contre un de leurs coreligionnaires avait excité
dans la population une indignation telle, qu'ils se virent bientôt obligés de
quitter la ville.
Le moine Richer, bénédictin de Senones, qui, dans une chronique composée en
latin, au XIIIe siècle, et traduite en français au XVIe par un auteur inconnu,
donne crédit à tous les griefs articulés contre les Israélites, consacre un de
ses chapitres à cette accusation monstrueuse.
Un Juif de Saint-Dié, raconte-t-il, est arrêté pour avoir endormi sa servante
chrétienne au moyen d'incantations et lui avoir arraché la matrice durant son
sommeil. Sur les plaintes de quelques femmes et d'un bourgeois, il est mis en
jugement par le prévôt de la ville. Il nie d'abord le crime dont on l'accuse,
mais, mis à la question et vaincu par les tortures, il finit par avouer qu'il a
failli.
« Le juge luy demanda à quelle chose il voulait employer cela, mais il ne voulut
le confesser, et, en cette sorte, il fut condamné à mort. L'on appresta un
cheval, à la queue duquel on le lya. »
Ses frères rachetèrent son cadavre, et l'écrivain prétend qu'ils avaient payé le
bourreau pour se hâter et empêcher le Juif de faire des révélations (6).
Si, comme le remarque M. Gravier, auteur d'une histoire de la ville de
Saint-Dié, on se rappelle qu'il était expressément défendu aux Juifs de prendre
des servantes catholiques, si l'on songe en outre au régime de théocratie
absolue sous lequel on vivait alors, on comprend que la barbarie et l'ignorance
du temps aient pu seules donner un corps à ce crime imaginaire (7).
Quoi qu'il en soit, les Juifs furent forcés d'abandonner les maisons qu'ils
possédaient à Saint-Dié et de se réfugier ailleurs. L'une de ces maisons fut
donnée à un nouveau propriétaire, à cette condition qu'en expiation d'une
profanation commise par le Juif, son prédécesseur, il se présenterait tous les
ans, devant le maître-autel de la paroisse, couvert d'un manteau noir, et y
déposerait mille hosties pour la communion pascale. Cette redevance était encore
payée en 1789 (8).
Les Juifs de Nancy furent plus heureux. Ferri III, fils d'Antoine, les couvrit
de sa haute protection.il « retenait pour lui la justice de ses Juis (Juifs) »,
comme il appert d'une charte du XIIIe siècle, et leur nombre était assez
considérable pour qu'en 1286 on leur concédât un cimetière dans un terrain situé
au village de Laxou. Cette donation leur fut faite par frère Guillaume, prieur
de France, moyennant une redevance d'un marc et douze toulois, payable tous les
ans à la Saint-Remi, au commandeur de Saint-Jean du Vieux-Hêtre de Nancy.
ALFRED LÉVY,
Grand rabbin de Lyon.
(A suivre.)
(1) Voir Labbé, Concilia, t. IX, col. 414.
(2) Dom Calmet, Histoire ecclésiastique et civile de Lorraine, t. II, notes,
col. 822 (Nancy, 1728).
(3) Ibid., t. I, preuves, col. 360.
(4) Bégin, Histoire des Juifs dans le N.-E. de la France.
(5) Digot, Histoire de Lorraine, t. I, p. 351 (Nancy, 1856).
(6) Chronique de Richer, moine de Senones, traduction française du XVIe siècle,
liv. IV, p. 171 (Nancy, 1842).
(7) Gravier, Histoire de la ville de Saint-Dié, p. 160.
(8) Gravier, Histoire de la ville de Saint-Dié, p. 160, note.
L'Univers israélite; journal des
principes conservateurs
N° 16 - 1er mai 1884
NOTICE SUR LES ISRAÉLITES DU DUCHÉ DE
LORRAINE
(Suite.- Voir le numéro du 16 mars 1884.)
Les Israélites nancéens conservèrent le Iibre usage de ce
cimetière pendant plus de deux siècles. En 1472, un accord passé entre eux et le
commandeur de Saint-Jean, Pierre de Borodon, modifie les conditions du cens
annuel et le fixe seulement à un marc d'argent. Mais pour chaque inhumation on
était tenu de payer une taxe supplémentaire, savoir: pour un chef de famille, un
écu, valant 20 gros et dix deniers de Lorraine; pour un serviteur, 10 gros; pour
un enfant, 5 gros (2).
Quelle fut la situation des juifs lorrains pendant ces deux siècles ^p ? Tout ce
que nous savons, c'est qu'ils vivaient sous la protection des ducs et des
seigneurs, qui leur faisaient payer assez cher leur droit de séjour. C'est ainsi
que nous voyons Ferri de Blâmont déclarer, par lettres datées du 20 novembre
1476, couvrir de son haut patronage Moyse, le juif, Belle, sa femme, leurs
enfants et leurs
biens, et leur permettre de demeurer à Deneuvre (près Baccarat), moyennant un
impôt annuel de deux florins d'or (3).
Le duc Antoine, qui gouverna la Lorraine de 1508 à 1544, avait, par lettres de
franchise, reçu, dans sa ville de Saint-Hippolyte, située dans le bailliage de
Saint-Dié, quelques familles israélites. Il avait enjoint au prévôt de la ville
de leur donner aide et protection et défendu, sous peine d'emprisonnement, qu'on
les molestât de fait ou de paroles. Leur état, devenu prospère, inspirait de la
jalousie à quelques habitants, et un an après la mort d'Antoine le Bon, en 1545,
une plainte est adressée contre eux à son fils et successeur Charles III.
Ce document, relaté par M. Dumont dans son ouvrage sur la justice criminelle des
duchés de Lorraine et de Bar, est plein d'intérêt, car il permet de se rendre
compte, par les griefs mêmes articulés contre les juifs, des droits et des
libertés dont ils jouissaient.
Les lettres de franchise n'avaient été accordées qu'à cinq chefs de famille :
Nathan, Isaac, Lazarus, Moyses et Aaron, auxquels étaient venus se joindre, sans
y être dénommés, un autre Israélite, Abraham, et une juive, Viola. Le permis de
séjour s'étendant non seulement aux chefs de famille, mais aussi à leurs
enfants, à leurs serviteurs, à leurs parents, la population primitive s'était
accrue de nombreux coreligionnaires, se disant parents des familles autorisées.
Cette augmentation effraye les gens de Saint-Hippolyte. Ce qui les irrite
surtout, c'est que, tandis qu'en Allemagne les juifs ne peuvent entrer dans une
ville sans une permission spéciale et doivent porter des couleurs distinctives,
ils s'affranchissent vis-à-vis d'eux de toute entrave. « Mais ce ne fait audit
Saint-Hippolyte, ains y entrent les juifs étrangers sans enseignes ni
permission, et à voir comme gentilshommes et grands personnages; de façon que
gens de justice, étrangers, marchands et gens communs ôtent leurs bonnets devant
eux, leur faisant révérence; qu'est chose à détester (4). »
Tandis que dans les États impériaux on leur refuse le droit de posséder des
immeubles, à Saint-Hippolyte ils achètent les meilleures maisons, et
spécialement, ajoutent les plaignants, « maisons qui
aboutissent sur les murailles de la ville, qu'est chose dangereuse et mauvaise,
à quoi par raison doit être pourvu (5). »
Les lettres de franchise leur défendent de prendre plus d'un thaler d'intérêt de
chaque florin par semaine, mais ils exigent beaucoup plus qu'il ne leur est
permis. Ils entrent dans les maisons des chrétiens, même quand les maris ne sont
pas au logis, et « subornent les pauvres simples femmes à prendre de leurs
marchandises (6)».
On sait que les Israélites ne mangent d'autre viande que celle de l'animal
saigné par eux; que, dans un but hygiénique, ils visitent soigneusement
l'intérieur de la bête pour constater si elle n'est pas
atteinte d'un vice rédhibitoire; que, vu la difficulté d'extraire les veines des
quartiers de derrière, ils renoncent souvent aux meilleurs morceaux et se
contentent des quartiers de devant. Les précautions
qu'ils prennent, en suivant leurs prescriptions religieuses, leur sont imputées
à crime par les plaignants, qui y voient autant d'insultes faites aux
consommateurs chrétiens.
« Et quand (le boucher) pense tuer et découper de la chair pour lesdits
habitants, viennent iceux juifs et visitent le bétail que ledit boucher veut
tuer; s'il leur plaît, le prennent, lui scient la tête et boutent leurs mains
jusqu'au coude dans ladite bête ; mais, la trouvant parcrue, et que par dérision
l'ont tout ensanglantée et souillée, ne leur étant agréable, la laissent audit
boucher, lequel en après la vend auxdits habitants, et par ainsi faut que les
pauvres gens prennent la chair que les juifs ont eu maniée et souillée à leur
plaisir. Et avenant que ladite bête leur plaise, ils prennent le devant, et faut
que lesdits bourgeois prennent le derrière. Ains convient toujours que lesdits
bourgeois prennent ladite chair à leur volonté (7).»
Les juifs mangent de la viande en temps de carême et en vendent à quelques
chrétiens; ils travaillent le dimanche et autres jours de fête, même pendant
qu'on est à l'église; ils accaparent les meilleures denrées et les revendent
ensuite à un prix élevé; ils sont admis à témoigner en justice et veulent que
leurs contrats, écrits par des clercs étrangers à la localité, soient valables,
au détriment du clerc juré de la ville, auquel ils ôtent, par ce moyen, ce qui
lui est dû pour son entretènement (8). » Ils se permettent, nonobstant
la défense qui leur en est faite partout ailleurs, de traverser les cimetières
et les terres bénites, de sortir pendant la semaine sainte; ils ont même
assailli à coups de pierres ceux qui passaient devant leurs maisons pendant
cette semaine, « de sorte qu'il y eut un garçon qui a été misérablement atteint
d'un coup de pierre, duquel il a été longtemps entre les mains des barbiers (9)
».
Quand on songe aux persécutions auxquelles les Israélites étaient en butte au
moyen âge, principalement durant les quelques jours qui précédaient la Pâque
chrétienne; aux représailles qu'ils avaient à subir de la part des populations
fanatiques qui les rendaient responsables d'un crime commis quatorze ou quinze
siècles auparavant, on est en droit de douter de la véracité de ces derniers
griefs, et d'admettre que, si réellement les juifs ont osé engager une lutte,
c'était à titre purement défensif, et pour repousser des attaques dirigées
contre eux.
Quelle que soit l'exagération de ces plaintes, il ressort cependant de ce
document que les habitants israélites de Saint-Hippolyte se sentaient
suffisamment protégés par le duc de Lorraine pour s'affranchir de quelques lois
d'exception, et qu'ils jouissaient alors d'une certaine liberté.
Mais cette situation exceptionnelle n'est pas de longue durée. Au commencement
du XVIIe siècle, les juifs traversant les terres du duché de Lorraine et de Bar
sont obligés de payer un droit d'entrée. Dans un tarif du petit passage de Bar
(en date du 16 mars 1605), ils sont mentionnés après les moutons, les boucs et
les porcs mâles (10). Dans les comptes du domaine de la principauté de Lixheim,
dressés pour l'année 1633, se trouve celui-ci : « Chacun juif qui passe par la
ville de Lixheim doit à l'Altesse de Madame la princesse de Phalsbourg, deux
gros (11) ». Tant d'avanies ne les rebutent pas, et, quelque inhospitalière que
fût pour eux la Lorraine, ils étaient néanmoins parvenus, à la fin de ce siècle,
à s'y établir en assez grand nombre. L'occupation de cette province par les
troupes françaises avait facilité, cette immigration. Louis XIV fut relativement
favorable aux juifs de Metz et de l'Alsace; sa protection et celle de ses
gouverneurs s'étaient étendues aussi aux Israélites qui avaient demandé et
probablement obtenu à prix d'argent l'autorisation de se fixer dans les villes
du duché.
ALFRED LÉVY,
Grand rabbin de Lyon.
(A suivre.)
(1) Paul, voulant abolir la circoncision, ou du
moins admettre les païens sans les soumettre à cette opération, avait besoin
d'un nouveau , sang de l'alliance, à
opposer à l'ancien.
(2) Lepage, Communes de Lorraine, I, 554, 555. Nancy, 1833.
(3) Lepage, Communes de Lorraine, I, 277.
(4) Dumont, Justice criminelle des duchés de Lorraine et de Bar, du Bassigny et
des Trois-Évêchés, t. II, Documents, p. 29. Nancy, 1848.
(5) Dumont, Justice criminelle des duchés de Lorraine et de Bar, du Bassigny et
des Trois-Evêchés, t. II, Documents, p. 30. Nancy, 1848.
(6) lbid., loc. cit.
(7) lbid., p. 31.
(8) Dumont, Justice criminelle des duchés de Lorraine et de Bar, du Bassiyny et
des Trois-Évêchés, t. II, Documents, p. 32. Nancy, 1848.
(9) Ibid., loc. cit.
(10) Digot, Histoire de Lorraine, t. VI, p. 79.
(11) Lepage, Communes de la Meurthe, I, 277.
L'Univers israélite; journal des principes
conservateurs
N° 20 - 16 juin 1884
NOTICE SUR LES ISRAÉLITES DU DUCHÉ DE LORRAINE
(Suite. - Voir le numéro du 1er mai 1884.)
II
Lorsque la Lorraine fut rendue à ses princes et que le bon duc Léopold, ainsi
qu'on l'appelait communément, eut pris possession de ses Etats (1690), il se
trouva dès l'abord assailli par les plaintes de ses sujets, qui supportaient
difficilement la présence des infidèles au milieu d'eux, et qui reprochaient
spécialement aux juifs de prêter à gros intérêts.
Par une ordonnance en date du 13 août 1698, il cède à ces réclamations, en
accordant un répit de trois ans pour l'acquit de toutes les dettes contractées
envers les juifs; les intérêts devaient leur être payés à raison de 5 p. 100, et
les créances assurées au moyen de cautions suffisantes, déposées entre les mains
du premier juge des lieux (1).
Ce qui prouve que cet arrêt avait été, pour ainsi dire, arraché de force à ce
prince juste et éclairé, dont l'esprit de tolérance, rare pour son époque, se
manifestera plus d'une fois dans le cours de
son règne, ce ne sont pas seulement les tempéraments qu'il apporte à cette
mesure de rigueur, mais la promptitude avec laquelle, mieux informé, il
s'empresse, six mois après, de la rapporter.
Nous lisons dans son ordonnance du 20 janvier 1699 : « Sur les très humbles
remontrances qui nous ont été faites par lés juifs de Metz et ceux qui résident
dans nos Etats, à l'occasion de notre ordonnance du 18 août dernier, qui accorde
un répit pour trois ans à nos sujets contre lesdits juifs, nonobstant les
secours qu'ils ont donnés de bonne foi à nosdits sujets pendant le malheur de la
guerre dernière, nous, ayant égard à leurs priées, avons révoqué et révoquons
notredite ordonnance (2). »
Pendant dix-huit années, les juifs lorrains, visiblement protégés par le duc, ne
sont l'objet d'aucune mesure restrictive et peuvent vaquer à leurs affaires sans
être nullement inquiétés. Mais l'orage qui vint fondre sur un de leurs
coreligionnaires semble les avoir tous atteints et avoir modifié à leur égard
les dispositions jusqu'alors favorables de Léopold.
Ce prince généreux et libéral n'avait rien négligé, depuis le commencement de
son règne, pour faire de la Lorraine, qu'il avait trouvée, en y entrant, pauvre,
désolée, dépeuplée, une des petites souverainetés les plus heureuses de
l'Europe. Mais les bienfaits qu'il avait semés autour de lui, les dépenses
qu'avaient entraînées ses goûts de luxe et de constructions, les achats de terre
qu'il avait faits pour arrondir ses États, avaient considérablement ébranlé ses
finances, et, pour les rétablir, il avait accepté le concours que lui avait
offert un Israélite nommé Samuel Lévy. La confiance que lui inspirait ce
financier fut assez grande pour qu'il le nommât trésorier général de la
Lorraine. Dans celle haute situation, Samuel ne tarda pas à exciter la jalousie
des gens de cour et du peuple. Il ne semble pas, du reste, avoir gardé la
modestie et la réserve qu'exigeaient, d'une part, sa qualité d'Israélite, de
l'autre la tolérance dont il était l'objet, car il n'avait pas été autorisé par
lettres patentes à habiter la Lorraine.
Il s'était fait bâtir un magnifique hôtel dans un des plus beaux quartiers de
Nancy, et il avait célébré en grande pompe là fête du Rosch-Haschana, ou du
nouvel an, au mois de septembre 1717. Cette cérémonie, à laquelle il avait
convié son gendre, ses parents et de nombreux coreligionnaires étrangers à la
localité, avait attiré une foule de curieux désireux d'assister à une fête
hébraïque. Les ennemis de Samuel trouvèrent là une bonne occasion de l'attaquer.
Deux jours après la fête du nouvel an, le procureur général saisit la cour de
Nancy de cette infraction aux ordonnances des prédécesseurs de Léopold. Dans la
requête qu'il adresse au Parlement, il insiste sur les détails de la cérémonie «
où Samuel Lévy a paru revestu de la robe et des ornements du Rabbin de la Loy
Judaïque et les autres juifs aussi couverts sur la tête ou sur les paulées de
certains ornements pratiquez entre eux en pareil cas, et en cet état ont célébré
cette fête avec de grandes illuminations qui éclatoient au loin, au dehors, et
avec leurs cris et leurs chants accoutumez (3) ». Il fait ressortir la conduite
audacieuse de ces hommes qui « n'ont été introduits depuis quelque temps que par
la bonté et la bénignité de Son Altesse Royale et n'ont obtenu aucune lettre
patente, registrée en la Cour, pour y prendre un établissement solide et
permanent ». Cependant ils se sont permis d'exercer publiquement leur religion «
dans la capitale, siège de la résidence du prince et des premiers tribunaux
souverains et subalternes, et dans laquelle une très grande princesse qui avoit
épousé l'héritier présomptif de la couronne ne put autrefois obtenir la liberté
d'y faire l'exercice de la religion prétendue réformée qu'elle professoit ».
Bien que celte infraction puisse être considérée comme un attentat criminel
contre l'État et soit passible des plus fortes peines, il se contentera de
demander à la Cour de défendre à l'avenir toute manifestation extérieure du
culte hébraïque. Et la Cour, sur les conclusions conformes du procureur général,
déclare l'assemblée tenue en la maison de Samuel Lévy « illicite, scandaleuse et
téméraire», et fait très expresse défense d'y récidiver, sous peine de 10,000
livres d'amende (4).
Cette défense n'était que le prélude de mesures bien autrement violentes qui
allaient être prises contre le trésorier de Léopold. Bientôt après, on fait
courir le bruit qu'il va faire banqueroute, on s'empare de lui et de sa femme,
on les jette en prison et on les dépouille de tout ce qu'ils possèdent.
« Cette justice à la turque contre un juif, dit M. Noël, n'est pas le fait de
Léopold, mais celui de l'opinion peu éclairée du peuple et des juges
subalternes, qui étaient poussés par l'intolérance des bigots. Il eût été fort
désirable que Léopold eût pu dominer toutes ces clameurs insensées et très
probablement injustes, pour faire rendre bonne justice à Lévy. Mais les
fanatiques reprochaient même au prince d'avoir eu confiance dans un infidèle. La
Lorraine, même les magistrats, n'était pas assez éclairée pour savoir que les
principes de la probité peuvent être, indépendants des principes religieux.
Léopold n'était point compris, et il ne put rendre d'autres services à cette
victime que de la faire évader de prison pour lui permettre de fuir hors du pays
(5). »
Samuel se réfugia à Paris. Ruiné comme il l'était, il ne pouvait faire dans la
capitale de brillantes affaires, et la princesse Elisabeth-Charlotte d'Orléans,
épouse de Léopold, qui a dû partager, à l'égard de Samuel, l'animosité générale,
se charge de nous apprendre ce qu'il est devenu.
Dans une lettre datée de Lunéville, en 1724, et adressée à la marquise d'Aulède,
elle écrit ceci: « Je ne suis point surprise que Samuel Lévy est fait (sic)
banqueroute à Paris; il y a fort longtemps que nous le connoissons pour un grand
fripon (6). »
ALFRED LÉVY,
Grand rabbin de Lyon.
(A suivre.)
(1) Recueil des édits, ordonnances, etc., du règne de S. A. R. Léopold, t. ler,
37. (Nancy, chez la veuve de Jean-Baptiste Cusson, 1733.)
(2) Ibid, p. 119.
(3) Recueil des édits, ordonnances, etc., du règne de Léopold ler, t. II, p.
133. (Nancy, 1733)
(4) Recueil des édits, ordonnances, etc., du règne de Léopold Ier, t. II, p.
133. (Nancy, 1733).
(5) Noël, Mémoires pour servir à l'Histoire de Lorraine, t. Ier p. 115.
(6) Recueil de documents sur l'Histoire de Lorraine, p. 177
L'Univers israélite; journal des principes
conservateurs
N° 24 - 1er septembre 1884
NOTICE SUR LES ISRAÉLITES DU DUCHÉ DE LORRAINE
(Suite. - Voir le numéro du 16 juin 1884.)
Léopold avait donné jusque-là l'exemple de la tolérance et montré combien son
esprit était exempt de préjugés. Obligé de céder aux préventions de la
population, il prend vis-à-vis des juifs des mesures vexatoires. Trois ans après
la chute de Samuel Lévy, un arrêt, signé à Lunéville, défend à tout juif lorrain
ou étranger de séjourner dans une ville autre que celle de sa résidence sans
avoir au préalable averti l'officier de justice de son entrée dans celle ville
et du temps qu'il y restera ; l'officier le fera accompagner par un habitant
notable de l'endroit, qui assistera à ses opérations commerciales et signera les
actes qu'il pourra y passer ; cet habitant ne devra néanmoins mettre aucune
entrave au commerce licite qu'il fera, sous peine de cinquante francs d'amende
(1).
Que cette mesure exceptionnelle ait été appliquée dans toute sa rigueur, c'est
ce dont on a le droit de douter, si l'on considère que peu à peu le nombre des
Israelites, attirés par la tolérance relative dont jouissent leurs
coreligionnaires, s'accroît de plus en plus. Il finit même par réveiller les
craintes qu'inspirent aux commerçants l'habileté des Juifs dans les affaires et
les dangers de la concurrence. Les biens meubles et immeubles qu'ils sont
parvenus à acquérir dans la province excitent également la jalousie de leurs
ennemis, et Léopold obéissant de nouveau aux réclamations de ses sujets,
ordonne, le 12 avril 1721, leur expulsion partielle.
Les considérants de l'arrêt laissent deviner clairement ces différents motifs. «
Le nombre des familles juives qui se sont établies et s'établissent
journellement dans nos Etats est si grand, y est-il dit, qu'elles deviennent à
charge à nos sujets, tant par rapport au commerce que ceux qui les composent
font, que par rapport à la quantité des maisons qu'elles occupent et tiennent,
soít par achats, soit par location qu'elles y ont faites de différents
particuliers. »
Toute famille établie en Lorraine depuis le 1er Janvier 1680, aura à en sortir
et à se retirer ailleurs, où bon lui semblera, dans un délai de quatre mois,
sous peine de confiscation de tous ses biens meubles et immeubles. Elle pourra,
en partant, emporter tout ce qu'elle possède.
Quant aux juifs qui resteront, tous ceux qui habiteront une seule et même maison
seront réputés ne composer qu'une seule et même famille. Si les descendants du
chef de famille se séparent, il ne sera loisible qu'à l'aîné de résider en
Lorraine, à moins que ses frères puînės ne vivent en commun avec lui (2).
Remarquons, en passant, que quelque rigoureuse que fût cette mesure d'expulsion,
elle eût pu l'être davantage encore si Léopold, à l'imitation de ses
prédécesseurs et sous le régime de bon qui régnait alors, n'eût pas laissé aux
familles exilées la libre possession de leurs biens, et eût confisqué leurs
maisons et leurs terres. Comprenant même que le délai de quatre mois, fixé pour
leur départ, est insuffisant pour leur permettre de vendre ce qu'elles ne
peuvent emporter, le prince le proroge de deux mois (3), et, peu de temps après,
une ordonnance nouvelle, en date du 20 octobre 1721, statue sur les conditions
d'existence des juifs autorisés à rester en Lorraine.
Défense est faite à toute personne de les molester ni de les inquiéter en aucune
façon, Ils pourront continuer à résider dans les endroits, qu'ils ont habités
jusque-là, exercer leur religion et tenir leur synagogue dans une de leurs
demeures, pourvu qu'ils ne fassent ni bruit ni scandale. Ils dépendront tous de
la synagogue principale de Boulay, dont le syndic, choisi par le prince, sera
Moyse Alcan de Nancy (4).
Un état annexé à ladite ordonnance indique les noms des juifs autorisés ; leur
nombre s'élève à soixante-dix familles dont la plupart habitent les différentes
villes de la Lorraine allemande, Boulay, où l'on en compte dix-neuf, Puttelange,
Morhange, Bouquenom (Saar-Union), Sarreguemines, Lixheim, Forbach, etc.; dans la
Lorraine française, nous en trouvons quatre seulement à Nancy (5), deux à
Malzéville, deux à Marsal, deux à Dieuze.
Ce droit de séjour, assuré par le prince à un nombre restreint de familles,
excite de nouveau le mécontentement de ses sujets catholiques. Des
représentations lui sont faites sur les inconvénients qui résultent de la
cohabitation des juifs au milieu de la population générale, et Léopold,
circonvenu derechef par les réclamations, ordonne aux familles autorisées de
vendre toutes les maisons qu'elles occupent dans l'intérieur des villes, bourgs
et villages de ses États, et d'aller habiter un quartier séparé, dans les
endroits les moins fréquentés et les plus reculés de leurs communes respectives
(6).
Cette ordonnance, rendue de 14 juin 1726, est suivie deux ans après, le 30
décembre 1728, d'un dernier édit qui défend aux juifs d'effectuer des prêts par
billets sous seing privé et ne déclare valables que les opérations qui seront
faites par contrats passés devant notaires (7).
L'année suivante, Léopold meurt, et sa perte prématurée plonge la Lorraine, dans
la désolation. Les juifs durent prendre une certaine part au deuil général, car
quelque douloureuses et iniques que fussent certaines mesures dont ils avaient
été l'objet de la part de ce prince, ils ne pouvaient oublier que ces mesures
lui avaient été arrachées par l'esprit d'intolérance et de jalousie de ses
sujetst, et que pour la première fois, sous son règne, on leur avait reconnu une
sorte d'existence légale, en leur permettant de former ensemble une communauté
avec siège principal à Boulay.
Au milieu des embarras financiers que lui causaient son goût de luxe et ses
prodigalités envers les gens de sa cour, il n'avait point songé, pour y obvier,
à pressurer la population juive de ses Etats et à la charger d'impôts
particuliers, ainsi que cela se faisait dans mainte autre souveraineté. Chaque
commune inscrivait sur sons rôle d'imposition les juifs qui y habitaient, et qui
contribuaient aux charges générales dans une mesure que fixait le bailli ou le
prévôt du lieu.
ALFRED LÉVY,
Grand rabbin de Lyon.
(A suivre.)
(1) Recueil des Édits et Ordonnances du règne de Léopold Ier, t. II, p. 390.
(2) Ibid., t. II, p. 461.
(3) Ibid., loc. cit.
(4) Ibid., t. II, p. 508.
(5) Moyse Alcan, Lyon Goudchoux, Olry Alcan et Abraham Goudchoux.
(6) Recueil des Édits et Ordonnances, etc., t. III, p. 168.
(7) Recueil des Édits et Ordonnances, t. III, p. 321.
L'Univers israélite; journal des principes
conservateurs
N° 3 - 16 octobre 1884
NOTICE SUR LES ISRAÉLITES DU DUCHÉ DE LORRAINE
(Suite. - Voir le numéro du 1er septembre 1884.)
III
Élisabeth-Charlotte d'Orléans, veuve de Léopold, investie de la régence en
l'absence de son fils, François III, qui se trouvait alors à Vienne auprès de
l'empereur Charles VI, chercha tout d'abord à remettre de l'ordre dans les
finances. Son époux avait laissé des dettes qu'il fallait payer; son fils
dépensait beaucoup à la cour d'Autriche et ne cessait de réclamer des envois
d'argent.
La régente songea aux juifs et eut précisément recours à cette ressource
arbitraire que Léopold n'avait pas voulu employer. Par un arrêt du Conseil, en
date du 28 juillet 1733, elle fait défense aux maires de ses États, aux prévôts,
seigneurs, hauts justiciers de percevoir désormais, en dehors des charges
communales qu'ils acquittent comme les autres habitants, aucune taxe forcée ou
volontaire sur les juifs de la Lorraine; mais, moyennant cette décharge, les
juifs devront s'obliger, pour l'avenir, à lui verser, tous les ans, et
solidairement entre eux, une somme de dix mille livres. La répartition
de cet impôt est confiée aux soins de leurs syndics, Moyse Alcan, banquier, et
Lyon Godchaux, père, de Nancy, qui pourront s'adjoindre un coreligionnaire de
chacune des villes suivantes : Puttelange, Morhange, Boulay, Freslroff,
Fénétrange et Dieuze. Ils en prélèveront le montant et le verseront, par
trimestre, entre les mains du trésorier général (1).
Sur la requête des syndics, la régente prend, le 29 décembre de la même année,
un arrêté qui élève de 70 à 180 le chiffre des familles autorisées à résider en
Lorraine, et permet de faire, entre ces mêmes familles, la répartition de
l'impôt primitivement fixé.
Trois ans après, François III, devenu l'époux de l'archiduchesse Marie-Thérèse,
cédait à Stanislas, roi détrôné de Pologne, en échange de la possession future
de la Toscane, les duchés de Lorraine et de Bar. Le nouveau prince se montra
plein de bienveillance et d'humanité envers les juifs et conserva en Lorraine, à
leur égard, l'esprit de tolérance qu'il avait manifesté en Pologne. En arrivant
à Lunéville, le 3 avril 1737, il entendit, parmi les nombreuses harangues qui
lui furent adressées, celle du rabbin de Metz qui, en le remerciant de la
protection qu'il avait accordée à ses coreligionnaires de Pologne, lui demandait
pour ceux de la Lorraine la continuation de ses bienfaits. Stanislas lui fit le
meilleur accueil, et autorisa, deux mois après, les juifs lorrains à considérer
comme leur pasteur ce même rabbin de Metz, Néhémie Reicher, à la seule condition
qu'il continuerait à exercer ses fonctions dans
sa résidence primitive. Le rabbin Reicher réunit, le 18 août suivant, ses
nouveaux fidèles dans une assemblée générale, à Morhange, et y rédigea, de
concert avec eux, un règlement destiné à déterminer les rapports des Israélites
avec le prince et la société civile (2).
En 1753, Stanislas ordonne un nouveau recensement de la population juive de la
Lorraine; le nombre des familles autorisées reste fixé à 180, mais, sous la
rubrique de « famille », se trouvent compris, avec le chef et ses enfants, tous
les descendants mâles habitant une même maison. Les syndics primitifs, Moyse
Alcan et Lyon Godchaux, nommés en 1733 et décédés, sont remplacés par leurs
fils, Salomon Alcan et Michel Godchaux, auxquels Stanislas adjoint encore un
troisième notable, Isaac Behr. L'ordonnance de Léopold touchant les billets sous
seing privé est et demeure supprimée (3).
Dans l'état annexé au décret de 1753 et indiquant les noms des 180 familles
autorisées, nous remarquons, pour la première fois, dans le bailliage de
Lunéville, résidence habituelle du prince, les noms de deux Israélites, Mayer
Coulpe et Louis Nathan. Dans celui de Nancy, le nombre des familles, augmenté du
double, s'élève à vingt-deux. Stanislas semble même avoir attaché des Israélites
à son service. C'est ainsi que dans l'état de sa maison, à l'époque de sa mort,
on trouve inscrit pour une pension mensuelle de 12 livres 10 sous, le juif
Goudchaux, marchand de chevaux du roi (4). Par contre, les contributions que
payaient les juifs avaient été augmentées et s'élevaient à 44,300 livres (5).
L'annexion de la Lorraine à la France, en 1766, ne fit qu'accroître ces charges.
En 1792, un Israélite de Nancy, Berr-Isaac-Berr, dans une lettre adressée à ses
coreligionnaires, à l'occasion de l'obtention du droit de citoyens qui vient de
leur être accordé, rappelle, en quelques mots, les lourdes charges qui pesaient
naguère sur eux :
« Lorsque nous formions une communauté particulière de la ci-devant province de
Lorraine, nous avions de terribles charges à supporter. Outre une somme de
quinze à seize mille livres que nous avions à payer annuellement, collectivement
et solidairement, tant au roi que pour industries, gages de parlement, etc.,
nous avions encore individuellement à payer des taxes arbitraires dans chaque
lieu que nous habitions, soit pour logement de gens de guerre, pauvres, sous de
paroisse, corvées, puits de ville, etc., et indépendamment encore des charges
qui nous sont propres » (6).
La communauté de Nancy seule était encore assujettie, en 1788, à une taxe
annuelle de 2,710 livres 1 sol. Il est juste de dire que la population juive de
cette ville et des autres localités de la Lorraine s'était sensiblement accrue
en l'espace de vingt ans. Nous voyons bien, en 1775, un arrêt du parlement de
Nancy qui met à néant l'appel des sieurs Franck père, Elie et Lyon Lajeunesse,
contre l'ordonnance du lieutenant général de police qui enjoint auxdits
appelants et à plusieurs autres juifs, réfugiés à Nancy, de quitter cette ville;
le même arrêt rend de nouveau exécutoires les règlements qui fixent le nombre
des familles autorisées à résider en Lorraine. Mais il est plus que probable que
les Israélites lorrains trouvaient les moyens d'échapper à ces mesures
rigoureuses.
ALFRED LÉVY,
Grand rabbin de Lyon.
(A suivre.)
(1) Recueil des ordonnances et règlements de Lorraine depuis le règne de
Léopold. T. V, page 235 (Nancy, de l'imprimerie de Pierre Antoine, 1748).
(2) Durival, Description de la Lorraine et du Barrois. T. Ier.
(3) Recueil des ordonnances et règlements de Lorraine du règne de S. M. le roi
de Pologne. T. IX, p. 9.
(4) Noël, Mémoires pour servir à l'histoire de la Lorraine.
(5) Ibidem.
(6) Lettre d'un citoyen, membre de la ci-devant communauté des juifs de
Lorraine, à ses confrères, etc.
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N° 9 - 16 janvier 1885
NOTICE SUR LES ISRAELITES DU DUCHÉ DE LORRAINE
Suite. - (Voir le numéro du 16 octobre 1884.)
IV
L'heure approchait, du reste, où le séjour des Juifs en France ne serait plus
une simple tolérance. Déjà Louis XVI avait donné maintes preuves de sa
bienveillance envers les anciens persécutés. En 1779, le procureur du roi au
bailliage de Sarreguemines avait voulu contraindre quelques familles juives,
établies dans la terre de Frawemberg, à sortir du royaume dans le délai d'un
mois, attendu qu'elles ne se trouvaient point comprises dans l'état dressé en
1753 par les ordres de Stanislas. Louis XVI annule cette décision, autorise ces
familles à continuer leur résidence à Frawemberg, et leur permet de faire partie
de la grande communauté de Lorraine, à condition qu'elles contribueront aux
impôts de cette communauté (1).
En 1784, le Parlement de Nancy enregistre, deux mois après qu'il a été rendu,
l'édit célèbre du même roi qui décharge les Juifs de France de tout péage
corporel. Sous ce régime paternel, qui semble être pour les Israélites français
l'aube naissante de cette liberté que la Révolution seule leur assurera, le
nombre des Juifs lorrains s'augmente rapidement. Outre ceux de Nancy qui, ainsi
que nous l'avons dit plus haut, offre déjà un chiffre d'âmes assez important, à
Lunéville, où, sous Stanislas, deux familles seulement avaient droit de résider,
se forme rapidement une communauté prospère qui se hâte, au prix de bien des
sacrifices, d'élever la première synagogue monumentale que les Israélites aient
jamais possédée dans l'ancien duché de Lorraine. Inaugurée au mois de juin 1783,
cette synagogue, d'un style simple et sévère, était remarquable à plus d'un
titre. La tribune de l'officiant (almémar), située au milieu du temple, était un
magnifique travail en fer forgé ; il en était de même de la grille en bois
sculpté placée devant la galerie des femmes. Des travaux ultérieurs, nécessités
par l'accroissement de la population israélite de Lunéville, ont modifié, en
grande partie, l'aspect intérieur de ce monument, mais l'extérieur n'a pas
change ; on a pu conserver la façade entière, sur laquelle se trouve sculptée
dans la pierre une superbe grappe de raisin, rappelant sans doute la vigne d'or
qui ornait le portail du temple de Jérusalem. Cette synagogue coûta à ceux qui
la construisirent la somme, considérable pour le temps, de 40,000 livres. Celle
de Nancy ne date que de 1788.
Non seulement les Israélites lorrains étaient désormais en possession du bien le
plus précieux de tous, la liberté de conscience, mais ils s'affranchissaient
chaque jour des incapacités civiles auxquelles les siècles antérieurs les
avaient condamnés.
Ceux de Nancy, Lunéville et Blamont achetaient des biens-fonds à la campagne,
des maisons à la ville, et exerçaient librement leur commerce. Leurs mariages
étaient reconnus, leurs enfants légitimės, leurs testaments avaient force de loi
(2). Quelques-uns même commençaient à se livrer à l'industrie.
L'un d'eux, M. Cerfberr, était seigneur de Tomblaine, où il avait créé une
manufacture d'étoffes de laine, draps et serges (3).
Ces progrès ne se réalisaient pas, il est vrai, sans rencontrer encore, à droite
et à gauche, des résistances et des obstacles. Les préjugés, encore vivaces,
renaissaient au moindre prétexte, et une étincelle suffisait pour rallumer le
feu mal éteint du fanatisme. Le 23 février 1788, le pain ayant été augmenté d'un
sou par miche de seize livres, le peuple de Nancy alla piller les greniers à blé
que le même M. Cerfberr avait établis à l'Université et casser les vitres des
plus riches Israélites. On dut recourir à la force armée pour faire cesser
l'émeute et mander à Nancy les carabiniers de Lunéville et de Pont-à-Mousson
(4).
Un des trente articles contenus dans le cahier que Nancy envoyait aux états
généraux de 1789 était ainsi conçu : « Que les Juifs ne puissent prêter que par
acte public, conclu devant notaire, et qu'ils soient ramenés au nombre fixé par
les ordonnances. » Mais ce voeu, dicté par l'intolérance, était trop en
contradiction avec l'esprit de justice et de liberté qui s'éveillait de toutes
parts en France, pour qu'il pût être écouté.
Aussi bien les Israélites de Nancy et de Lunéville donnaient à cette époque les
preuves les plus éclatantes de leurs vertus civiques et de leur dévouement à la
Révolution. Ceux de Lunéville sont les premiers à offrir à la municipalité des
dons patriotiques, ainsi que le prouve le certificat suivant :
« Ce jourd'hui, 3 août 1789, le Comité s'est fait représenter les offres faites
par la communauté des Juifs de la ville de Lunéville de contribuer en deniers à
la chose publique et de l'acceptation desdites offres de la part du Comité. Il a
été aussi donné lecture de l'adresse de M. de Vaux, lecteur du feu roi de
Pologne, duc de Lorraine et de Bar, par laquelle il demande de contribuer à la
chose publique en deniers, attendu l'impossibilité d'y contribuer autrement. La
matière mise en délibération, il a été arrêté qu'il serait fait une liste des
citoyens zélés, à la tête de laquelle seront placés la communauté des Juifs et
M. de Vaux, de suite les autres citoyens et communautés animés du même esprit,
qui déclareront ce qu'ils veulent fournir pour la chose publique, et sera fait
mention dans la liste de chaque contribution volontaire.
« Fait au Comité séant à l'hôtel de ville, les jour et an avant dits. Signé
Thiry, Lasnière, Chaspiscy, curé, Marchis, de Froide-Fontaine, Leibaut, La
Plante, Berniron, Perrein, de Malvoue, de Lorme, La Roche, Curien et Richard. »
En même temps les Israélites de Nancy sollicitent, mais en vain, le droit de
faire partie de la milice nationale (5) ...
ALFRED LÉVY,
Grand rabbin de Lyon.
(A suivre.)
(1) Recueil des édits, ordonnances, etc., t. IX.
(2) L'abbé Mathieu, l'Ancien régime dans la province de Lorraine, p 233 (Paris,
1879).
(3) Ibid.; Lepage, Com. de la Meurthe, I, 555.
(4) Abbé Mathieu, loc. cit., p. 401.
(5) Mém. de l'Acad. de Stanislas, 1875, p. 161.
L'Univers israélite; journal des principes
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N° 11 - 16 février 1885
NOTICE SUR LES ISRAELITES DU DUCHÉ DE LORRAINE
Suite. (Voir le numéro du 16 janvier dernier.)
Des deux députés de Nancy envoyés aux états généraux, l'un, M. l'abbé de La Fare,
évêque de Nancy, tout en se montrant, au fond, favorablement disposé à l'égard
des Israélites, tout en reconnaissant que quelques-uns d'entre eux ont rendu à
Nancy et à la Lorraine des services importants, demeure fidèle, dans
l'Assemblée, aux termes du Cahier, et ne croit pas qu'il soit possible de leur
accorder la plénitude des droits de citoyens actifs. Un obstacle invincible,
selon lui, c'est leur religion, qui les empêchera de servir dans l'armée, de
remplir aucun emploi civil le jour du sabbat, d'exercer une profession manuelle
; c'est, enfin, la difficulté de lutter efficacement contre les préventions
populaires. Que l'Assemblée charge une Commission d'élaborer un règlement
particulier concernant les Juifs du royaume et tendant à adoucir leur sort, mais
qu'elle leur refuse cette égalité qui pourrait constituer dans l'avenir un péril
social (1).
Le second député était l'abbé Grégoire, curé d'Emberménil, près Lunéville. Le
nommer, c'est rappeler le souvenir d'un des plus grands bienfaiteurs du
judaïsme, d'un des hommes qui ont les titres les plus sérieux à la gratitude des
Israélites français.
L'abbé Grégoire défend chaleureusement leur cause par sa parole et par ses
écrits. Dans la séance du 3 août 1789, il fait le tableau des persécutions
inouïes qu'on vient d'exercer contre les Juifs ; il dit que, ministre d'une
religion qui regarde tous les hommes comme frères, il doit réclamer, dans cette
circonstance, l'intervention du pouvoir de l'Assemblée en faveur de ce peuple
proscrit et malheureux (2). Il reprend la parole, le 28 septembre, après M. de
Clermont-Tonnerre, un autre ardent défenseur des Israélites, et plaide avec
éloquence la même cause.
Le 14 octobre, les représentants de la Lorraine demandent qu'une députation
juive des provinces des Trois-Évêchés, d'Alsace et de Lorraine, soit admise à la
barre. L'Assemblée y consent. M. Berr-Isaac-Berr, manufacturier à Nancy, orateur
de la députation, supplie l'Assemblée de prendre en considération la situation
douloureuse des Israélites et de faire droit à leurs demandes.
Ces demandes étaient consignées dans deux adresses : l'une, émanant de la
députation elle-même, était signée par deux Israélites messins, MM. Louis Wolf
et Goudchaux Mayer Cahen ; deux Alsaciens, MM. Sintzheim et Seligman Wittersheim,
et deux Nancéens, MM. Mayer Marx et Berr-Isaac-Berr ; la seconde avait été
envoyée par les Israélites de Lunéville et de Sarreguemines.
N'oublions pas de dire qu'un dissentiment regrettable régnait alors entre les
deux communautés susnommées et celle de Nancy. Ce dissentiment éclate dans une
pétition additionnelle adressée à l'Assemblée par les Juifs de Lunéville et de
Sarreguemines, où ils se déclarent fatigués du joug que les syndics et rabbins
de Nancy font peser sur eux, en les soumettant à des taxes arbitraires, en les
faisant participer à des dépenses qu'ils multiplient sans les consulter. Ils
demandent à l'Assemblée, outre le titre de citoyens français et l'égalité des
droits, la faculté de se choisir un rabbin et des syndics, résidant à Lunéville
et à Sarreguemines.
Toutes ces requêtes devaient rester encore pendant deux ans sans réponse ; ce
qui n'empêchait pas, en 1790, M. Berr-Isaac-Berr de mettre gratuitement à la
disposition de la ville trois mille sacs de toile pour servir aux
approvisionnements de blé et d'orge (3), et de prouver ainsi de nouveau à ses
concitoyens que les Israélites étaient animés des meilleurs sentiments envers la
chose publique. Enfin, le 29 septembre 1791, l'Assemblée, sur la proposition de
M. Duport, décrète que tous les Juifs jouiront en France des droits de citoyens
actifs.
Trois mois après, le 2 janvier 1792, une députation d'Israélites, ayant à sa
tête le rabbin, se présentait devant le Conseil général de la commune de Nancy
et demandait à prêter le serment civique. M. Berr-Isaac-Berr, qui avait tant
fait pour l'émancipation et la régénération de ses coreligionnaires, prenait de
nouveau la parole en leur nom, et, dans une allocution émouvante, se faisant
l'interprète des sentiments de bonheur et de gratitude. qui remplissaient leurs
cœurs, il exprimait les pensées suivantes :
Dorénavant les Israélites de France n'entendront plus résonner à leurs oreilles
ces mots de protection et de grâce qu'ils étaient trop souvent obligés
d'invoquer eux-mêmes ; mais, ce qu'ils réclameront encore pendant un certain
temps, c'est l'indulgence. Ils ressemblent « à des esclaves rendus à la liberté
et qui conservent, longtemps après, les meurtrissures de leurs chaînes ». Que
leurs concitoyens ne se hâtent pas de les juger ; « qu'ils attendent avec
patience le moment où leurs actions pourront répondre au zèle qui les anime ».
Qu'ils se gardent surtout de les considérer tous comme solidaires des fautes de
quelques-uns : « Si un Juif venait malheureusement à se rendre répréhensible,
qu'on n'accuse pas plus les Juifs en général, qu'on n'accuserait toute une
commune si un de ses membres s'écartait de son devoir. » Qu'il n'y ait plus
enfin d'autre différence, entre les enfants d'une même patrie, que celle des
croyances religieuses.
Le maire répondit :
« L'Assemblée nationale a fait cesser la plus inique des oppressions, en rendant
à tous les hommes le libre exercice des droits imprescriptibles de l'homme et du
citoyen.
« La société ne doit pas rechercher quelle est la croyance d'un citoyen, quelle
est la forme dont il honore la Divinité, pourvu qu'il obéisse aux lois et qu'il
serve bien sa patrie : on ne doit compte du reste qu'à Dieu et à soi-même ; et,
sans doute, la religion elle-même trouvera plus de force dans la douceur et
l'exemple que dans l'intolérance et la persécution. Votre empressement à être
inscrits sur le rôle des citoyens actifs, et le patriotisme dont vous venez
offrir le gage, nous persuadent que le nombre des bons citoyens de cette commune
va être augmenté ; le Conseil général s'en félicite et va recevoir vos serments
(4). »
Désormais, l'histoire des Israélites lorrains se confond avec celle de leurs
concitoyens des autres cultes. Les prévisions pessimistes de M. l'abbé de La
Fare, évêque de Nancy, ne se sont pas réalisées ; le judaïsme, loin d'être
réfractaire au progrès, s'y associe avec bonheur. Dès le commencement du XIX
siècle, les descendants des anciens opprimés se lancent avec ardeur dans les
carrières libérales dont l'accès leur est ouvert, et aujourd'hui, parmi les
magistrats, les officiers, les professeurs, les ingénieurs distingués qui
mettent au service de la France leur dévouement et leurs lumières, bon nombre
appartiennent aux familles juives de la Lorraine.
ALFRED LÉVY,
Grand rabbin de Lyon.
Nota. - Nous donnerons prochainement en appendice les adresses des Juifs de
Lunéville et de Sarreguemines à l'Assemblée nationale, pièces remarquables à
plus d'un titre et qui, ce nous semble, méritent d'être sauvées de l'oubli. - A.
L.
(1) Discours de M. l'Abbé La Fare, évêque de Nancy, député à l'Assemblée
nationale. - Nancy, 1790.
(2) Moniteur du 1er au 3 août 1789.
(3) Mémoires de l'Académie de Stanislas, 1875, p. 168.
(4) Extrait du registre des délibérations du Conseil général de la commune de
Nancy. Séance du 2 janvier 1792.
L'Univers israélite; journal des principes
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N° 17 - 16 mai 1885
NOTICE SUR LES ISRAELITES DU DUCHÉ DE LORRAINE
APPENDICE N° 1
Adresse des Juifs de Lunéville et de Sarreguemines à l'Assemblée nationale.
A Nosseigneurs de l'Assemblée nationale.
Dans ce moment de régénération où les abus sont détruits, où les préjugés
disparaissent, et quand l'Assemblée nationale a déclaré dans ses décrets
augustes que les hommes naissent et demeurent égaux, ne sera-t-il pas permis aux
juifs établis à Lunéville et a Sarreguemines de réclamer cette égalité si
précieuse et si juste, et de demander la destruction de ces différences
humiliantes qui ont jusqu'ici ravalé en quelque sorte le peuple juif au-dessous
de la condition humaine? Ces décrets sont
généraux ; ils prononcent en faveur de tous les hommes sans distinction de
créance ou de culte. Les juifs, comme tous autres, doivent donc se ressentir de
leur salutaire influence. Quoique l'égalité entre les hommes doive être rangée
dans la classe de ces vérités éternelles que rien ne saurait détruire, il s'en
faut bien pourtant que cette importante vérité fût reconnue, avant que
l'Assemblée nationale eût prononcé sur le sort de cette foule d'aristocraties
sous le poids desquelles gémissait l'humanité; mais, grâce à ses décrets
immortels, l'humble habitant des chaumières, maintenant affranchi de tous les
genres d'oppression, ne va désormais reconnaître d'autre supérieur et d'autre
maître que la Loi, qui seule, en effet, doit commander aux hommes.
Dans l'ivresse universelle qu'inspirent ces décisions à jamais mémorables,
faudra-t-il que les juifs soient seuls condamnés à gémir sur leur sort ? Et la
félicité publique n'aura-t-elle pas pour eux d'autres effets que ceux de leur
faire sentir de plus en plus tout le malheur de leur condition ?
Ils voient tous les Français, sans distinction de naissance, de rang ou de
fortune, appelés à tous les emplois, à toutes les places, à toutes les dignités;
ils voient que les talents et les vertus vont être a l'avenir les seuls titres
de préférence. Mais les talents et les vertus, qu'obliendront-ils aux malheureux
juifs, s'il faut qu'ils demeurent voués à l'humiliation dans laquelle ils
languissent depuis tant de siècles ?
Les talents, la vertu même ont besoin d'encouragement, et, parmi les juifs, tout
a semblé conspirer jusqu'aujourd'hui à les décourager. Voilà, il n'en faut pas
douter, le principe funeste de tous les vices qu'on leur reproche. Qu'on les
rende à l'égalité qu'ils tiennent de la nature et que, d'après les principes
consacrés par l'Assemblée nationale, nulle institution humaine n'a pu justement
leur ravir, et on les rendra à toutes les vertus. Qui ne sent que leur culture
doit avoir bien peu de charmes pour l'être infortuné qui ne saurait sortir de
l'avilissement? La révolution à jamais célèbre qui vient de, s'opérer a eu
principalement pour objet de faire cesser toutes les injustices sous le poids
desquelles les classes souffrantes de l'empire français ont eu si longtemps à
gémir; or, cette foule d'exclusions flétrissantes prononcées contre les juifs
est assurément une grande injustice. Il faut donc qu'elle disparaisse avec tant
d'autres que la régénération a détruites.
Sur quel prétexte, en effet, pourrait-on la faire subsister encore? Serait-ce
parce que la religion judaïque n'est pas la religion dominante en France? Mais
les décrets de l'Assemblée, en assurant la liberté de conscience, ne proscrivent
aucune religion. On n'est point criminel à ses yeux, pour être de telle ou telle
croyance. Quel que soit le dogme que l'on professe, on ne cesse point pour cela
d'être citoyen. Or, il serait contradictoire que l'on fût citoyen et que l'on ne
jouît pas des droits attachés à cette qualité.
La liberté religieuse est sans doute un grand bienfait, mais ce n'est pas assez
pour aimer la patrie autant qu'elle doit l'être, pour être toujours prêt à lui
sacrifier ses biens et sa vie môme. Il faut pouvoir compter sur quelque retour.
Si toutes ses faveurs sont réservées à des enfants de prédilection, comment
pourrait-elle se flatter que ceux qui sont traités par elle avec indifférence,
ou même avec rigueur, ne lui en voueront pas moins tout leur amour ? Pour que la
patrie puisse également compter sur tous ses enfants, il faut que sa tendresse
maternelle s'étende également
sur tous. Les préférences humilient; elles aigrissent, puis elles aliènent les
cœurs. Comment travailler d'un commun effort à l'intérêt général, lorsqu'on ne
peut s'attendre qu'à des mépris ?
Augustes représentants de la première nation du monde, mettez le comble à vos
bienfaits. Au nom de l'humanité, que les infortunés ne prononcèrent jamais
inutilement devant vous, arrachez le peuple juif à l'état d'avilissement et
d'opprobre dans lequel les préjugés et les injustices, qu'ils ne manquent jamais
de produire, l'ont si longtemps retenu: ce peuple vous devra plus que la vie,
car qu'esl-ce qu'une vie rassasiée d'opprobres ?
Les exposants ne doutent pas que leur réclamation ne soit secondée par tous ceux
qui se trouvent répandus dans l'empire français; mais si, par l'effet d'une
fatalité déplorable, il était possible que les autres se tussent, celte
inconcevable insouciance ne pourrait jamais nuire aux droits incontestables de
ceux qui se font entendre, et qui, ayant en leur faveur la justice et
l'humanité, n'ont pas besoin d'autre appui.
Les juifs établis a Lunéville et à Sarreguemines demandent donc qu'à l'avenir
ils ne soient plus distingués des autres citoyens de leurs villes, qu'ils
cessent de former une corporation particulière et en quelque sorte étrangère au
reste de leurs cités, qu'ils supportent la totalité des charges comme tous les
autres habitants et que, comme eux aussi, ils deviennent habiles à toutes les
places et fonctions qu'un citoyen peut posséder. Ils osent assurer qu'en
déférant à leur supplique l'Assemblée nationale ne contrariera pas le vœu des
habitants de Lunéville et de Sarreguemines. Ces habitants savent que toutes les
familles juives établies au milieu d'eux ont voué à tous leurs concitoyens
l'attachement le plus sincère, et que cet attachement ne pourrait que redoubler
encore, si d'odieuses distinctions étaient une fois abolies. La vérité de celte
assertion est constatée par les preuves jointes à la présente requête, et ces
preuves contribueront sans doute encore à déterminer les suffrages de
l'Assemblée nationale (1).
Pour copie conforme :
ALFRED LÉVY,
grand rabbin de Lyon.
(La fin prochainement.)
(1) Voir la copie du certificat du Comité de Lunéville, page 30.
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N°2 - 1er octobre 1885
NOTICE SUR LES ISRAELITES DU DUCHÉ DE LORRAINE
APPENDICE N° 2
Addition à la pétition présentée à l'Assemblée nationale par les Juifs de
Lunéville et de Sarreguemines. Depuis la présentation de leur première adresse, les Juifs établis à Lunéville
et Sarreguemines ont eu connaissance de celle des Juifs de Metz, des
Trois-Evêchés, de l'Alsace et de la Lorraine.
Ceux qui ont présenté cette adresse n'ont pas craint d'exposer qu'elle était
pour tous les Juifs de la province de Lorraine : il n'y a qu'inexactitude dans
cette allégation.
Il est très certain, en effet, que les auteurs de cette adresse n'ont eu aucun
pouvoir de la présenter sous le nom des Juifs établis tant à Lunéville qu'à
Sarreguemines.
Elle contient même une pétition diamétralement opposée aux intérêts des Juifs de
ces deux villes. En effet, ceux qui ont présenté l'adresse contre laquelle les
Juifs de Lunéville et de Sarreguemines sont obligés de s'élever demandent que
les rabbins et les syndics soient conservés de la même manière que le tout
existe aujourd'hui.
Or, c'est précisément ce que les Juifs établis à Sarreguemines et à Lunéville ne
veulent point et ce qu'ils sont fondés à ne pas vouloir.
En effet, si cet ordre ancien continuait à subsister, il faudrait qu'ils
restassent dans la dépendance des syndics et rabbins de Nancy, lesquels les
tiennent asservis depuis longtemps, en appesantissant chaque jour le joug qu'ils
ont trouvé le secret de leur imposer.
Les syndics multiplient sans aucune nécessité les dépenses, et ne daignent pas
même, avant de s'y livrer, consulter les Juifs de Lunéville et de Sarreguemines,
auxquels cependant ils en font toujours supporter une très forte portion.
Et sous quel titre même ces prétendus rabbins, qui ne sont autorisés que par une
simple permission, sans lettres patentes, voudraient-ils asservir les exposants
à leur juridiction et les vexer sous le poids de leurs taxes arbitraires, tant
pour les mariages que pour les inventaires, etc., etc., où ils exigent, pour
leur simple présence, des frais énormes, et pour leur seule permission, des
droits considérables, onéreux, et que la distance des lieux rend encore aussi
gênants qu'insupportables ?
Les Juifs établis à Lunéville et Sarreguemines seraient donc de vrais
tributaires de ceux de Nancy, si cette partie de la pétition de ceux-ci pouvait
être adoptée par l'Assemblée nationale.
Les exposants, d'après les décrets de cette auguste assemblée, sont citoyens de
leurs villes, comme tous autres habitants, et, sous ce titre aussi précieux que
sacré, doivent jouir de leurs mêmes droits en supportant les mêmes charges ; il
ne peut donc y avoir de raison de les tenir encore sous la dépendance d'une
autre ville dont ils ne sont pas citoyens.
Ainsi ils ont tout lieu d'espérer que l'Assemblée nationale daignera leur
permettre de se choisir un rabbin et des syndics sédentaires à Lunéville et à
Sarreguemines, et leur demande est d'autant plus juste qu'ils sont plus nombreux
dans ces villes que les Juifs de Nancy. Ils ont d'autant plus lieu de s'y
attendre qu'ils ont des patentes, enregistrées au Parlement, au Bailliage et à
l'Hôtel de ville de Lunéville, en vertu desquelles ils ont, depuis plus de trois
ans, élevé dans cette ville une synagogue qui leur a coûté plus de 40,000
livres.
Pour copie conforme : ALFRED LÉVY,
grand rabbin de Lyon FIN. |