CHAPITRE PREMIER
Organisation et débuts. - Affaires de Vittel
et Dombrot. - Combat de Lamarche.
I
L'histoire du corps franc que
nous venons relater dans ces pages rapides est
fondée sur les documents authentiques que nous
avons pu rassembler ou consulter pendant une
période de quinze années et sur les notes que
nous avons prises au jour le jour pendant la
campagne. Notre but est de rétablir la vérité,
trop longtemps obscurcie ou méconnue au sujet
d'un fait d'armes émouvant, d'une audace inouïe,
dont divers personnages ont successivement tenté
de se proclamer les héros,
L'Alsace et la Lorraine envahies, noire dernier
espoir englouti à Sedan, la capitulation de Toul
qui laissait intacte entre les mains de l'ennemi
la ligne terrée de Paris à Strasbourg, Metz
livré, Paris assiégé, la Prusse victorieuse au
cœur même de notre patrie, telle était la sombre
et désespérante situation de la France au moment
où commence ce récit.
II
Le 6 novembre 1870,
l'avant-garde prussienne entrait à Neufchâteau,
suivie de prés par des masses énormes, qui se
précipitaient au-devant de notre armée naissante
de la Loire.
La petite ville de Neufchâteau connut dés lors
les douleurs de l'occupation étrangère : le flot
de l'invasion lui laissa, en passant, une
garnison permanente d'un millier d'hommes, puis,
se déroulant vers l'ouest, il enferma les Vosges
d'une infranchissable barrière, et le silence se
fit sur cette malheureuse contrée.
Mais l'âme de la Patrie ne s'était pas retirée
d'elle ; un patriote vosgien, M. Victor Martin,
méditait depuis longtemps déjà de l'arracher aux
mains victorieuses de l'ennemi en ralliant
autour de lui les fils des vaillants partisans
lorrains de 1815. Dès les premiers jours
d'octobre, il avait formé dans ce but un comité
secret de défense nationale, dont l'un des
membres, M. Goupil, fut envoyé à Tours pour
réclamer les pouvoirs nécessaires.
Grâce à l'intervention de M. de Frogier de
Ponlevoy (1) chef de bataillon du génie détaché
au ministère de la guerre, à Tours, un comité
militaire fut institué, par ordre ministériel du
9 novembre 1870, signé de M. de Freycinet, pour
la défense des départements des Vosges, de la
Meuse et de la Meurthe (2).
M. Victor Martin, sous-préfet de Neufchâteau,
était nommé chef militaire et président de ce
comité, tous les pouvoirs se trouvaient ainsi
réunis dans ses mains, mais il lui manquait
l'argument suprême de toutes les causes humaines
: la force.
Ce fut le ministre de la guerre, Gambetta, qui
se chargea d'y pourvoir, en envoyant à
Neufchâteau, où il arriva le 20 novembre, un
capitaine de francs-tireurs, nommé Bernard, qui
était allé offrir ses services au gouvernement
de la défense nationale à Tours. Cet officier
était mis à la disposition du chef militaire des
Vosges, pour toutes opérations, notamment;
celles à entreprendre contre le chemin de fer de
l'Est; il avait en outre la mission spéciale de
recruter, d'accord avec le comité militaire des
Vosges, un corps franc du nom d'Avant-Garde la
Délivrance.
Mais l'existence dans Neufchâteau même du comité
militaire de défense nationale, l'arrivée dans
cette ville d'un officier français ne pouvaient
rester longtemps ignorées du commandant de la
garnison prussienne. En effet, prévenus à temps
que ce dernier demandait à Epinal les
instructions nécessaires pour étouffer ce
ferment de résistance, le comité et le capitaine
Bernard quittèrent furtivement Neufchâteau, pour
se rendre à Lamarche, chef-lieu de canton des
Vosges, où ils arrivèrent le 27 novembre.
Ce même jour, la maison de M. Victor Martin, à
Neufchâteau était cernée à la pointe du jour par
une escouade prussienne; sa demeure fut
brutalement violée et des perquisitions
humiliantes pour sa famille durèrent plusieurs
heures, naturellement sans autre effet que celui
d'aviver la colère de l'ennemi.
(1) Actuellement député des Vosges depuis 1877.
(2) Voyez pièces annexes nos 1, 2 et 3.
III
Lamarche n'avait pas été
choisie au hasard par le comité comme centre de
ses opérations. La situation exceptionnelle de
cette petite ville lui offrait, en effet, de
remarquables avantages à tous les points de vue.
Placée sur l'extrême limite des trois
départements de la Haute-Marne, de la
Haute-Saône et des Vosges occupés par l'ennemi,
elle était par cela même assez éloignée des
garnisons prussiennes d'alentour (40 kilomètres)
pour que la moindre vigilance écartât toute
surprise; les montagnes abruptes et les massifs
forestiers qui l'entourent étaient pour les
Allemands un obstacle; pour l'Avant-Garde un
rempart, un nid d'embuscades, un refuge en cas
de désastre. Deux routes que l'ennemi ne pouvait
fermer sans danger et qui mettent Lamarche en
communication avec la place de Langres, distante
de 60 kilomètres, assuraient la retraite sur
cette forteresse; de plus, le comité
s'établissait au centre d'une contrée fertile,
non encore ravagée, d'où il pouvait tirer
d'immenses ressources en vivres de toute espèce
; ajoutons qu'il était placé à l'écart des
routes fréquentées par les Prussiens et
comptait, à force de prudence, leur dérober pour
quelque temps la connaissance de ses préparatifs
militaires.
Pour établir son autorité, imposer le respect,
le comité n'avait ni soldats, ni armes, ni
munitions, ni argent, ni ressources d'aucune
espèce; le patriotisme sommeillait, il fallait
le réveiller et tourner contre le conquérant son
invincible colère ; le ravitaillement de
l'ennemi, la perception des contributions
pécuniaires dont il avait frappé le pays,
s'opéraient partout avec une déplorable
facilité; il fallait empêcher cette indigne
spoliation, arrêter ces agissements funestes aux
intérêts de la défense nationale. Il fallait en
un mot rétablir l'ordre et le fonctionnement des
lois, à la place de l'anarchie qui désolait le
pays. Enfin, comme principal et suprême
objectif, la destruction de la ligne ferrée de
Paris à Strasbourg s'imposait dans le plus bref
délai.
Le comité devait aussi, en face d'un ennemi,
toujours aux aguets, se préparer à la résistance
en créant une force militaire sérieuse. Il
fallait donc, sans retard, recruter un noyau de
volontaires, l'armer, l'équiper, appeler les
mobilisés restés dans leurs foyers et former
ainsi une petite armée vosgienne, à qui la
défense du sol natal et la connaissance des
lieux donneraient une puissance irrésistible.
Pour accomplir toutes ces choses au cœur même de
l'invasion, le comité se composait de cinq
membres : MM. Victor Martin, président: Victor
de Ponlevoy. Goupil, Rollin, Tissot, membres ;
et du capitaine Bernard. Ces patriotes ne
possédaient que 10 fusils et 300 cartouches,
mais l'amour de la patrie les enflammait et sans
souci du danger, ils se mirent résolument à
l'œuvre.
IV
Dès le lendemain de son
arrivée à Lamarche, M. Martin partit pour
Langres, dans l'espoir d'obtenir du général
Arbelot, commandant la place, des secours en
hommes, en armes et en munitions, qui le missent
à même d'agir sans retard. Grande fut sa
déception, rien ne lui fut accordé, pas même la
sympathie patriotique laquelle il croyait avoir
quelque droit.
Pendant l'absente du chef militaire, le comité
s'était rendu chez un jeune officier du 93e de
ligne, le lieutenant Coumés, évadé de Metz, qui,
inspiré par la même pensée patriotique, venait à
Lamarche pour faire à l'envahisseur une guerre
de détail. Invité à se joindre à eux et au
capitaine Bernard, il désira en référer au
général Arbelot, sous les ordres duquel il' se
trouvait placé ; il demandait en pleine temps
des renforts, des armes et des munitions pour
tenter une expédition contre la ligne de l'Est.
Le général répondit le 29 novembre au lieutenant
Coumès, dans le même sens qu'il avait fait la
veille à M. Victor Martin : il refusait
absolument le concours demandé, mais il
autorisait cet officier à tenter lui-même
l'opération s'il trouvait des aides dans le
pays.
M. Coumès, qui commandait à une trentaine
d'hommes se mit aussitôt à la disposition du
comité.
Le capitaine Bernard avait déjà lui-même
rassemblé un nombre égal de volontaires, la
plupart anciens soldats, l'effectif des deux
compagnies était donc d'une soixantaine de
braves, prêts à tout entreprendre, impatients
d'agir.
Le chef militaire donna, en outre, l'ordre à M.
Rambaux, garde général des forêts à Bugnéville,
de se rendre à Lamarche avec les guides
forestiers placés sous ses ordres, au nombre de
vingt-cinq.
V
Le 2 décembre, le capitaine
Bernard, instruit qu'un courrier prussien
passait journellement sur la route de Mirecourt
à Epinal, quitta Lamarche avec sa compagnie pour
aller s'en emparer.
Le même jour, le lieutenant Coumès était chargé
de pousser une reconnaissance sur Mirecourt,
accompagné de sept hommes seulement. A Vittel il
est subitement prévenu que seize Prussiens,
commandés par un officier ne sont qu'à quelques
pas de lui ; il se jette vivement dans la forêt
du Grand Ban, non sans échanger quelques coups
de fusil avec l'ennemi qui est à sa poursuite,
mais il gagne de vitesse dans le bois et arrive
au moulin de Contrexéville, où il s'embusque.
Une heure après les Prussiens passent devant
lui. L'officier prend possession du village,
qu'il met à contribution ; il fait servir un
repas à sa troupe dans une salle du premier
étage de l'Hôtel de Ville et s'enferme avec
elle.
Coumès, informé de ce fait, sort du moulin ; lui
et ses hommes se dirigent en rampant vers le
lieu de réunion de l'ennemi ; la sentinelle
prussienne surprise est désarmée sans bruit,
Coumès s'élance par la fenêtre et tombe au
milieu des Prussiens atterrés ; le revolver sur
la gorge, il somme l'officier de se rendre ; au
même instant la porte cède aux efforts de ses
hommes et les Prussiens se constituent
prisonniers.
Les guides forestiers commandés par M. Rambaux
arrivent en ce moment même à Contrexéville ; le
capitaine Bernard paraît à son tour, et la
glorieuse petite troupe rentre le soir à
Lamarche avec les prisonniers.
Le lendemain Bernard et Coumés s'emparent d'un
convoi de bétail, de grains et de fourrages,
qu'ils dirigent sur Bourbonne-les-Bains ; le
général Arbelot, informé de ce fait, en ordonne
la saisie et le transport à Langres, sous
prétexte que la prise avait été faite sur le
territoire de la Haute-Marne, dans son
commandement.
M. Martin, qui comptait sur le produit de cette
prise pour se munir d'argent, nomma d'office aux
fonctions de receveur particulier M. Demcngeon,
percepteur à Lamarche, qui perçut régulièrement
les contributions dès ce jour, aussi loin que
possible, malgré les menaces de l'autorité
prussienne.
VI
Cependant l'apparition
inattendue de l'uniforme français dans ce coin
des Vosges, la parole ardente et l'intrépidité
des officiers, le bel exemple de dévouement à la
Patrie donné par les membres du comité qui
s'occupaient avec ardeur de l'administration de
la petite armée, avaient profondément remué les
populations d'alentour et réchauffé le vieux
levain de patriotisme qui couvait dans les âmes.
Toute la contrée était en émoi et partout on
s'assemblait et l'on parlait de résistance. Les
maires reconnaissaient en M. Victor Martin le
représentant de l'autorité française et lui
offraient spontanément leur concours, la
jeunesse accourait s'enrôler sous le drapeau de
l'Avant-Garde de la Délivrance; de vagues
rumeurs se publiant, grossissant à l'envi les
exploits des francs-tireurs de la Délivrance,
portaient au cœur des Prussiens l'inquiétude et
l'effroi.
Nous étions devenus pour eux un danger, la
révolte était imminente ; elle pouvait en se
propageant leur être fatale ; ils résolurent
d'en comprimer le germe tout prêt à éclater.
VII
Le 6 décembre le capitaine
Bernard est prévenu qu'une colonne prussienne
forte de près de 900 hommes, venant d'Epinal, se
dirigeait sur Lamarche et devait prendre
cantonnement le soir même à Contrexéville,
Dombrot-le-Sec et Viviers-le-Gras. Il décide
immédiatement d'aller surprendre pendant la
nuit, à Dombrot-le-Sec, les 400 hommes qui
devaient y gîter, et il sort de Lamarche à
minuit, à la tête des 60 hommes dont il
disposait, y compris 20 guides forestiers
commandés par MM. Rambaux et Loppinet, gardes
généraux.
Arrivés devant le village à cinq heures du
matin, ces 60 braves s'y jettent brusquement. Le
poste prussien de garde est pris d'assaut et
massacré; les francs-tireurs pénètrent dans
quelques maisons ouvertes, où des combats
s'engagent corps à corps ; mais les habitants,
épouvantés, ont pour la plupart solidement
barricadé leurs portes, et les Prussiens, placés
presque tous aux fenêtres, font pleuvoir une
grêle de balles dans les rues, que par bonheur
le jour n'éclaire pas encore.
Trois canons qui stationnent sur la place de
l'Eglise sont entourés et leur garde massacrée
sans pitié ; le capitaine Bernard veut les
enlever, mais comme il est impossible de trouver
les chevaux nécessaires, il fait briser leurs
culasses avec une masse de fer.
Pendant ce temps, quelques pelotons de Prussiens
se rassemblent; la position devient critique, il
va faire jour, et malgré l'ardeur et l'héroïsme
des Français et de leurs chefs, le capitaine
Bernard ordonne la retraite. Les Prussiens
n'osent le poursuivre et il rentre tout d'une
traite à Lamarche.
Dans cette affaire, les pertes de l'Avant-Garde
ont été de 3 hommes tués et 5 blessés ; les
Allemands ont eu environ 80 hommes mis hors de
combat, dont moitié de tués.
Epouvantée de tant d'audace et craignant une
nouvelle surprise, la colonne prussienne,
composée d'hommes de la landwehr, regagna Epinal
le surlendemain sans s'arrêter.
VIII
La ville même de Lamarche,
ouverte et dominée de toutes parts, n'offre
aucun élément de défense contre une attaque
sérieuse, et le comité ne pouvait espérer y être
à l'abri des coups que l'ennemi lui préparait.
Il résolut donc de créer aux troupes un asile
inaccessible au centre de la forêt de Bonne ou
du Creuchot, à 7 kilomètres au nord de Lamarche.
L'emplacement fut fixé au centre du plateau, aux
abords de la maison forestière abandonnée de
Boëne.
Sans aucun délai, le comité réquisitionna des
planches, des madriers, etc., et convoqua les
ouvriers sans travail des localités voisines;
trois baraques s'élevèrent comme par
enchantement, où les soldats, au lendemain de la
bataille de Lamarche, comme on le verra plus
loin, purent trouver la nourriture et l'abri.
Cette forêt de Boëne, assise au sommet d'un
massif isolé qui domine tous les environs, est
de toutes parts défendue par des pentes abruptes
d'un accès difficile: Du haut de cette aire
inabordable, refuge assuré contre l'ennemi, l'Avant-Garde
de la Délivrance, cachée dans les profondeurs de
la forêt, commanderait tout le pays d'alentour.
De plus une ceinture de riches et populeux
villages entoure à son pied, comme un cordon de
postes avancés, le pâte montagneux qui allait
prêter son abri sauvage, devenir le rude séjour
des francs-tireurs : la troupe pourrait donc
ainsi trouver autour d'elle de nombreux
approvisionnements.
Déjà plus de deux siècles auparavant, cette
admirable position, ce mont sacré dont une
mystérieuse destination semble faire la terre
classique de l'indépendance nationale avait
attiré les regards des défenseurs de la
Lorraine. Ils l'avaient occupé dans les guerres
du XVIIe siècle, et c'est dans son enceinte, à
deux kilomètres du camp de la Délivrance, que se
trouve l'énorme chêne des partisans, célèbre
pour avoir servi à cette époque de lieu de
rendez-vous aux partisans lorrains nos ancêtres.
IX
L'audacieuse entreprise du
capitaine, Bernard à Dombrot avait conjuré le
danger, mais le comité ne se faisait pour
l'avenir aucune illusion; le prestige de la
victoire était indispensable à la sécurité de
l'ennemi, il fallait donc s'attendre à une
nouvelle agression, et la situation, un instant
raffermie, allait devenir pins périlleuse
encore.
Le 9 décembre, le chef militaire était informé
qu'une nouvelle colonne prussienne, forte de
1,300 hommes environ de troupe d'élite, 1er
régiment de chasseurs, était sorti de la ville
de Mirecourt se dirigeant sur Lamarche.
Pénétré de la gravité de cette situation, M.
Martin expédia immédiatement au général Arbelot,
à Langres, deux télégrammes pressants pour
implorer son assistance ; mais ce fut en vain,
le général refusa tout secours.
Nullement découragé par cet inexplicable
abandon, M. Martin cherche de tous côtés des
renforts; il réclame des secours d'une compagnie
de mobiles de la Haute- Savoie qui se trouvait à
Bourbonne, et le capitaine Grégoire accourt sans
autre formalité à cet appel ; même démarche près
du lieutenant Bujler qui occupait Vitrey à la
tête d'une trentaine d'hommes et même résultat ;
il appelle enfin aux armes les gardes nationaux
d'alentour, qui arrivent remplis d'ardeur, mais
mal armés, presque dépourvus de munitions, ne
pouvant servir qu'à garder les postes
d'observation.
Le 10 au soir, M. Martin apprenait que la
colonne prussienne venait coucher à Frain, à 8
kilomètres de Lamarche et qu'elle se composait
de 1,200 chasseurs, d'artillerie, cavalerie et 4
pièces de canon.
De son côté, il avait sous la main les
compagnies de francs-tireurs Bernard, Coumès et
Buhler, la compagnie de mobiles du capitaine
Grégoire et les guides forestiers de MM. Rambaux
et Loppinet, environ 250 hommes.
X
Le 11 décembre, dès 5 heures
du matin, par un brouillard intense, le sol
couvert d'une épaisse couche de neige glacée,
chacun était à son poste. Le capitaine Bernard,
qui commandait en chef, fidèle aux dispositions
arrêtées la veille en conseil de guerre, avait
disposé ses troupes comme il suit :
La route de Frain à Lamarche, route des Romains,
fut occupée par le lieutenant Buhler en avant du
bois de la Fourrée.
La compagnie Coumès fournit un poste important à
la tuilerie du Thu pour garder la route de
Martigny, et le reste s'établit entre le bois du
Thu et la route des Romains. Un peu en arrière
le gros des forces, à cheval sur la route, entre
les monts Saint-Etienne et des Fourches; les
guides forestiers partagés entre ces différentes
fractions.
Dans Lamarche, la moitié de la compagnie
Grégoire, de réserve, surveillait la route de
Neufchâteau.
Des postes d'observation étaient établis sur la
route d'Isches à Frain, à l'embranchement des
chemins de Morizécourt et de Sérécourt; enfin,
une section de gardes nationaux et de mobilisés
occupait Oreil-Maison et la route de Lamarche à
Isches.
Les postes principaux de la tuilerie du Thu et
du bois de la Fourrée avaient pour consigne de
résister à outrance pour permettre aux renforts
de se porter en ligne.
Le lieutenant Buhler fut le premier attaqué,
vers 9 heures du matin, par des masses
profondes, perdues dans un brouillard qui ne
permettait pas de voir à plus de 40 pas. Il put
à peine résister quelques minutes et dut se
retirer en toute hâte pour éviter d'être entouré
; la compagnie Coumès, qui volait à son secours,
dut reculer à son tour.
Les Prussiens prirent rapidement possession du
bois et vinrent s'établir sur la lisière, où une
vive fusillade s'engagea entre eux et les
francs-tireurs, rendus invisibles par le
brouillard et abrités, à deux cents pas environ,
derrière les arbres, les baies, les accidents de
terrain. L'ennemi perdit là beaucoup de monde
dans ses tentatives de sortie par section ;
enfin, une charge générale à la baïonnette le
refoula dans le bois ; mais à ce moment même une
compagnie prussienne, qui avait fait un
mouvement tournant par le bois de la Fourrée,
couronnait le mont des Fourches et forçait le
capitaine Bernard à rallier ses troupes; il se
retira par échelons dans la ville de Lamarche.
Les Prussiens s'arrêtèrent dans leur marche en
avant, et la compagnie Grégoire, déployée en
tirailleurs autour de la ville, les tint à
distance pendant que la retraite s'organisait
dans l'intérieur.
Le comité militaire et toute la petite troupe
française se retirèrent par la route de Langres.
Les francs-tireurs, arrivés à la forêt du
Seigneur, prirent à droite à travers bois,
passèrent à Tollaincourt et à Rocourt, et
gagnèrent le camp de la Délivrance, appelé aussi
camp de Boëne, où ils arrivèrent à 9 heures du
soir, après une marche de nuit, dans les bois,
par la neige, exténués de fatigue et de faim.
250 hommes avaient tenu en échec, pendant quatre
heures, 1,200 à 1,300 Prussiens munis
d'artillerie, et leur avaient mis hors de
combat, d'après les renseignements fournis par
les convoyeurs du pays, plus de 150 hommes, dont
la moitié de tués.
Les pertes du côté des Français étaient de cinq
hommes tués et dix blessés, qui lurent
transportés à l'hôpital de Lamarche.
Les Prussiens couchèrent à Lamarche; ils
barricadèrent les routes de Bourbonne et de
Langres ; mais, pris d'une panique inconcevable,
ils reprirent précipitamment, le lendemain
matin, la route d'Epinal. Ils avaient sans doute
appris qu'un corps de francs-tireurs occupait la
foret de Lavacheresse, quand ils pensaient que
celui de la veille avait fui vers Langres...
XI
La défaite de l'Avant-Garde à
Lamarche refroidit singulièrement l'enthousiasme
patriotique qui s'éveillait; les espérances que
le comité et la troupe sous ses ordres avaient
lait naître disparurent dans le naufrage, et,
sous la pression de la crainte, les malheureuses
populations vosgiennes retombèrent dans leur
ancienne torpeur.
M. Martin résolut de mettre lin au rôle militant
dans lequel il avait été prématurément entraîné;
il était clair, en effet, que l'insuffisance des
moyens mettait le comité; hors d'état d'opposer
à l'ennemi une résistance victorieuse ; en
continuant ainsi, on n'arriverait certainement
qu'à s'épuiser dans des luttes stériles, et la
haute mission confiée par le gouvernement de la
défense nationale, la rupture de la voie ferrée
de Paris à Strasbourg, devenait impossible.
Il recommanda donc au comité de s'établir
définitivement au camp de Boëne, de fortifier
cette position par quelques travaux provisoires,
et se rendit une deuxième fois à Langres pour
arracher enfin à cette forteresse et mettre en
œuvre, quelques-uns des éléments d'action qui
s'y trouvaient immobilisés.
Le général Arbelot, plein d'admiration pour
l'héroïque défense de Lamarche, se montra cette
fois disposé à aider quelque peu M. Martin ; il
autorisa l'enrôlement dans l'Avant-Garde de la
Délivrance des soldats en subsistance à la
citadelle, il promit 20,000 cartouches et
consentit à ce que la compagnie des mobilisés de
Neufchâteau se rendît au camp de Boëne, mais il
refusa obstinément de la poudre et des armes. Le
capitaine Bernard, qui accompagnait le chef
militaire, fut chargé de procéder immédiatement
au recrutement des hommes de la citadelle.
Ce même jour, le 16 décembre, M. Martin enrôla
lui- même, dans l'Avant-Garde, M. Adamistre, qui
était venu spontanément s'offrir à lui comme
simple volontaire, dès qu'il avait eu vaguement
connaissance à Langres du but que le comité
militaire des Vosges se proposait. Cette recrue,
ancien sous-officier des armées d'Afrique et
d'Italie, conducteur des ponts et chaussées,
ex-capitaine commandant de la garde nationale de
Bains (Vosges), fut nommé séance tenante, par le
chef militaire, capitaine au corps, franc de l'Avant-Garde
de la Délivrance.
Le chef militaire des Vosges, Meurthe et Meuse,
avait le droit de nommer à tous les grades,
jusqu'à celui de capitaine inclusivement il mil
le capitaine Adamistre à la disposition du
capitaine Bernard.
M. Martin quitta Langres le lendemain, mais à
peine en était-il sorti que le général Arbelot
retirait l'une après l'autre les concessions
promises, et les capitaines Bernard et Adamistre
n'emmenèrent avec eux au camp, le 19 décembre,
qu'une trentaine d'hommes de la citadelle qui
s'étaient évadés pour les suivre.
XII
Dans son isolement, l'Avant-Garde
puisa une énergie nouvelle, chacun redoubla
d'efforts et se mit à l'œuvre avec une ardeur
fiévreuse, et bientôt le camp de la Délivrance
fut en pleine activité.
Un peloton d'éclaireurs à cheval fut rapidement
organisé par les soins exclusifs du capitaine
Bernard, et monté par voie de réquisition sur
tous les chevaux de selle existant dans la
contrée.
Le camp fut entouré d'une solide palissade que
nul étranger comme nul déserteur ne pouvait
franchir, gardée qu'elle était au quatre issues
et aux angles par de nombreuses sentinelles.
Un blockhauss fut établi au centre du camp, à
cheval sur le chemin de Villotte à Sauville, sur
les indications du lieutenant Coumès, qui
s'occupait aussi de réglementer militairement le
service intérieur et des avant-postes.
Sous la direction du capitaine Adamistre, des
palanques furent établies du 20 au 24 décembre
aux avant-postes de Rocourt et de Villotte : on
créa un avant-poste nouveau à l'issue de la
foret, sur le chemin de Sauville, également avec
palanques, et plus tard des baraques nouvelles,
ainsi que des huttes, furent construites pour
abriter les recrues qui affluèrent en janvier
1871.
Le comité fit en outre ouvrir des tranchées et
exécuter des abattis aux abords du camp, qui
devint ainsi une espèce de réduit perdu dans les
profondeurs de la forêt.
En quelques jours un service complet de
renseignements militaires fut organisé et
couvrit de son réseau tout le pays d'alentour;
il fut établi des relais permanents de facteurs
clandestins, qui apportaient chaque jour les
nouvelles d'Epinal, de Mirecourt, de
Neufchâteau, etc. Les gardes forestiers et les
cantonniers des ponts et chaussées dirigés les
uns par M. Oudin, conducteur, les autres par M.
Loppinet, garde général, accomplissaient avec
ardeur ce service dangereux; enfin les maires
reçurent l'ordre exprès de signaler avec
célérité les approches de l'ennemi.
Pour l'aider à maintenir partout l'ordre et le
respect des lois, M. Victor Martin appela à lui
la gendarmerie de l'arrondissement de
Neufchâteau, qui se trouvait en ce moment à
Langres sous les ordres du lieutenant Lepidi.
Les populations virent avec joie revenir au
milieu d'elles cette sauvegarde du droit et de
la justice, et le dévouement de ces fidèles
serviteurs de la loi facilita singulièrement au
sous-préfet l'accomplissement de la tâche ardue
qu'il avait entreprise.
Le comité s'occupa d'installer au camp les
divers services militaires. Une maréchalerie,
une armurerie furent créées. Une ambulance
provisoire reçut les malades qu'on ne jugeait
pas à propos de transporter à Lamarche, et le
fonctionnement de l'intendance fut organisé sous
la direction de M. Rollin, puis de M. Simonin,
qui fut nommé plus tant membre du comité (pièce
annexée n° 4). D'accord avec les commandants de
compagnie, le comité de défense organisa au camp
une police sévère ; la discipline de la troupe
revêtit même en certains cas un caractère
excessif (1).
Pour assurer l'alimentation des hommes d'une
manière constante, le comité organisa sur les
communes un système régulier de réquisitions en
nature, système suivant lequel chaque localité
devait, à des époques périodiques, fournir au
camp une certaine quantité d'objets de
consommation désignés d'avance.
Bien d'autres points accessoires dont nous
ferons grâce au lecteur furent encore réglés par
le comité, composé de M. Victor Martin,
président, résidant à Lamarche, avec M. de
Ponlevoy, membre et secrétaire, et de MM.
Goupil, Rollin et Tissot, membres du comité,
présents au camp, Ils ne faillirent jamais, les
uns et les autres, à la mission patriotique dont
ils s'étaient spontanément chargés.
Toutefois, l'une des plus graves questions qui
pussent préoccuper et le comité et les officiers
restait à résoudre ; c'était la fabrication de
la poudre de mine dont nous étions dépourvus, et
sans laquelle nous ne pouvions remplir notre
mission.
Ce fut l'un de ces rares patriotes que la cause
de la défense nationale trouva toujours prêts à
la seconder, M. Bourguignon, maire de Vrecourt,
qui nous procura vers le 10 janvier 1871, grâce
à de nombreuses recherches et des relations
personnelles fort étendues, un artificier
disposé à travailler pour nous. Notre joie fut
immense, un laboratoire fut installé au camp et
bientôt des essais décisifs affirmèrent
l'habileté de nos ouvriers et la réalisation
prochaine des espérances conçues.
Les contributions de toute nature furent
régulièrement perçues avons-nous déjà dit, par
les soins de M. Demangeon, receveur-trésorier
payeur, dans les quatre cantons que notre
présence protégeait, et les fonds qui en
provenaient vinrent se concentrer dans sa
caisse. Le comité put payer les bons délivrés
antérieurement, et put acheter successivement
dans toutes les villes des environs les objets
d'équipement que nécessitait le nombre toujours
croissant de nos volontaires.
Les dames d'Épinal se signalèrent en cette
circonstance par leur patriotique bienfaisance,
en faisant parvenir à M. Martin, par
l'intermédiaire de M. Aimé Georges, les produits
de leurs travaux d'aiguille, produits que le
froid, la neige, la rude vie des bois rendaient
si utiles à nos pauvres soldats. Qu'il nous soit
permis de leur exprimer ici notre profonde
gratitude.
Cette longue période d'enfantement que nous
eûmes à traverser, du 12 décembre 1870 au 15
janvier 1871, fut plus d'une fois troublée par
de sérieuses incursions de l'ennemi. Du 23 au 27
décembre notamment, le pays fut tout à coup
envahi par de nombreux détachements qui le
sillonnèrent dans tous les sens, sans oser
néanmoins aborder le formidable massif où le
camp se trouvait assis. Nous ignorions alors
quelle cause avait pu nous procurer la visite
inattendue de ces hôtes incommodes; mais nous
sûmes après qu'ils n'étaient autres que les
flanqueurs du corps d'armée du général de Goltz,
qui traversait la Haute-Marne, entre Langres et
Lamarche, pour aller par Bourbonne rejoindre
l'armée de Verder.
Disons enfin pour terminer, que le sous-préfet,
dans la prévision d'un blocus possible, ordonna
à cette époque de nombreuses et importantes
acquisitions de vivres, de liquides, de bétail,
de fourrages qui, transportées au camp,
assuraient ainsi pour plus d'un mois
l'alimentation des hommes et des chevaux.
Nous ne saurions abandonner ce sujet sans rendre
un hommage bien mérité à l'inépuisable
bienfaisance d'un homme que nous avons tous
connu et aimé, M. Henry, maire de Rocourt-sur-Mauzon.
Placée au pied du camp sur le passage le plus
fréquenté par nos troupes, sa maison était
devenue un refuge toujours ouvert, où notre chef
militaire, le comité, les officiers et les
soldats étaient sûrs de rencontrer, la nuit
comme le jour, bon accueil et bon gîte. Plus
d'une fois peut-être ses bienveillants secours
ont conservé l'existence à de braves
volontaires, qui rentraient épuisés de froid, de
faim et de fatigue, et n'auraient pu, en cet
état, s'engager sans péril dans les neiges de la
côte. Il fut pour tous un ami dévoué, et nous ne
craignons pas d'affirmer qu'il n'est pas un seul
d'entre nous qui n'ait gardé le touchant
souvenir de ses bontés et de ses sentiments
patriotiques.
(1) A la date du 20 décembre, MM. les membres du
comité, jaloux à juste titre de leur autorité et
désireux qu'elle fut respectée par la troupe,
furent tous nommés, par le chef militaire,
capitaines d'état-major de l'Avant-Garde de la
Délivrance.
CHAPITRE DEUXIÈME
Préparatifs militaires. - Combats et
incendie de Nogent-le-Roi
I
Au 20 décembre 1870,
l'effectif des compagnies du camp était
d'environ 130 hommes, savoir :
Compagnie Bernard et peloton des éclaireurs à
cheval 60 hommes
Compagnie Coumès 60
Compagnie Adamistre. 10
Il paraissait de toute nécessité de porter cette
dernière compagnie au même chiffre que ses deux
aînées, mais l'échec de l'avant-garde à
Lamarche, avait fait naître la défiance et la
crainte dans tout le voisinage et tari la source
des enrôlements; on attendait donc en vain de
nouveaux volontaires.
Impatient de commander à une compagnie, le
capitaine Adamistre partait le 24 décembre en
recrutement, de sa propre initiative, pour
enrôler des volontaires, des officiers et des
soldats évadés. Assisté de M. Denis, son
lieutenant, ancien sous-officier de cavalerie,
il parcourut les environs de Neufchâteau au
milieu même des patrouilles ennemies, non pas
sans avoir eu à se garer dans deux circonstances
périlleuses. Il fit connaître le nom de l'Avant-Garde
de la Délivrance et détermina vers le camp de
Boëne un courant d'émigration qui se maintint
jusqu'au dernier jour, il signala
particulièrement à son retour, le 31 décembre,
les maires de Grand, de Beaufremont et de
Circourt, comme lui ayant prêté le plus
chaleureux concours notamment ce dernier, M.
Maire, qui fit incorporer ses deux fils séance
tenante.
Le camp donnait également asile à une compagnie
de 40 mobilisés environ, placés sous les ordres
du capitaine Maillère, clerc de notaire à
Bulgnéville, noble cœur, nature énergique, digne
certainement de commander à des soldats et non à
des hommes toujours prêts à déserter. Ils
disparurent d'ailleurs totalement du camp dans
la nuit du 24 au 25 décembre, et on ne les revit
plus.
Le capitaine Maillère se trouvant ainsi sans
commandement, partit à son tour en recrutement
dans les premiers jours de janvier 1871 avec le
lieutenant Rambaux, qui était venu se joindre à
lui, après avoir licencié la plus grande partie
de ses guides forestiers. Ces deux officiers se
rendirent directement à Bains et dans un village
voisin, Le Clerjus; ils rentrèrent sans avoir pu
donner suite à leur projet, en raison des
nombreuses troupes ennemies qui occupaient cette
partie-des Vosges. Ils s'installèrent à leur
retour au village de La Vacheressc, où ils
formèrent une nouvelle compagnie avec les
volontaires qui se rendaient à cette époque en
grand nombre au camp de Boëne.
Pendant que les capitaines Adamistre et Maillère
recrutaient et organisaient leurs compagnies, M.
Goupil et le lieutenant Coumès faisaient une
reconnaissance détaillée de la ligne ferrée
entre Liverdun et Pagny-sur-Meuse. En quelques
jours les courageux explorateurs relevèrent la
topographie des deux rives du chemin de fer; ils
purent se renseigner sur la situation et la
force des garnisons prussiennes, les obstacles,
les facilités que devait rencontrer
l'entreprise, soit pour l'attaque, soit pour la
retraite ; ils nouèrent aussi des intelligences
avec quelques patriotes des localités traversées
et leur tracèrent le rôle qu'ils auraient à
remplir le cas échéant.
II
Pendant son séjour à Langres,
du 14 au 16 décembre, M. Victor Martin ayant
reçu du ministère un courrier spécial, avait
profité du retour de cet intelligent émissaire
pour transmettre à Bordeaux la nouvelle des
événements qui s'étaient accomplis jusqu'à cette
époque. Par ses dépêches, notre chef annonçait
au gouvernement de la défense nationale la
capture faite à Contrexéville, la surprise de
Dombrot, le combat de Lamarche, la situation
critique où nous mettait l'étrange indifférence
de la place de Langres ; enfin il demandait pour
les braves officiers Bernard et Coumès une
promotion bien méritée. Il suppliait en outre
qu'on nous accordât les secours en hommes, en
armes, en munitions qui nous étaient
indispensables pour agir sérieusement contre
l'ennemi.
Depuis ce temps, le chef militaire attendait
avec impatience une réponse à ses
communications, quand le 6 janvier 1871, il
reçut enfin du ministère le message tant
souhaité, en date de Lyon, 25 décembre :
M. Frogier de Ponlevoy, notre cher protecteur,
annonçait au sous-préfet que l'illustre chef de
la défense nationale, Gambetta, s'était empressé
de faire droit à toutes ses demandes. Le
lieutenant Coumès était promu au grade de
capitaine; le capitaine Bernard nommé chef de
bataillon, était investi du commandement
immédiat de toutes les troupes composant le
corps de l'Avant-Garde de la Délivrance; enfin
le général Meyère, qui remplaçait à Langres le
général Arbelot, avait reçu l'ordre de porter
notre effectif à 1,500 hommes et de nous
adjoindre le 4e bataillon du Gard.
III
Ce fut un beau jour pour nous
que le 9 janvier 1871. Ce jour-là, le 4e
bataillon du Gard fit son entrée à Lamarche ;
les habitants, le comité militaire et quelques
officiers de l'Avant-Garde convoqués à cet
effet, lui firent l'accueil le plus chaleureux.
Le repas du soir nous ayant réunis à la table du
sous-préfet, tous les cœurs s'ouvrirent sans
contrainte ; ces braves jeunes gens, heureux de
se trouver dans un milieu patriote et
républicain, heureux d'échapper désormais aux
stériles ennuis d'une vie pénible et sans but,
donnèrent avec nous un libre cours à leurs
sentiments patriotiques.
Des toasts accueillis par de fiévreuses
acclamations furent portés à la Liberté, à la
République, au triomphe de la Défense nationale,
à Gambetta, à son zélé coopérateur, M. de
Freycinet, et au commandant Frogier de Ponlevoy
à qui nous devions la bonne fortune de nous
trouver ensemble.
Tous savaient que l'heure du combat était venue;
la pensée de nos luttes prochaines enflamma
toutes les âmes d'une indicible ardeur, et ce
devait être un spectacle entraînant que celui de
l'exaltation guerrière qui nous animait tous.
Le bataillon du Gard était animé d'un excellent
esprit; c'était une vaillante troupe qui avait
déjà reçu le baptême du feu en diverses
circonstances : à Nogent-le-Roi le 7 décembre, à
Longeau le 14, et au fort de Peigney, sous
Langres, le 23. Ses compagnies furent cantonnées
à Soulancourt, Vrécourt, Saint-Ouen et
Bulgnéville, en attendant qu'on les appelât pour
l'expédition projetée dont elles ignoraient
d'ailleurs absolument le but.
IV
Depuis longtemps le comité de
défense s'occupait en secret de l'œuvre capitale
vers laquelle tendaient tous ses efforts; MM.
Goupil, Rollin et Tissot, assistés de M. Loisant,
ce dernier ingénieur civil qui s'était joint à
l'Avant- Garde depuis l'affaire de Dombrot, et
qui remplissait au camp les fonctions de
secrétaire du comité avec voix consultative,
avaient longuement étudié tout ce qui se
rattachait à l'entreprise projetée et fait les
préparatifs nécessaires pour en assurer le
succès. Plans, boussoles, échelles de corde,
lanternes à signaux, outils divers, tout était
prêt.
La poudre fabriquée au camp ayant été reconnue
de médiocre qualité, M. Martin envoya à Langres
M. Tissot et le capitaine Coumès, avec mission
d'y chercher de nouvelles recrues et de ramener
plusieurs centaines de kilogrammes de poudre de
mine. Ils rentrèrent au camp le 15 janvier avec
400 kilogrammes de poudre et des cartouches,
mais sans recrue. Quant aux mèches, elles
avaient été fournies par M. Beylier,
entrepreneur de travaux publics, à la
sollicitation personnelle de M. Tissot.
Pendant toute cette période de préparatifs, les
compagnies Bernard, Coumès, Adamistre et
Maillère portaient leur effectif à environ 80
hommes chacune, mais les volontaires arrivaient
en grand nombre, les armes manquaient, et l'on
dut former, dès le 10 janvier, une nouvelle
compagnie avec les hommes non armés.
La compagnie Bernard, dont le capitaine, devenu
commandant, conserva néanmoins la direction
particulière, prit le n° 1 du bataillon de l'Avant-Garde
de la Délivrance. La compagnie Adamistre prit le
n° 2, et la compagnie Maillère le n° 3.
Et ainsi de suite, par rang d'ancienneté dans
l'Avant- Garde, jusqu'au n° 7, qui fut atteint
vers la fin du mois de janvier.
Le capitaine Coumès obtint de M. Martin que sa
compagnie ne fut pas numérotée, mais elle fit
quand même partie intégrante de l'Avant-Garde et
marcha constamment, comme les compagnies de
francs-tireurs de MM. Richard et Magnin, dont il
va être question au paragraphe suivant, sous les
ordres du comité et du commandant Bernard. Ces
trois compagnies furent licenciées à Chambéry,
au même titre que le bataillon de l'Avant-Garde
de la Délivrance, ainsi qu'on le verra au
chapitre quatrième de ce récit.
V
Ce même jour, 15 janvier,
arrivaient au camp les débris de deux compagnies
de francs tireurs, aux ordres l'une du capitaine
Richard et l'autre du lieutenant de turcos
Magnin, bien connus tous deux pour leur
caractère audacieux et entreprenant.
Pendant son séjour à Langres, M. Victor Martin,
qui désirait s'attacher ces braves officiers,
les avait vivement pressés de se joindre à lui,
et leur avait enfin arraché une promesse de
concours qu'ils venaient fidèlement remplir. Les
deux compagnies avaient les plus beaux états de
service. Après avoir brillamment combattu dans
les départements de la Haute-Marne et de la
Côte-d'Or, elles s'étaient sacrifiées ensemble
pour la défense de Nogent- le-Roi, brûlé par
l'ennemi; et ce glorieux désastre avait scellé
entre elles une étroite confraternité d'armes ;
elles ne se quittèrent plus.
Ici nous demanderons au lecteur la permission de
retourner un instant en arrière. Nous ne pouvons
passer sous silence de mémorables événements
auxquels nos frères ont pris une si grande part.
Le 6 décembre 1870, vers midi, un dé lâchement
prussien fort d'une, centaine d'hommes arrivait
en réquisition à Nogent; c'était la première
fois que la petite ville avait à subir les
insolentes exigences de l'ennemi. La vue de ces
soldats stationnant sur la place de
l'Hôtel-de-Ville surexcitait les esprits ; des
groupes nombreux ne tardèrent-pas à se former
autour des réquisitionnaires, et sans savoir
positivement ce qui allait se passer, chacun
pressentait un événement. Irritée, frémissante,
la population semblait prête se jeter sur les
envahisseurs, quand une compagnie de mobiles de
la Haute-Savoie, arrive au pas de course,
surprend et tue les deux sentinelles allemandes,
puis, débouchant tout à coup sur la place,
engage une vive fusillade avec l'ennemi. Mais
celui-ci ne se sent pas assez fort pour soutenir
la lutte ; il prend aussitôt la fuite, laissant
aux mains de nos soldats ses sacs, ses bagages,
un blessé et deux prisonniers qu'on expédie le
soir même à Langres. Tel fut le premier acte du
drame de Nogent.
Il fallait évidemment s'attendre à revoir les
Prussiens ; ils ne pouvaient laisser impuni un
exemple de rébellion, qui, en se propageant,
leur fût devenu funeste. Aussi la municipalité
de Nogent pria-t-elle instamment le général
Arbelot, gouverneur de Langres, de lui envoyer
sans retard un renfort capable de résister au
retour offensif qui semblait imminent.
Ces prévisions n'étaient pas vaines; dès le
lendemain, 7 décembre, une colonne ennemie,
forte de quatre à cinq cents fantassins,
cinquante cavaliers et deux canons, se dirigeait
de Chaumont sur Nogent, où elle était en vue
vers dix heures du matin.
Arrivée à petite portée, au nord-est de la
ville, elle met ses pièces en batterie, et:
commence immédiatement le bombardement.
Il n'y avait en ce moment â lui opposer d'autres
forces françaises que la compagnie de la
Haute-Savoie, capitaine Saint-Jean, qui avait
chassé la veille les réquisitionnâmes, et une
compagnie de mobiles du Gard, commandée par le
capitaine Pradel : en tout cent cinquante hommes
environ. Ces deux officiers craignant d'être
enveloppés et pris, dans Nogent même, par une
seconde colonne qu'on avait signalée à tort sur
la route de Foulain, se décidèrent à transporter
au dehors le théâtre de l'action. D'après un
plan concerté d'avance, la compagnie du Gard, se
portant vers le nord-ouest, gravit le coteau
élevé de Lapeyrièrc, qui domine l'aile droite de
l'ennemi et son artillerie, en même temps les
mobiles de la Haute-Savoie, décrivant au sud-est
un arc de cercle extérieur, se préparent à
assaillir son flanc gauche.
Pendant que s'opérait cette manœuvre combinée le
canon tonnait sans relâche. Enfin, pensant avoir
dompté par les obus tout esprit de résistance,
les Prussiens osent aventurer dans les rues
quelques cavaliers qui les parcourent sans être
inquiétés. Sûre alors de ne rencontrer aucun
obstacle, l'infanterie s'avance bravement et se
répand dans la ville haute, brisant tout sur son
passage, pillant les maisons, frappant femmes,
enfants, vieillards, tirant sur tous les
citoyens valides qui se présentent devant elle.
Dix-sept habitants notables saisis dans leur
domicile sont entraînés violemment. De ce nombre
est le digne maire de Nogent, M. Combes, qui se
voit renversé, foulé aux pieds, meurtri de
coups, et finalement arraché tout sanglant des
bras de sa femme éplorée.
C'est alors que nos jeunes mobiles entrent en
scène, s'élançant au pas de course du fond de la
vallée, la compagnie de la Haute-Savoie débouche
vivement sur le faubourg oriental des
Hautes-Vignes, et fait reculer à coups de fusil
les Prussiens qui commençaient à l'envahir. Le
capitaine Saint-Jean lui-même, armé d'un
chassepot, jette bas le chef qui les commandait.
Mais cette mort ne fut que trop cruellement
vengée. Pénétrant à l'instant même dans les
maisons voisines, nos barbares agresseurs
s'emparent de trois citoyens inoffensifs et, sur
l'ordre d'un officier, les fusillent contre un
mur. Leur vaillance heureusement n'était pas à
la hauteur de leur férocité. Saint-Jean a
bientôt nettoyé le faubourg; prolongeant vers
l'est son mouvement demi-circulaire, il pénètre
dans le cimetière, abrite ses hommes derrière
les murs d'enceinte et fait pleuvoir de là une
grêle de balles sur la gauche de l'ennemi qui
déjà commence à plier.
En ce moment même les mobiles du Gard, du haut
du plateau de Lapeyrière, ouvraient un feu
violent sur sa droite. Quoique surpris de cette
attaque imprévue, les Prussiens commencent
néanmoins par riposter avec vigueur, mais
bientôt canonniers, chevaux, fantassins, roulent
à terre, pendant que les nôtres, protégés par
des obstacles de toute sorte, déciment
impunément les rangs ennemis. Assaillis des deux
côtés à la fois, nos adversaires ne peuvent plus
tenir; l'artillerie s'enfuit au plus vite avec
le reste de ses attelages; puis l'infanterie
emboîte le pas derrière elle, emmenant trois
voilures de morts et de blessés, et laissant
deux prisonniers aux mains de nos braves
mobiles. Ainsi 500 Prussiens munis d'artillerie
étaient mis en déroute par 150 mobiles conscrits
armés de fusils à tabatière.
Malheureusement les vaincus entraînaient avec
eux dix-sept innocents qui devinrent entre leurs
mains les victimes expiatoires de la défaite. A
peine éloignés du champ de bataille, ccs
forcenés se jettent sur les malheureux otages,
en tuent quatre, en blessent deux à coups de
fusil, et font subir aux autres les plus
odieuses violences. Leur rage assouvie, ils vont
ensuite s'attabler à Biesles., où ils achèvent
de se consoler dans une orgie qui dure jusqu'à
la nuit.
C'était en vain que durant le cours de la lutte
les défenseurs de Nogent avaient attendu les
secours instamment demandés à la place de
Langres. Le général Arbelot s'était à la vérité
mis en route à 7 heures du matin, avec une
petite colonne forte de deux mille hommes et de
deux pièces de canon. Mais au lieu de marcher
droit sur le point menacé, il avait pris la
direction de Chaumont jusqu'à Vesaignes. Arrivé
sur le plateau qui domine ce village, il était
resté là deux heures durant, auditeur impassible
du drame qui se jouait à 9 kilomètres de lui, et
dont par moments les explosions lointaines
révélaient toute la gravité.
Enfin, à midi, quand les détonations de
l'artillerie ont cessé de se faire entendre,
quand le combat semble terminé, le général
Arbelot se replie tranquillement sur Rolampont
et se dirige de là vers Nogent, où il entre à
trois heures pour saluer la victoire de nos
jeunes mobiles, victoire dont il eût pu faire un
éclatant triomphe. Le lendemain 8 décembre, il
repartait pour Langres, laissant dans la petite
ville 1,200 hommes charges de la défendre à tout
événement.
II serait difficile de dépeindre la fureur de
l'état-major ennemi à la nouvelle de ce second
échec, qui donnait aux populations la mesure de
la valeur prussienne. La destruction de Nogent
fut résolue. De sinistres avis parvinrent à ses
malheureux habitants ; ils apprirent de Chaumont
que des menaces terribles étaient proférées
contre eux, que le geôlier prussien avait
annoncé aux otages l'incendie prochaine de leur
ville, que les bidons des soldats avaient été
remplis de pétrole. Irrités plutôt qu'épouvantés
de ces féroces bravades, les Nogentais et les
soldats laissés à leur garde étaient résolus à
combattre jusqu'à la mort, quand le 11 décembre,
au matin, arriva un ordre du général Arbelot
rappelant à Langres les 1,200 hommes de
garnison.
C'était l'arrêt de mort de la petite ville ;
abandonnée sans défense aux fureurs d'un
implacable ennemi, elle se sentait perdue et se
prépara dans les larmes à subir le martyre qui
l'attendait.
Le soir même les Prussiens de Chaumont
apprenaient par leurs espions le départ des
défenseurs de Nogent; ils crurent dès lors
pouvoir accomplir sans danger leurs sinistres
projets, et le lendemain 12 décembre, jour à
jamais néfaste dans les annales de la cité
Nogentaise, ils sortirent de Chaumont en deux
colonnes disposées d'avance pour l'horrible
exécution. La première, forte de 2,000
fantassins et de deux bouches à feu, prit la
route de Langres jusqu'à Foulain, puis marcha de
là sur Nogent, qu'elle venait d'entourer vers
l'ouest; la seconde, composée d'un bataillon
d'infanterie, de six pièces de canon et de 2 à
200 cavaliers, devait compléter l'investissement
du côté opposé, et se dirigea en conséquence par
la route de Bourbonne.
En rappelant ses 1,200 hommes, le général
Arbelot avait laissé, en échange, la compagnie
Richard des francs- tireurs de la Meuse, forte
de 40 hommes et commandée en l'absence du
capitaine par le lieutenant Cognéville et le
sous-lieutenant Lorrain. Dans l'après-midi du i
l décembre, 24 soldats évadés, sous les ordres
du lieutenant de turcos Magnin et du sergent
Zablot, étaient venus se joindre à la compagnie
Richard. Enfin, une trentaine de gardes
nationaux Nogentais, armés de fusils de chasse,
avaient spontanément renforcé la petite troupe.
C'était en tout une centaine de combattants qui
allaient soutenir une lutte épique contre des
forces quarante fois supérieures en nombre,
munies d'une artillerie formidable. Mais ces
braves étaient inaccessibles à la crainte, et
une effrayante disproportion ne troubla pas un
instant leur courage. Instruits dès le matin de
la marche de l'ennemi, les deux jeunes chefs en
avertirent immédiatement le général Arbelot,
déjà prévenu par le chef de gare de Foulain; ils
expédièrent en même temps des estafettes à
Montigny, Poinson, Vitrey, Rolampon, pour
demander le concours de différents corps de
mobiles cantonnés dans ces localités, puis,
calmes et stoïques au milieu de la consternation
générale, ils attendirent gravement le moment
suprême.
Dans l'intervalle, les deux colonnes ennemies
avaient accentué leur mouvement. Celle de
l'ouest, quittant à Foulain la route de Langres,
avait remonté la vallée de la Treize et s'était
divisée en trois corps à la hauteur de Louvières
; pendant que le centre continuait sa marche en
ligne droite, la droite s'engageait dans le bois
de Marsois pour aller occuper la route de Nogent
à Langres et border la lisière orientale de la
foret, d'où la petite ville était complètement
dominée ; la gauche, décrivant un demi-cercle,
se dirigeait par Sarcey vers la pointe élevée de
Lapeyrière. Quant à la colonne qui opérait vers
l'est, elle avait suivi la route de Bourbonne
par Biesles et Mandres, puis le chemin vicinal
qui mène à Nogent: arrivée à demi-portée de
canon, elle avait mis ses pièces en batterie et
déployé à gauche son infanterie et sa cavalerie,
de manière à barrer, non seulement la route de
Bourbonne. mais aussi le plateau tout entier où
est assise la ville haute. Vaste cercle de fer
et de feu, au milieu duquel se trouvaient
enfermées, sans issue, la pauvre condamnée et
l'héroïque troupe de ses 100 défenseurs.
Le corps qui marchait sur Sarcey fut signalé le
premier. A la nouvelle de son apparition,
Cognéville et Magnin, qui voulaient arrêter
l'ennemi au dehors pour donner aux renforts le
temps d'accourir, s'élancent à sa rencontre par
le plateau de Lapeyrière. En arrivant au-dessus
de la ferme de Paicheuse, ils se trouvent en
dace des Prussiens et le combat s'engage
immédiatement. Presque au même moment, la
colonne venue par la route de Bourbonne ouvrait
le feu de ses pièces sur la ville haute et ne
suspendait un instant le bombardement que pour
envoyer son infanterie ravager les quartiers où
s'était produite la résistance du 7 décembre.
De son côté, l'aile droite de l'autre colonne,
parvenue à travers bois sur la route de Langres
à Nogent et sur la lisière de la forêt de
Marsois, repoussait à coups de fusil les
malheureux habitants, qui s'enfuyaient
épouvantés pendant que le centre, poursuivant
tranquillement sa route le long de la Treize,
s'approchait de la ville basse.
L'aile gauche ennemie, nous l'avons dit, était
alors aux prises avec les nôtres vers Sarcey.
Abrités derrière tous les obstacles et dirigeant
leurs coups avec un admirable sang-froid, nos
braves font à chaque instant des trouées
sanglantes dans les masses humaines qui
s'avancent contre eux. Leurs chefs sont au
premier rang, parcourant sans cesse la ligne de
bataille, enflammant tous les cœurs de la
généreuse ardeur qui les anime. Pendant une
heure, l'ennemi voit échouer tous ses efforts
contre cette résistance désespérée et jonche la
neige de ses morts. Trois fois il ose presser de
trop près ces intrépides lutteurs, qui trois
fois s'élancent la baïonnette au bout du fusil,
et le repoussent au loin en désordre.
Mais le corps du centre, qui cheminait dans la
vallée de Nogent-le-Bas, avait entendu, en
arrière sur la gauche, le crépitement de la
fusillade. Il rétrograde aussitôt et s'engage
avec son artillerie dans un ravin qui va
déboucher sur le plateau où se passait l'action.
Au sommet du coteau se trouvait le garde
national Georgin, habile et, intrépide chasseur.
Apercevant d'en haut les nouveaux assaillants,
ce brave se poste seul à leur rencontre, sans
souci du danger, il attend, embusqué derrière
une roche, que l'ennemi soit arrivé à petite
portée de fusil. D'un premier coup il abat alors
le commandant de la colonne, mortellement blessé
de plusieurs chevrotines, tue un soldat de son
second coup, et se met à recharger
tranquillement son arme quand un feu de peloton
le renverse mort.
Exaspéré de la perte de leur chef, personnage,
assure-t-on, d'une naissance princière, ces
Prussiens se jettent avec rage sur le flanc
gauche de notre petite troupe qui, pour échapper
à une destruction immédiate, se voit forcée de
battre en retraite. Mais l'artillerie, qui
balayait à l'est les alentours de Nogent, leur
interdit tout passage de ce côté; la route de
Langues, la foret de Marsois sont occupées ;
entourés de toutes parts, nos malheureux soldats
n'ont plus d'autre ressource que de se jeter
dans la ville basse et l'ennemi, qui les a
aperçus de la lisière du bois, vient bientôt
leur fermer cette issue.
L'heure fatale était venue pour les héroïques
défenseurs de Nogent. Les uns, escaladant les
murailles, se glissant le long des clôtures,
parviennent à sortir vivants de ce tombeau ; les
autres, serrés de près, n'ont que le temps de se
réfugier dans les maisons, dans les caves, dans
les greniers, où leurs bourreaux les traquent et
les tuent sans pitié. Dans leur fureur, les
Prussiens ne respectent plus aucune loi humaine.
L'un de nos blessés est arraché des mains du
chirurgien qui le soigne, et massacré sous ses
yeux ; après avoir fusillé un pauvre
franc-tireur, outrageant leur victime jusque
dans la mort, ils placent sur son cadavre un
chien qu'ils ont tué à dessein ; ils pénètrent
violemment dans l'ambulance, frappent les dignes
sœurs hospitalières, et, sans égard pour leurs
supplications, entraînent au dehors un mobile
malade, qu'ils égorgent à l'instant, soldats ou
citoyens, tout ce qui s'offre à leur vue est
passé par les armes.
Mais le meurtre ne suffit pas à
l'accomplissement de leur barbare mission;
bientôt les assassins devenus incendiaires,
entassent fascines et paillasses dans les
vestibules, dans les maisons, puis ils répandent
à flots sur ces matières combustibles le pétrole
que contiennent leurs bidons, et par un cynique
raffinement de cruauté, quelques malheureux
habitants sont forcés d'allumer de leurs propres
mains ces sinistres bûchers. En un instant la
ville basse est en feu : tous ceux qui ne
périssent pas dans les flammes se précipitent
par les fenêtres dans la rue, où les accueillent
une grêle de balles et des hourras sauvages.
Plusieurs sont blessés, d'autres estropiés,
quelques-uns tués. Trois francs-tireurs sont
saisis et rejetés dans les flammes. Une mère de
famille qui se trouvait dans les douleurs de
l'enfantement et pour laquelle la sage-femme
avait en vain demandé grâce est obligée de
sauter comme les autres par une lucarne du
premier étage. Quatre-vingts maisons brûlant à
la fois ne forment plus qu'un immense brasier;
cent vingt familles sont privées d'asile et de
ressources.
Au milieu de cette épouvantable tourmente, le
brave Cognéville et douze des nôtres avaient
disparu. Quel supplice fut le leur ?...
La ville haute eut bien moins â souffrir que sa
sœur infortunée. Elle fut, il est vrai, fort
éprouvée par le bombardement qui y causa partout
des dégâts considérables; néanmoins les maisons
restèrent debout et purent fournir un abri aux
malheureuses victimes de la ville basse. Plus
cupides ou moins féroces que les bandes
incendiaires, les soldats chargés de l'exécuter
s'attardèrent dans le pillage et la dévastation,
saccageant tout ce qu'ils ne pouvaient emporter;
mais ils n'y allumèrent que de rares incendies,
qu'on eut encore le bonheur de pouvoir éteindre
à temps. Peut-être l'auraient-ils anéantie à son
tour, si l'apparition soudaine d'une colonne
française dans la direction de Montigny n'eût
décidé rapidement leur retraite.
Il était quatre heures après midi quand la horde
teutonne s'éloigna enfin du théâtre de ses
horribles exploits, laissant derrière elle le
deuil, la ruine, la mort. Avant de disparaître,
ces bourreaux se retournèrent un instant pour
contempler l'agonie de leur victime, et pareils
à une bande de bêtes fauves, ils lui envoyèrent
leur dernier adieu, un long et sinistre
hurlement. Ils étaient joyeux : ils avaient
durant une journée entière tué, brûlé, volé,
saccagé, et s'en retournaient chargés d'un
immense butin !
Tous cependant ne devaient pas revoir Chaumont :
les balles des défenseurs de Nogent avaient
vengé d'avance le supplice de tant de Français.
Outre le produit de leurs vols, les barbares
emmenaient aussi avec eux des voitures chargées
de morts et de blessés, leurs fourgons couverts
n'avaient même pas pu suffire au funèbre
transport, et ils avaient dû laisser, sur la
lisière du bois voisin de Nogent, un monceau de
trente cadavres qu'ils vinrent chercher le
lendemain.
Au récit de tant d'horreurs, le lecteur aura pu
se croire le jouet d'un songe effrayant, ou la
dupe de quelque conte lugubre enfanté par une
imagination maladive.
Et pourtant rien n'est plus véridique, plus
rigoureusement exact que tous ces détails des
atrocités commises par les Prussiens pour venger
leur défaite. Bazeillc, Châteaudun, Fontenoy, et
bien d'autres sont là d'ailleurs pour témoigner
que la rapine, l'incendie, le meurtre ne sont
que jeux d'enfants aux yeux de ces conquérants
d'un autre âge.
Seul, parmi les diverses troupes françaises qui
rayonnaient autour de Langres et auxquelles les
lieutenants Cognéville et Magnin avaient demandé
secours, le bataillon du Gard, au bruit du
canon, voulut se rendre à leur appel.
Malheureusement, son commandant Petiton
(Anatole), désagréablement surpris, perdit un
temps précieux en hésitations, en discussions
violentes avec ses officiers, pendant que le
bataillon sous les armes demandait à grands cris
l'ordre de départ. On partit enfin, mais trop
tard, et à peine les avant-postes ennemis
étaient-ils en vue qu'un dernier coup de canon
marquait la consommation du sacrifice. Bien que
tardive, la marche des mobiles du Gard ne fut
pas néanmoins complètement inutile, car ce fut,
comme on l'a vu, leur apparition qui détermina
les exécuteurs à lâcher leur proie.
Ainsi succombèrent une ville française et une
poignée de héros, quand, à quelques lieues de
leur tombeau, la garnison de Langres restait
tranquillement à l'abri des murs de cette
forteresse, quand un commandant français, celui-
là même qui nous avait laissé écraser la veille
à Lamarche, aurait pu, en se pressant un peu,
épargner un tel désastre à la patrie !...
Renforcés de quelques braves, les survivants de
Nogent reprirent bientôt la campagne et, fidèles
au serment de mort que leur avait, arraché le
supplice de leurs compagnons d'armes, ils
immolèrent de nombreux ennemis à la mémoire de
ces chers martyrs.
Une nuit enfin, livrés par des traîtres, ils
furent cernés pendant leur sommeil, dans le
village de Dannemarie, et ne durent leur salut
qu'à la courageuse intervention des habitants du
lieu. Surpris mais non effrayés de la nocturne
irruption de l'ennemi, les braves citoyens de
Dannemarie surent dérober à toutes ses
recherches les pauvres soldats français, en les
cachant adroitement dans les coins les plus
reculés de leurs habitations, en les déguisant
sous leurs propres habits. Un seul franc-tireur
que le bruit avait attiré dans la rue y fut
massacré, mais non sans vengeance ; un second
parvint à s'échapper après avoir tué trois
Prussiens qui lui barraient le passage ; tous
les autres restèrent sans bouger, sous la
tutelle de leurs dignes hôtes, au milieu de ce
flot maudit qui inondait toutes les maisons. Le
maire, M. Ravier, fit preuve en cette
circonstance du plus admirable dévouement.
Impassible sous les menaces et les violences de
toute nature, il affirma audacieusement aux
Prussiens, au péril de ses jours, que notre
troupe avait quitté depuis longtemps déjà sa
commune ; et ce furent ses patriotiques efforts
qui les déterminèrent à cesser leurs
investigations.
Voyant ses recherches infructueuses, l'ennemi se
décida à la retraite, au grand soulagement de
tous, et cette nuit si cruellement commencée
s'acheva pour les Français de Dannemarie dans
une effusion mutuelle des plus chaleureuses
sympathies. Le jour venu, la petite troupe
remercia une dernière fois ses généreux
sauveurs, puis elle fit route pour le camp, où
l'Avant-Garde de la Délivrance lui ouvrait ses
rangs avec joie.
CHAPITRE TROISIEME
Le pont de Fontenoy.
I
On était au 15 janvier 1871,
le nombre des volontaires augmentait tous les
jours au camp de la Délivrance, une 4e compagnie
franche était en formation, 400 kilogrammes de
poudre et le matériel nécessaire pour
l'expédition projetée étaient mis à la
disposition du comité. Le chef militaire avait
appris, la veille, que l'armée de Bourbaki
s'avançait vers l'Est, ses espions étaient venus
jusqu'à Lamarche, l'espoir naissait de tous
côtés, le jour de la délivrance semblait proche,
il fallait sans retard couper les communications
avec l'Allemagne de l'année ennemie qui
assiégeait Paris.
M. Martin convoqua le comité et le commandant
Bernard à Vrécourt, où il avait donné
rendez-vous à M. Alexandre, chef de section de
la Compagnie de l'Est pour-la partie de la ligne
comprise entre Frouard et Commercy qui s'offrait
aux coups de l'Avant-Garde. Il s'agissait de
déterminer, en conseil, lequel il fallait
détruire des quatre ouvrages d'art munis de
dispositifs de mine qui existaient sur ce
parcours, savoir :
A l'est de Toul, le pont-viaduc de
Fontenoy-sur-Moselle à 7 kilomètres, puis 12
kilomètres au delà, celui de Liverdun; à
l'ouest, le tunnel de Foug à 8 kilomètres de. la
forteresse, et celui de Pagny-sur-Meuse à 5
kilomètres plus loin.
II
La délibération fut longue et
animée. Dès l'abord on écarta les deux ouvrages
extrêmes : le pont de Liverdun et le souterrain
de Pagny ; la discussion se concentra donc sur
le souterrain de Foug et le pont de Fontenoy.
Foug présentait à l'entreprise de nombreuses
difficultés. Il y avait 40 mètres cubes de terre
à extraire et à transporter du nuit, travail
long et difficile pendant lequel on aurait sans
doute à se défendre contre une attaque combinée
; il fallait un matériel spécial qu'on ne
pouvait traîner avec soi ni trouver dans le
village sans grande perte de temps; de plus, il
fallait agir dans l'intérieur même du
souterrain, péril immense pour les travailleurs.
D'autre part la constitution plus ou moins
résistante des couches intérieures de la
montagne pouvait rendre l'effet de la mine plus
ou moins violent, l'obstruction plus ou moins
complète, et il était possible que l'explosion
n'aboutît qu'à un demi-résultat ; enfin nous
devions rencontrer à Foug l'ennemi en éveil et
la résistance organisée. Depuis longtemps, en
effet, l'opinion publique justement préoccupée
de la destruction du chemin de fer, signalait ce
tunnel aux attaques des corps francs et à la
surveillance de l'ennemi; quelques tentatives
infructueuses s'étaient déjà produites sur ce
point, et les abords en étaient déjà gardés par
une compagnie d'infanterie et une demi-batterie
d'artillerie ; toute surprise de ce poste était
donc impossible.
Restait l'attaque de Fontenoy dont M. Alexandre
fit valoir les facilités et les avantages. Ici
tout était simple et court, aucun péril à
craindre : les Prussiens ignoraient l'existence
de la mine et n'exerçaient conséquemment aucune
surveillance ; Fontenoy n'était gardé que par un
poste de 50 hommes facile à surprendre et au
besoin à détruire; le plan à la main, on pouvait
trouver instantanément la pile qui recélait le
dispositif de mine, il n'y avait plus qu'à
enlever 50 centimètres de ballast pour découvrir
l'ouverture fermée par une trappe.
La poudre et les mèches posées, le ballast de la
voie devait servir de bourre, et l'on comptait
que toutes ces diverses opérations demanderaient
au plus une heure de travail.
L'itinéraire ayant été fixé à travers bois
jusqu'à Fontcnoy et les principaux détails de la
marche ayant été réglés ; d'autre part, les
accessoires tels que : matériel,
approvisionnements, signaux de direction étant
préparés, la destruction du pont de Fontenoy fut
résolue à l'unanimité, M. Martin s'en remit au
commandant Bernard des dispositions de prudence
à prendre pendant cette marche périlleuse; il
fixa le départ au lendemain soir 17 janvier et
la destruction du pont à la nuit du 19 au 20
janvier.
III
Dès que la nouvelle d'une
expédition immédiate fut connue au camp, la joie
s'y manifesta par des cris belliqueux. Le
commandant Bernard décida que la colonne
expéditionnaire se composerait :
1° Du bataillon du Gard comptant environ 800
mobiles ;
2° D'une petite troupe de 300 hommes choisis
dans le bataillon de la Délivrance, parmi
l'élite des compagnies Bernard, Adamistre,
Maillère ;
3° Des trois compagnies de partisans Coumès,
Richard et Magnin ; plus, de 7 éclaireurs à
cheval.
Une centaine d'hommes étaient laissés au camp
sous les ordres du lieutenant Denis.
Le 17 janvier, au soir, les cartouches attendues
de Langres et que l'on savait en route n'étant
pas encore arrivées, on dut remettre le départ
au lendemain.
Les trois membres du comité militaire présents
au camp, dont l'un M. Tissot, n'avait pu
assister au conseil tenu à Vrécourt, sous la
présidence du sous-préfet, résolurent de
profiter de ce contre-temps pour réunir tous les
officiers de l'expédition et examiner de nouveau
la question de Foug ou Fontenoy.
Ce conseil de guerre fut présidé par le
commandant Bernard ; les officiers y discutèrent
en toute liberté et sans tenir compte de la
décision de Vrécourt qu'ils ignoraient. Malgré
la vive opposition de M. Goupil, qui tenait pour
Foug, la destruction du pont de Fontenoy fut une
seconde fois décidée.
Le conseil prit ensuite les résolutions
suivantes :
1° La colonne entière, mobiles et
francs-tireurs, se concentrera à Vaudoncourt
dans la soirée du 18 et se rendra pendant la
nuit à la ferme-école de Lahayevaux, à trois
kilomètres au nord d'Attignéville ;
2° De Lahayevaux, le bataillon du Gard se
portera sur Foug pour simuler une attaque du
souterrain ;
3° Les francs-tireurs se porteront sur Fontenoy;
4° La démonstration sur Foug et l'attaque de
Fontenoy devront autant que possible avoir lieu
à la même heure, dans la nuit du 20 au 21
janvier, à minuit;
5°Au même moment, le sergent-major Pierrot,
accompagné de trois hommes, coupera les fils du
télégraphe entre Toul et Commercy.
L'itinéraire fut fixé ainsi qu'il suit :
Pour les mobiles, Lahayevaux, Saint-Fiacre, Foug.
Pour les francs-tireurs, Lahayevaux, Pierre-la-Trèche
ou fermes environnantes, Fontenoy.
Un chariot rempli de munitions, de vivres,
d'outils de toute espèce et quatre chevaux de
bât portant 200 kilogrammes de poudre renfermée
dans des sacs composaient le convoi.
IV
Le 18 janvier, à midi, le
commandant Bernard, escorté par le peloton
d'éclaireurs, tout habillé de rouge, sortit du
camp pour aller prendre le commandement du
bataillon du Gard; sa compagnie restait aux
ordres du lieutenant Rivot, ancien sous-officier
rempli de bravoure et d'énergie.
Les cinq compagnies du camp partirent à leur
tour sous le commandement du capitaine Coumès,
celle du capitaine Maillère les rallia à leur
passage à Lavacheresse ; elles arrivèrent à
Voudoncourt en même temps que le bataillon du
Gard, vers 9 heures du soir.
Après un trop long repos de trois heures le
commandant Bernard met la colonne en marche :
En tête, les éclaireurs ;
Puis l'avant-garde composée des compagnies
Richard et Magnin ;
Le gros de la colonne ;
Le convoi ;
L'arrière-garde, composée des compagnies
Adamistre et Coumès, sous le commandement de ce
dernier.
Cette marche de nuit sur le verglas, dans la
neige, fut interrompue par de trop nombreux
arrêts, en même temps que par deux retards dus à
la qualité médiocre des chevaux du convoi. La
colonne passe à Aulnois, Châtenois, Imbrecourt
et fait un long détour pour éviter le village d'Attignéville
qu'il aurait fallu traverser au lever du jour ;
elle arrive enfin à la ferme-école de Lahayevaux,
entre 8 et 9 heures du matin, le 19 janvier,
après avoir parcouru plus de 40 kilomètres.
Quant à l'arrière-garde, elle commettait
l'imprudence de passer et de s'arrêter
inutilement pendant une heure, en plein jour, à
Attignéville, et n'arrivait à Lahayevaux qu'à 10
heures.
La colonne trouva auprès de MM. Lequin et
Lebœuf, directeur et professeur l'accueil le
plus hospitalier ; les vivres étaient prêts, le
sommeil répara vite les fatigues de la nuit et
l'on se remit en marche dans le même ordre que
la veille, à 8 heures du soir, en se dirigeant
sur Tranqueville où devait s'opérer la
disjonction de la colonne.
Mais à peine avait-on fait deux kilomètres que
le commandant Bernard faisait faire demi-tour.
Toute la colonne rentra donc à la ferme de
Lahayevaux pour y passer la nuit, mais ordre fut
donné de tenir constamment en éveil les
avant-postes et leurs sentinelles.
Vers 2 heures du matin, pendant que toute la
petite armée de la Délivrance dormait
paisiblement, le cri : Aux armes ! retentit.
Immédiatement les compagnies de francs-tireurs
sont sur pied, elles organisent des patrouilles,
mais une heure après, rien n'étant encore
signalé, on apprend que ce sont deux sentinelles
des mobiles du Gard qui s'étaient tiré
réciproquement et bravement chacune un coup de
fusil, s'étant prises l'une l'autre pour
ennemis.
Dans la matinée du 20, le commandant réunit les
capitaines de l'Avant-Garde en conseil de guerre
pour leur exposer la situation et se concerter
sur les dispositions à prendre :
Un fait grave s'était passé ; la commandature
prussienne avait été avertie par deux traîtres
que toute la troupe de la forêt, de Boëne se
trouvait à Lahayevaux, des uhlans, venus sans
doute pour s'éclairer sur le fait dénoncé,
s'étaient approchés de cette ferme au moment
même où, la veille, la colonne la quittait, et
le commandant Bernard, prévenu à temps que le
secret de notre marche avait été révélé à
l'ennemi, avait fait rentrer sa troupe et envoyé
immédiatement des éclaireurs en reconnaissance à
Neufchâteau. Ceux-ci rapportèrent que les
Prussiens y étaient en émoi et qu'ils
préparaient quelque entreprise.
L'ennemi voulait évidemment nous attaquer ou
tourner Lous ses efforts contre le camp qu'il
devait supposer sans défense. Nous fûmes tous
d'avis que cette dernière éventualité était la
plus probable, et il fut décidé que le bataillon
du Gard retournerait immédiatement à son
cantonnement, tandis que les francs-tireurs
poursuivraient leur route sur Fontenoy pendant
la nuit prochaine. Le camp se trouverait ainsi
protégé contre toute agression ; le retour des
mobiles ferait croire à la retraite de la
colonne entière, et le corps expéditionnaire,
allégé d'autant, pourrait plus facilement
déguiser sa trace a l'ennemi.
Le capitaine Richard fut détaché dans le courant
de la journée avec le garde-pêche Masson, pour
rejoindre le sergent-major Pierrot, qui devait
le soir même couper les fils du télégraphe aux
environs de Commercy. Il fallait faire retarder
ce travail de 24 heures et employer ce
sous-officier et ses hommes à provoquer un
déraillement dans ces parages pendant la nuit du
21 au 22.
V
L'Avant-Garde de la
Délivrance quitte définitivement la ferme-école
de Lahayevaux le 20 janvier à 6 heures du soir,
sous le commandement direct et exclusif du
commandant Bernard. M. Tissot marche en tête
avec les éclaireurs, les porteurs de lanternes à
signaux s'arrêtent aux embranchements des
chemins pour indiquer la route à suivre,
quelques feux de Bengale discrètement allumés
font connaître au besoin le chemin, en l'absence
du falot ; la colonne marche dans la plus
complète obscurité et avec confiance dans la
direction indiquée ; enfin, vers 3 heures du
matin, elle entre dans la cour d'une ferme, au
milieu de la forêt, après avoir parcouru plus de
35 kilomètres dans la neige, à travers les
tranchées des bois. Les hommes étaient exténués
de fatigue et de faim.
Mais, malgré toute leur activité, les membres du
comité chargés des approvisionnements avaient dû
prendre certaines précautions qui retardèrent
l'arrivée des vivres ; les hommes allèrent donc
se coucher dans la paille des greniers en
attendant le repas et les officiers se
retirèrent dans les chambres de la ferme.
Quatre ou cinq officiers étaient réunis, assis
sur un banc, devant un feu à l'âtre, lorsque M.
Goupil leur apprit que la ferme de Saint-Fiacre,
où ils se trouvaient, n'était éloignée du
souterrain de Foug que de 10 kilomètres et
qu'ils devaient s'y rendre le soir même.
Le capitaine Adamistre fit alors remarquer que
le pont de Fontenoy était le but de
l'expédition, arrêté déjà deux fois en conseil,
et non le souterrain de Foug, et que si
quelqu'un voulait à cette heure changer
l'itinéraire, il ne le suivrait pas. Le
capitaine Maillère et le lieutenant Magnin, qui
commandait ses partisans et ceux du capitaine
Richard en l'absence de ce dernier, se rangèrent
à cet avis et sans discuter plus longuement, ces
officiers allèrent dormir sur le plancher d'une
chambre voisine, côte à côte avec MM. les
membres du comité.
Un bruit sourd et persistant les réveilla tous,
il faisait grand jour ; c'étaient les hommes
qui, tous debout, devisaient allant et venant,
se livraient à des élans de joie, devant de
grands feux allumés aux quatre coins de la vaste
cour de la ferme, sur lesquels cuisaient des
vivres arrivés à la pointe du jour. Le
commandant comprima cette allégresse, prescrit
sévèrement toute manifestation bruyante et
consigna la troupe à la ferme.
C'est qu'à deux ou trois cents pas de là passe
la route de Vaucouleurs à Toul, qui était
constamment sillonnée par des uhlans.
Après le repas, un nouveau conseil de guerre,
formé des commandants de compagnie, du comité et
du commandant Bernard, président, discuta pour
la troisième fois la question Foug ou Fontenoy,
et pour la troisième fois le pont de Fontenoy
fut désigné comme but de l'expédition.
Il fut en outre décidé que le départ de la ferme
aurait lieu à 3 heures, que la colonne ferait
halte au besoin au-dessus de Mont-le-Vignoble,
en attendant la brune pour traverser la vallée
de la Bouvade sans pouvoir être aperçu de Toul,
que l'on s'arrêterait à Pierre-la-Trèche pendant
le temps indispensable pour rassembler les
barques nécessaires au passage de la Moselle et
faire prendre un repos à la troupe.
On fixa enfin le départ de Pierre-la-Trèche à 8
heures du soir, de manière à se trouver au plus
tard à minuit à Fontenoy.
C'est qu'en effet il fallait à toute force que
l'attaque du poste prussien de cette localité
coincidât avec le déraillement que le capitaine
Richard devait provoquer à la même heure.
Tel fut l'ordre adopté pour la marche. Le rôle à
remplir par chaque compagnie, à Fontenoy, fut à
peine ébauché, la compagnie Adamistre seule fut
désignée d'arrière-garde et pour remplir les
fonctions de compagnie du génie ; la poudre, les
mèches et les outils furent confiés à sa garde,
et M. Tissot fut également désigné pour marcher
avec elle. Un caporal de cette compagnie, M.
Mosbach, géomètre à Toul, devait servir de guide
à la colonne dans un pays qu'il connaissait à
fond. Enfin, on renvoya au camp les cavaliers
rouges de l'escorte du commandant, dont le
service d'éclaireurs à grande distance devenait
peut-être plus dangereux qu'utile, dans un pays
semé de garnisons ou de postes prussiens comme
celui dans lequel nous étions entrés.
VI
La colonne quitta la ferme de
Saint-Fiacre à l'heure dite ; au sortir du bois,
la ville de Toul apparut toute proche, vers la
gauche ; les soldats toujours incertains sur le
but de l'expédition, crurent un instant que nous
les menions à l'assaut de la forteresse, et,
pleins d'une généreuse ardeur, ils entonnèrent
l'hymne national. Mais la colonne tourne
subitement à droite, elle descend par un chemin
creux qui la dérobe à tout regard et la conduit
au premier village ; on devait attendre en cet
endroit la tombée de la nuit, il n'en est rien ;
le commandant Bernard continue sa marche et nous
traversons Mont-le-Vignoble, Gye et Biqueley, en
plein jour, sous les yeux de la garnison de
Toul, à moins de six kilomètres de cette place.
Au moment où nous allions entrer dans Biqueley.
une patrouille de huit dragons était signalée
sur la route de Vézelise à Toul; les hommes
demandaient à l'entourer, à la faire
prisonnière, et en cas de résistance à la
détruire; rien ne semblait aussi facile, mais le
commandant Bernard sut résister à la tentation;
il dissimula sa troupe derrière un pli de
terrain et les dragons passèrent paisiblement,
en nous frôlant pour ainsi dire. Quelques
instants après, la patrouille faisait sans doute
son rapport au gouverneur de Toul, et lui
annonçait que tout était calme sur les rives de
la Moselle.
Nous avons cependant appris quelque temps après,
que les Prussiens, du haut de la ville, nous
avaient vus défiler, qu'ils avaient pris notre
petite colonne pour l'avant-garde d'un corps
considérable, et qu'ils baissèrent aussitôt les
ponts-levis et firent leurs préparatifs de
défense.
Après avoir traversé une partie du bois du
Chanot, la colonne arriva au-dessus de
Pierre-la-Trèche, à côté du cimetière, en face
d'une maison entourée de murs, et dont la
silhouette massive se détachait au milieu des
ténèbres ; il était 6 heures 1/2 du soir, les
compagnies étaient massées aux abords de cette
maison, habitée par un brigadier forestier.
Le lieutenant Rambaux sonne à la porte ; c'est
le brigadier qui vient lui ouvrir et demeure
interdit à la vue d'un uniforme français. « Je
suis garde général des forêts, lui dit le
lieutenant, et j'appartiens en ce moment à
l'armée; pouvez-vous me laisser reposer chez
vous avec quelques hommes qui m'accompagnent? »
Ce brave brigadier, tout joyeux de revoir des
soldats de la France, les accueille à bras
ouverts. Mais quel n'est pas son étonnement
quand, à la lueur des lanternes, il voit entrer
un à un, par la petite porte de la cour, nos 300
francs-tireurs aux costumes bariolés, aux armes
étincelantes ; c'est une procession interminable
qui ne laisse pas de frapper, lui et les siens,
d'épouvante.
Aussitôt entrés, les hommes sont entassés dans
les chambres, libres d'ailleurs, du premier
étage; les officiers prennent possession d'une
vaste salle nue du rez-de-chaussée, et les
sentinelles du poste de garde, composé
d'Alsaciens, sont placées par le caporal Mosbach
aux points convenables que lui seul connaît aux
abords de notre retraite. Elles sont revêtues de
longues couvertures et affublées, comme
d'habitude, de schakos prussiens, dans le but de
dérouter les investigations des espions ou des
curieux, en nous prêtant le langage, les
apparences d'une troupe, ennemie.
VII
Pendant que l'on prend ces
dispositions, les membres du comité se rendent
au village pour préparer la traversée de la
rivière. On fait aux hommes la distribution des
vivres de réserve; les officiers se réconfortent
également. Il fait au dehors un froid excessif,
un grand feu allumé sous la haute cheminée de la
salle des officiers les engourdit tous,
quelques-uns s'endorment profondément.
Il était 8 heures; on aurait dû partir. Arrivent
en ce moment MM. Goupil et Rollin ; ils nous
apprennent que les barques pour le passage de la
Moselle ne seront prêtes qu'à 9 heures, et ils
proposent, en présence de la fatigue générale,
de remettre l'expédition au lendemain, c'est-à-
dire à la nuit du 22 au 23.
Quelques officiers appuient fortement cette
proposition ; le plus grand nombre se tait.
Le capitaine Adamistre seul, tout d'abord, la
combat vivement : « Nous ne pouvons, dit-il,
rester pendant vingt- quatre heures enfermés
dans cette maison, sous la main de la garnison
de Toul, à 5 kilomètres de cette place. Comment
dérober notre présence aux habitants, comment
maintenir 300 hommes enfermés derrière les
volets, comment les nourrir, quelle explication
leur donner? »
Quelques officiers insistent ; ils prétendent
que les hommes sont exténués de fatigue, qu'ils
ne pourront plus faire les 12 kilomètres qui
nous séparent de Fontenoy, et qu'ensuite ils ne
pourront battre en retraite assez vivement si
nous sommes poursuivis. La discussion s'échauffa
à un tel point qu'un lieutenant perdit toute
mesure envers le capitaine Adamistre.
Le commandant, qui était resté somnolent
jusque-là, se prononça enfin pour remet Ire
l'expédition au lendemain !
Heureusement M. Tissot se range très
énergiquement du coté du capitaine Adamistre, et
se joint à lui pour exposer qu'on ne pouvait
remettre l'attaque de Fontenoy à une autre nuit,
puisque le capitaine Richard devait, dans une
heure ou deux, provoquer le déraillement dont il
était chargé et couper la ligne télégraphique.
Le lieutenant Magnin et le sous-lieutenant
Lorrain se déclarèrent à leur tour de cet avis.
La résistance continuant d'autre part, fondée
surtout sur la très grande fatigue des hommes
qui, disait-on, étaient tous endormis, le
capitaine Adamistre proposa de demander des
volontaires dans les compagnies, en ayant soin
d'expliquer qu'il restait la Moselle à
traverser, 12 kilomètres à faire, le village de
Fontenoy à prendre, le pont à faire sauter et la
retraite immédiate jusqu'à la Moselle qu'il
faudrait repasser avant de s'arrêter une seule
minute.
Cette proposition, d'abord combattue, est enfin
agréée par le commandant. Tous les hommes
veulent partir de suite impatients qu'ils sont
de courir au danger, de remplir leur mission.
Il est 10 heures du soir, les bateliers de
Pierre-la-Trèche nous font connaître que les
barques sont prêtes; plus rien ne s'opposait à
ce que l'on se mît immédiatement en marche, mais
le commandant impose le silence et fixe le
départ à minuit.
Pendant toute cette discussion, qui dura plus
d'une demi- heure, le capitaine Coumès, pris
d'un sommeil léthargique, ne put être réveillé,
malgré les tentatives faites pour avoir son
opinion.
VIII
L'ordre est donné, nous
descendons sans bruit vers la rivière,
l'obscurité est complète, quelques lanternes
seulement circulent çà et là, la rivière fait
entendre un grondement sourd interrompu par le
clapotement des glaçons qui s'entrechoquent ;
sur la rive, nos volontaires s'avancent au
milieu d'un profond silence et attendent, par
groupes de trente environ, leur tour de passage
sur le bac improvisé par les braves bateliers de
Pierre-la-Trèche.
On a choisi deux barques qui semblent offrir
toute sécurité, mais elles ne glissent que
lentement le long de la corde tendue d'un bord à
l'autre, les glaçons obligent les bateliers à
des précautions infinies, et il faut recommencer
dix ou douze fois ce périlleux trajet.
Rassemblés sur la rive, les habitants de Pierre
entourent, serrent les mains et souhaitent le
succès suivi d'un heureux retour à cette petite
colonne. L'arrière-garde s'embarque enfin,
quelques officiers restés en arrière prennent
place pour le dernier départ, émus jusqu'aux
larmes de l'attitude de cette généreuse
population.
Aux heures de crise, les émotions se succèdent
rapidement. A peine commence-t-on à voguer que
des pensées d'un autre genre viennent en foule
assaillir les esprits. Quand on entend clapoter
sous ses pieds le courant rapide de la Moselle,
les cœurs se serrent !... Cette rive qu'on va
accoster semble être un autre monde où nous
attend un redoutable inconnu ; cette rivière
qu'on va traverser, la repassera-t-on ? Au-delà,
c'est la captivité ou la mort qui nous guettent
peut-être !... Mais, bah ! qu'importent après
tout, à la France la vie ou la liberté de
quelques chétifs soldats ? Que le succès
couronne les efforts, que la Patrie soit
satisfaite, et foin du reste !...
IX
Le 22 janvier était venu, il
était deux heures du matin quand la petite
colonne, réunie sur la rive droite de la
Moselle, se mit en marche pour Fontenoy.
Remontant le cours de la rivière, elle prit
braquement à gauche et gravit péniblement une
haute colline boisée.
Déjà elle approchait du sommet quand tout à
coup, vers l'ouest, l'horizon s'illumina d'une
lueur rougeâtre, bientôt suivie d'une formidable
explosion. Tout le monde s'arrête
instinctivement, on se regarde, on s'interroge
avec anxiété sur la nature de ce phénomène
étrange. Mais bientôt un nouvel éclair, auquel
succède une détonation nouvelle vient mettre fin
à cette perplexité. Il n'y a pas à en douter,
c'est le canon qui tonne et qui, par trois ou
quatre fois, se fait entendre à intervalles
égaux.
Evidemment, Toul est inquiet, Toul s'attend à
une attaque ; c'est le signal d'alarme pour tous
les postes des environs.
Un instant préoccupés, les soldats sont bientôt
rassurés par leurs officiers, et la marche
reprend plus rapide. On traverse un village du
nom de Villey-le-Sec, puis de mauvais sentiers,
puis la route de Toul à Nancy, au bord de la
quelle une courte halte a lieu. On reprend
fiévreusement la marche à travers des terres
labourées et on arrive enfin au-dessus de
Fontenoy, au moment où cinq heures et demie
sonnent au beffroi de la vieille église.
L'obscurité est si profonde qu'on entrevoit à
peine la silhouette confuse du village.
Le voilà donc enfin ce Fontenoy, vers lequel
nous courons depuis si longtemps !... Il est à
nos pieds!... Ici, c'est la gare où dorment
cinquante Prussiens pour lesquels le soleil ne
doit plus se lever... Plus loin, c'est le
pont... ce pont qu'il s'agit de couper et dont
la destruction importe à la Patrie !
Le commandant Bernard arrête la colonne à vingt
pas de la première maison du village, il réunit
les commandants de compagnie et distribue les
rôles déjà répartis d'un commun accord pendant
la marche : Les compagnies Coumès et Magnin sont
chargées de l'attaque du poste, le compagnies
Bernard et Maillère auront à fouiller le
village, enfin la compagnie Adamistre,
d'arrière-garde depuis la ferme de Saint-Fiacre,
restera en réserve pour parer à toute
éventualité et garder les poudres, outils et
munitions; elle est chargée du travail à faire
sur le pont, mais ne devra s'y porter qu'à un
signal convenu, après la lutte terminée.
Au moment même où le commandant donnait ainsi
ses ordres, on entendait du côté de Toul le
souffle d'une locomotive qui s'approchait, le
jour allait bientôt poindre, il n'y avait pas un
instant à perdre.
X
Les compagnies gagnent sans
bruit le centre du village ; là Coumès, Magnin
et quelques hommes résolus s'avancent en rampant
vers la gare ; le reste des deux compagnies suit
en ordre et en silence ; tout à coup le clairon
Thomassin, un vieux zouave qui était de Fontenov
et qui marchait à côté du capitaine, trébuche
dans un tas de neige à quelques pas de la
première sentinelle du poste; le factionnaire
crie aussitôt : Werdà! Mais il tombe au même
instant frappé par Coumès de deux coups de
sabre.
C'était le signal; les hommes se ruent sur leur
proie. Le poste prussien qui était sorti au cri
de la sentinelle rentre en poussant un hurrah
étranglé de surprise et d'effroi; il se
barricade solidement dans la gare et tire par
les fenêtres ; le sous-lieutenant Siméon,
impatient de ne pouvoir enfoncer la porte, saute
dans l'intérieur par une fenêtre, quelques
hommes le suivent; Coumès entre au même instant
par la porte qui a cédé; deux Prussiens qui se
défendent bravement sont tués, les autres crient
grâce et sont faits prisonniers. Les hommes
détruisent le télégraphe.
Pendant ce temps le lieutenant Magnin et ses
hommes escaladent la clôture et se précipitent
vers le pont, un factionnaire crie: Werdà! et
tire à deux pas, Magnin le poignarde ; l'autre
sentinelle du pont prend la fuite et disparaît
dans la nuit. Magnin le poursuit un instant et
retourne ensuite à la gare avec sa troupe.
Les compagnies Bernard et Maillère fouillent le
village, tuent deux Prussiens qui se défendent
dans les maisons et font cinq prisonniers. Les
habitants, ahuris de la soudaineté de l'attaque,
ouvrent machinalement leurs portes et ne savent
que répondre aux questions qu'on leur adresse.
Quelques soldats ennemis trouvent toutefois
asile au fond de leurs demeures.
Les compagnies prennent ensuite position sur la
route de Gondrevillc, sur le chemin de fer du
côté de Nancy, elles occupent la gare et cernent
le village de toutes parts. L'assaut du poste
avait à peine duré un quart d'heure, le village
était en notre possession ; la compagnie
Adamistre se porte au pas de course sur le pont,
précédée per les membres du Comité. Quand elle y
arriva, un train, sans doute celui qu'annonçait
le bruit de la locomotive au moment de la balte
de la colonne au-dessus de Fontenoy, s'avance
jusqu'à une portée de fusil du pont. Il s'arrête
évidemment prévenu par le factionnaire que
Magnin avait mis en fuite, et retourne à Toul à
toute vapeur.
Les membres du Comité se mettent immédiatement à
la recherche du puits de mine. Le capitaine
Adamistre laisse quelques hommes à leur
disposition et se porte rapidement vers le bois
de Villey-Saint-Etienne ; il confie une
vingtaine d'hommes au sous-lieutenant Paternotte
avec mission de détruire la voie, et de
surveiller la forêt et le canal de la Marne au
Rhin, par où l'ennemi pouvait venir de Toul,
puis il revient au pont avec le reste de sa
compagnie.
Sur la première pile, du côté de Fontenoy, on
creuse, on pioche avec ardeur; les membres du
Comité, le plan à la main, dirigent les
fouilles. On savait que l'ouverture du puits de
mine, couverte d'une trappe de bois, devait se
trouver à cinquante centimètres environ de
profondeur sous le ballast; mais on creuse
depuis longtemps on est descendu à plus de
soixante centimètres et l'on ne découvre
toujours rien !
Aurait-on été trompé ? Les Prussiens
auraient-ils éventé et comblé la mine ? Etre
arrivés au but et n'aboutir qu'à un immense
échec, quelle honte !
Une rage fiévreuse s'empare de M. Tissot; il
saisit dans les mains d'un travailleur une
énorme barre à mine et frappe à coups redoublés.
Le cou tendu, l'oreille avide, le souffle
suspendu, on écoute, et le bruit sourd que rend
en tombant la lourde barre de fer retentit
jusqu'au fond de nos cœurs. Tissot frappe,
frappe toujours, toujours rien ! Soudain on
entend comme un écho dans la maçonnerie, un
dernier coup fait résonner la cavité profonde;
plus de doute, c'est la trappe.
Tous les hommes se précipitent à l'envi sur
l'ouverture, le tampon est enlevé. En un instant
M. Tissot saisit une échelle de corde et descend
dans le puits d'environ 0.80 c. d'ouverture
carrée, au fond duquel sont disposées les
chambres à mine.
M. Loisant le suit, tenant à la main une
lanterne sourde qui doit servir aux courageux
mineurs pour accomplir au fond du puits leur
périlleuse besogne; la poudre, les mèches leur
sont successivement passées, et MM. Goupil,
Rollin, le capitaine Adamistre et ses hommes,
attendent dans le plus profond silence.
Le commandant Bernard apparaît; il trouve le
temps long, il craint une attaque, il piétine
impatient autour de l'orifice. M. Goupil
s'éloigne pour aller au village choisir un poste
d'observation dans le but de s'assurer des
dégâts que l'explosion pourra causer. Un instant
après arrive au pas de course le fourrier de la
compagnie Maillère; il vient prévenir qu'on
entend distinctement sur la route de Toul un
bruit de cavalerie et un roulement d'artillerie
qui s'approchent de Fontenoy.
Le commandant s'écrie aussitôt : « C'est une
affaire manquée, partons! » (Textuel,). Le
capitaine Adamistre fait remarquer que le
chargement de la mine tire à satin, mais le
commandant se penche au-dessus de l'orifice et
crie aux mineurs : « Allons messieurs,
allons-nous-en, nous allons tous nous faire
tuer. » (Textuel). Il donne ensuite ordre au
capitaine Adamistre de le suivre et disparaît.
Les mineurs, du fond du puits, demandent ce
qu'on leur veut. M. Rollm et le capitaine
Adamistre répondent « Rien ». Ce dernier rejoint
aussitôt ses hommes sur la culée de la rive
gauche et menace de son revolver ceux d'entre
eux qui seraient tentés de suivre le commandant.
Quelques minutes après cette scène, le travail
est terminé. Tissot remonte du puits, Loisant le
suit ; mais près d'enjamber l'orifice, M. Tissot
lui fait remarquer qu'ii a oublié la lanterne
sourde au fond du puits et qu'il faut aller la
chercher; elle est encore allumée et tout à
l'heure en bourrant la mine avec du ballast,
elle pourrait être projetée contre la poudre et
déterminer une explosion. M. Loisant redescend
et rapporte la lanterne avec le plus grand
sang-froid. L'aube commence à paraître.
On remplit le puits de ballast, le capitaine
Adamistre rassemble sa compagnie, il ne reste
plus sur le pont que Tissot et Rollin qui
mettent le feu aux mèches, on part au pas de
course et en bon ordre, on traverse Fontenoy et
au moment où le détachement Adamistre rejoint la
queue des autres compagnies à l'extrémité du
village, une immense explosion ébranle les airs
et fait trembler la terre sous les pas, deux
détonations non moins violentes lui succèdent
coup sur coup ; c'est le pont qui saute. Il est
7 heures 1/2 du matin.
Des cris d'allégresse et de triomphe : Vive la
France ! Vive la République ! s'échappent de
toutes les poitrines.
XI
On court en désordre jusqu'à
la route de Toul à Nancy, à l'angle du bois du
Tambour. Là les compagnies se reforment et M.
Goupil fait connaître que la première pile du
pont est rasée jusqu'au-dessous du niveau de
l'eau, que les arches adjacentes sont écroulées
et la troisième arche fortement lézardée.
Mais on s'aperçoit alors que M. Maillère manque
à l'appel. Le lieutenant Rambaux explique que
son capitaine, voulant se rendre compte par
lui-même, des bruits qui semblaient s'approcher
de Toul vers Fontenoy, s'était porté sur
Gondreville accompagné de deux hommes seulement,
peu de temps avant l'explosion ; qu'il s'était
sans doute trop éloigné et n'avait pas vu la
retraite de l'Avant-Garde. Sur cette
explication, personne ne doute plus que le
capitaine Maillère ne nous rallie bientôt.
On se remit en marche, la compagnie Adamistre
fut de nouveau désignée d'arrière-garde et les
sept prisonniers parmi lesquels le
sergent-major, chef de poste, furent confiés à
sa garde.
A 8 heures 1/2, la colonne sortait du bois de
Gondreville et se trouvait bientôt sur le bord
de la Moselle, en face des fermes Bois-Monsieur
et Sainte-Anne, à 8 kilomètres en amont de
Pierre-la-Trèche.
Comment allait-on passer la rivière ? Si on
remontait jusqu'au pont de Maron, situé à 3
kilomètres en amont, on se rapprochait d'autant
de Pont-Saint-Vincent, dont la garnison
prussienne devait être en mouvement. La Moselle
était gelée, il valait mieux tenter le passage
sur la glace ; le capitaine Coumès et quelques
hommes s'aventurèrent, ils purent gagner assez
facilement l'autre rive ; toute la colonne passe
ensuite, ce fut l'affaire d'un quart d'heure au
plus. Mais il restait les chevaux, qui
refusaient de franchir deux ou trois crevasses,
peu larges d'ailleurs, vers le milieu de la
rivière; deux passèrent, un troisième faillit se
noyer, les deux autres firent le tour par Maron.
Pendant que s'opérait le transbordement de ces
pauvres bêtes, auquel s'employaient avec
ténacité le commandant Bernard et le capitaine
Coumès, la troupe attendait sur la rive gauche,
grelottante et inquiète. Il y avait plus de
trois quarts d'heure que ce spectacle durait, la
position était critique ; on ne pouvait rester
plus longtemps au fond d'une vallée profonde,
sans raison sérieuse, fatalement exposés aux
attaques de l'ennemi que l'on devait supposer à
notre poursuite ; on ne devait pas cependant
compromettre tant d'hommes pour deux misérables
chevaux. Le capitaine Adamistre fit ces
observations au commandant, qui n'en tint aucun
compte ; mais pressé avec instance par un très
grand nombre d'officiers, il commanda enfin le
départ. La hauteur fut prestement couronnée ;
Bernard et Coumès rejoignirent la colonne, à
cheval, un quart d'heure après.
On arriva à la ferme des Gimeys à midi, on y
trouva un accueil patriotique et cordial, des
vivres et un instant de repos bien gagné. En
effet, depuis la veille à Saint-Fiacre, à la
même heure, sauf la légère collation faite à
Pierre-la- Trèche, l'Avant-Garde avait parcouru
plus de 40 kilomètres par un froid intense, dans
la neige, à travers champs, à travers bois ;
elle avait franchi deux fois la Moselle et livré
un combat.
Vers 2 heures arrive le capitaine Maillère, qui
avait échappé, grâce à la foret, à la poursuite
d'une forte patrouille ennemie, au moment où il
traversait sur notre trace, la route de Toul à
Nancy. Il était venu ensuite passer la Moselle à
Maron où les habitants avaient pu le renseigner
sur notre direction.
A peu près à la même heure, MM. Goupil et Tissot
se rendaient à Lamarche pour informer M. Martin
de la réussite de l'opération.
Ils partaient le lendemain pour Bordeaux, où ils
arrivèrent le 27 janvier.
Mais on ne pouvait rester longtemps aux Gimeys,
au milieu d'une contrée évidemment traquée à
cette heure par un ennemi furieux. On se remit
en marche à 5 heures, on réquisitionna plusieurs
voitures à Viterne pour transporter quelques
hommes qui tombaient sous la fatigue, et la
colonne arriva à Ilondreville, près de Vézelise,
le 23 janvier, à 3 heures du matin.
L'Avant-Garde fut reçue à Hondreville de la
façon la plus sympathique ; le maire,
enthousiasmé de notre succès, fit don à la
compagnie Adamistre, en échange d'une trentaine
de mauvais pistons, d'excellents fusils à
tabatière qu'il tenait cachés dans sa maison :
armes précieuses, qui furent reçues avec joie.
Après une station de 12 heures consacrées à se
refaire quelque peu, la troupe quitta cette
localité hospitalière pour aller passer la nuit
à Vaudéleville.
Enfin, le 24 janvier, à 8 heures du matin, la
colonne se mit gaiement eu route pour le camp de
Boëne. Une halte de 2 heures à Vicherey, un
court repos à Laneuveville, et elle entre à
Bulgnéville à 7 heures du soir, après avoir
parcouru 34 kilomètres.
La petite ville, illuminée comme pour une fête,
accueille les soldats de la Délivrance par des
vivats et des acclamations enthousiastes.
XII
Tel est le récit très exact
de cette expédition du pont de
Fontenoy-sur-Moselle, qui eut alors, en
Allemagne aussi bien qu'en France, un si grand
retentissement.
On a reproché à l'Avant-Garde de la Délivrance
de l'avoir exécutée trop tardivement. Nous
répondrons que la destruction du pont de
Fontenoy eût pu avoir lieu à la fin de décembre,
et peser peut-être d'un grand poids sur les
destinées de la patrie. Les troupes de
Manteufeld n'auraient, pu rejoindre à temps
celles de Werder dans l'Est. Les armées
prussiennes, sous Paris, eussent été, comme au
mois de janvier, privées de munitions pendant
treize jours et peut-être forcées à la retraite.
Mais, même à l'époque où cette opération fut
exécutée, l'émotion profonde qu'elle causa en
Allemagne, la fureur qu'en ressentirent les
généraux prussiens, les espérances qu'elle fit
naître chez les prisonniers français, disent
assez haut quelle immense importance
attribuaient à notre œuvre les hommes
compétents.
Un seul reproche a donc pu nous être adressé ;
l'expédition de Fontenoy a été trop tardive et
conséquemment inutile. Mais, nous ne pouvions
lire dans l'avenir ; mais, à cette époque, rien
encore ne faisait pressentir un dénouement si
fatal et si prochain; la France au contraire
attendait son salut de l'armée de Bourbaki;
d'ailleurs, si le coup de main de Fontenoy n'a
pas eu lieu un mois plus tôt, à qui la faute
?... Ce n'est pas au chef militaire des Vosges,
auquel les moyens de l'exécuter étaient
obstinément refusés ?... Ce n'est pas à l'Avant-Garde
non plus!...
XIII
Le 22 janvier, à midi, les
Prussiens, infanterie, cavalerie et artillerie,
cernèrent et envahirent le village de Fontenoy
fort d'environ 500 habitants ; ils chassèrent
avec sauvagerie ceux-ci de leurs maisons qu'ils
brûlèrent une à une, dans la soirée et pendant
la journée du lendemain, après avoir eu soin de
les enduire de pétrole.
Un vieillard fut tué dans la rue, une femme âgée
fut brûlée vive dans son lit, et les malheureux
habitants de Fontenoy, cependant bien innocents
de la destruction du pont, hommes, femmes,
vieillards et enfants furent parqués pendant
trente-six heures sur un monticule voisin, sans
abri et sans nourriture, par un froid intense,
et forcés d'assister entre deux haies de fusils
chargés, au spectacle horrible du lent incendie
de leurs demeures.
Ce même jour le commandant des étapes de Toul
faisait placarder d'aftiche suivante dans les
principales villes et localités de la Lorraine :
« La plus revêche surveillance à la sûreté du
chemin de fer et d'étape. Le pont du chemin de
fer tout prés de Fontenoy aux environs de Toul
aujourd'hui la nuit fait sauter. Pour la
punition le village de Fontenoy fut brûlée de
fond en comble. Le même sort tombera aux lieux
dans lesquels quelque chose arrive de semblable.
« Le commandant des étapes,
« Von Schmadel.
« Toul, 22 janvier 1871. »
Enfin le 23 janvier, le nouvel empereur
d'Allemagne signait son premier décret impérial
ainsi conçu :
« H. M. le roi de Prusse, empereur d'Allemagne.
« En raison de la destruction du pont de
Fontenoy à l'est de Toul, ordonne :
« La circonscription ressortissante au
gouvernement général de la Lorraine payera une
contribution extraordinaire de dix millions de
francs à titre d'amende.
« Ceci est porté à la connaissance du public, en
observant que le mode de répartition sera
ultérieurement indiqué, et que le payement de
ladite somme sera perçu avec la plus grande
sévérité.
« Le village de Fontenoy a été incendié, à
l'exception de quelques bâtiments conservés pour
l'usage des troupes.
« Le gouverneur de la Lorraine,
« Von Bonnin.
« Nancy, le 23 janvier 1871. »
CHAPITRE QUATRIÈME
Le camp pendant et après Fontenoy. - Combat
de Vrécourt, l'armistice, licenciement à
Chambéry.
I
Pendant que ces événements se
déroulaient au nord, le camp de la Délivrance ne
restait pas inactif et s'efforçait de faciliter
à nos soldats la tâche laborieuse qu'ils avaient
entreprise. Dans la nuit qui suivit le départ de
l'expédition du pont de Fontenoy, le docteur
Rouyer, de Vrécourt, était venu annoncer le
passage probable sur la route de Neufchâteau à
Chaumont d'un fort convoi prussien, faiblement
escorté. Le lieutenant Denis, commandant
intérimaire du camp, se hâta de profiter de
cette circonstance pour opérer de ce côté une
diversion utile qui, en détournant vers le sud
l'attention de l'ennemi, favorisât la marche de
nos troupes sur Fontenoy. Il organisa donc
sur-le- champ une petite colonne expéditionnaire
dont le commandement fut confié au jeune
sous-lieutenant des éclaireurs à cheval, Victor
Martin, fils du sous-préfet, avec ordre de se
diriger sur la Meuse, par Bourmont, de faire
dans la vallée une démonstration aussi bruyante
que possible, puis de se replier sur le camp si
les informations apportées par M. Rouyer ne se
confirmaient pas.
Partie le 19 janvier, à 2 heures du matin, la
petite colonne forte d'une trentaine de
volontaires et qu'accompagnait le vaillant
docteur, arriva vers 7 heures à Bourmont, où
elle apprit aussitôt que le convoi signalé, loin
de se diriger sur Chaumont, faisait route sur
Toul dans le sens opposé. Le jeune chef ne
s'occupa plus dès lors qu'à donner le change à
l'ennemi. Il multiplia sa troupe avec fracas
dans la vallée, la parcourant dans tous les sens
et rentra au camp à 10 heures du soir.
Les Prussiens de Neufchâteau, complètement
abusés par cette démonstration, laissèrent la
colonne d'opérations poursuivre sa route vers
Fontenoy sans l'inquiéter; c'était précisément
là ce que voulait le lieutenant Denis.
Le soir du même jour, à l'heure où les nôtres
rentraient, à Vrécourt, le commandant prussien
de Neufchâteau lut informé qu'un formidable
corps français, démesurément grossi par la
rumeur publique, avait fait son apparition dans
la vallée de la Meuse à Bourmont, à Saint-Thiébault,
Goncourt et Gonnaincourt; ayant appris le matin
qu'un autre colonne française était campée à
Lagayevaux, dans la direction opposée, il se
crut sans doute sous le coup d'une attaque
nocturne combinée, et pour conjurer cette
effrayante éventualité, Il prit sur-le-champ
d'étranges précautions. La garnison brusquement
réveillée parcourut à grand bruit les rues de la
ville, les maisons durent être illuminées, les
portes et les volets ouverts, et toute la nuit
les patrouilles de cavalerie, les trompettes,
les tambours, les décharges de mousqueterie
épouvantèrent les malheureux habitants, qui se
demandaient en tremblant si la démence ne
s'était pas emparée de leurs envahisseurs. Telle
n'était pas évidemment la raison de cet affreux
bacchanal ; mais nos ennemis, qui nous
supposaient aux aguets dans les forêts voisines,
voulaient ainsi se soustraire à un assaut de
nuit, toujours si désagréable pour eux, en nous
prévenant charitablement qu'ils étaient sur
leurs gardes et que toute surprise nous était
impossible.
Le jour venu, c'est-à-dire le 20 au matin, ils
exécutèrent un mouvement bien plus singulier
encore :
Ils marchèrent sur Bourmont, au nombre de huit
ou neuf cents, abandonnant Neufchâteau à la
garde de quelques centaines d'hommes, la plupart
éclopés ou malades, sans se préoccuper de notre
colonne d'opérations qui se trouvait encore à
Lahayevaux à 14 kilomètres de là. Inexplicable
combinaison qui leur eût été certainement fatale
sans notre entreprise sur Fontenoy.
II
Le sous-préfet, qui n'avait
pas quitté le quartier général de Lamarche,
apprit vers midi le mouvement des Prussiens sur
Bourmont. Pensant avec raison qu'ils ne
pouvaient avoir d'autre objectif que le camp, il
expédia sur-le-champ au commandant Bernard
l'ordre de renvoyer toutes les forces qui ne
seraient pas indispensables au succès de
l'expédition, mais le porteur de la dépêche
rencontra en route le bataillon du Gard qui
rétrogradait sur le camp et qui devait le
lendemain sauver la situation. En effet le 21
janvier, au matin, les Prussiens s'avancèrent
sur Vrécourt après avoir passé la nuit à
Bourmont. Les mobiles du Gard étaient arrivés la
veille, fort tard, et, dans l'ignorance où ils
étaient des événements, ils avaient repris aux
alentours leurs anciens cantonnements. Ce ne fut
qu'à 8 heures du soir que M. Bourguignon, maire
de Vrécourt, put transmettre au capitaine
Renaud, commandant intérimaire du bataillon, les
renseignements précis qui lui étaient adressés
de Bourmont sur la marche et les intentions
manifestes de l'ennemi. Mais les mobiles,
harassés de fatigue, éparpillés dans plusieurs
localités assez éloignées, Saulancourt,
Bulgnéville, Sainl-Ouen et le camp, n'avaient
reçu que fort avant dans la nuit l'ordre d'une
prise d'armes immédiate, envoyé à la hâte et
parfois mal compris ; certaines compagnies
manquèrent à l'appel de leur chef, d'autres
attardées trouvèrent, l'action déjà commencée;
une seule enfin, forte de 80 hommes et commandée
par le lieutenant Maruéjol, arriva à l'heure
dite au rendez-vous du combat, fixé entre la
forêt de la Vaivre et le village de Graftîgny.
Cette excellente position défensive avait été
choisie sur la désignation de M. Dauvoin, membre
auxiliaire du comité, dans un conseil de guerre
tenu la nuit chez M. Bourguignon, à Vrécourt. Si
les autres compagnies étaient arrivées à temps
pour engager la lutte au lieu désigné, les
Prussiens, pris entre des feux plongeants partis
du bois et des broussailles environnantes,
n'eussent pu certainement forcer cette
redoutable barrière. Mais c'est eu vain que le
capitaine Renaud, qui s'était porté en avant
avec Maruéjol, les attendit jusqu'à 9 heures. Ne
voulant pas compromettre 80 hommes dans une
lutte aussi inégale, il dut se replier aux
approches de l'ennemi et résolut de l'attendre
dans le bois Saint-Michel, situé à l'entrée môme
du bourg de Vrécourt, en face de la foret de la
Vaivre, par où arrivaient les Prussiens. Chemin
faisant, il rencontra sa propre compagnie, forte
de 100 hommes, que conduisait son lieutenant
Cambon, et ce fut avec ces 180 mobiles qu'il
prit position dans ce petit bois isolé.
Cependant l'ennemi, qui craignait dans la forêt
quelque surprise fâcheuse, s'était divisé en
deux colonnes pour effectuer ce dangereux
passage : l'une suivait directement la grande
route de Bourmont à Vrécourt, pendant que
l'autre s'engageait à gauche dans un chemin de
défrichement. A 10 heures du matin, les deux
têtes de colonne débouchaient, la première en
face des compagnies Maruéjol et Renaud,
déployées en tirailleurs sur la lisière du bois
Saint-Michel; la seconde, plus au nord, sur la
route de Neufchâteau à Lamarche, en face du
chemin qui conduit de cette route à Vrécourt.
Nos mobiles allaient être ainsi tournés par la
droite, cernés dans le bois qu'ils occupaient,
quand le lieutenant Bardon, qui venait
d'apparaître sur le lieu de l'action avec 50
hommes, se porta bravement à leur rencontre, et,
pendant près d'une demi-heure, arrêta net, sans
reculer d'un pas, les 300 ennemis qui
s'apprêtaient à envelopper ses frères d'armes.
Pendant ce temps, les compagnies Maruéjol et
Renaud étaient aux prises, sur la lisière du
bois Saint-Michel, avec la colonne venue par la
grande route. La fusillade était épouvantable,
les balles sifflaient dans les rues de Vrécourt,
venaient frapper les murailles, briser les
fenêtres, et les malheureux habitants, renfermés
dans les maisons, attendaient avec anxiété le
dénouement de la lutte.
Le reste de la compagnie Bardon, sous le
commandement du lieutenant de Leuze, s'était
porté à la gauche de Maruéjol, que l'ennemi
cherchait à déborder. Mais nos jeunes mobiles,
arrivés tardivement au feu et déconcertés par
cette pluie de projectiles, furent saisis d'une
panique soudaine. En vain leur chef, se jetant
au-devant d'eux, s'efforça-t-il de les retenir
sur le lieu du combat. Sourds à sa voix,
n'écoutant plus rien, ils lâchèrent pied sans
tirer un coup de fusil. Ce déplorable exemple
entraîna bientôt la retraite de la compagnie
Renaud, et Maruéjol lui-même ne se sentant plus
soutenu dut se replier pour ne pas être écrasé.
Resté seul avec ses soldats sur le champ de
bataille, l'intrépide Bardon tenait toujours, et
par son indomptable ténacité il donnait le temps
aux autres compagnies de se mettre à l'abri
derrière le Mouzon, d'où elles purent gagner
Sauville, puis le camp. Voyant enfin les deux
colonnes prussiennes se resserrer pour
l'accabler, il juge le moment venu de pourvoir à
la sûreté de ses braves, et couronne une lutte
si glorieuse par une retraite plus glorieuse
encore. Peu à peu il cède le terrain, mais il
combat toujours, et il en impose à l'ennemi, que
sa fermeté maintient à distance; il parvient
ainsi à gagner Vrécourt en bon ordre, sans avoir
été entamé.
Les Prussiens étaient vainqueurs, grâce aux
fautes que l'absence de direction, la fatigue,
la disproportion du nombre, la surprise d'une
lutte inégale, avaient fait commettre au
bataillon du Gard ; mais ils payaient cher leur
triomphe. Les évaluations les plus modérées ne
sauraient, en effet, porter le chiffre de leurs
pertes à moins de 60 hommes tués, il ne serait
pas possible, d'ailleurs, de rien préciser à cet
égard ; suivant leur coutume, les Prussiens
avaient interdit l'accès du champ de bataille
pendant plus de deux heures, consacrées par eux
à l'évacuation secrète de leurs morts et de
leurs blessés; ce n'est que plus tard que le
docteur Morian, chirurgien des mobiles, fut
admis à relever les notres ; nous avions eu, de
notre côté, sept hommes tués et huit autres
blessés légèrement.
III
Furieux d'une victoire si
désastreuse, nos ennemis se ruèrent sur le
malheureux bourg de Vrécourt, auquel ils firent
sentir cruellement le poids de leur vengeance.
L'habitation de Bourguignon fut des premières
pillée et saccagée, pendant qu'il s'occupait à
la mairie d'organiser une ambulance ; un pauvre
garçon malade, incapable de résister, fut
assassiné dans son lit ; un peu plus loin,
trouvant en pleine rue un honnête ouvrier, père
de famille inoffensif dont les mains noircies
par le travail leur inspiraient sans doute
certains soupçons, les Prussiens le massacrèrent
sans pitié à coups de crosse de fusil.... Ils
imposèrent à la commune une amende de 8,000
francs, et se gorgèrent pendant plusieurs heures
de viande et d'eau-de-vie. Enfin, à la chute du
jour, ils s'éloignèrent, laissant à l'ambulance
trois des leurs, mortellement atteints, qu'ils
n'avaient pu prendre avec eux. Ils emmenaient
triomphalement à Neufchâteau tout le butin fait
dans ce paisible bourg, et vingt-trois notables,
décorés du nom de prisonniers de guerre, qu'ils
faisaient brutalement marcher devant eux à coups
de crosse ou de sabre.
Quant au convoi des morts et des blessés, il
avait pris, et pour cause, une autre route.
Les vainqueurs ne s'étaient sentis que
médiocrement rassurés par leur triomphe: le
voisinage de la forêt de Boëne leur causait de
légitimes appréhensions, et ils furent bien
inspirés en évacuant Vrécourt à l'entrée de la
nuit. A 6 kilomètres d'eux, en effet, le camp
était en pleine ébullition, tout s'y préparait
pour une attaque nocturne, à laquelle l'ensemble
n'eût pas fait défaut comme au combat du jour,
et qui eût eu sans doute des résultats tout
différents.
IV
Le 25 janvier 1871, la
colonne d'expédition de Fontenoy fut dissoute :
les compagnies qui la composaient quittèrent
Bulgnéville, où elles avaient passé la nuit, et
rentrèrent dans leurs cantonnements respectifs,
sauf la compagnie Adamistre qui reçut ordre
d'occuper Robécourt.
Ce jour-là on s'empara d'un traître surpris deux
fois en flagrant délit d'espionnage : une
première fois, à Commercy, pendant la nuit du 21
au 22, où sa présence obstinée au milieu des
hommes du capitaine Richard, fît échouer le
déraillement que celui-ci avait pour mission de
provoquer; la seconde fois, à Bulgnéville, par
suite de la persistance que ce misérable avait
mise à suivre la colonne de Fontenoy, depuis
Vicherey où il l'avait rejointe jusqu'à
Bulgnéville. Arrêté et déféré sans retard à une
cour martiale, il confessa cyniquement avoir
reçu des Prussiens la somme de quarante francs
pour livrer la vie et la liberté d'une troupe de
trois cents Français; il fut immédiatement
fusillé à un kilomètre du bourg.
Le commandant Bernard se rendit ensuite au
quartier général de Lamarche. Inutile de dire
qu'il reçut du chef militaire un accueil cordial
et chaleureux. Heureux et fier d'un succès si
complet, plein d'espérance dans les résultats de
l'opération, le sous-préfet, après avoir fait
connaître un télégramme de félicitation que lui
avait adressé le général Meyère, commandant
supérieur de la place de Langres, voulut donner
un témoignage réel de sa vive satisfaction :
cinq à six cents volontaires, recrutés en notre
absence, attendaient leur incorporation dans nos
rangs; il ordonna la formation de quatre
nouvelles compagnies, et fit à cette occasion
une nombreuse promotion d'officiers destinés à
former les cadres nécessaires aux créations
nouvelles non moins qu'à récompenser le zèle des
plus méritants. Voulant enfin encourager les
braves, et réprimer dans l'intérêt de la défense
nationale et du corps franc à la tête duquel il
se trouvait placé, certains actes d ivrognerie
et d'indiscipline qui s'étaient récemment
produits, il adressa à toutes les troupes
composant l'Avant-Garde de la Délivrance la
proclamation que voici, suivie d'un arrêté
disciplinaire:
PROCLAMATION
« Le sous-préfet de Neufchâteau, président du
comité de défense, chef militaire de la Meuse,
de la Meurthe et des Vosges.
« Aux troupes composant l'Armée de la
Délivrance.
« Officiers, sous-officiers et soldats :
« Depuis quelque temps, des désordres, des abus,
des excès de tout genre se sont produits dans
vos rangs, et des plaintes sérieuses se sont
élevées contre plusieurs d'entre vous.
« Un semblable état de choses ternit la gloire
de vos exploits militaires et compromet
gravement les intérêts de lu sainte cause pour
laquelle nous sommes tous appelés à combattre.
Au nom de lu défense nationale et pour l'honneur
de notre jeune armée, j'ai donc dû prendre
d'énergiques mesures de répression en vue
d'campêcher le retour de ces déplorables excès.
« Un arrêté va vous être lu, qui punit de peines
rigoureuses toutes infractions aux lois de la
discipline et de l'honneur militaire.
« Officiers, sous-officiers et soldats,
« Rappelez-vous sans cesse que nous sommes tous
ici réunis pour défendre et sauver la France,
notre chère Patrie.
« Nous avons à remplir la mission lu plus noble,
le plus sacré des devoirs, et dans
l'accomplissement de ce devoir et de cette
mission je ne tolérerai ni faiblesse ni
défaillance.
« La Patrie est notre mère. Nous lui devons tous
le sacrifice de nos personnes, de nos vies, de
nos familles.
« Au nom de la Patrie, je dois encore remplir
une obligation bien douce à mon cœur : c'est de
décerner au corps expéditionnaire de Fontenoy le
juste tribut d'éloges et de félicitations qui
lui est dû.
« Il vient d'accomplir audacieusement, à travers
tous les dangers, une œuvre immense au point de
vue de la défense nationale, et la France
reconnaissante l'en remercie par ma voix.
« Mais de tels antécédents obligent, et cette
vaillante colonne se doit à elle-même de ne pas
rester au-dessous de son glorieux passé.
« Un si noble exemple portera aussi, je n'en
doute pas des fruits salutaires, et les troupes
moins favorisées, que les nécessités de la
guerre ont retenues à la garde du camp,
tiendront certainement à honneur de se montrer
dignes de leurs intrépides frères d'armes.
« Officiers, sous-officiers et soldats,
« Que votre devise soit désormais :
« Tout pour Dieu et pour la Patrie. »
« Le sous-préfet commandant militaire :
« Signé : Victor Martin.
« Fait au camp de la Délivrance le 25 janvier
1871. »
ARRÊTÉ DISCIPLINAIRE
République française.
« Au nom du gouvernement de la Défense
nationale,
« Nous, sous-préfet de Neufchâteau, président du
comité de défense, chef militaire de la Meuse,
de la Meurthe et des Vosges.
« Considérant que de fréquents actes
d'ivrognerie se sont produits récemment parmi
les troupes réunies sous nos ordres et qu'ils
ont été, dans les localités voisines du camp de
la Délivrance, la cause de nombreux scandales,
« Que des postes entiers, auxquels était confiée
devant l'ennemi la garde du camp, que des
sous-officiers même, indignes de leurs galons,
ont été vus dans un état complet d'ivresse ;
« Que ces déplorables excès ont pour effet de
compromette la sûreté et l'honneur de l'armée de
la Délivrance ;
« Considérant que l'ivrognerie, vice honteux et
dégradant, étouffe infailliblement dans l'âme du
soldat les mâles vertus qui font sa force, le
sentiment de son devoir, le respect de ses chefs
;
« Qu'elle aboutit aussi à l'anéantissement total
de la discipline et de l'honneur militaires sans
lesquelles aucune armée n'est possible ;
« Considérant en outre que des désertions
nombreuses, que des défaillances militaires peu
glorieuses pour des troupes françaises, nous ont
été signalées dans ces derniers temps ;
« Qu'enfin tous ces désordres préjudicient
gravement aux besoins du service et aux intérêts
de la défense nationale ; qu'il devient donc
nécessaire de les réprimer sans délai ;
« Arrêtons :
« Article premier. - Tout homme appartenant aux
troupes placées sous notre commandement qui aura
déserté son corps sans permission sera, après
quarante-huit heures d'absence traduit devant la
cour martiale et fusillé.
« Art. 2. - Tout militaire qui, sourd à la voix
de ses chefs, aura fui lâchement devant l'ennemi
sera traduit devant la cour martiale et fusillé.
« Art. 3. - Tout militaire qui aura été vu dans
un lieu public en état d'ivresse sera condamné
par ses chefs à quatre jours de cachot au moins
et à quinze jours au plus. S'il est en état de
récidive, il sera envoyé pour un mois aux
casemates de Langres.
« Art. 4. - Toute sentinelle ou tout soldat d'un
poste qui se sera enivré étant de service sera
envoyé pour un mois aux casemates de Langres.
S'il y a récidive, il sera puni de deux mois de
casemates. Si le coupable est un caporal ou
sous-officier, il sera traduit en cour martiale
et fusillé.
« Art. 5. - Tout cabaret, café, auberge où l'on
aura enivré un militaire sera immédiatement
fermé.
« Art. 6. - Tout particulier qui aura fait boire
un militaire jusqu'à l'enivrer sera condamné
disciplinairement par les chefs de ce dernier à
une amende qui ne pourra être moindre de cent
francs ni dépasser cinq cents francs.
« Art. 7. - Le présent arrêté sera lu à l'ordre
du jour devant le front des troupes assemblées,
et affiché au camp de la Délivrance.
« Art. 8. - Il sera en outre affiché et publié à
son de caisse dans toutes les communes de
l'arrondissement de Neufchâteau.
« Art. 9. - Le prévôt du camp de la Délivrance
est chargé de l'exécution du présent ordre.
« Le sous préfet commandant militaire.
« Signé: Victor Martin.
« Fait au camp de la Délivrance le 25 janvier
1871. »
V
A cette époque on espérait
toujours ; cernées de toutes parts, les troupes
ignoraient complètement les funestes événements
qui venaient de s'accomplir : l'insuccès et la
retraite de Bourbaki, la poursuite acharnée dont
il était l'objet. Une sourde inquiétude
commençait néanmoins à poindre dans les esprits.
On avait, de Lamarche, entendu le canon pendant
plusieurs jours ; d'un autre côté, on avait
appris d'Epinal que déjà les Prussiens avaient
fait des préparatifs d'évacuation.
On attendait avec une patriotique impatience
l'apparition de l'armée française.
Puis tout à coup le canon s'était tû, l'ennemi
était rentré à Epinal et la déception au sujet
de cette nouvelle avait rendu chacun incertain
et anxieux.
On n'avait pas cessé pourtant de travailler à
l'accroissement de l'effectif et de fortifier
les défenses ; des blockhauss s'élevaient chaque
jour au camp, et la compagnie Adamistre prenait
position à la pointe du bois du Creuchot, entre
Robécourt et Rozières, où elle avait élevé des
baraquements et exécuté quelques travaux de
défense.
L'irritation des Prussiens était à son comble,
ils voulaient exterminer l'Avant-Garde.
M. Victor Martin reçut, en effet, le 30 janvier,
de deux correspondants à la fois, la nouvelle
que 6,000 hommes sortis d'Epinal avec 12 canons
se dirigeaient du côté du camp. Il expédia
immédiatement au général Meyère, à Langres, sur
le concours duquel il croyait pouvoir compter
depuis l'affaire de Eontenoy, le capitaine
Richard et le lieutenant Magnin, avec mission de
ramener des renforts et quelques pièces de
canon. Le général leur fit une réponse évasive
qui équivalait à un refus, et le capitaine
Richard revint seul à Bourbonne annoncer cette
nouvelle à M. Martin. Quant au lieutenant Magnin,
il était parti pour Bordeaux le jour même : le
général lui ayant fait connaître qu'il éprouvait
les plus grandes difficultés pour faire tenir
ses dépêches au gouvernement, parce qu'une armée
prussienne passait entre Langres et Dijon,
l'intrépide officier offrit ses services
promettant d'arriver à Autun sain et sauf.
Arrivé à Bordeaux avec ses dépêches, on lui
intima l'ordre, au ministère, de rejoindre son
dépôt à Pont-Saint-Esprit. Nous ne revîmes plus
le brave lieutenant Magnin.
Devant le refus du général, M. Martin résolut
d'insister. Pensant que le capitaine Coumès
était mieux connu que tout autre de l'état-major
de la place de Langres et qu'il pourrait avoir
plus de succès en raison de cette situation, il
l'expédia de nouveau, en hâte, au général pour
le supplier d'accorder un secours, mais Coumès
ne réussit pas mieux que Richard et Magnin.
Ce jeune capitaine se disposait donc à quitter
Langres pour revenir près de M. Martin, quand un
heureux hasard le mit en présence du colonel
Lobbia, lieutenant de Garibaldi, qui se trouvait
dans la forteresse depuis déjà 10 à 12 jours
avec 1,500 hommes. 200 chevaux, 2 canons de
montagne, et qui commençait à s'ennuyer de son
inaction. Coumès lui fit immédiatement des
ouvertures qui furent bien accueillies. En
effet, Lobbia arrivait le lendemain 1er février
à Neuilly-l'Évêque avec sa colonne, et Coumès se
rendit à Bourbonne près du chef militaire pour
lui apprendre la bonne nouvelle. Séance tenante,
on arrêta le plan de campagne.
Pendant que les Prussiens qui étaient arrivés à
Darney attaqueraient le camp, probablement le 3
février au matin, la vaillante troupe du colonel
Lobbia qui serait venue prendre position dans la
forêt comprise entre La Rivière et Lamarche,
devait tomber sur les derrières de l'ennemi.
Mais la fortune en avait décidé autrement.
VI
Le 2 février, le chef d'une
colonne d'infanterie prussienne forte de 200
hommes, précédé de plusieurs drapeaux
parlementaires, se présentait aux avant-postes
de Lamarche.
Il annonçait au chef militaire et l'armistice et
la capitulation de Paris, et se disait envoyé
par la commandature prussienne de Neufchâteau
pour traiter d'une suspension d'armes. Le
sous-préfet fit répondre au négociateur que
n'ayant, de son côté, reçu aucune nouvelle des
autorités françaises, il l'invitait à se retirer
sur-le-champ. La colonne prussienne reprit
immédiatement la route de Neufchâteau. Le
lendemain M. Martin était informé des événements
par la place de Langres.
Le 4 février arrivait à Lamarche un
parlementaire prussien, le lieutenant Keller,
avec pleins pouvoirs pour traiter d'une
suspension d'armes dont la durée fut fixée à 15
jours ; elle devait prendre fin le 19 février.
(Pièce annexe n° 5).
Pendant trois jours, des sommations menaçantes
et successives pour lui faire évacuer le camp de
Boëne, furent faites à l'Avant-Garde de la
Délivrance, par les autorités prussiennes,
notamment par le colonel Krenski, de passage à
Neufchàteau avec 12,000 hommes et un matériel de
siège considérable. Menaces vaines,
intimidations inutiles, Le chef militaire après
avoir consulté les capitaines du corps franc,
répondit fièrement qu'il attendait l'attaque et
que lui et ses troupes résisteraient jusqu'à la
mort plutôt que de se rendre.
Hélas ! le 7 février au soir, le sous-préfet
recevait l'ordre du gouvernement français
d'évacuer et le camp et Lamarche, et de se
retirer à Langres ou de rejoindre les troupes
françaises rassemblées à Châlon-sur-Saône. Les
capitaines de l'Avant-Garde furent encore cette
fois unanimes à demander cette dernière
solution.
VII
Le 8 février, l'armée de la
Délivrance quittait Lamarche pour se rendre à
Châlon-sur-Saône par la ligne la plus courte. A
peine était-elle sortie que les Prussiens
prenaient bruyamment possession de la petite
ville.
La colonne arriva le soir à Fresnes ; elle dut y
rester deux jours et un troisième jour à Voisey,
en attendant le laisser- passer de l'état-major
prussien de Chaumont, conforme aux instructions
du gouvernement français. (Pièce annexe n° 6.)
Le 12, la colonne se remit en marche. En tête
les éclaireurs ; ensuite le chef militaire et le
comité de défense nationale avec les bagages ;
puis venait le bataillon du Gard commandé par le
capitaine Renaud. Le bataillon de la Délivrance,
sous les ordres du commandant Bernard défilait à
son tour, parfaitement séparé de la première
partie de la colonne, puis venait le convoi et
enfin l'arrière-garde constamment fournie par
une des compagnies du corps franc, fort à cette
époque de plus de 1,000 hommes.
La colonne ainsi formée de deux corps bien
distincts, précédé chacun de ses clairons,
marchait fièrement, avec armes et bagages,
fusils chargés, drapeaux déployés; elle
traversait de cette manière des contrées
terrorisées par l'ennemi, au milieu de la
surprise émerveillée des populations.
Le convoi transportait tous les
approvisionnements que M. Martin avait réunis au
camp de Boëne, pour pouvoir s'y maintenir
pendant un mois environ au cas d'un
investissement de la forêt par l'ennemi. Il se
composait de 40 à 50 voitures de provisions de
bouche, d'une dizaine de voitures de munitions
de guerre, d'objets d'habillement et
d'équipement et d'un troupeau de 14 bêtes à
cornes et de 25 à 30 moutons.
Le 13, vers midi, la colonne traversait la ville
de Gray, le fusil sur l'épaule, au son des
clairons, bannières déployées, au milieu des
acclamations enthousiastes de la population qui
chantait des hymnes patriotiques; les dames
jetaient aux troupiers des lauriers et des
fleurs, les postes prussiens rendaient les
honneurs !!
Le soir, la colonne faisait étape à
Broye-les-Pesmes.
Le lendemain, au moment de reprendre la marche,
le commandant prussien de Pesmes faisait
connaître au chef militaire qu'il s'opposait au
départ, sous le prétexte que, ne se trouvant pas
dans le rayon d'action de l'état-major prussien
de Chaumont, il ne reconnaissait pas le
laisser-passer dont on était porteur.
M. Martin pressentant que les Prussiens
cherchaient à faire périmer le délai convenu
pour traverser les lignes ennemies, chargea
immédiatement le capitaine Hernani, récemment
promu, défenseur et enfant de Strasbourg,
chevalier de la Légion d'honneur, et qui parlait
couramment la langue allemande, de se rendre
près des généraux ennemis commandant à Dole,
dans le but d'obtenir confirmation des ordres en
vertu desquels la colonne avait le droit de
traverser les lignes prussiennes avec les
honneurs de la guerre.
Le capitaine Hernani réussit pleinement, mais
non sans difficulté, toutefois, dans la mission
qui lui était confiée. Par ordre du 14 février,
les généraux de Manteuffel et de Werder
accordaient à notre petite armée une escorte
d'honneur et le passage libre à travers leurs
troupes, avec mention spéciale que les honneurs
de la guerre lui seraient rendus. (Pièce annexe
n° 7.)
Le 18 février on reprenait la marche et on
traversait la ville de Dôle, où la population
manifesta son enthousiasme comme à Gray : chants
nationaux, vivats, fleurs, honneurs guerriers,
rien ne manquait au triomphe de l'Avant-Garde de
la Délivrance!... Mais toutes ces démonstrations
serraient le cœur, car tous songeaient qu'elles
n'étaient que tolérées par le vainqueur et
qu'elles offraient, au fond, le spectacle
poignant de la Patrie foulée sous les pieds de
l'ennemi !
On fit étape à Tavaux.
Le lendemain la colonne traversait la ligne de
démarcation à Annoire, entre deux haies formées
par l'escadron d'honneur prussien en grande
tenue et au port d'armes. Elle franchissait le
Doubs et s'arrêtait enfin sur un territoire
vierge du contact de l'ennemi, à Navilly.
VIII
Le 17 février, l'Avant-Garde
de la Délivrance faisait gravement son entrée à
Châlon-sur-Saône, non sans avoir attendu pendant
un assez long temps à la porte de la ville pour
se faire reconnaître. C'est là que MM. Goupil et
Tissot, de retour de bordeaux, parurent avec la
croix de la Légion d'honneur, qu'ils remirent
aussi à MM. Rollin et Loisant, pour lesquels ils
l'avaient obtenue.
Récompense bien gagnée par tant d'abnégation et
de patriotisme, mais que l'on regrettait
hautement de ne pas voir briller aussi sur la
poitrine du chef militaire (1).
Le surlendemain le sous-préfet partait pour
Bordeaux en compagnie de son fidèle secrétaire
et ami. M. Victor de Ponlevoy, et du commandant
Bernard. Le commandement par intérim de l'Avant-Garde
était rémis par ses ordres an capitaine Coumès.
C'est à Bordeaux que M. Martin rédigea un
rapport qu'il adressa le 23 février au
gouvernement de la Défense nationale, sur les
faits et gestes du comité militaire des Vosges,
Meurthe et Meuse, et sur le corps franc de l'Avant-Garde
de la Délivrance. (Pièce annexe n° 8.)
On ne revit plus M. Martin.
(1) M. Martin a enfin reçu la récompense de ses
loyaux services. Il a été décoré le 1er janvier
1881 par le grand-chancelier pour services
exceptionnels pendant la guerre de 1870-1871.
L'auteur croirait manquer au respect dû à la
vérité, s'il ne taisait connaître au moins
approximativement ce qu'était le chef du
bataillon de la Délivrance.
Avant Fontenoy, on remarquait bien chez le
commandant Bernard les allures de l'aventurier,
mais il parvenait à les maintenir dans des
limites tolérables. Après Fontenoy, il ne les
contint plus ; toujours en promenades, en
fantasias avec son escorte d'éclaireurs dits
cavaliers rouges, il commit autour du camp
toutes sortes d'excentricités ou de sottises,
heureusement sans importance ; mais pendant la
marche entre le camp et Châlon, le commandant
Bernard est sorti absolument de la voie de la
raison et de l'humanité. Lorsqu'il revint à
Chambéry après son voyage à Bordeaux, quelques
jours avant le licenciement de l'Avant-Garde, il
était perdu de réputation.
Bernard avait du courage, de l'entrain, une
certaine vaillance, mais il ne possédait aucune
connaissance militaire. Comment, de simple
brigadier d'administration à Metz, a-t-il pu
être adressé, par la légation de Tours, au
comité militaire des Vosges, pour être placé à
la tète d'un corps franc à créer ?...
IX
De Châlon, la colonne se
rendit le 21 février à Tournus; le bataillon du
Gard fut cantonné à Royer et à Mancey, le
bataillon de la Délivrance resta à Tournus, sauf
trois Compagnies qui furent détachées à Plottes
sous les ordres du capitaine Adamistre.
Le 25, dans la matinée, parvenait à Tournus une
dépêche ministérielle qui attachait, au titre de
« troupe d'élite » la « petite armée des Vosges
» cantonnée à Châlon ou dans ses environs, au
corps d'armée du général Crémer, à Chambéry. A 2
heures du soir, la colonne entière, mobiles et
francs-tireurs, montait en chemin de fer à
Tournus et débarquait le lendemain matin à
Chambéry, où elle fut casernée.
Le ler mars, le bataillon du Gard était
incorporé au régiment des mobiles de
Saône-et-Loire, 86e provisoire, qu'il alla
rejoindre à Annecy ; il partait ensuite pour
Albertville, où il fut licencié le 20 mars. Cinq
jours après il rentrait à Nîmes, d'où il était
parti au mois d'octobre précédent.
Ces mobiles du 4e bataillon du Gard, arrachés
tout à coup à leurs familles et à leur beau ciel
du Midi, n'ayant pour tout vêtement qu'un
pantalon de drap et une mince vareuse, armés
d'un mauvais fusil à percussion et un sac de
toile sur le dos, étaient partis, en chantant,
pour une des régions les plus froides de la
France, pour Langres, où on ne les attendait pas
!
Nous avons dit, au cours de notre récit, la
moisson de gloire que ce bataillon récolta, à
Langres et au camp de Boëne, et l'on s'étonne
qu'il ait réussi à mériter une aussi belle page,
sous la conduite d'un commandant qui
l'abandonna, à Lamarche. Je salue avec la plus
patriotique émotion, à quinze ans de distance,
ces braves qui ont noms Renaud, Pradel, Bardon,
Maruéjol, de Leuze, et tout ce beau corps
d'officiers instruits, vaillants et courageux
que je n'oublierai jamais !
X
Le 26 février 1871, l'Avant-Garde
de la Délivrance arrivait à Chambéry, comme nous
venons de le voir. Le 27, les différents corps
réunis dans cette ville étaient passés en revue,
au Champ-de-Mars, par le général Crémer. Après
le défilé, le général fit connaître à un groupe
d'officiers dont l'auteur faisait partie, son
intention de faire du bataillon de la Délivrance
une avant-garde permanente et semi-indépendante
de son corps d'armée en campagne. Le lendemain
un ordre du général désignait notre corps franc
sous le nom de Bataillon des chasseurs de la
Délivrance et l'attachait, sous ce titre, à la
1re brigade de la 3e division.
Le 3 mars, le général Crémer appelé à Bordeaux
était remplacé par le général de division de
Polhès, qui, disait- on, nous était peu
favorable. Ce jour-là éclatait la nouvelle du
traité de paix, qui plongea et la troupe et les
officiers dans le plus morne désespoir.
Le capitaine Coumès, pour réagir contre ce
sentiment, adressa aux soldats de la Délivrance
une proclamation patriotique qui produisit le
meilleur effet (Pièce annexe n° 7), et c'est le
cœur haut et l'âme fière du devoir accompli que
le bataillon se présenta le 5 mars, seul et sans
armes cette fois, dans le jardin entouré de murs
du château, à la revue du général de Polhès.
Le commandant Bernard, de retour de Bordeaux
vers le 10 mars, reprit le commandement de son
bataillon, mais on ne le revit plus à sa tête.
Les opérations du licenciement commencèrent le
13 mars; le 14, la troupe quittait Chambéry.
Ce n'est pas sans la plus profonde douleur que
les officiers se séparèrent de leurs hommes, et
des larmes bien amères furent versées sur les
malheurs de la Patrie ! On jura solennellement,
la main étendue, de se retrouver tous ensemble
au jour de la revanche; les projets les plus
extravagants étaient formés contre l'Allemagne,
on n'entendait que des paroles de colère et
d'indignation au sujet du traité de paix.
Adieu, francs-tireurs de la Délivrance, vous
étiez tous de braves cœurs, des patriotes zélés,
des soldats intrépides. Vous avez prouvé à
Dombrot, à Lamarche, à Nogent, à Fontenoy, que
la France pouvait compter sur vous jusqu'à la
mort. Ces journées sont déjà bien loin de nous,
mais votre héroïsme servira d'exemple à nos fils
qui, un jour, jour prochain peut-être, seront
les vengeurs de notre défaite, les rédempteurs
de l'Alsace et de la Lorraine !
Le 15 mars, les officiers étaient licenciés à
leur tour. Ils purent encore, avant de se
séparer et dans une circonstance bien
douloureuse, tenir haut et glorieux le drapeau
du corps franc de la Délivrance,
Vers le milieu de ce triste jour, la
cartouchière de Chambéry fait explosion. De
nombreuses victimes humaines sont projetées dans
toutes les directions, au milieu des débris de
la toiture, des murailles et du matériel de
l'établissement. Les officiers de l'Avant-Garde
apparaissent des premiers sur le lieu de la
catastrophe, ils s'élancent au travers des
détonations partielles de quelques cartouches ou
tonneaux de poudre qui éclatent au milieu des
flammes, de la fumée, des cris des blessés, des
gémissements des mourants, des lamentations de
la foule. Ils arrachent un grand nombre des
malheureuses victimes à une mort certaine,
retirent de dessous les décombres quelques
cadavres carbonisés, quelques tronçons humains
sans forme et tout noirs, et quand le sauvetage
est terminé, ils disparaissent en hâte pour se
rendre à leur devoir. C'est l'heure du
licenciement !
Mais le souvenir du dévouement dont les
officiers du bataillon de la Délivrance ont fait
preuve devait être consacré par l'acte spontané
de reconnaissance que M. le maire de la ville de
Chambéry remplissait le jour même, en écrivant
au commandant Bernard (Pièce annexe n° 10) une
lettre qui est comme un adieu suprême à l'Avant-Garde
de la Délivrance !
ANNEXES
ANNEXE N° 1.
DÉCRET
Le membre du gouvernement de la Défense
nationale, ministre de l'intérieur et de la
guerre,
En vertu des pouvoirs à lui délégués par le
gouvernement, par décret en date à Paris du 1er
octobre 1871,
Considérant qu'il importe d'organiser la défense
locale, et de donner un point d'appui à l'action
des gardes nationaux pour les mettre en étal de
résister à l'ennemi,
Décrète :
Article 1er. Tout département dont la frontière
se trouve, par un point quelconque, à une
distance de moins de cent kilomètres de
l'ennemi, est déclaré en état de guerre. Celte
déclaration est faite par le chef militaire du
département, aussitôt qu'il a connaissance de
l'approche de l'ennemi à la distance
sus-énoncée, et est immédiatement rendue
publique, à la diligences des autorités civiles
et militaires.
Tous avis concernant la marche de l'ennemi sont
transmis directement, par la voie la, plus
prompte, aux chefs militaires et aux préfets des
départements situés dans un rayon de cent
kilomètres au moins dans le sens de la marche de
l'ennemi.
Art. 2. - L'état de guerre entraîne les
conséquences suivantes :
Le chef militaire du département convoque, toute
affaire cessante, un comité militaire de cinq
membres au moins, et neuf au plus. Ce comité se
compose, outre le chef militaire qui le préside,
d'un officier du génie ou, à défaut,
d'artillerie, d'un officier d'état-major, d'un
ingénieur des ponts et chaussées et d'un
ingénieur des mines. A défaut de ces divers
fonctionnaires, les membres sont choisis parmi
les personnes qui, à raison de leurs aptitudes
ou de leurs antécédents, s'en approchent le
plus.
Le comité, après avoir visité, s'il y a lieu, le
terrain, désigne, dans les quarante-huit heures
à partir de la déclaration d'état de guerre, les
points qui lui paraissent le plus favorablement
situés pour disputer le passage à l'ennemi.
Ces points sont immédiatement fortifiés à l'aide
de travaux en terre, d'abattis d'arbres et
autres moyens d'un emploi rapide et peu
dispendieux. Ces fortifications prendront, selon
le cas, le caractère d'un camp retranché pouvant
contenir tout ou partie des forces disponibles
du département, et recevoir, s'il y a lieu, de
l'artillerie. Chacune des voies par lesquelles
l'ennemi est supposé pouvoir avancer recevra au
moins un système de défense semblable, dans les
limites du département. Il ne sera fait
exception que lorsque la voie sera déjà
commandée dans le département par une place
fortifiée.
Art. 3. - Le comité militaire ou les membres
délégués par lui auront droit de inquisition
directe sur les personnes et les choses pour
procéder à rétablissement des travaux
sus-mentionnés. Ils paieront les dépenses à
l'aide de bons délivrés par eux, et qui seront
acquittés sur les fonds du département ou des
communes, ainsi qu'il sera dit plus loin.
Art. 4. - Dès que le chef militaire du
département jugera qu'un des points ainsi
fortifiés est menacé, il y dirigera les forces
nécessaires à la défense. Ces forces seront
empruntées, soit aux troupes régulières ou
auxiliaires du département, non utilisées pour
les opérations du corps d'armée en campagne,
soit à la garde nationale sédentaire. A cet
effet, le chef militaire jouira du droit de
convoquer les gardes nationales jusqu'à quarante
ans, de telle commune qu'il désignera. Il aura
le commandement en chef de toutes les forces
ainsi réunies et présidera lui-même à la
défense.
L'officier du grade le plus élevé après lui
commandera sur un autre point.
Art. 5. - Si un passage est forcé par l'ennemi,
on veillera à rétablir la fortification aussitôt
que possible, de manière à couper la retraite à
l'ennemi, et ce passage sera gardé jusqu'à ce
que le chef militaire juge l'ennemi suffisamment
éloigné.
Art. 6. - Tant que dure l'état de guerre d'un
département, les gardes nationaux convoqués à la
défense sont placés sous le régime des lois
militaires; s'ils manquent à l'appel ou s'ils
n'accomplissent pas leurs devoirs de soldat, ils
sont passibles des peines prévues par le code de
l'armée. A défaut d'uniforme, les gardes
nationaux convoqués doivent porter le képi afin
de constater leur qualité militaire.
Ils doivent, au moyen des bons qui leur seront
remis par les soins du comité militaire, se
pourvoir de vivres pour trois jours, sans
préjudice des approvisionnements de tous genres
que le comité militaire aura pu réunir
directement sur les lieux.
Art. 7.- Les bons délivrés par le comité
militaire sont reçus comme espèces dans les
caisses publiques, et acquittés au moyen d'un
emprunt contracté au nom du département par le
conseil général, et, si le conseil général a été
dissous, par une commission départementale
nommée par le préfet.
Art. 8. - Dès la publication du présent décret,
les préparatifs de défense ci-dessus prescrits
commenceront d'urgence dans les départements
compris dans la zone de guerre jusqu'à cent
kilomètres au moins de l'ennemi, et les
départements au delà de cette zone se livreront
aux études préliminaires tendant à déterminer
les points à fortifier ultérieurement.
Les officiers du génie de tous grades, occupés
au service courant ou attachés à des corps en
campagne, mais non indispensables aux opérations
de ces corps, se feront connaître immédiatement
au délégué du ministre de la guerre, qui leur
donnera des destinations clans les départements,
pour être attachés aux comités militaires et y
diriger les travaux de défense prescrits par ces
comités.
Art. 9. - Les chefs militaires des départements
sont rendus personnellement responsables de
l'organisation de la défense et de la résistance
à opposer à l'ennemi.
Fait à Tours, le 14 octobre 1870.
Le membre du gouvernement, ministre de
l'intérieur et de la guerre,
L. Gambetta.
Par le ministre,
Le délégué du ministre au département de la
guerre,
C. de Freycinet.
ANNEXE N° 2,
DÉCRET
Le membre du gouvernement de la Défense
nationale, ministre de l'Intérieur et de la
Guerre.
En vertu des pouvoirs à lui délégués par le
Gouvernement, par décret en date, à Paris, du
1er octobre 1870;
Considérant qu'il importe non seulement
d'arrêter l'ennemi dans sa marche par la défense
locale organisée par le décret du 14 octobre
1870, mais aussi d'empêcher, par des mesures
énergiques, le ravitaillement de l'armée
envahissante en faisant le vide devant elle ;
décrète :
Article premier. - Dans tous les départements en
état de guerre, le comité militaire pourra,
après avoir pris l'avis du préfet, requérir
l'évacuation immédiate des chevaux, bestiaux,
voitures et approvisionnements de toute espèce,
de nature à servir à l'ennemi.
Le comité militaire fera connaître la zone hors
de laquelle les approvisionnements devront être
évacués, et le préfet déterminera les points sur
lesquels ces approvisionnements devront être
dirigés.
Ces points pourront être choisis hors du
département, et, dans ce but, le préfet se
concertera, s'il y a lieu, avec ses collègues
des autres départements.
Art. 2. - Lorsque l'évacuation n'aura pu avoir
lieu à temps, le comité militaire requerra et
poursuivra la destruction du matériel et des
approvisionnements de toute nature, pour éviter
qu'ils tombent entre les mains de l'ennemi.
Art. 3. - Les reçus en poids et en nombre seront
donnés aux habitants. Les estimations seront
faites à dire d'experts. Le prix sera réglé
ultérieurement, ou, s'il y a lieu, les quantités
seront rendues en nature.
Art. 4. - Au reçu du présent décret, les préfets
se concerteront immédiatement entre eux, ainsi
qu'avec les autorités militaires, et
s'entoureront de toutes les personnes
compétentes pour déterminer à l'avance les
points sur lesquels les approvisionnements
devront, le cas échéant, être dirigés. Ces
points seront choisis de manière que les
ressources mises en mouvement soient, autant que
possible, utilisées pour les besoins des armées
de la défense nationale.
Art. 5. - Une instruction, rédigée de concert
entre le ministre de la guerre et le ministre de
l'intérieur, réglera l'exécution du présent
décret.
Art. 6. - Les chefs militaires et les préfets
des départements seront rendus personnellement
responsables de l'exécution du présent décret.
Tours, le 22 octobre 1870.
Le Membre du Gouvernement,
Ministre de l'Intérieur et de la Guerre,
L. Gambetta.
Le Délégué du Ministre au département de la
Guerre,
C. de Freycinet
ANNEXE N° 3.
MINISTERE DE LA GUERRE
Tours, le 29 novembre 1870.
ORDRE
Il est formé à Neufchâteau un comité militaire
chargé de la défense du département des Vosges.
Ce comité étendra son action sur les
départements de la Meuse et de la Meurthe. Il
est composé des membres dont les noms suivent :
MM. Martin (Victor) ;
Chevalier (Hector), agent voyer;
Goupil, conducteur du chemin de fer de l'Est ;
Lenoir, ancien sous-officier du génie ;
Petot, capitaine de la garde nationale;
V. de Pontlevoy, id. ;
Tissot, maître charpentier;
Rollin, conducteur du chemin de fer de l'Est;
Vautrin, capitaine de la garde nationale.
M. Victor Martin est nommé chef militaire et
président du comité.
Le comité militaire des Vosges aura tous les
pouvoirs qui lui sont attribués par les décrets
en date des 14 et 22 octobre 1870.
Tous les agents de l'administration, et
notamment ceux qui dépendent du service des
ponts et chaussées et des chemins de fer, seront
à la disposition du comité militaire du
département des Vosges.
Par le ministre,
Le délégué du ministre du département de la
guerre,
C. de Freycinet.
ANNEXE N° 4.
MINISTÈRE DE LA GUERRE
Bordeaux, le 29 janvier 1871.
MM. Chevalier (Hector), Lenoir, employé du
chemin de fer de l'Est, et Vautrin, banquier à
Neufchâteau, membres du comité militaire des
Vosges, sont relevés de leurs fonctions. MM.
Simonin (Alphonse), Krombert (Charles),
propriétaire, et Toisant, ingénieur civil, sont
nommés membres du compilé militaire des Vosges.
Le ministre de l'intérieur et de la guerre,
L. Gambetta.
ANNEXE N° 5.
CONVENTIONS
Passées avec les autorités prussiennes, qui ont
permis à ce petit corps, opérant au cœur des
Vosges, de se retirer, à la suite de l'armistice
conclu à Paris, dans les lignes de démarcation.
Entre les soussignés :
1° M. le lieutenant Keller, délégué de M. le
commandant allemand à Epinal;
2° M. le commandant Bernard, délégué de M. le
président du comité militaire de défense des
Vosges, il a été observé et arrêté ce qui suit :
En raison des propositions de suspension des
hostilités qui ont élé faites par M. le
lieutenant Keller, au nom de son commandant, la
ligne de démarcation fixant l'occupation des
troupes françaises et allemandes a été tracée
d'un commun accord de la manière suivante :
Les troupes françaises cantonnées à Lamarche et
environs occuperont exclusivement les cantons de
Lamarche et de Bulgnéville, ainsi qu'une partie
du canton de Darney limitée par les villages de
Saint-Baslemont, Dombasle-dessous-Darney,
Belrupt et Hennezel, et le canton de
Monthureux-sur-Saône, et de plus les villages de
Dombrot-le-Sec et Contrexéville du canton de
Vittel.
Elles conserveront la communication directe avec
Langres par les routes de Damblin-Montigny et de
Bourbonne-Neuilly, et se réservent exclusivement
le droit de réquisition dans toute la contrée
ci-dessus occupée par elles.
La suspension d'armes finira le 13 lévrier, à
midi.
Lamarche, le 4 février 1871.
Pour le commandant des forces allemandes,
V. Kemmer.
Le commandant des forces françaises, Bernard.
ANNEXE N° 6.
Les troupes du commandant
Bernard, campées à l'est de Langres, Lamarche,
Bulgnéville, etc., pourront se replier librement
et sans être inquiétées en cinq journées de
marche, commençant hier le 3 février, en passant
par Jussey, Gray, pour se rendre à Dole dans le
département du Jura.
Chaumont, le 10 février 1871.
Le colonel d'état-major.
Signé : De Krenski.
ANNEXE N° 7.
Son Excellence le général de
Manteuffel, commandant en chef la cavalerie,
ordonne que les troupes françaises, sous le
commandement du colonel Bernard, stationnant
près de Pesmes, auront le passage libre avec
escorte d'honneur à travers nos troupes.
Les troupes françaises sus-dénommées seront
accompagnées demain, le 15 de ce mois, des
environs de Pesmes jusqu'à Tavaux, Champ-d'Hiver
et Molay, village que nos troupes évacueront
immédiatement; on aura soin que la nourriture et
les logements soient prêts pour les troupes
françaises. Le capitaine de Troben est commandé
avec un escadron de cavalerie pour accompagner
ladite colonne jusqu'à Annoire, ligne de
démarcation.
Les instructions du capitaine de Troben seront
les suivantes : que les logements et la
nourriture soient prêts ; il en est rendu
responsable ; que la marche s'effectuera avec
tous les honneurs de la guerre, qui seront
rendus par les troupes allemandes. Il ne
souffrira aucune vexation de notre coté. Mais il
est entendu que les troupes françaises ne
s'écarteront pas de la ligne qui leur est
tracée.
Le colonel Nachtigall recevra les ordres de se
mettre entièrement à la disposition du
commandant français et d'accompagner les troupes
françaises à travers Pesmes.
Le capitaine de Troben, avec un escadron en
grande tenue, se présentera devant le commandant
français pour se mettre à sa disposition.
Le capitaine Hernani Frédéric, parlementaire et
fondé de pleins pouvoirs, s'engage de faire
exécuter du côté français les conditions
ci-dessus.
Fait en triple à Dôle, le 14 février 1871.
Le capitaine français,
Signé : Hernani Frédéric.
Pour le général de Werder,
Le général d'état-major,
Signé: Lezinski.
ANNEXE N° 8.
RAPPORT DE M. VICTOR MARTIN
SOUS-PRÉFET DE NEUFCHATEAU
Pendant la Défense nationale.
Bordeaux, le 25 février 1871.
A monsieur le ministre de l'intérieur,
Monsieur le ministre, Un ordre ministériel du 9
novembre 1870 institua sous, ma présidence, dans
le département des Vosges, un comité de défense
nationale, qui avait mission de réorganiser, au
cœur même de l'invasion, un foyer de résistance
armée, d'inquiéter l'ennemi, d'arrêter le
ravitaillement de ses troupes, et de couper ses
communications avec l'Allemagne. Cette tâche
était des plus difficiles, car nous étions en
plein pays envahi, abandonnés à nous-mêmes et
complètement dénués de ressources. Nous
l'acceptâmes néanmoins sans hésitation, et le 27
novembre nous arrivions à Lamarche, canton sud
de l'arrondissement de Neufchâteau, le seul
vierge encore des souillures de l'ennemi. Nous
nous mimes immédiatement à l'œuvre.
M. le ministre de la guerre avait mis à ma
disposition M. le capitaine Bernard, et le plus
heureux hasard m'avait fait rencontrer à
Lamarche le lieutenant Coumès, en quête
d'aventures. Tous deux étaient jeunes,
vaillants, pleins d'ardeur patriotique, et avec
eux je travaillai dés le premier jour au
recrutement d'un corps franc portant le nom d'Avant-Garde
de la Délivrance, corps dont l'effectif s'accrut
rapidement et qui forme aujourd'hui un bataillon
de 1,000 hommes parfaitement équipes. Je
rétablis tous les services publics, arrêtés
depuis l'invasion ; j'organisai, avec l'aide du
comité de défense, un système de réquisitions en
nature sur les communes environnantes, et nous
pûmes par ce moyen nourrir et habiller nos
soldats, sans demander un centime au
gouvernement, dont nous séparait d'ailleurs un
cercle infranchissable de Prussiens. Enfin je
pris des mesures énergiques pour que les
moindres mouvements de l'ennemi me fussent
signalés de toutes parts avec célérité. Là était
notre salut.
Assurée contre toute surprise et confiante en
ses chefs, notre petite troupe se mit avec
ardeur, dès le début, à poursuivre les
détachements allemands qui parcouraient le pays,
à saisir les traîtres, les espions, les
ravitailleurs de l'ennemi et leurs
approvisionnements, à remettre enfin partout
l'ordre et la justice à la place de l'immonde
anarchie qui désolait la contrée. Ainsi le
lieutenant Coumès, avec 7 hommes, enleva à
Contrexéville-aux-Eaux un détachement prussien
de 17 hommes et d'un officier, qu'il ramena
prisonniers à Lamarche; ainsi nous pûmes faire
en quelques jours pour plus de 60,000 francs de
prises qui furent expédiées à la forteresse de
Langres, avec laquelle nous étions en
communication.
Les Prussiens s'émurent d'un semblable état de
choses, et dès le 9 décembre un corps de 600
hommes envoyé contre nous arrivait à 12
kilomètres de Lamarche. Le capitaine Bernard, à
la tète de 50 hommes, les surprit à Dombrot-le-Sec
à 5 heures du matin, leur tua ou blessa, pendant
une demi-heure environ 80 soldats et officiers,
s'empara de trois canons, qu'il fut d'ailleurs
obligé d'abandonner aussitôt.
Le capitaine Bernard dut se retirer avec une
perte de trois morts et cinq blessés.
Nos ennemis terrifiés n'osèrent pas aller plus
loin ; mais deux jours plus tard, ayant reçu du
renfort, ils vinrent attaquer Lamarche, notre
quartier général, au nombre de 12 à 1,300. Nous
n'avions que 150 hommes à leur opposer ;
néanmoins on n'hésita pas à se porter à leur
rencontre, et, le 11 décembre au matin, la
bataille s'engagea dans la neige, au milieu d'un
brouillard intense. Après un combat acharné qui
dura trois heures, le capitaine Bernard et le
lieutenant Coumès, craignant de voir enfin leurs
soldais succomber sous le nombre, ordonnèrent
prudemment la retraite. Ils laissaient sur le
terrain 187 cadavres ennemis, et un nombre
inconnu de blessés; eux-mèmes n'avaient perdu,
grâce à leurs habiles mesures, qu'un mort et
huit blessés. Les Prussiens entrèrent le soir
même à Lamarche, qu'ils se hâtèrent d'évacuer le
lendemain matin, emmenant avec eux des otages et
5,000 francs pillés dans la caisse municipale,
L'Avant-Garde, faisant un circuit dans la forêt
du Seigneur, alla coucher au camp de la
Délivrance, que nous venions de créer, à 6
kilomètres de Lamarche, au sommet de la montagne
boisée du Crochet, défendue de tous côtés par
des pentes abruptes.
Il était désormais évident que l'insuffisance de
notre effectif nous mettait hors d'état
d'opposer aux agressions de l'ennemi une
résistance victorieuse. Pour la seconde fois
j'allai demander à la place de Langres des
secours en hommes et en armes; mais, je le dis
avec douleur, un refus persistant fut, comme
toujours, la seule réponse que mes supplications
obtinrent du général commandant supérieur.
Il n'y avait plus d'illusions à se faire, ni
d'espoir à conserver : entourés d'ennemis, nous
étions seuls, abandonnés à notre propre
faiblesse. Mais nous avions résolu de défendre à
tout prix le sol natal, et dans notre abandon
même, nous puisâmes une énergie nouvelle. Nos
travaux de campement et de recrutement furent
repris avec une activité fiévreuse.
Pendant que des officiers déguisés, au premier
rang desquels je signalerai l'un de nos
meilleurs officiers, le brave capitaine
Adamistre, parcouraient le département, enrôlant
eu tous lieux de vaillants volontaires,
j'appelais au mont de la Délivrance des
centaines d'ouvriers. Un construisait sans
relâche des baraques, des retranchements des
blockhaus ; on en faisait enfin un repaire
inaccessible où notre troupe, à l'abri des
entreprises ennemies, put en toute sécurité,
s'équiper, s'organiser, s'exercer. Je faisais
rechercher partout les fusils délivrés aux
gardes nationaux des Vosges, et, pour monter un
corps d'éclaireurs à cheval qui nous était
indispensable, je mettais en réquisition tous
les chevaux de selle existant dans nos environs.
Enfin je m'occupais activement de préparer pour
la lutte les mobilisés de la première catégorie,
destinés dans ma pensée à venir successivement
accroître par leur incorporation nos forces
militaires. Aujourd'hui, tous ces hommes
habillés et équipés aux frais de leurs communes
respectives, sont prêts à marcher au premier
signal.
Le cours de ces diverses opérations fut plus
d'une fois retardé et même interrompu par
l'ennemi, contre lequel nous avions à soutenir
des combats incessants, mais qui n'osa jamais
aborder le formidable massif où nous avions
assis le camp de la Délivrance.
Les choses allèrent ainsi jusqu'au 9 janvier
1871, époque à jamais mémorable dans les humbles
fastes de l'Avant-Garde de la Délivrance. Ce
jour-la, le 4e bataillon des mobiles du Gard
nous arriva de Langres: il m'était envoyé par le
ministère, sur la recommandation expresse de
notre cher protecteur, M. le commandant de
Ponlevoy, auquel j'avais, en désespoir de cause,
adressé mes doléances.
Ce renfort inespéré triplait notre effectif;
nous pouvions enfin songer à de sérieuses
opérations militaires. La destruction d'un
ouvrage d'art sur le chemin de fer de Paris à
Strasbourg était depuis longtemps résolue, et
d'après l'avis de M. Alexandre, chef de section
au service de la Compagnie de l'Est, nous nous
décidâmes pour le pont de Fontenoy, dont la
destruction présentait le plus de chance de
réussite.
Le 18 janvier 1871, le commandant Bernard, nommé
chef de bataillon après la bataille de Lamarche,
partit avec sa colonne et, voyageant la nuit
dans la neige, à travers les bois, il parvint à
dissimuler complètement sa marche. Arrivé devant
Fontenoy le 22, à 5 heures du matin, il enlevait
en dix minutes le poste prussien de garde à la
station, et à 7 heures le pont sautait, coupé
sur une longueur de lu mètres. Trois jours
après, la colonne rentrait au camp, harassée de
fatigue, mais heureuse et fière du succès obtenu
dans cette pointe hardie poussée jusqu'au cœur
des lignes ennemies.
Pendant cette expédition, une poignée d'hommes
commandée par un jeune officier des éclaireurs à
cheval, était allé faire une diversion bruyante
dans la vallée de Meuse, à Bourmont, afin
d'attirer de ce coté l'attention de la garnison
de Neufchâteau. D'autre part, cette garnison
avait été avertie par ses espions de la sortie
de nos troupes. Elle se mit donc en campagne au
nombre de 800 hommes, remontant la Meuse jusqu'à
Bourmont, et n'y trouvant plus rien, elle marcha
de là sur Vrécourt, dans l'intention probable
d'attaquer le camp qu'elle supposait peu
défendu. Mais j'avais pu, dans l'intervalle,
recruter et armer de nouveaux volontaires. De
plus, le commandant Bernard, prévenu par moi de
cette entreprise que je prévoyais, m'avait
renvoyé à temps le bataillon du Gard. Accueilli
en avant de Vrécourt par une vive fusillade, et
n'espérant plus nous surprendre sans défense,
l'ennemi dut s'en retourner à Neufchâyeau,
laissant une centaine des siens sur le terrain.
Il n'était pas difficile de prévoir les
conséquences inévitables du coup de main sur
Fontenoy. Les Prussiens allaient tâcher
d'anéantir un petit corps dont les entreprises
devenaient menaçantes pour leur propre sûreté.
Aussi le 27 janvier je recevais avis que 8,000
hommes avec douze canons, venaient de quitter
Epinal, marchant contre nous. A ma demande de
renfort, M. le général commandant la place de
Langres répondit, comme de coutume, par un refus
évasif. Mais il nous fallait vaincre ou
succomber, et je voulais le salut, je voulais la
victoire de notre brave Avant-Garde.
Je dépêchai donc sans tarder le capitaine Coumès
au colonel Lobbia, qui se trouvait en ce moment
à Langres avec 1,500 hommes, 200 chevaux, 2
canons de montagne, et qui n'hésita pas à se
mettre en roule pour nous rejoindre. Je le
destinais à occuper secrètement la grande forêt
de la Bondice, entre Bourbonne et Lamarche, pour
tomber de là sur les derrières de l'ennemi, au
moment même où celui-ci aurait assailli notre
camp. C'eût été, je l'espérais du moins, une
défaite certaine pour nos agresseurs.
La fortune en avait décidé autrement.
L'armistice vint, qui fit subitement évanouir
tous nies rêves de victoire. Lobbia fut arrêté à
Neuilly, les Prussiens à Darney, et je fus sommé
d'avoir à évacuer les Vosges, aux termes des
conventions de Paris, sommation à laquelle je
répondis par un refus péremptoire.
Sur ces entrefaites, le général prussien
Kreinski, qui venait d'assiéger et de prendre
Longwy, était arrivé à Neufchâteau avec son
corps de siège, fort de 12 à 15,000 hommes,
destiné sans doute à l'investissement de
Langres. Ce général, impatient de marcher on
avant, nous fit menacer d'une attaque immédiate
; mais je résistai aux menaces comme à la
sommation, alléguant pour bonnes raisons que
j'ignorais tout et que j'étais sans ordres du
gouvernement français. Nous voulions du moins
avoir l'honneur sauf : notre sentiment à cet
égard était unanime.
Ils arrivèrent enfin, ces ordres douloureux. Ce
fut M. le général gouverneur de Langres qui me
les transmit, m'offrant en même temps un asile
sous les murs de sa forteresse.
Il nous fallut donc évacuer le Mont-Sacré, notre
mystérieux refuge. Mais nous décidâmes d'un
commun accord que, loin de nous immobiliser sous
les forts de Langres, nous devions nous hâter de
regagner par tous les moyens possibles les rangs
de l'armée française, dans la prévision d'une
reprise éventuelle des hostilités.
Les pourparlers furent entamés avec le général
Kreinski, qui nous accorda un sauf-conduit
jusqu'à Dôle, et le 9 février, nous quittions,
dans un morne silence, le théâtre de nos
souffrances ct de nos luttes patriotiques. Trois
jours après, j'envoyais de Membrey (Haute-Saône)
un officier parlementaire aux généraux Werder et
de Manteufgel, pour régler avec eux les
conditions de notre passage à Dôle. Ces deux
généraux, surpris qu'une petite colonne de 2,000
hommes se soit maintenue jusqu'au dernier jour
au milieu des armées prussiennes, se
comportèrent, à notre égard avec une loyauté
vraiment chevaleresque. Non seulement ils nous
accordèrent toutes facilités pour la traversée
de leurs lignes, mais ils voulurent qu'un
escadron de dragons en grande tenue nous
accompagnât, comme escorte d'honneur, jusqu'à la
ligne de démarcation, fixée par le traité de
Paris aux limites du département de
Saône-et-Loire. Ainsi nous avons traversé,
drapeau et musique en tête, les villes de Gray
et de Dôle, entre deux haies de Prussiens l'arme
au bras, aux cris mille fois répétés de : « Vive
la France ! Vive la République! » que
poussaient, rassemblées sur les trottoirs, les
populations ébahies.
A Châlon-sur-Saône, où nous sommes arrivés le 17
au soir, se terminait notre retraite des deux
mille. Nous étions enfin au milieu de nos frères
de l'armée française, heureux d'avoir pu
conserver à la patrie de braves soldais, tout
prêts à verser encore leur sang pour la
défendre. A ma sollicitation, M. le général
commandant la 8e division militaire à Lyon vient
de les cantonner dans la petite ville de
Tournus, sur la Saône, et je suis venu moi-même
à Bordeaux vous rendre compte de mes actes
militaires et administratifs dans les Vosges.
Veuillez agréer, monsieur le ministre, etc.
Le sous-préfet de Neufchâteau, chef militaire,
Signé : Victor Martin.
N. B. - Le bataillon de l'Avant-garde de la
Délivrance fut envoyé plus tard à Chambéry pour
y être licencié, et là encore il trouva, avant
d'expirer, l'occasion de signaler sa vaillance.
Le 15 mars la cartoucherie de Chambéry sauta en
l'air, et, pendant que les habitants fuyaient
épouvantés, nos officiers se précipitèrent
courageusement au milieu des flammes et des
explosions sans cesse renaissantes, bravant
ainsi la mort pour arracher à l'incendie les
malheureuses victimes de cette catastrophe. M.
le maire de Chambéry écrivit à cette occasion au
commandant Bernard une lettre de chaleureuses
félicitations qu'ont publiée les journaux du
temps.
Bis. - Un officier de l'intendance prussienne
d'Epinal a avoué à un prisonnier que le corps
envoyé contre nous avait perdu plus de 300
hommes au combat du 11 décembre.
Ter. - Le camp de la Délivrance est situé à 3
kilomètres du Chêne des partisans, célèbre pour
avoir servi de lieu de rendez-vous aux partisans
lorrains dans les guerres du XVIIe siècle entre
la Lorraine et la France. Une mystérieuse
destination semble faire de cette forêt la terre
classique des luttes de l'indépendance
nationale.
Quater. - Dès le 12 janvier j'avais, en vue d'un
blocus possible, approvisionné notre camp pour
un mois en bestiaux, fourrages, vins, farines,
comestibles de toute espèce, que nous avons
amenés avec nous jusqu'à Châlon.
P.-S. - La colonne expéditionnaire de Fontenoy
était composée de 300 hommes d'élite, formant
cinq petites compagnies commandées ;
La 1re par le commandant Bernard, qui en avait
conservé le commandement particulier.
La 2e par le capitaine Coumès, qui enleva, de
concert avec le lieutenant Magnin, le poste
prussien de la gare.
La 3e par le capitaine Adamistre qui, placé sur
le pont-viaduc du côté de Toul avec sa
compagnie, assista les membres du comité dans
les travaux de mine et veilla jusqu'au dernier
moment à la sûreté des travailleurs.
La 4e par le lieutenant Magnin, en l'absence du
capitaine Richard, détaché sur la voie ferrée,
vers Commcrcy.
La 5e par le capitaine Maillère.
Pour copie conforme :
Victor Martin. (1)
(1) Ce rapport de M. Martin a paru dans le
journal le Mémorial des Vosges du 21 janvier
1881 et c'est grâce à ce journal qu'il est
publié ici.
ANNEXE N° 9.
EXTRAIT
De la Gazette du Peuple, de Chambéry, du 5 mars
1871.
M. Coumès, commandant le bataillon des Chasseurs
de la Délivrance, a bien voulu nous communiquer
la proclamation qu'il vient d'adresser à ses
frères d'armes en ce moment à Chambéry. Nous la
reproduisons avec d'autant plus de plaisir que
le Bataillon de la Délivrance, aussi modeste que
guerrier résolu, s'est toujours distingué par
son courage et son bon esprit de discipline.
République française Liberté, Egalité,
Fraternité
PROCLAMATION
SOLDATS DE LA DÉLIVRANCE !
Au milieu des malheurs qui nous accablent, au
milieu de tant d'abaissement et de trahisons,
une consolation reste au Bataillon de la
Délivrance : Le Bataillon de la Délivrance n'a
pas capitulé et ne capitulera jamais ! Aussi,
est-ce pour moi un devoir de ne pas tarder plus
longtemps à vous exprimer, au nom du pays tout
entier, sa reconnaissance pour les bons et
loyaux services que vous avez rendus à la patrie
durant cette guerre néfaste où particulièrement
vous avez combattu pour vos foyers.
Il y avait déjà trois mois que le traître de
Metz avait achevé de livrer la France, que vous
luttiez encore dans les Vosges, affirmant par
votre présence au cœur de l'ennemi que
l'occupation militaire de l'Alsace et de la
Lorraine par l'armée étrangère n'était pas
encore un fait accompli.
A peine vêtus, à vos glorieux débuts, et
rappelant le Bataillon de la Moselle, en sabots,
sans souliers, sans abri dans cette guerre sans
quartier, disputant le peu que vous mangiez aux
barbares envahisseurs, traqués dans les forêts
comme des bêtes fauves, vous n'avez dû, épargnés
tant de fois par la mort, la plupart échappés
aux mains de l'ennemi, d'être conservés à la
rédemption nationale qu'au dévouement fraternel
de ces patriotiques populations qui, malgré tant
d'oppression et d'écrasement, surent toujours
vous garder un morceau de pain.
Grâce à elles et aussi à votre abnégation,
pendant trois mois, vous n'avez pas coûté un
seul sou à la France. Vous qui fûtes traités
d'aventuriers et de bandits, vous les loups de
la forêt, vous sûtes inspirer, par vos milles
vertus, tant de respect à l'ennemi, que ceux-là
mêmes qui furent les premiers à vous traiter
ainsi furent aussi les premiers à vous donner
des escadrons d'honneur pour vous accompagner au
travers des lignes prussiennes. Tous les
honneurs de la guerre, et cela sans l'influence
d'aucun gouvernement, traitant de puissance à
puissance, vous ont été rendus par les corps
allemands, le général de Werder à leur tête ;
dernier hommage offert par un peuple sauvage à
des braves qui ne se repliaient que pour obéir à
leur gouvernement !
Vous avez été les premiers de l'armée française
à qui ces témoignages d'admiration aient été
donnés : car ce n'est que quatre jours après
vous que la garnison de Belfort recevait les
mêmes honneurs.
Ce souvenir peut adoucir le chagrin de voir
votre pays meurtri, abandonné lâchement à la
race allemande.
Soldats de la Délivrance ! Accepterez-vous le
honteux marché conclu entre la France et
l'Allemagne, vous qui êtes restés jusqu'à ce
jour les dignes descendants de ces Français
auxquels, il y a 75 ans, un tout jeune général
disait au milieu des neiges éternelles des
Alpes, que la République, qui savait leur misère
comme leurs sacrifices, ne pouvait rien pour
eux, mais qu'elle attendait tout de leur courage
?
- Non, non, mille fois non !
Aussi ce n'est pas seulement dans les champs
envahis de la France, mais dans les plaines de
la plus vieille Prusse, que j'espère pouvoir
crier un jour avec vous :
Vive la France ! vive la République !
Chambéry, le 4 mars 1871.
Le capitaine commandant par intérim le Bataillon
des Chasseurs de la Délivrance.
Coumès.
ANNEXE N° 10.
EXTRAIT
Du journal l'Indépendant des
Pyrénées-Orientales, 4e année, n° 23, du samedi
1er avril 1871.
Les préliminaires de paix signés, l'Avant-Garde
a été envoyée à Chambéry où elle a dû procéder à
son licenciement. Là encore elle a trouvé le
moyen de s'illustrer. On connaît l'horrible
catastrophe survenue le 15 mars dernier dans
cette ville. Soixante victimes, dont plus de la
moitié frappées mortellement, furent le résultat
de l'explosion de la poudrière. La lettre
suivante de M. le maire de Chambéry dit assez
l'admirable conduite de MM. les officiers de l'
Avant-Garde dans cette circonstance :
« Chambéry, le 16 mars 1871.
« Monsieur le commandant,
« Votre conduite et celle de MM. vos officiers
pendant l'horrible sinistre de la cartoucherie
de Sainte-Claire a été admirable de courage, de
sang-froid et de dévouement !
« Pendant que la foule fuyait au loin, affolée
de terreur, vous les vaillants, vous les braves,
couriez résolument au danger et rendiez à la vie
de nombreuses victimes, vouées à une mort
certaine.
« Au nom de ces âmes reconnaissantes, au nom de
leurs familles éplorées, au nom de la ville du
Chambéry tout entière, pleine d'admiration pour
tant de dévouement et de bravoure, soyez,
monsieur le commandant, vous et vos nobles
compagnons d'armes, mille fois remerciés et
bénis.
« Le maire de Chambéry,
« Python. »
Voilà des Français qui peuvent dire hautement
qu'ils ont fait leur devoir !
ANNEXE N° 11.
TABLEAU
Des compagnies franches qui uni pris pari à
l'expédition de Fontenoy-sur-Moselle.
Compagnie Bernard. - 85 hommes.
Bernard, commandant, ancien sous-officier (tué
en 1880 dans la guerre du Pérou contre le
Chili).
Rivot, lieutenant, ancien sous-officier (employé
des contributions indirectes).
Siméon, sous-lieutenant, sergent-major à Metz
(lieutenant au 85e de ligne).
Compagnie Coumès. - 75 hommes.
Coumès (*), capitaine, sous-lieutenant au 93e de
ligne (chef de bataillon au 2e régiment
étranger).
Garcieu, sous-lieutenant, sergent-major à Metz
(?).
Compagnie Adamistre. - 50 hommes.
Adamistre, capitaine, ancien sous-officier
(conducteur faisant fonctions d'ingénieur des
ponts et chaussées, capitaine au 41e régiment
territorial d'infanterie).
Paternotte, sous-lieutenant, sergent-fourrier à
Metz (directeur de papeterie à Raon-l'Etape
(Vosges).
Compagnie Maillère. - 39 hommes.
Maillère (*), capitaine, clerc de notaire
(employé aux forges de Commercy).
Rambaux (*), lieutenant en 1er, garde général
(mort sous-inspecteur à Saint-Quentin en 1876).
Hernani (*), lieutenant en 2e, employé du
télégraphe (?).
Compagnies Richard et Magnin réunies. - 35
hommes
Richard (*), capitaine, ancien sous-officier
(ouvrier en alfa en Algérie).
Magnin (*), lieutenant, adjudant à Metz,
(capitaine adjudant-major au 134e de ligne),
Lorrain, sous-lieutenant, contre maître lunetier
(mort à Paris en 1873).
MM. Goupil (*), Rollin (*), Tissot (*), membres
du comité militaire, et Loisant (*), secrétaire
du comité, marchaient avec la colonne.
Les inter-parenthèses indiquent la position
actuelle des officiers des officiers de
l'expédition.
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