Journal d'un officier de turcos, 1870 (2e
édition)
Louis de Narcy
Éd: P. Ollendorff (Paris) - 1902
9 août. - Minuit et demi. Le colonel frappe sur la tente où je
repose et appelle le commandant. Je montre mon nez ; il me
charge de prévenir le susdit et de réveiller les hommes en
silence, nous décampons de suite.[...]
On ne se met en marche qu’à 2 heures un quart du malin.
Aucun incident pendant cette route : les soldats paraissent
légèrement délassés et le pas est uniforme. Au point du jour la
pluie commence à tomber, c’est un excellent remède contre les
traînards. Nous traversons successivement deux villages : des
troupiers s’y arrêtent, la plupart pour se mettre à l’abri et se
garantir du mauvais temps ; on ne s’en, occupe pas et on laisse
faire. Nous pressons nos turcos et les empêchons par tous les
moyens ; quelques-uns s’échappent. Le colonel du régiment prend
des mesures efficaces contre tous ceux qui manqueront à
l’arrivée.
Ces mauvais sujets d’occasion qui abandonnent les rangs sont
presque toujours les mêmes; ils entrent dans les maisons,
rançonnent les habitants, et, après avoir obtenu de gré ou de
force le boire et le manger, s’en vont sans payer. Pourquoi donc
ne pas employer immédiatement les moyens extrêmes contre ceux
qui désertent leurs compagnies? Pourquoi dans nos régiments
d’infanterie, chez nombre d’isolés, tolérer cette débandade ?
Pourquoi fermer les yeux ? Outre un exemple fâcheux, ces hommes
attardés amènent des fluctuations dans la marche et gênent nos
mouvements en se faufilant dans les rangs pour rejoindre leur
corps.
Et nous percevons bien la résignation attristée de tous nos
chefs qui se contentent de dire : défense de s’arrêter et de
rester en arrière, chacun doit marchera sa place. Ceux d’entre
eux qui passent à travers nos rangs, les uns encore confiants,
les autres déconcertés, se rappelant les scènes de la veille,
sondent l’avenir avec inquiétude et se trouvent sans ressort,
sans initiative, sous la pression de ces événements accablants;
leur rôle doit consister maintenant à se montrer tolérants, même
débonnaires envers des troupes démoralisées. Si dans la bataille
on a remarqué' chez la plupart de nos généraux une valeur
éprouvée, une fermeté impassible, dans celle retraite activée,
le soldat a cru voir poindre chez eux des signes de désillusion,
d’embarras, de dépit peut-être, même une certaine défiance. Des
scandales ont eu lieu. Rien de plus navrant que ce que nous
avons vu à Saverne. Mais à présent, avec une continuelle et
simple bonhomie, nos chefs semblent reconnaître implicitement
les conséquences de la défaite, ils prescrivent au traînard
d’avancer et ils prient chacun de se tenir à son rang, sans y
mettre la moindre insistance. Et la veille, ils facilitaient la
déroute par une marche précipitée, désordonnée, sans jeter un
regard sur la colonne! En vérité, cette manière de conduire une
retraite donne à réfléchir ; si la discipline est abandonnée,
s’il n’y a pas de moyens rigoureux de répression, si le
commandement hésite à reprendre son ascendant et son autorité,
s’il oublie les obligations de la responsabilité, on peut se
demander ce que va devenir l’armée ?
La pluie n’a cessé de tomber toute la matinée ; cloué sur mon
cheval, abrité par mon caban, je remorque ma compagnie dont le
pas reste uniforme. À 9 heures du matin, nous entions à Blamont
et nous bivouaquons en dehors dans un champ de pommes de terre.
Le sol gras et limoneux sur lequel nous dressons les tentes,
offre mille difficultés pour l’installation convenable de la
popote ; néanmoins, si nous sommes mal assis, la nourriture est
abondante, et cela suffit. Pas de vivres de l’administration !
Mais quelle ressource que la pomme de terre ! Les champs sont
dévastés à 2 lieues à la ronde.
Je vais passer le reste de.ma journée en ville pour faire des
achats, quérir les nouvelles du jour et lire les journaux. Mon
ami Durand, des chasseurs, mon ancien de Saint-Cyr, que je
rencontre par hasard, m’invite à dîner; il doit faire un repas
de Lucullus; un de leurs camarades, originaire de Blamont, a
fait préparer des aliments variés et choisis; et il faut me
laisser entraîner. La sensibilité de mon estomac ne résiste pas
à une pareille invitation, d’autant plus que je connais quelques
officiers du 16e bataillon de chasseurs et que le régal se fera
au camp. En effet, à mon retour, vers 5 heures, Durand me
conduit à sa popote : je trouve là un festin surprenant organisé
habilement sous des petites tentes dressées en carré; une pluie
torrentielle survient, il règne beaucoup d’entrain et de gaîté.
Causerie intime avec mon voisin de table sur les demoiselles
d’Alger; des souvenirs attendrissants s’emparent de nous; on
oublie misères et privations, et pendant une heure notre esprit
voltige sous le beau ciel d’Afrique, et sous les orangers de
Blida. Hélas ! nous en sommes loin et pour longtemps ! A 8
heures et demie j’éprouve le besoin de me retirer de cette
agréable compagnie pour prendre un peu de repos. Il pleut
toujours, encore une triste nuit à passer ! Maître Taciturne a
beaucoup de fourrage; je lui en supprime quelque peu pour me
faire un lit sous la tente que je me suis réservée.
Malheureusement, la terre est molle et bosselée, l'humidité
existe sous le foin et sur la toile, je me trouve bientôt dans
un état d’engourdissement complet. A 4 heures du matin on allume
du feu, et le café traditionnel est servi avant le départ, café
acheté en route, bien entendu.
Où allons-nous aujourd’hui? personne ne le sait.
10 août. - 5 heures du matin. Nous suivons la route de
Lunéville. Ciel gris et sombre, quelques gouttes d’eau. Même
spectacle de troupiers qui s’arrêtent et qui traînent dans les
villages; même tolérance. Des soldats de la ligne, enhardis par
l’exemple des autres, se dérobent derrière un rideau d’arbres et
se dirigent, au nombre de cinq ou six d’abord, puis de vingt, de
trente, sur une ferme isolée, à 400 mètres de la colonne;
quelques turcos, sous prétexte de puiser de l’eau, veulent
prendre le même chemin; nous les faisons rétrograder. De la
route qui se prolonge sur la hauteur, nous voyons les pantalons
rouges se jeter brusquement dans un verger, envahir la ferme et
dévaliser la basse-cour. Trois turcos les ont rejoints et
saisissent des volailles. Aussitôt plusieurs officiers du
régiment se lancent à leur poursuite, les atteignent et à coups
de bâton les ramènent à leur compagnie après leur avoir fait
lâcher cette proie. Quant aux autres troupiers, ils ont disparu,
emportant leur butin, et le malheureux fermier s’escrime en
gestes et en menaces, à la vue des régiments qui passent.
Ventre affamé n’a pas d'oreille, dira-t-on. Mais voilà où nous
en sommes; le militaire français, qui doit protéger les
habitants, respecter les propriétés, pratique la maraude
ostensiblement ! C’est lui qui donne ce funeste exemple à nos
Arabes, qui sont naturellement enclins à chaparder, à
s’approprier le bien d’autrui, et qu’un reste de discipline
contient encore. Pour nos turcos, cet acte n’était qu’une simple
tentative, fait déjà grave, mais qui ne devait plus se
renouveler ouvertement. Pour le soldat français, c’était
l’entraînement instinctif de la faim et de la soif vers les
tentations locales. Pareille sauvagerie s’était manifestée la
veille de Frœschwiller; deuxième fait analogue qui se produit
aux yeux de l’armée et que personne ne signale encore à
l’autorité. Comment qualifier cette conduite? quel est le plus
coupable, de celui qui agit, qui brave en quelque sorte les
ordres donnés? ou de celui qui ne veut pas voir et qui doit être
responsable ?
Aussi bien pour le bon ordre que par respect de la propriété,
nous avons le cœur soulevé par ces actes incroyables; nous
prévenons les hommes que le premier qui sortira des rangs sera
traité avec violence et au besoin avec le revolver. C’en est
trop; tous les moyens sont permis pour comprimer ces excès. Nos
turcos ont l’air de se rendre à cet argument et baissent la
tête; plusieurs promettent qu’ils feront justice eux-mêmes. A
bon entendeur, salut!
La colonne fait halte au village de Bénaménil de 11 heures à
midi. On y trouve des provisions assez abondantes données par de
charitables habitants. Gens pauvres et patriotes, qui voudraient
recueillir le nécessaire dans les environs. On ne peut leur
faire comprendre que le soldat ne peut attendre. Le soleil nous
rend quelque courage et nous poursuivons notre route pendant
l’après-midi; il y a un peu plus d’ordre et d’ensemble dans la
marche, moins de retardataires, parce que les hommes sont
lestés, mieux disposés. Vers 4 heures, nous apercevons sur la
droite une longue colonne française qui débouche de la colline
avoisinante : c’est le 5e corps, général de Failly, au complet,
qui vient de Bitche et nous précède sur Lunéville. On s’arrête
près d’une heure pour le laisser passer, en faisant bien des
réflexions sur son absence le 6 août. Au moment où nous
repartons, un orage éclate et un déluge s’abat sur nos épaules;
nous sommes littéralement transpercés; nous nous consolons en
pensant que nous ne sommes qu’à quatre kilomètres de Lunéville,
où chacun pourra se réchauffer et se sécher. [...]
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