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Salmis de Bécasse -  Dom Claudon de Haute-Seille


La table au pays de Brillat-Savarin
Lucien Tendret
Ed. Belley, Louis Bailly fils, 1892.

[...] LE GIBIER-PLUME A CHAIR NOIRE
[...] La recette du fameux salmis du Bernardin dom Claudon, de l'abbaye de Haute-Seille, a été donnée, en 1806, par Grimod de la Reynière; depuis cette époque, on la trouve dans tous les dispensaires de cuisine.
« On prend trois bécasses rôties à la broche, mais peu cuites, on les divise selon les règles de l'art, ensuite on coupe les ailes, les cuisses, l'estomac et le croupion, et on range à mesure ces morceaux sur une assiette.
« Dans le plat sur lequel on fait la dissection et qui doit être d'argent, on écrase les foies et les déjections de l'oiseau, et l'on exprime le jus de quatre citrons bien en chair et le zeste coupé très mince d'un seul. On dresse ensuite sur ce plat les membres découpés qu'on avait mis à part, on les assaisonne avec quelques pincées de sel blanc et de poudre d'épices fines (à défaut de cette poudre on mettra du poivre fin et de la muscade), deux cuillerées de l'excellente moutarde de Maille et Aclocque ou de Bordin, et un demi-verre de très bon vin blanc. On met ensuite le plat sur un réchaud à esprit de vin et l'on remue pour que chaque morceau se pénètre de l'assaisonnement et qu'aucun ne s'attache.
« On a grand soin d'empêcher le ragoût de bouillir, mais lorsqu'il approche de ce degré de chaleur, on l'arrose de quelques filets d'excellente huile vierge. On diminue le feu et l'on continue de remuer pendant quelques instants. Ensuite on descend le plat et l'on sert de suite, et à la ronde sans cérémonies, ce salmis devant être mangé très chaud. »
Ce salmis est une salade chaude; en pensant au jus de quatre citrons, on ressent dans la bouche une sensation aussi désagréable que celle éprouvée par l'oreille au grincement strident d'une lame de couteau sciant un bouchon de liège.


Almanach des gourmands : servant de guide dans les moyens de faire excellente chère. Quatrième année
Paris - 1806

DU SALMI DU BERNARDIN.
On peut se rappeler que nous avons dit un mot de ce Salmi dans notre première Année, page 30 de la troisième édition ; et après avoir annoncé que nous en possédions la recette, nous avons ajouté que nous en réservions la connoissance à nos amis les plus intimes. Cette phrase nous a valu un grand nombre de lettres, dont les auteurs., quoi qu’à nous très-inconnus, n’épargnoient ni supplications, ni cajoleries, pour nous persuader qu’ils étoient du nombre de nos meilleurs amis, et pour obtenir de nous à ce titre la formule du Salmi du Bernardin. Nous avons résisté à toutes ces instances, et n’avons communiqué cette recette à personne. Mais afin de ne point faire de jaloux, et persuadés que l’Auteur d’un livre qui a joui de quelque succès, n’a pas de meilleur ami que le Public, nous prenons aujourd’hui le parti de l’imprimer ; heureux si les Gourmands qui en feront usage paient quelque tribut de reconnoissance à la mémoire de Dom Claudon, procureur de l’abbaye de Haute-Seille, qui en est l’inventeur !
On se tromperoit fort au reste, si l’on rangeoit ce Salmi dans la classe de ces préparations savantes et difficiles qui appartiennent exclusivement aux artistes consommés dans l’art de la cuisine, et qu’eux seuls peuvent confectionner dans toute leur splendeur. De telles préparations sont le partage exclusif des grands maîtres de l’art. C’est dans la cuisine seule qu’elles doivent recevoir l’existence, et l’amateur ne doit faire connoissance avec elles qu’à table, et n’y toucher que de la langue et du palais.
Le Salmi du Bernardin ne s’annonce point avec tant de prétention. C’est une de ces compositions aimables et faciles, dont la table est le berceau ; qu’on prépare au milieu même du festin, et sous les yeux des convives, qui la trouvent d’autant meilleure, que, témoin attentif de tous les procédés, chacun croit qu’elle est son ouvrage.
En général, la cuisine a cela de commun avec les lois, qu’il ne faut pas la voir faire pour la trouver bonne. Ce Salmi au contraire ne redoute ni les regards, ni la délicatesse des spectateurs ; et la propreté qui préside à sa confection n’est pas .un des moindres charmes qui la distingue.
Il s’applique indistinctement à toute espèce de gibier noir et à sang-froid des plaines, des forêts, des marécages, et des montagnes. C’est indiquer assez qu’on y peut faire entrer le lièvre mélancolique, la perdrix, les oies domestiques ou sauvages, les canards errans ou civilisés, les bécasses et les bécassines, les macreuses, les sarcelles, les vanneaux, les pluviers et généralement tous ces oiseaux aquatiques que la Providence semble n’avoir fait naître amphibiesque pour donner aux Gourmands plus de moyen de les approcher et de les atteindre.
Ce Salmi, qui a pris naissance dans un pays abondant en bécasses, est, ainsi que nous l’avons dit, sorti du cerveau du procureur d’une abbaye de Bernardins, renommée par l’excellente chère qu’on y faisoit faire aux amateurs. On l’invitoit souvent pour le plaisir de le lui voir faire ; et quoiqu’il opérât devant tout le monde, personne n’a jamais pu atteindre à la hauteur de ses procédés. Tous les Salmis qu’on faisoit à l’instar du sien, n’étoient que de froides copies d’un excellent original, d’informes contre-façons d’un ouvrage parfait dans son genre.
Ce respectable Bernardin, dont la mémoire nous sera toujours chère, avoit pris en amitié l’Auteur de cet ouvrage, comme s’il avoit prévu les services qu'il devoit rendre un jour à l’art alimentaire. Par une suite de cette amitié, il voulut bien lui donner les moyens d’opérer comme lui-même, sous la simple condition qu’il ne feroit aucun Salmi dans le rayon de vingt lieues de l’abbaye de Haute-Seille. C’est donc après avoir travaillé sous les yeux même de Dom Claudon, et guidé par lui, que l’Auteur est venu à bout de saisir sa manière, de façon à l’en rendre jaloux, si un Gourmand pouvoit jamais l’être d’autre chose que des progrès de son art.
Nous avons dit que cette composition s’appliquoit à toute espèce de gibier noir ; prenons ici pour exemple les bécasses ; il sera facile d’appliquer le même procédé à d’autres oiseaux, et quant aux doses, on se réglera sur le nombre et la grosseur des pièces.
On prend trois bécasses ou quatre bécassines, rôties à la broche, mais peu cuites ; on les divise selon les règles de l’art, ensuite on coupe en deux les ailes, les cuisses, l’estomac et le croupion ; on range à mesure ces morceaux sur une assiette.
Dans le plat sur lequel on a fait la dissection, et qui doit être d’argent, on écrase les foies et les déjections de l’oiseau, et l'on exprime le jus de quatre citrons bien en chair, et les zestes coupés très-minces d’un seul. On dresse ensuite sur ce plat les membres découpés qu’on avoit mis à part, on les assaisonne avec quelques pincées de sel blanc, et de poudre d’épices fines (à défaut de cette poudre, on mettra du poivre fin. et de la muscade), deux cuillerées de l’excellente moutarde de Maille et Aclocque ou de Bordin, et un demi-verre de très-bon vin blanc. On met ensuite le plat sur un réchaud à l’esprit-de-vin, et l’on remue pour que chaque morceau se pénètre de l’assaisonnement et qu’aucun ne s’attache.
On a grand soin d’empêcher le ragoût de bouillir ; mais lorsqu’il approche de ce degré de chaleur, on l’arrose de quelques filets d'excellente huile vierge. On diminue le feu, et l’on continue de remuer pendant quelques instans . Ensuite on destend le plat, et l’on sert de suite et â la ronde, sans cérémonies, ce Salmi devant être mangé très-chaud.
Il est essentiel de se servir de sa fourchette en cette occasion, dans la crainte de se dévorer les doigts, s'ils avoient touché à la sauce. Quoique Ce Salmi n’ait été fait jusqu’ici qu’avec du gibier noir, nous pensons qu’il pourroit s’allier avec gloire à la famille des dindonneaux. Il seroit digne de l’illustre Société des Mercredis, qui a tant fait pour les progrès de l’art, de tenter cette épreuve, et de mêler ainsi dans la pospérité son nom avec celui du Bernardin. C’est un texte que nous offrons ici à sa méditation ; et si le succès couronne l’entreprise, elle aura acquis de nouveaux droits à la reconnoissance des Gourmands, qui voient dans chacun de ses membres des législateurs consommés, et des modèles inimitables.

 

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