[Le Pays lorrain - 1923
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UNE CARRIÈRE AVENTUREUSE - LE GÉNÉRAL BRICE
CHEF DE PARTISANS LORRAINS (1814-1815) ]
CHAPITRE V - L'EXIL
Les proscrits de Bruxelles
Brice avait choisi Bruxelles comme refuge parce que de nombreux exilés l'y avaient précédé. En 1816, la Belgique, détachée de la France et réunie à la Hollande, formait le royaume des Pays-Bas sous le sceptre de Guillaume Ier, de la maison de Nassau. C'était un prince éclairé. Ses tendances libérales l'avaient porté à octroyer à ses sujets un gouvernement représentatif. La générosité de son coeur l'amena à accorder sa protection aux proscrits de la Restauration. En vain, le séjour des Pays-Bas, principalement du Brabant, leur avait-il été interdit par les conventions secrètes des traités de la Sainte-Alliance ; le souverain faisait la sourde oreille aux remontrances du cabinet des Tuileries. Il déclarait que la constitution hollandaise protégeait également les étrangers et les nationaux. Il résistait même aux instances de son propre ministre des affaires étrangères qui l'exhortait à ne pas mécontenter le gouvernement de ses voisins, les Bourbons. S'il paraissait disposé à lui donner satisfaction, c'était pour obtenir un peu de tranquillité; mais ses menaces étaient sans effet. Il prévenait les réfugiés qu'ils n'eussent pas à s'en émouvoir.
Bruxelles reçut ainsi L. David, le peintre, Siéyès, Merlin de Douai, l'archi- chancelier Cambacérés, Thibaudeau, Teste et d'autres fonctionnaires de l'Empire, des généraux comme Gérard. Mouton, Hullin, Vandamme, Lamarque, Berthézène, des colonels : de Faudoas, Desaix, Combes. Ils y vivaient tranquilles, respectant les lois et les autorités du pays où ils avaient trouvé asile. Ils se réunissaient souvent et s'entr'aidaient les uns les autres, donnant ainsi l'exemple de la solidarité dans l'infortune. Cambacérés tenait table ouverte. Le neveu de Thibaudeau, Thomé de Gamond, étaient chargés de distribuer les secours à ceux qui se trouvaient dans la misère. Quelques-uns, comme Ramel et Merlin de Douai, s'étaient fait inscrire au barreau de la ville. Le salon de ce dernier était un lieu de rassemblement où les exilés s'entretenaient ardemment de la Liberté.
Bruxelles était en correspondance régulière avec Paris. Les allées et venues d'une ville à l'autre étaient fréquentes. A côté des proscrits s'étaient établis des émigrants volontaires, impérialistes ou libéraux, car dans ce pays chacun pouvait étaler ses opinions et les exprimer sans contrainte. La Belgique était le paradis de l'opposition.
Les Bonapartistes, notamment, avaient fait de Bruxelles le foyer où s'entretenait le feu sacré. C'est sous les auspices d'une de leurs sociétés secrètes, composée sur- tout d'anciens officiers, que Brice, fuyant la justice royale, fut accueilli dans la ville. Il s'était affilié à l'Epingle Noire, société dont les membres portaient à la chemise, comme signe de reconnaissance, une épingle à tête d'émail. La plupart des français réfugiés en Belgique en faisaient partie. Par leur intermédiaire, il trouva un emploi de comptable qui lui permit de gagner son pain. Alors, sa vie matérielle étant assurée, il put se consacrer à son oeuvre de haine. Car il abhorrait les Bourbons qui, après avoir abattu l'Empereur, assassinaient ses soldats. Quoiqu'il ne fut qu'un pauvre officier fugitif, il jurait une guerre implacable à cette race de rois. Sa ténacité lorraine ne céderait jamais devant leur puissance. Il lutterait par tous les moyens jusqu'à ce qu'ils fussent, de nouveau, chassés du trône de France.
Son premier soin fut de fréquenter assidûment les milieux bonapartistes de Bruxelles. Ils étaient nombreux et divers. L'un des salons où le nom de Napoléon était prononcé avec le plus de ferveur se trouvait être celui d'une anglaise, lady Wallis, femme d'un général anglais et soeur de sir Robert Wilson qui avait aidé à l'évasion de Lavalette. Elle s'était naguère prise d'enthousiasme pour le héros de la campagne d'Italie et n'avait cessé au cours de sa prodigieuse carrière, de lui vouer une admiration passionnée. Consternée par la chute de son idole, elle s'efforçait de conspirer au rétablissement de l'Empire. Elle attirait chez elle tous ceux qui pouvaient servir ses desseins. Ils recevaient de ses mains le signe distinctif des fidèles une bague tournante dont le chaton portait d'un côté les trois couleurs et de l'autre la devise Honneur et Patrie. Brice la garda longtemps au doigt.
D'autres réunions étaient plutôt républicaines bien que les bonapartistes y fussent admis. En effet, les proscrits fusionnaient volontiers sans cependant abdiquer leurs opinions. Ils se ralliaient sur un programme commun ; la chute des Bourbons. Mais, au contact les uns des autres, ils recevaient l'empreinte des diverses politiques. Les partisans de Napoléon prêtaient l'oreille aux généreuses utopies de la République; les anciens révolutionnaires se rappelaient que le général Bonaparte avait écrasé les sections royalistes devant Saint-Roch et ils ne le reniaient pas. L'atelier de David, glorificateur de Marat avant de devenir le peintre officiel du sacre, servait de carrefour aux différents partis. Brice le fréquentait assez régulièrement. On assure que son portrait en officier des Chasseurs de la garde, peint à cette époque, fut retouché de la main même du maître.
Les proscrits qui, tout d'abord, n'avaient été que tolérés à Bruxelles s'acquirent un droit de cité grâce à la protection du prince royal. Le prince d'Orange était un jeune homme fort ambitieux. Il avait combattu contre les Français à Waterloo. Il avait déployé une réelle valeur sur le champ de bataille où il avait même été blessé. La renommée qu'il en acquit lui valut d'épouser la grande duchesse Anne de Russie, soeur du czar Alexandre. Cette alliance le grisa d'orgueil. Il se crut appelé aux plus hautes destinées il estima que, tout au moins, le trône de France devait lui échoir. La persécution religieuse qui sévissait dans notre pays depuis le retour de Louis XVIII indignait la cour protestante des Pays-Bas. Le prince d'Orange crut pouvoir projeter une sorte de croisade qui rétablirait la liberté des cultes en France après avoir débarrassé le pays des Bourbons. Comme à un royaume il faut un roi, il jugeait qu'il devait être celui-là. Les réfugiés étaient d'accord sur la première partie de l'entreprise. Ils acceptaient volontiers la deuxième parce que l'essentiel de leurs desseins était d'expulser la dynastie périmée qu'avait ramenée l'invasion. S'il fallait acheter ce résultat au prix d'un roi de famille étrangère ce n'était pas, pensaient-ils, faire un mauvais marché.
Ils s'étaient abouchés avec des officiers de la maison du prince d'Orange qui servirent d'intermédiaires. Le prince entra lui-même directement en rapports avec un exilé du nom de Lorois qu'il rencontrait fréquemment à Tervueren, prés de Bruxelles, où il avait un château. Ils établirent de concert un plan d'action. Une armée de cent cinquante mille soldats étrangers, russes et belges, occupaient encore (on était en 1817) les départements du nord de la France. Il suffisait de se mettre à leur tête et de marcher sur Paris.
Le général Woronzof, qui commandait les troupes russes, fut pressenti. Il répondit qu'il ne pouvait rien entreprendre sans le consentement du czar, son maître. Bien que le prince d'Orange fut le beau-frère d'Alexandre, il n'osa pas lui dévoiler son projet. Il fut résolu, d'accord avec les réfugiés, qu'on enverrait au czar un émissaire de confiance qui eut assez d'influence pour le persuader de laisser intervenir ses soldats. Le choix se porta sur le général Lamarque qui venait de quitter Bruxelles pour Amsterdam. Les réfugiés chargèrent deux d'entre eux de lui proposer cette mission. Brice, qui s'était jeté corps et âme dans la conspiration, fut l'un ; l'autre était J.-B. Teste, ancien commissaire général de police à Lyon (34). Le général Lamarque n'avait pas le goût de l'intrigue. Il refusa, prétextant que, lié par la reconnaissance au roi Guillaume de Nassau, il ne voulait pas le trahir au profit de son fils. Brice et Teste se remirent en route à la recherche de l'intermédiaire indispensable. Le comité du complot leur avait désigné Carnot, l'ancien ministre. Ils l'allèrent trouver â Magdebourg dont il venait de faire sa résidence. « L'organisateur de la victoire » accepta, sans hésiter le rôle qu'on lui demandait de remplir. Il se déclara prêt à se rendre auprès d'Alexandre ; mais il n'eut pas à tenter la démarche. Brice et Teste venaient à peine de quitter Magdebourg que le czar, averti par le commissaire spécial de la police politique de Bruxelles, M. de Kings, envoyait le général Czernicheff au prince d'Orange pour lui signifier d'avoir à renoncer à toute tentative contre Louis XVIII. « J'ai contribué à le mettre sur le trône, écrivait-il : je ne souffrirai pas qu'il en soit renversé ; après lui, nous verrons. » Carnot, prévenu, garda le silence.
Les deux émissaires rentrèrent a Bruxelles. La police avait dénoncé le but de leurs démarches : ils reçurent un fort mauvais accueil. Les autorités leur ordonnèrent, au nom de Guillaume de Nassau, de quitter le territoire des Pays- Bas. Brice résolut de se rendre en Allemagne. Au moment de son départ, les proscrits lui adressèrent des adieux, sous la forme d'homélie grandiloquente qu'ils firent paraître dans leur journal, le Vrai Libéral « Adieu ! brave, adieu ! noble et honorable victime d'une persécution qui ne laisse point de repos à ceux que la haine a, une fois, signalés...
« Tu faisais revivre parmi nous les vertus des anciens héros. Nous admirons ton modeste courage, tes actions guerrières dont tu ne parlais jamais, ton âme au-dessus de tous les revers, ta haine généreuse des tyrans, ta noble franchise, ta loyauté pure et ton coeur compatissant... Adieu ! brave. » Ils concluaient, en manière d'encouragement : «
...que le ciel, témoin de nos regrets, le soit aussi de nos espérances et de nos voeux ! L'adversité ne doit point ébranler des âmes qu'enflamme l'amour de la liberté et de la patrie. Pourquoi notre séparation serait-elle éternelle ?. Adieu, brave ! »
Au conseil de Guerre
Les renseignements que l'on possède sur la vie de Brice en Allemagne sont vagues. On sait seulement qu'il mena une existence très dure et qu'il eut souvent peine à gagner son pain. Jamais il ne parla de cette difficile période, car il avait l'âme fière et portait haut sa misère.
Il séjourna à Coblentz, puis à Francfort, et, dans chacune de ces villes poursuivit ses menées contre les Bourbons. Les réfugiés de Bruxelles, déçus dans leur projet de se servir du prince d'Orange comme chef de parti avaient modifié leur plan d'attaque. Ils songeaient à rétablir le fils de Napoléon sur le trône de France, grâce à l'appui de l'Autriche. Teste, le compagnon de Brice dans le voyage de Magdebourg, combina les moyens d'action susceptibles d'amener le prince de Metternich à adopter leurs vues (35). Il s'agissait de traiter par l'intermédiaire du baron de Wessemberg, ambassadeur d'Autriche à la diète de Francfort. Ce personnage avait été pressenti par un Français, du nom de Félix Desportes, établi à Wiesbaden. Les Autrichiens acceptaient en principe de soutenir la cause de Napoléon II, sous la condition de le faire escorter par une armée de cinquante mille hommes et de confier la régence de l'empire français à l'archiduc Charles.
Ce fut le général de Vaudoncourt que l'on chargea d'aller à Vienne négocier l'accord définitif avec le ministre de l'empereur François. Pendant qu'il essayait vainement d'accomplir sa mission, Brice se tenait, à Francfort, en liaison avec le représentant de l'Autriche et ses amis politiques de Bruxelles. Cette nouvelle combinaison n'aboutit pas plus que la précédente, la cour d'Autriche estimant que pareille intervention était, tout au moins, prématurée.
Brice passa un pénible séjour sur ce territoire rhénan que les traités de 1815 avaient donné à la Prusse. En dehors des difficultés de la vie matérielle, il eut à subir les vexations des nouveaux maîtres qui se comportaient en vainqueurs. Il espérait toujours une amélioration de son sort. Il put croire, vers la fin de 1819, que le temps de la délivrance était révolu.
Les Bourbons étaient devenus de plus en plus impopulaires en France. Les exilés de Bruxelles, encouragés par l'opinion, redoublaient d'activité. Ils correspondaient avec Voyer d'Argenson qui présidait un groupement désigné sous le nom de Comité d'Action. Ce Comité était issu de la Société des Amis de la Presse, créée en novembre 1817 pour obtenir l'abrogation des lois d'exception sur la presse et la liberté individuelle. Mais, tandis que cette société libérale tenait ouvertement ses assises et se bornait à émettre des pétitions aux pouvoirs publics, le comité d'action avait résolu de combattre effectivement. Il se composait des généraux Lafayette, Thiard, Corbineau, Merlin, du colonel Duchand, de Saint-Aignan, Combes-Siéyès et Chevalier sous la direction de V. d'Argenson. N'osant agir par lui-même, le comité reprit le projet du prince d'Orange. L'héritier du trône des Pays-Bas n'avait renoncé qu'avec regret à son coup de main. Aussi accorda-t-il son entier consentement aux nouvelles ouvertures qui lui furent faites. Il marcherait sur Paris à la tête de ses troupes en arborant le drapeau tricolore. Proclamé roi à la place de Louis XVIII, il déclarerait la réunion de la Belgique à la France.
Cependant Lafayette n'était pas favorable à l'idée d'une révolution militaire faite au nom d'un prince étranger. Il tergiversa, perdit du temps. Des indiscrétions furent commises. Le roi Guillaume, prévenu des intentions de son fils, ne put admettre que sa propre armée servit à lui enlever la moitié de son royaume. Du coup, les espoirs des proscrits furent encore réduits à néant.
Alors, comme le gouvernement de Louis XVIII paraissait incliner à la clémence, Brice décida de rompre son exil et de se constituer prisonnier. Le geste était audacieux mais il était excédé de son séjour en Allemagne. Ses amis politiques s'étaient engagés à soutenir sa cause par tous les moyens et le risque à courir était incapable d'influer sur sa résolution sinon pour la déterminer. Par arrêt de la Cour de Cassation du 23 décembre 1819, la procédure de 1816 fut annulée et Brice fut renvoyé devant le conseil de Guerre de la division militaire, à Metz.
Quelque temps avant qu'il passât en jugement, le préfet de la Meurthe écrivait à son ministre qu'il redoutait le retour de Brice dans la commune de Lorquin au cas où il serait absous, car il pouvait être un sujet d'inquiétude (36). Quatre années s'étaient écoulées, les royalistes n'avaient pas encore désarmé leur haine pour l'ancien chef de partisans. Ils exigeaient sa condamnation et, pour l'obtenir, ils cherchaient à peser sur les pouvoirs publics.
La lettre fut transmise au conseiller d'Etat, directeur du bureau de la justice au ministère de la Guerre; puis, par ce haut fonctionnaire, elle fut adressée au maréchal de camp vicomte de Foissac-Latour, chargé de la division militaire. Ce fut en vain. Dans sa séance du 22 avril 1820, le conseil de Guerre de Metz acquittait Brice à l'unanimité (37). Le jugement fat applaudi frénétiquement par la foule qui se pressait dans la salle. En rendant compte au ministre de cette défaite, le lieutenant général de Vilatte cherche à s'en excuser : « Je puis assurer, écrivait-il, que les juges n'ont été influencés ni directement ni indirectement. Seulement, au prononcé du jugement il y a eu des marques d'approbation trop marquées et même inconvenantes de la part des spectateurs qui ont été rappelés à l'ordre par le président » (38).
CHAPITRE VI - CONSPIRATIONS
Les habitués du Bazar Français
Brice, absous d'une double condamnation à mort et à quinze ans de travaux forcés, reçut le conseil de ne pas séjourner en Lorraine. Il obéit d'autant plus facilement que ses coreligionnaires politiques l'attendaient à Paris (39).
Il descendit. cette fois encore, 5, rue Chabanais, chez son oncle, le général Thiry. Celui-ci, à force de réclamations, avait fini par obtenir gain de cause. Un décret de Louis XVIII, en date du 9 juillet 1817 (vingt-troisième année de notre règne) l'avait relevé de la retraite. Mais, en dehors d'une amélioration de sa solde, la mesure ne lui apportait qu'une satisfaction toute platonique. Il restait dans le cadre de réserve, sans emploi. Ses réclamations reprirent, l'objet seul en était changé. Il sollicitait une affectation active. Il ne l'obtint jamais.
Lorsque son neveu vint lui demander l'hospitalité, il l'accueillit d'autant plus volontiers que son enthousiasme royaliste avait singulièrement baissé de ton. Le nom du général Thiry s'était allégé de la particule nobiliaire il s'avouait baron de l'Empire, et, pour peu qu'on l'en eut pressé, il se serait dit baron de l'Empereur. Il ne craignait plus de se compromettre et ne s'effrayait plus d'un neveu qu'il savait être un conspirateur (40).
Car Brice était rentré en France dans l'intention de poursuivre de plus près ses menées contre les Bourbons. Il ne leur savait aucun gré de son acquittement. Il ne le devait pas à la clémence du Roi, mais à la justice des officiers, ses pairs. Leur droiture seule avait fait révoquer l'inique sentence de la Cour d'assises.
Libre de toute reconnaissance, il pouvait agir. Les amitiés qu'il s'était créées pendant son exil lui donnèrent l'accès des sociétés secrètes. Il s'était lié avec de Corcelles qui avait séjourné en Belgique après les Cent jours. Il avait fait la connaissance de Manuel, lorsque le fameux député était venu, en 1817, conférer à Bruxelles avec le prince d'Orange. Il était entré en relations avec Lafayette et Benjamin Constant dans des circonstances analogues. Ces hommes politiques étaient les chefs du parti libéral. Ils turent heureux de recevoir un soldat dont ils appréciaient l'ardent concours.
Brice retrouvait à Paris un bon nombre de ses anciens camarades. Ils l'instruisirent de l'état d'esprit qui régnait dans l'armée royale. Tandis que les anciens officiers de l'Empire végétaient dans les grades subalternes, les hauts grades appartenaient de droit aux nobles de la monarchie. L'espoir de l'avancement n'animait plus les coeurs. Dans la Garde royale elle-même, les sous- officiers, qui étaient pour la plupart d'anciens grognards de l'Empereur, regrettaient le passé. Les journaux de l'opposition pénétraient dans les casernes, malgré les ordres les plus sévères. On discutait dans les chambres, à voix basse, avec de mystérieuses précautions, la teneur des articles de polémique. Dans les pensions d'officiers, on se gênait beaucoup moins. Les propos subversifs contre le régime étaient la conversation habituelle pendant les repas.
Un des lieux ou se réunissaient les mécontents de l'armée était un vaste magasin situé au n° 1 de la rue Cadet, à l'enseigne du Bazar Français. Il s'y tenait une exposition de marchandises variées et d'objets d'art qui en taisaient, pour ainsi dire, l'ébauche des grands magasins actuels. Ce bazar était, en réalité, une sorte de « foire perpétuelle » où les négociants et les artistes déposaient les articles qu'ils désiraient vendre (41). L'entrée du magasin était libre, ce qui pou-vait expliquer les allées et venues d'un nombreux public de curieux. Le Bazar Français était administré par un sieur Mallent et par le colonel en non activité Sauzet, de l'ex-Garde impériale. Les employés étaient à peu prés tous d'anciens militaires, et beaucoup provenaient, comme leur patron, de la Garde.
L'ex-chef d'escadron Maziau, des Chasseurs à cheval de la Garde avait amené son camarade Brice au Bazar Français, dont il était l'un des hôtes habituels. On le reçut chaleureusement. Brice fit ainsi la connaissance de Roy, l'avocat de Grenoble, fondateur de la première société secrète, l'Union, de Dumoulin, le gantier, qui fut le fourrier de Napoléon au retour de l'île d'Elbe, et d'autres, parmi lesquels le capitaine Nantil, un lorrain, qui avait juré la mort des Bourbons. Brice entra d'emblée dans le complot qui s'ourdissait au Bazar. Il s'y trouvait en bonne compagnie puisque les conjurés s'appelaient les généraux Pajol. Bachelu, Eugène Merlin, les colonels Ordener, Dentzel, Combes, Caron, Ferrari, Fabvier (de Pont-à-Mousson) et parmi les officiers subalternes, les capitaines Michelet, Thevenin, les lieutenants Maillet, Ladvocat, etc. (42). Brice reconnut dans cette nombreuse compagnie ses anciens camarades de régiment, les capitaines Charles Parquin et Krettly.
Les conspirateurs du Bazar Français décidèrent de provoquer des mouvements militaires à Paris et en province. Ils se chargeaient de s'aboucher avec les officiers de l'active qui avaient été leurs frères d'armes sous l'Empire. Il partit du n° 11 de la-rue Cadet, entre mai et août 1820, plus de sept cents commis-voyageurs qui, en réalité, allaient préparer la sédition des troupes dans les départements. Brice fut certainement chargé de plusieurs missions. Les papiers conservés au Ministère de la guerre prouvent qu'il demanda, le 15 mai, un congé de trois mois pour se rendre en Belgique. Ils ne nous fournissent cependant qu'une présomption sur le rôle qu'il eut à remplir.
L'histoire a donné à cette conjuration le nom de Complot de Paris, parce que la légion de la Meurthe, celle des Côtes-du-Nord, une partie des 2e et 5e régiments d'infanterie de la Garde, en garnison dans la capitale, devaient, au signal donné, s'emparer des Tuileries et de la famille royale. Le régiment des Chasseurs du Cantal, à Amiens, la légion de la Seine, à Cambrai, devaient marcher à l'appel de Maziau, la compagnie des vétérans de Vitry à celui de Sauzet. Le complot avait également des intelligences dans l'Est et dans le Dauphiné. Au moment même d'éclater, il fut dénoncé et avorta.
Le principal délateur fat le commandant Bérard, chef de bataillon à la légion des Côtes-du-Nord. Bien qu'il ait été un des instigateurs de l'affaire, cet homme inquiet céda aux objurgations de sa femme et fit des révélations à l'autorité. Le maréchal Marmont, aussitôt prévenu, prit des mesures de protection (19 août 1820). Les légions suspectes furent déplacées. La police procéda à de nombreuses arrestations. Soixante-cinq personnes furent mises en accusation.
Brice ne figurait pas sur la liste des coupables, soit qu'il n'ait pas été dénoncé, soit qu'il ait été impossible de préciser la part qu'il avait prise dans le complot. En effet, la sédition n'avait pas eu le temps d'éclater; les papiers saisis chez quelques suspects ne fournirent que des indices sans valeur, car il était de règle de ne jamais écrire. Les faits matériels faisaient donc défaut. Les seules preuves se bornaient à des propos confidentiels échangés entre des sous-officiers, des officiers subalternes et le capitaine Nantil; mais les témoins de cet ordre ignoraient totalement les noms des promoteurs de l'intrigue. La plupart d'entre eux n'avaient eu de rapports qu'avec Bérard, le colonel Fabvier, Rey et surtout Nantil. Or, Fabvier restait muet; Bérard n'avait fait que des révélations partielles qu'il avait aussitôt rétractées; les autres accusés fournissaient systématiquement des renseignements contradictoires.
Comme le capitaine Nantil était en fuite, il servit de bouc émissaire. On alla jusqu'à prétendre qu'il était un agent provocateur aux gages de la police. Il ne protesta point. Il sacrifia son honneur pour que ses amis pussent se sauver en le calomniant. Il fut condamné à mort par contumace ainsi que Rey, de Grenoble. Cinq inculpés se virent punis de cinq ans de prison, un seul de deux ans. Les autres, dont le capitaine Parquin, furent acquittés.
La Charbonnerie
La situation militaire de Brice avait été réglée par une décision royale du 16 août 1820. Bien qu'il eût porté le titre de colonel du 2e Corps de Chasseurs Volontaires de la Meurthe, le gouvernement de la Restauration refusait de lui reconnaître ce grade. Il fut admis au traitement de réforme en qualité de chef d'escadron. Une note, ajoutée à la décision, montre la suspicion dans laquelle était tenu l'ancien chef de Corps franc « le sieur Brice devra justifier d'un permis de séjour à Paris. »
II est certain que Brice ne se trouvait pas dans la capitale au moment de la découverte du complot de Nantil. La permission de se rendre en Belgique, demandée en mai lui avait été accordée le 21 juillet (43). Qu'allait-il faire dans ce
pays sinon établir la liaison entre les conspirateurs de Paris et les proscrits de Bruxelles ? On est réduit à des suppositions qui sont cependant infiniment plausibles, puisqu'un ordre royal du gouvernement des Pays-Bas, en date du 4 octobre 1820, prescrivait son expulsion. Il fut arrêté à Liège, ramené à la frontière et remis entre les mains de la gendarmerie de Givet. Le 23 octobre, le capitaine de la prévôté des Ardennes rendait compte de la capture du chef d'escadron Brice et demandait des instructions au ministre. Comme son seul méfait était d'avoir inquiété la police belge, on lui rendit la liberté. Il revint à Paris pour y conspirer de nouveau c'est à cette époque qu'il fut affilié au Carbonarisme.
Les hommes politiques, qui avait encouragé le complot de Paris, se tinrent prudemment à l'écart tant qu'ils craignirent d'être impliqués dans les poursuites. Dès qu'ils furent assurés de l'impunité, ils reprirent le cours de leurs intrigues.
Une association politique secrète s'était créée à Saumur. en octobre 1820, à la suite d'un banquet que le parti libéral avait offert à Benjamin Constant. La réunion, mal vue des élèves de l'Ecole de Cavalerie, avait suscité des manifestations au cours desquelles la Garde Nationale fut quelque peu malmenée. La fureur des libéraux réclama des représailles. Pour les préparer, ils fondèrent la société des Amis de la Liberté. Cette association se propagea si rapidement dans les départements de l'Ouest qu'en quelques mois elle comptait plus de vingt mille membres. Aucune liste n'en était dressée; aucune correspondance n'était permise entre les affiliés. Les ordres se transmettaient verbalement et les Amis de la Liberté ne se reconnaissaient que par un geste de ralliement.
Ce groupement se fondit bientôt avec celui des Carbonari parisiens. Ces derniers avaient été organisés par deux étudiants, Joubert et Dugied, qui, ayant fait partie du complot de Paris, s'étaient réfugiés en Italie. Lorsque, rassurés sur leur sort, ils revinrent en France, ils rapportèrent de leur exil volontaire les principes du Carbonarisme.
Le Carbonarisme était une société secrète qui datait du moyen âge. Son but primitif était de soutenir le pape dans la lutte contre l'empereur. En traversant les siècles, elle était devenue la ligue occulte du patriotisme italien. Joubert et Dugied s'inspirèrent de sa charte pour fonder une association analogue. La Charbonnerie française se composait d'une Haute Vente, de Ventes Centrales et de Ventes particulières. Chaque groupe de vingt carbonari constituait une vente particulière qui élisait un président, un censeur et un député. Vingt ventes particulières formaient une Vente Centrale. Seuls, les députés des Ventes Centrales communiquaient avec la Haute Vente.
Le cérémonial de réception dans la Charbonnerie était simple. Le récipiendaire se bornait à prêter serment de discrétion absolue. Il ne devait révéler, en aucun cas, quoi que ce soit de la Société, ni de ses agissements; il ne devait conserver aucune trace écrite, aucune liste des membres, aucun règlement, aucun rapport mais il était pourvu d'un fusil de munition et de vingt-cinq cartouches.
Les membres de la Haute Vente consacrèrent l'importance de la Charbonnerie par l'adhésion de Lafayette dont l'autorité morale était considérable sur le parti de l'opposition. Toujours préoccupé de jouer un rôle influent, Lafayette avait accepté avec empressement les offres qui lui avaient été faites. Il fit agréer ses amis de Corcelles, Voyer d'Argenson, Jacques Koechlin, l'avocat Merilhou, etc. A leur suite, la plupart des membres des anciennes Sociétés, l'Union, les Amis de la Presse, le Comité d'Action, se hâtèrent de s'affilier à la Charbonnerie. Les ennemis de la royauté se trouvaient groupés sous un nouveau vocable, mais c'étaient toujours les mêmes hommes qui, depuis 1816, avaient résolu la chute des Bourbons.
Le territoire de la France fut partagé en trois grandes divisions de Charbonnerie. Celle de l'est avait à sa tête Buchez. celle du midi Arnold Scheffer, celle de l'ouest Rouen aîné. Comme les Carbonari se recrutaient principalement dans la bourgeoisie, ils auraient été incapables de produire, eux-mêmes, un mouvement insurrectionnel. Leurs chefs s'attachèrent à gagner l'armée dont le concours était indispensable pour passer aux actes. La Charbonnerie s'y développa aisément. Les officiers en réforme, les demi-solde furent les instigateurs des ventes militaires qui prirent le nom de manipules, de cohortes et de légions. Ils trouvèrent leurs meilleurs adeptes parmi les sous-officiers « jeunes, résolus, ambitieux de grades, puissants sur les soldats, jaloux de l'officier. » (44). Ralliés au libéralisme « par les journaux, les pamphlets, les chansons patriotiques qui circulaient dans l'oisiveté des casernes », ils étaient acquis au bonapartisme par les souvenirs de gloire militaire.
Car, si nombre de Carbonari rêvaient d'un renouveau de l'ère de la Liberté, beaucoup, comme Brice, ne séparaient pas la France de son passé impérial et n'aspiraient qu'au retour de Napoléon. Mais déjà il était trop tard : l'animateur de tant de héros venait de mourir sur le rocher de Sainte-Hélène. Sa disparition, néanmoins, ne découragea pas les adversaires des Bourbons. En 1821, la querelle ne se débattait plus entre impérialistes et royalistes. Elle avait pris plus d'ampleur. C'était le duel de la Révolution et de la Contre-Révolution.
Parmi les Carbonari qui avaient rêvé le rétablissement de l'Empire avec leur Empereur, il y eut un vif émoi; mais ils se ressaisirent. Ils conservaient leur drapeau la mémoire de Napoléon c'est-à-dire la personnification de la grandeur de la France et de ses victoires. Ils se rallieraient autour de son fils, le Roi de Rome, captif de l'Autriche. C'est pour lui donner le trône qu'ils conspiraient désormais.
Brice passa la plus grande partie de l'année 1821 à Paris, assistant aux réunions de la Charbonnerie et préparant avec des amis le mouvement qui devait mettre fin à la Restauration. Il y eut cependant une trêve à son ardeur. La guerre ininterrompue, puis l'exil, ne lui avaient pas permis de songer à créer une famille. Il avait trente-huit ans. Il pensa qu'il était temps de se marier. Il avait fait connaissance, au cours d'un voyage au Havre, d'une américaine, miss Williams, fille d'un armateur de New-York qui habitait momentanément la France. Il demanda officiellement l'autorisation de l'épouser. La jeune fille était d'une famille honorable; elle avait une dot de trois mille francs de rentes et des terres dans la province de Kentucky. Le ministre acquiesça « d'autant, écrivait-il, que cet officier supérieur ne sera jamais réemployé et qu'il demande, en ce moment même, son admission à la retraite. » Cependant (et il est impossible de savoir pour quelles raisons), le mariage ne se fit pas. Brice revint à Paris où la Charbonnerie élaborait un vaste plan de campagne.
Le Complot de Belfort
On était aux derniers -mois de 1821. La Charbonnerie se trouvait à son apogée. Elle avait pénétré « partout, dans l'armée, dans les écoles, dans la haute et moyenne industrie, dans la Chambre des Députés et jusque dans la Chambre des Pairs » (45). Parmi les points du territoire où Carbonaristes et Chevaliers de la Liberté, travaillant de concert, s'efforçaient de créer des centres d'insurrection, Belfort était, dans l'Est, celui qui paraissait le mieux préparé. Jacques Koechlin, un des chefs de l'industrie cotonnière de Mulhouse, député du Haut-Rhin, faisait partie de la Haute Vente. Il avait accueilli dans ses manufactures plusieurs officiers compromis dans le complot du Bazar Français, et qui, acquittés par la Chambre des Pairs, avaient été mis en réforme, sans traitement, par le ministère de la guerre.
Ces officiers avaient fait de la propagande carbonariste dans leur voisinage. Ils avaient, notamment, travaillé le 29e de ligne dont les trois bataillons étaient répartis entre Belfort, Neuf-Brisach et Huningue. Les intelligences s'étaient étendues de proche en proche. Des ventes avaient été constituées à Strasbourg dans les deux régiments d'artillerie et le bataillon de pontonniers, à Metz à l'Ecole d'Application et au régiment du génie, à Epinal dans un régiment de cuirassiers. L'espoir des conspirateurs était de faire soulever d'un seul coup l'Alsace, les Vosges et la Lorraine.
La Haute Vente envoya Bazard et Joubert vérifier sur les lieux la préparation de l'insurrection. Le plan d'exécution fut arrêté à leur retour. Le signal devait partir simultanément de Belfort et de Neuf-Brisach où, dans la même nuit, à la même heure, les troupes devaient prendre les armes et déployer le drapeau tricolore. De là, elles devaient se porter sur Colmar où le général de cavalerie en non activité Dermoncourt rallierait son ancien régiment le 7e Chasseurs à cheval. Mulhouse se soulèverait; les douaniers qui y étaient casernés étaient d'anciens soldats affiliés à la Charbonnerie. On comptait que Strasbourg, Epinal, Nancy et Metz arboreraient à leur tour les trois couleurs. Brice, réunissant ses anciens partisans, avait pour mission d'occuper les passages des Vosges et d'intercepter toute communication entre l'Alsace et Paris.
La Charbonnerie voulait créer, en quelque sorte, un gouvernement indépendant. Proclamé à Belfort, son siège devait ensuite être fixé à Colmar. Les députés Lafayette. d'Argenson et J. Koechlin étaient désignés pour se mettre à sa tête. Ils devaient être secondés par une trentaine de carbonari parisiens dont la résolution était éprouvée. Ces précieux auxiliaires se rendraient à l'avance dans la Haute-Alsace de façon à seconder les événements et à prendre possession des fonctions administratives dés que le moment serait venu. Après avoir organisé les provinces de l'Est, le mouvement insurrectionnel devait gagner de proche en proche les différentes provinces où les ventes de la Charbonnerie préparaient l'avènement de la Liberté.
Le rôle qui était dévolu à Brice comptait parmi les plus importants. Il était chargé de protéger les frontières du nouvel état, pendant le temps nécessaire à son organisation. La vive popularité dont il jouissait en Lorraine garantissait l'efficacité de son concours.
La date du soulèvement était fixée au 29 décembre, dans la nuit. Koechlin à Mulhouse, Voyer d'Argenson dans sa propriété de Massevaux attendaient Lafayette qui devait prendre part à l'action. Mais, le 28, Koechlin, qui était venu à Belfort, n'avait aucune nouvelle de ce voyage. Très inquiet, il envoya un des conjurés, le peintre Ary Schefler, relancer Lafayette dans son château de La Grange, en Seine-et-Marne. La mission nécessitant plusieurs jours, il décida de différer le mouvement insurrectionnel.
Le 31 décembre au soir, Brice et Bazard (46) arrivèrent de Paris dans un cabriolet qui appartenait à Georges de Lafayette, le fils du député. Ils apportaient l'uniforme de lieutenant général que devait revêtir son père pour se mettre à la tête de la troupe insurgée et l'uniforme de Georges de Lafayette qui avait été officier de hussards et devait faire fonctions d'aide de camp. J. Koechlin, Joubert, Corcelles fils, le colonel Faillies, qui étaient déjà réunis à Belfort, tinrent conseil avec les nouveaux venus. Supputant la durée du voyage d'Ary Scheffer, ils arrivèrent à estimer, après bien des discussions, que Lafayette pourrait les rejoindre le premier janvier et que, par conséquent, il y avait lien de différer le signal de l'insurrection jusque dans la nuit du premier au deux janvier. Ils décidèrent que Brice poursuivrait sa route vers les Vosges où il allait lever ses partisans. Il voyagerait dans le cabriolet qui l'avait amené et passerait par Neuf-Brisach et par Mulhouse où il laisserait Joubert, chargé d'avertir les conjurés du retard de l'entreprise.
Malheureusement, l'excès de zélé d'un sergent du 29e de ligne fit avorter le complot. Il rentrait de congé et n'avait pas été mis dans le secret. Il rendit compte, fort innocemment, à son capitaine de l'exécution des ordres donnés par un conjuré, l'adjudant Tellier. Fort étonné d'apprendre que le bataillon avait pris les armes sans que les officiers eussent été commandés, le capitaine avertit le lieutenant-colonel de Reyniac. Celui-ci prévint le chef d'escadron Toutain, commandant de place. La troupe fut aussitôt désarmée et ramenée à l'obéissance (47)
La plupart des conspirateurs purent échapper aux recherches, car le dénonciateur involontaire avait atténué l'effet de sa sottise en s'excusant auprès de l'adjudant Tellier. L'alerte fut donnée à temps à tous les complices. Lafayette se trouvait avec son fils à peu de distance de Lure, lorsqu'il fut rejoint par un émissaire chargé de lui faire savoir que l'affaire était manquée. Il changea immédiatement son itinéraire et feignit de se rendre à Gray, chez un ami. Voyer d'Argenson était retourné à Massevaux, Koechlin à Mulhouse. Brice, apprenant l'échec du complot, y avait laissé son cabriolet et avait pris la diligence de Paris.
La police fut lancée à la recherche des conjurés; mais ses enquêtes ne furent guère fructueuses.
Cependant l'adjudant Tellier avait été capturé en Suisse. La justice essaya en vain de lui arracher des aveux. Elle dut dresser la liste des accusés d'après de vagues indications (48). Elle y inscrivit quarante-quatre noms. Celui de Brice n'y figurait pas. Aucun témoin ne l'avait dénoncé. Il faillit néanmoins être découvert. La gendarmerie avait saisi le cabriolet abandonné dans un hôtel de Mulhouse. Ses recherches pouvaient révéler les noms de ceux qui s'en étaient servis, établir le but de leur voyage et, même, déterminer le nom du propriétaire. Pour éviter tout désagrément, les frères Koechlin firent enlever, pendant la nuit, cette voiture compromettante que la justice avait mise sous séquestre. Elle fut transportée sur la rive droite du Rhin et incendiée.
Le mot d'ordre général des Carbonari était de garder le silence quoi qu'il arrive. Bourgeois ou militaires, femmes, enfants même, toutes les personnes qui furent interrogées sur le complot de Belfort, déclarèrent ne rien savoir, n'avoir rien vu, n'avoir rien entendu. Sur les quarante-quatre inculpés découverts à grand'peine par la justice, vingt et un étaient contumaces. Les vingt-trois autres passèrent devant la Cour d'assises de Colmar, le 22 juillet 1822. Faute de preuves, ils furent acquittés à l'exception de quatre qui furent condamnés à quatre ou cinq années d'emprisonnement.
Le complot de Belfort avait été l'oeuvre exclusive des Carbonari. Ce tut le dernier auquel Brice prit part sous la Restauration. Il est vrai qu'il ne renonça à la lutte que parce que tous l'abandonnaient. L'année 1822 marqua la fin des conspirations. Elles avaient échoué les unes après les autres. Ce n'est pas que les conjurés fussent pusillanimes, bien au contraire ils étaient prêts à tous les sacrifices mais parce qu'une conspiration est impuissante à renverser un ordre politique. Elle peut atteindre un homme, si haut placé soit-il : elle ne frappe que lui. Seule, la foule armée renverse les trônes.
Brice avait pu conspirer impunément sans avoir de compte à rendre à la justice. Il était surveillé par la police royale. Il dérouta ses soupçons parce qu'il ne fut jamais trahi. Vaulabelle a pu écrire en généralisant son cas « Un fait unique peut être dans l'Histoire, caractérise l'énergie du sentiment moral qui unissait les membres de ces associations on n'évalue pas à moins de cinquante-cinq à soixante mille le chiffre total des Carbonari et des Chevaliers de la Liberté toute délation aurait été achetée au plus haut prix le gouvernement, en dehors de quatre à cinq sous-officiers de l'armée active, ne trouva pas un délateur. »
En retraite pour infirmités
Dés septembre 1821, le chef d'escadron J. Brice avait demandé sa mise à la retraite pour infirmités. Sa situation d'officier admis au traitement de réforme, mais toujours soumis aux obligations de l'état militaire, n'était plus, en réalité, qu'une servitude. Elle eut été tolérable avec l'espoir d'une réadmisssion dans les cadres. Comme il était classé « parmi les hommes dangereux, capables de corrompre l'esprit des troupes » Brice se savait écarté définitivement du service. Il se décida à provoquer sa radiation de l'armée. Il récupérerait ainsi la liberté indispensable à ses desseins.
Ses blessures servirent de prétexte à sa demande. Il comparut, le 21 novembre, devant le Comité de Visite de la 5e direction du ministère, bureau des pensions. L'ankylose du pouce droit, l'impotence de l'annulaire et de l'auriculaire de la même main, la limitation des mouvements de l'épaule furent considérés par les docteurs Verger et Lacroix comme équivalents à la perte de l'usage d'un membre. Le 17 mars 1822 une ordonnance royale admettait à la retraite le chef d'escadron J. Brice et fixait sa pension à dix-huit cents. francs par an qui se décomptaient comme il suit : pour la perte de l'usage d'un membre, neuf cents francs; pour vingt-quatre ans, deux mois et dix-huit jours de service, neuf cents francs.
Ainsi prenait fin une carrière qu'il avait rêvée magnifique : La retraite à trente- huit ans avec le grade de chef d'escadron auquel l'avait ramené l'arbitraire de Louis XVIII. Ce ne fut ni sans amertume, ni sans chagrin que Brice reçut avis de sa radiation des cadres ; mais Il éprouva un vif soulagement à être libéré des contraintes qui lui étaient imposées au titre d'officier la demi-solde : - défense de se déplacer sans un passeport des autorités civiles visé par la place de Paris ; impossibilité de chercher à gagner sa vie en dehors de l'armée.
L'échec du complot du général Breton à Saumur, l'affaire des quatre sergents de la Rochelle avaient frappé d'impuissance la Charbonnerie, Au mois d'août 1822, les délégués des principales ventes réunis à Bordeaux renoncèrent à toute tentative contre les Bourbons. Brice n'eut donc pas à consacrer son indépendance à de nouvelles aventures.
C'est à cette époque, cependant, qu'il se lia d'une étroite amitié avec un de ses anciens camarades des Chasseurs à cheval de la Garde, le capitaine Charles Parquin. Il l'avait retrouvé, à son exil, parmi les habitués du Bazar Français. Ils avaient, l'un et l'autre, participé au complot de Paris et ils avaient partagé les espoirs et les angoisses des conjurés. Parquin était le type de l'officier de cavalerie légère, séduisant, fougueux, aimant la bataille et brave jusqu'à la témérité. Il a laissé des souvenirs charmants sur sa vie militaire. Comme ils s'arrêtent à la campagne de France, il convient d'ajouter quelques renseignements complémentaires. Leur auteur fut, sous la Restauration, un des dangereux duellistes qui décimèrent les gardes du corps du Roi. Il rossait les mouchards qui avaient mission de l'espionner et les gendarmes qui prétendaient l'empêcher de porter son bel uniforme de chasseur de la Garde. En 1822, Parquin épousa Mlle Louise Cochelet qui avait été camarade de pension d'Hortense de Beauharnais chez Mme Campan, puis lectrice de la reine Hortense et qui servait de dame de compagnie à la duchesse de Saint-Leu, suivant ainsi fidèlement la belle-fille de Napoléon dans les étapes de son existence. Elle était, à vrai dire, sa meilleure amie, sa plus intime confidente. Le mariage fut célébré dans la chapelle du château d'Arenemberg, en Suisse, résidence d'exil de l'ex-reine de Hollande. Le prince Eugéne servit de témoin à la mariée ; Brice assistait son frère d'armes de la Garde. Ce fut pour lui l'occasion de nouer des relations avec la reine Hortense et de connaître ses enfants, Napoléon-Louis et Louis-Charles-Napoléon Bonaparte. Mme Parquin aimait tendrement les fils de son amie. Les deux jeunes princes l'adoraient, car elle était d'une gaieté intarissable et d'une extrême complaisance à leurs jeux. Mais elle avait un favori, le cadet, Louis-Charles.
Au début de son mariage, Parquin fut l'hôte d'Arenemberg. Il voua une paternelle affection au préféré de sa femme. Le prince Louis avait quatorze ans et ne rêvait que du métier des armes. Parquin se fit son éducateur militaire. Il lui apprit l'équitation, l'escrime et le maniement du fusil. Brice vint faire plusieurs séjours chez Parquin, lorsque celui-ci eut acheté le petit château de Wolfsberg, sur les bords du lac de Constance, à quelques minutes d'Arenemberg. Il fut admis dans l'intimité de la reine Hortense.
Par sa grâce et ses prévenances, elle séduisait tous ceux qui l'approchaient. Brice n'échappa pas à son attrait, d'autant qu'elle savait le flatter et qu'elle ne manquait pas de lui donner le titre de colonel auquel il prétendait vainement depuis 1815. A la chaleur des convictions bonapartistes de la société d'Arenemberg, l'ancien partisan reprit espoir dans le rétablissement de l'Empire. Le duc de Reichstadt vivait séquestré à la cour de Vienne. Brice ne reniait pas le fils de son Empereur mais il s'intéressait beaucoup à cet adolescent qui prenait avec docilité les leçons militaires de Parquin...
On peut juger des sentiments sympathiques qu'il sut inspirer à la châtelaine d'Arenemberg par la lecture d'une lettre envoyée par celle-ci au lendemain de la mort du prince Eugène
« J'étais bien sûre, colonel, que vous partageriez ma douleur; je tenais à vous assurer de toute ma sensibilité pour la part que vous y avez prise les regrets d'un brave Français sont la plus douce récompense d'une vie utile et honorable... Il me faut bien de la résignation, colonel, car un frère est un ami qui ne se remplace jamais. En vous parlant ainsi, c'est vous prouver que j'ai pu apprécier vos sentiments et que je trouve du plaisir à vous renouveler ceux que je vous porte. »
Arenemberg, ce 2 décembre 1824, Hortense.
L'amitié de Parquin orienta la vie de Brice. Elle lui procura diverses relations qui lui permirent d'augmenter sa maigre solde de retraite par l'appoint de plusieurs affaires lucratives. C'est ainsi que Parquin lui fit connaître un ancien fournisseur des armées, le suisse Cervasius, qui s'occupait avec profit de commerce et de banque, et l'ex-inspecteur aux revues Lapenne, qui était un des administrateurs de la Compagnie royale d'assurances.
Ces personnages professaient des opinions politiques qui les rendaient suspects à la police. Leurs allées et venues étaient surveillées. Le dossier n° 9.835 du cabinet particulier du préfet relate les différentes démarches de Parquin pendant ses voyages à Paris. On y signale, par exemple, en mars 1826, les visites du sieur Brice, chef d'escadron en retraite, né dans le « département de la Meurthe », mais le mouchard, qui s'est attaché à ses pas. déclare qu'il n'a rien constaté de répréhensible dans sa conduite.
Cette période de la vie de l'ancien chef de partisans n'offre qu'un faible intérêt. Il continuait à fréquenter les milieux d'opposition : Casimir Périer, Benjamin Constant, Manuel, Félix Lepelletier de Saint-Fargeau étaient restés en rapport avec lui.
Il voyait fréquemment son oncle, le général baron Thiry. Le « sabreur » ne décolérait plus contre les Bourbons. Furieux du dédaigneux refus de ses services, -il professait des idées révolutionnaires. Il se plaisait à évoquer la fameuse journée de Quiberon où il avait « fauché l'émigré ». Il tenait des propos excessifs. Il regrettait la Montagne et eut volontiers rétabli la guillotine à l'usage de ces gueux de royalistes. Le découragement et l'inaction le vieillissaient prématurément. Il mourut le 31 mai 1827, à l'âge de cinquante-huit ans.
Cependant la Restauration travaillait inlassablement à sa propre perte. Ce que n'avaient pu faire les conspirations militaires, ni les menées des sociétés secrètes, le peuple de Paris, soulevé contre les Ordonnances, devait l'accomplir dans les Trois Glorieuses journées de juillet 1830. Beaucoup d'anciens carbonari ou de vieux soldats de Napoléon se signalèrent sur les barricades. Mais Brice ne figurait pas au triomphe de la liberté reconquise. Tandis que les insurgés arrachaient le drapeau blanc du fronton des monuments, il se trouvait en Angleterre aux eaux de Bath.
CHAPITRE VII - LES AVATARS D'UN COLONEL DE CAVALERIE
Le 3e Cuirassiers
Sitôt qu'il apprit le soulèvement révolutionnaire, Brice se hâta de rentrer en France. Dès le 2 août, il était à Paris. Déjà, le mouvement insurrectionnel avait pris fin. Les trois couleurs flottaient sur les Tuileries. Charles X avait abdiqué et s'apprêtait a fuir son royaume. Le duc d'Orléans allait recevoir le titre de Roi des Français qui consacrait la monarchie constitutionnelle. En vain, les Carbonari avaient essayé de faire proclamer la République, tandis que, seuls, deux fervents bonapartistes, Ladvocat et Dumoulin, avaient tenté d'acclamer Napoléon II.
Brice adhéra, sans arrière-pensée, au régime qu'il voyait adopter par la plupart de ses amis politiques Lafayette, B. Constant, Lafitte, entre autres.
Le général Gérard, qui venait d'être nommé ministre de la guerre, s'occupa aussitôt de réorganiser l'armée et de lui donner des chefs susceptibles de soutenir le nouveau gouvernement. Gérard avait fait partie de l'opposition libérale où Brice avait de puissants appuis. Un de ses premiers actes tut de rappeler à l'activité, malgré ses huit années de retraite, l'ancien chef de Corps francs. Et, bien mieux, à titre de dédommagement des injustices qu'il avait subies, le ministre
le nommait, à la date du 20 août, colonel commandant le régiment de cuirassiers. Quelques jours après, Félix Lepelletier de Saint-Farjeau écrivait au général Gérard pour le remercier : « Mon jeune ami Emmanuel de Las Cases m'a fait connaître ce que votre excellent intérêt a fait pour aider le brave colonel Brice. que l'on peut bien qualifier avec raison sans peur et sans reproche, spolié avec une impudence sans exemple par les Bourbons » etc...
A ce début d'un régime encore trouble, les anciens adversaires de la Restauration restaient groupés sous le même drapeau. Républicains, bonapartistes, orléanistes étaient encore grisés de leur commune victoire; mais ils sentaient que l'union était nécessaire pour la confirmer. On croyait que la Sainte-Alliance interviendrait pour replacer Charles X sur le trône. Chacun s'attendait à la guerre, surtout parmi les populations de l'Est qui ont, plus que toutes autres, des raisons de la craindre. Sitôt que la nomination de Brice fut connue en Lorraine, les habitants manifestèrent leur joie : ils retrouvaient leur légendaire défenseur.
Un journal de Nancy imprimait « On nous écrit de Dieuze : Au premier bruit de guerre, on a répété avec enthousiasme le nom de Brice, chef de Corps francs en 1815, tant redouté des alliés et condamné à mort par la Cour royale de Nancy. Tous les jeunes gens, tous les chasseurs sont prêts à suivre sous lui les conseils de Paul-Louis Courier. Beaucoup sont déjà fournis d'armes et de munitions... »
L'indifférence des alliés aux événements intérieurs de la France écarta toute inquiétude. Le colonel Brice avait rejoint à Lilie son régiment de cuirassiers. C'était l'ancien régiment de Bordeaux-Cuirassiers dont le colonel, le comte de Saint-Belin, trop légitimiste pour servir sous un d'Orléans, venait de démissionner. En prenant le commandement, Brice passa la revue de sa troupe; puis, ayant fait former le cercle, il adressa à ses soldats une allocution qui fleurait fort le libéralisme. Il avait trop fréquenté certains milieux politiques pour que ses discours n'en conservassent pas la marque. Il débutait par recommander la fidélité et le dévouement au roi-citoyen Louis-Philippe Ier que la France avait choisi. Il prêchait, lui, l'ancien conspirateur, l'obéissance aux lois, le respect de l'ordre. Il exposait la nécessité de la discipline et les devoirs réciproques des officiers et des soldats. Il conseillait enfin la bonne harmonie entre militaires et habitants des garnisons; et il osait dire : « N'oubliez jamais que vous êtes citoyen avant d'être soldat et, qu'étant soldat, vous ne perdez pas ce titre. » Mais aussi, il proclamait bien haut le culte de l'Honneur, cette religion à laquelle il avait voué sa vie.
En ce temps-là, les régiments étaient essentiellement nomades. Le Cuirassiers, aux parements couleur aurore, quitta Lille, le 30 octobre 1830, pour Lunéville où il arriva le 21 novembre. Le passage du colonel Brice à Nancy fut l'occasion d'une grande manifestation. Trois mille gardes nationaux, conduits par le général Drouot et par le maire de la ville, se portèrent a sa rencontre. Il y eut des discours, des acclamations, un vin d'honneur. Le régiment fut fêté par la population entière. Jamais la réputation du chef des Partisans n'avait été aussi considérable en Lorraine. Son nom était célèbre comme celui d'une des illustrations du pays.
Pendant son séjour à Lunéville, le régiment fut appelé à Strasbourg, en juin 1831, pour être passé en revue par Louis-Philippe. Le colonel Brice fut fait, à cette occasion, officier de la Légion d'honneur. Le roi se rappela-t-il, en le décorant, de la revue des Chasseurs royaux, en mars 1815, à Cambrai, et des circonstances qui avaient failli la suivre ?
De Lunéville, le 3 Cuirassiers s'en fut à Beauvais, le 5 avril 1833. Le colonel Brice partait avec 40 officiers, 707 sous-officiers et soldats, 11 enfants de troupe, 61 chevaux d'officiers et 563 chevaux de troupe.
Le 28 juillet, il assistait, à Paris, à l'inauguration de la statue de Napoléon enfin rétablie sur la colonne de la place Vendôme. Pendant la Restauration, le fut n'avait porté que le drapeau blanc. Et voilà que, de nouveau, selon le voeu du peuple français, l'homme au petit chapeau et à la redingote grise (49) s'érigeait au sommet de cette colonne faite du bronze de douze mille canons ennemis. Lorsque Brice défila, en tête de ses cavaliers dont les casques et les cuirasses étincelaient au grand soleil, il se dressa sur ses étriers, saluant-son idole d'un large geste du sabre et il se retint, à grand'peine de lancer le cri ; Vive l'Empereur ! La foule qui se pressait à ce spectacle remarqua l'élan de son salut. Le soir même, les chefs des corps, qui avaient figuré à cette cérémonie, étaient reçus aux Tuileries. « Prince, dit Brice au jeune duc d'Orléans, si j'avais su, c'est à mon régiment tout entier que j'aurais commandé le salut militaire. » Et le jeune prince de répondre : « Vous auriez bien fait, colonel. » Son approbation était sincère. La famille d'Orléans préférait s'annexer la gloire de l'Empereur plutôt que de se risquer à combattre son formidable souvenir.
Cependant le 3e Cuirassiers poursuivait ses pérégrinations de garnison en garnison. En février 1834; il arrivait à Tours. Il se rendit de là à Gray qu'il quittait aux premiers jours de 1836 pour aller occuper les casernes d'Haguenau.
Le hasard seul amenait le colonel Brice dans cette petite ville, au voisinage de la frontière badoise. Une sorte de fatalité allait l'entraîner à de nouvelles aventures.
L'échauffourée de Strasbourg
Depuis qu'il avait été replacé dans t'armée avec le grade de colonel) Brice s'était désintéressé de la politique. Il conservait certainement dans son coeur le souvenir passionné de Napoléon mais ce n'était qu'une pieuse fidélité au passé, ce n'était que le culte d'un mort magnifique.
Il acceptait, sans répugnance, le règne de ce prince d'Orléans qui se prétendait libéral. Du reste, nombre de ses amis suivaient la même conduite. Le bouillant Parquin, lui-même, s'était décidé, au lendemain des Trois Glorieuses, à reprendre du service. Il avait été nommé chef d'escadron de gendarmerie. Il est vrai qu'il se faisait mettre en congé l'année suivante; mais, en 1835, il était admis avec le même grade dans la Garde municipale de Paris. Sa femme mourut au début de 1836. Parquin demanda un congé pour se rendre à Arenenberg où il avait à liquider la succession conjugale. Il s'y rencontra avec Louis Napoléon-Bonaparte.
Le fils de la reine Hortense avait alors vingt- huit ans. La mort du duc de Reichstadt, celle de son frère aîné Napoléon-Louis, l'indifférence de ses oncles, lui laissaient le droit de briguer la problématique succession de l'Empire. Conseillé par une mère ambitieuse, il s'y était préparé de longue date. Un apprentissage dans l'armée suisse l'avait consacré artilleur comme l'avait été Napoléon. Il avait répandu ses idées politiques dans nombre d'articles et de brochures où il s'efforçait de se poser en sincère républicain. Enfin, affilié au Carbonarisme, il avait noué des relations avec les mécontents qui projetaient de renverser le Gouvernement de juillet.
Les événements qui s'étaient succédé au cours de l'année 1836, émeutes de Paris, manifestations de Grenoble et de Lyon, licenciement de la Garde nationale de Strasbourg et d'autres villes, excitèrent sa fièvre de conspiration. Il gagna aisément à ses projets son vieux mentor Parquin que l'âge n'était pas capable d'assagir. Il lui confia le rôle de recruter des adhérents dans l'armée. Parquin ne pouvait manquer de faire appel à son intime ami, son ancien camarade de la Garde impériale qui commandait un régiment à quelques kilomètres de la ville où Louis Napoléon voulait tenter un coup de main. Il est certain que les conjurés comptèrent, non seulement sur l'adhésion du colonel Brice, mais aussi sur son intervention à la tête de sa troupe.
Le prince se tenait à Bade. Il y surveillait les événements politiques et y recevait ses fidèles. Parquin amena Brice chez la chanteuse Eléonore Gordon où se préparait la conjuration. Tout d'abord le colonel refusa de jouer un rôle actif et déclara se borner â une bienveillante neutralité. Il adressait au prétendant ses voeux de réussite, mais il ne pensait pas que ce jeune homme, encore qu'il fut sympathique, put relever le sceptre impérial. Argumenté par Parquin, il se laissa peu à peu gagner. Son vieil ami lui représenta que le prince était décidé à réussir ou à tomber victime de sa foi politique. Sans aucun doute, l'armée vibrerait au nom de Napoléon. Le neveu de l'Empereur entraînerait à sa suite les garnisons. De proche en proche, par les Vosges, la Lorraine, la Champagne, il renouvellerait la marche fameuse qui fit flotter l'aigle aux tours de Notre- Dame.
Parquin fit valoir, d'autre part, les ressentiments que le gouvernement de Louis-Philippe avait accumulés dans le coeur de Brice. Il lui rappela les démarches et les réclamations qu'il avait faites pour que le Ministère de la Guerre reconnût valable sa nomination de colonel en 1815 et lui donnât rang de cette époque dans son grade : dans sa séance du 29 mars 1833, le Comité de Guerre et Marine avait sèchement répondu que pareille prétention ne se justifiait pas et ne pouvait être accueillie. Brice, touché à son point faible, se laissa convaincre. Cependant sa nombreuse expérience des complots lui conseillait, cette fois, la prudence. Il accepta, non pas d'entrer dans la conjuration, mais de lui prêter son appui au cas où la garnison de Strasbourg se déclarerait pour Louis-Napoléon. II se tiendrait, pour ainsi dire, en réserve, prêt à intervenir si les événements le permettaient.
Le 30 octobre 1836, le colonel Brice recevait deux lettres. La première, qui le trouvait dans la matinée à Haguenau, lui était apportée par un émissaire du prince :
COLONEL,
« Je viens de me rendre maître de Strasbourg. La France va enfin secouer le joug honteux du juste milieu. Dans un jour aussi solennel, le concours d'un vieux soldat comme vous le rendrait plus éclatant.
« Accourez donc avec votre beau et brave régiment, la liberté et la Patrie vous appellent par ma voix ».
NAPOLÉON-LOUIS.
L'hésitation n'était pas permise. Brice résolut d'exécuter sa promesse d'intervention. Il donna des ordres pour que le régiment fut rassemblé, à cheval, sitôt après la soupe du matin. Le prétexte d'une marche militaire devait permettre de le diriger sur Strasbourg.
La deuxième lettre l'atteignait au moment où il venait de se mettre en route. Elle était écrite de la main même du lieutenant-général Voirol, commandant la division militaire. C'est par elle que Brice apprit l'avortement de la tentative de Louis-Napoléon. Le général lui en faisait part pour prévenir l'intempestive venue des cuirassiers d'Haguenau
« ...Je m'empresse de vous donner cet avis pour que vous teniez votre régiment dans la main et que vous soyiez prêt à exécuter les ordres que je serais dans le cas de vous donner... »
Encore un coup de main infructueux ! Décidément les conspirations n'étaient dangereuses que pour leurs auteurs Avec un soupir, Brice prescrivit de modifier l'itinéraire de la promenade régimentaire.
Il se jugeait parfaitement innocent puisqu'il n'avait pas eu le temps d'agir conformément à son intention. Mais les enquêtes auxquelles se livra la justice à la suite de « l'échauffourée » de Strasbourg établirent qu'il avait été en relations avec le prince et que, s'il n'avait pas trempé dans le complot, il avait dû en avoir connaissance « de manière à pouvoir être impliqué moralement ».. Le général Bernard, ministre secrétaire d'Etat de la Guerre, écrivait, le 17 novembre 1836, un rapport au Roi, basé sur les renseignements fournis par M. Persil, garde des Sceaux. Il y déclarait que « désormais le colonel Brice ne pouvait plus inspirer la confiance qui doit être inséparable de la position qu'il occupe dans l'armée ». Sa conclusion était qu'il y avait lieu de proposer la mise en non activité par retrait d'emploi. Le rapport était accompagné d'un compte-rendu du lieutenant-général Lalaing d'Audenarde, inspecteur général du 6e arrondissement de cavalerie, sur la manière de servir de Brice. Tout naturellement, le jugement de l'inspecteur était accablant pour un officier devenu suspect au gouvernement : « Ancien militaire qui n'a plus toute l'énergie nécessaire pour commander un régiment. Son caractère doux et communicatif est cause du laisser-aller qui existe dans le corps... ». Et cependant il le déclarait encore « vigoureux et commandant bien ». Après ces diverses appréciations. il ne faut pas s'étonner que Louis-Philippe ait écrit :Approuvé - au-dessous de la proposition de mise en retrait d'emploi.
L'amour-propre d'un cavalier
La mesure fut signifiée, le 26 novembre, au colonel Brice, en même temps que l'ordre de se rendre à Paris pour fournir des explications sur sa conduite. Il emportait une pétition des notables habitants et du corps d'officiers de la Garde nationale d'Haguenau au Ministre de la Guerre. Ces braves gens se portaient garants de sa « probité politique » et demandaient qu'on leur rendit leur ami et « le père du régiment ». Les justifications de Brice parurent impressionner le ministre, néanmoins il ne fit pas droit à sa demande de réintégration. Après avoir été autorisé à retourner à Haguenau pour régler ses affaires, le colonel vint se fixer à Paris, à l'hôtel de l'Europe, rue de Valois.
Il était très abattu par le coup qu'il venait de recevoir. La vie ne l'épargnait guère. Il se retrouvait seul, maussade, trop vieux pour se créer une famille, trop las pour se bâtir une existence nouvelle. Son ami Lepelletier de Saint-Farjeau avait tenté, en 1831, de le marier à une demoiselle Pauline Pariset de Thian, une de ses parentes. Ils s'étaient fiancés mais le mariage avait dû être ajourné parce que le futur, atteint de rhumatismes, devait prendre les eaux de Baréges. La saison finie, sa fiancée tombait malade,-et bientôt, Brice, appelé à son chevet, assistait à sa mort. Cette tragédie intime t'avait profondément impressionné. Elle te détourna à jamais du mariage. Mais, forcé de quitter l'armée qui lui tenait lieu de famille, il se sentait isolé et sans but.
Cependant, l'ancien chef de partisans n'était pas homme à se laisser dominer par le mauvais sort. Il mit tout en oeuvre pour obtenir l'annulation de la mesure dont il avait été l'objet. Déjà, au procès des conjurés devant la Cour d'assises de Strasbourg, Me Parquin l'avocat, frère du commandant, avait réfuté un entrefilet du journal l'Estafette qui incriminait le colonel des cuirassiers d'Haguenau. Sa parole avait suscité dans l'auditoire une approbation- unanime dont l'écho parvint au gouvernement.
Le 13 mai 1837, le colonel Brice était replacé dans les cadres et nommé au commandement de la place de Bône. Il accepta une désignation qui l'envoyait en Afrique où on se battait, mais il prétendit conserver son titre de colonel de cavalerie, bien qu'il fut affecté an service d'une place. Il demanda d'être inscrit dans les cadres de son arme, et non pas à l'état-major des places, ce corps décrié d'officiers que l'armée surnommait les vert-de-gris. Comme il n'obtenait pas satisfaction, il protesta avec véhémence, sans se lasser de n'être pas écouté. Entêté dans l'idée que la situation où le gouvernement le plaçait avait le sens d'une déchéance, il affecta de dédaigner son service.
Lors de l'inspection passée à Bône, à la fin de l'année 1837, le général Trézel, commandant la division militaire, notait « Je n'ai pu juger de la capacité du colonel Brice comme commandant un régiment mais quant au service de place, je la croirais absolument nulle, si je ne savais que cet officier supérieur est mécontent de sa situation et ne veut pas la conserver ». La feuille d'inspection, parvenue au ministère provoqua l'observation suivante « Examiner si ce colonel réunit les conditions pour être remis à la retraite et joindre son dossier au rapport dont il sera l'objet ».
Mais déjà Brice, trop entier pour céder, reprenait l'offensive. A une dernière demande d'être employé comme colonel de cavalerie en Algérie, le ministre avait répondu que la nomination au commandement de la place de Bône avait pour effet d'admettre définitivement le titulaire dans l'état-major des places. Brice riposta qu'il était venu à Bône parce qu'on préparait l'expédition de Constantine, mais que s'il avait su les conditions de son acceptation, il aurait refusé ce poste. Il déclara hautement qu'il préférait être mis en non activité par retrait d'emploi plutôt que de perdre sa qualité de colonel de cavalerie. Et il faisait suivre sa signature du titre qu'il prétendait ne pas abdiquer.
Son ferme caractère de Lorrain n'admettait aucune concession lorsqu'il estimait défendre une juste cause. Le ministre, enchanté de se débarrasser d'un officier aussi intraitable, mettait de nouveau, le 5 mars 1838, le colonel Brice en non activité par retrait d'emploi. Mais, cette fois, c'était sur la demande expresse de la victime.
Brice s'était sacrifié à son orgueil. Il revint se fixer à Paris. Désoeuvré, aigri, ne cessant de se plaindre de l'injustice qui le frappait à coups redoublés, il fit appel à l'opinion publique par la voie de la presse. Des articles parurent dans le National, la Sentinelle de l'Armée, etc., pour exposer les malheurs de sa carrière.
Sa biographie fut publiée dans la série des Hommes du Jour (50). Le panégyrique aboutissait à une protestation contre la sévérité gouvernementale.
Le prince Louis Napoléon, épargné par la faiblesse de Louis-Philippe, avait regagné l'Europe après un court séjour en Amérique. Il venait de perdre sa mère, la reine Hortense, et s'était installé à Londres où il avait repris ses projets politiques. Il crut que Brice, maltraité par le Gouvernement de Juillet, n'hésiterait plus à embrasser sa cause et deviendrait un des meilleurs auxiliaires de l'action qu'il méditait.
Il lui écrivit de Londres, le 14 décembre 1838 : « On m'a dit que vous vous souveniez de moi et que vous n'étiez pas comme ces hommes timides qui ne mettent plus le pied sur un bateau lorsqu'une lois ils ont fait naufrage. Je n'ai jamais douté de vos sentiments et de votre caractère, car je connaissais toute votre vie passée. Quelle sera maintenant notre destinée à tous ? Voilà ce que je me demande souvent. Resterons-nous dans l'oisiveté ? Passerai-je ma vie à végéter sur la terre étrangère et à traîner mon nom comme un fardeau à travers le monde, preuve affligeante de l'inconstance et de l'instabilité des principes populaires ? Non, telle ne saurait être mon idée de l'avenir, car une cause ne meurt pas, et la cause pour laquelle vous et des milliers de Français ont versé leur sang depuis quarante ans est la plus grande qui existe. »
Mais Brice ne se laissa pas prendre à cette amorce. Il se borna à répondre au prince, en des termes vagues qui étaient loin de formuler l'offre de service espérée par le tenace prétendant. L'affaire de Strasbourg avait porté un coup sérieux à son enthousiasme bonapartiste. Les commentaires du public la tournaient en ridicule. Le prince était décrit comme un téméraire écervelé. Le reproche le plus grave que lui faisait Brice était d'avoir abandonné ses compagnons. En effet, sans se soucier de leur sort, Louis Napoléon avait accepté la grâce royale. Et, tandis qu'il faisait voile pour l'Amérique sur la frégate l'Andromède, ceux qui l'avaient aidé à tenter la fortune subissaient le jugement de la cour d'assises. Ils furent acquittés, mais Brice ne pardonna pas au prince de s'être séparé d'eux pendant qu'ils couraient le risque d'une condamnation capitale.
Du reste, l'ancien carbonari avait perdu le goût des complots. La longue suite de ceux auxquels il avait pris part lui avait démontré l'inanité de ces entreprises, magnifiques au moment où elles sont conçues et piteuses en leur dénouement. Le dernier, auquel il n'avait adhéré qu'à regret et de loin, lui valait la perte de son beau régiment de cuirassiers à parements aurores. Il regrettait, chaque jour, de plus en plus ce commandement dont il avait été si fier; et il multipliait ses démarches pour être réaffecté à la cavalerie.
Il obtint à demi-satisfaction, après une année d'instances. Le 29 avril 1839, il était mis en activité hors cadres et employé dans le service de la remonte générale. C'était consacrer son maintien dans son arme d'origine, mais sans lui confier un régiment dont il aurait pu faire mauvais usage. Il fut chargé d'une mission à Nantes et dans les départements de l'Ouest, et s'en acquitta très honorablement.
Brice avait répudié toute participation à l'aventure bonapartiste. La tentative de Boulogne, en 1840, s'opéra sans lui. Il était resté sourd aux propositions de son ami Parquin qui, arrêté aux côtés du prince et condamné à vingt ans de détention, devait mourir quelques années plus tard dans un cachot de la citadelle de Doullens.
L'âge avait assagi l'ancien chef des Partisans lorrains. Il avait appris la vanité des agitations politiques, mais le culte de Napoléon restait implanté dans son coeur par de puissantes racines. Il ne manquait aucune occasion de manifester sa foi. Le 15 décembre 1840, par un terrible froid de -14°, le corps du glorieux exilé de Sainte-Hélène était triomphalement transporté aux Invalides. Dans le cortège qui suivit le char funèbre le long des Champs-Elysées, au milieu d'une foule innombrable, figurèrent les « revenants » de la Grande Armée, dans leurs vieux uniformes. Parmi les grenadiers légendaires au bonnet d'ourson, les houzards multicolores, les lanciers rouges, les cuirassiers au casque bordé de sanglier, se trouvait le colonel Brice en culotte de daim, dolman vert et or, et portant sur l'épaule gauche la pelisse écarlate des Chasseurs de la Garde. Il était accouru au retour triomphal des cendres de son Empereur.
Campagnes d'Afrique
Le zèle dont Brice avait fait preuve dans ses missions de remonte lui valut d'être appelé à jouer un rôle plus actif. Le 20 avril 1841,'il était mis à la disposition du gouverneur général de l'Algérie qui. peu après son débarquement, le désignait pour remplir les fonctions de commandant du Cercle de Philippeville. Ce n'était pas un fier régiment de cavalerie qui obéirait à sa voix, c'était mieux, puisque son autorité s'étendait sur toutes les troupes qui occupaient le territoire de guerre dont il avait la charge.
Le commandement supérieur de la province de Constantine était exercé par le général de Négrier qui méritait la réputation d'une sévérité souvent excessive. Le pays, quoiqu'éloigné de la zone d'opérations d'Abd-el-Kader, n'était pas sûr. Un cheick rebelle du nom de Sidi Zerdoud occupait avec une bande d'insurgés le massif montagneux de l'Edough. Après avoir échappé aux poursuites du général Randon, commandant du Cercle de Bône, il vint prêcher la révolte aux alentours de Philippeville.
Le colonel Brice fut impatient de montrer que l'âge - il avait cinquante-huit ans sonnés - n'avait pas atténué sa valeur combative. Il ambitionna de mieux faire que son collègue de Bône. Ayant reçu du général de Négrier l'ordre d'aller régler un différent survenu dans la tribu des Radjetas, il quitta Philippeville, le 17 avril 1842, à la tête d'une colonne d'un millier d'hommes et. se dirigeant vers l'est en pleine région montagneuse, pénétra dans la vallée que dominent les douars des Radjetas. Plusieurs centaines de Kabyles accoururent à sa convocation ; ils écoutèrent ses paroles conciliantes et acceptèrent de se soumettre à son jugement.
Cette petite expédition avait parfaitement rempli son but; mais il parut à l'ancien soldat de l'Empire qu'elle était trop insignifiante pour qu'il en pût tirer gloire. Il se souvint que le général de Négrier l'avait autorisé à agir dans l'Ouest contre l'agitateur Si Zerdoud. Au lieu de reprendre le chemin de son chef-lieu, il décida de gagner Bône. Il y parvint sans rencontrer d'ennemis et rentra avec tout son monde à Philippeville, le 24 avril. Cette audacieuse excursion n'avait jamais été tentée avant lui. Il espérait en recevoir des éloges : elle lui valut une réprimande de l'impitoyable général de Négrier. Dans son rapport au ministre, celui-ci accusait le colonel « d'avoir risqué de compromettre les dispositions proposées de longue main par le général Randon dans le Cercle de l'Edough ». Le ministre répondit : « Vous blâmerez cet officier supérieur de ma part des imprudences qu'il a commises. » Le trésorier des Chasseurs de la Garde n'avait-il pas manqué d'être mis aux arrêts pour avoir figuré sans raison à la bataille de Dresde ? Les années avaient respecté sa témérité.
Le colonel Brice était à peine de retour à Philippeville qu'il reçut mission de se porter sur Souk-el-Tleta où s'étaient rassemblés les insurgés. Il partit avec huit cent cinquante hommes du 19e léger, deux cent cinquante zéphirs du bataillon d'Afrique, une quarantaine de spahis, un détachement de sapeurs et deux pièces de montagne. Comme il arrivait dans les environs de Souk, les caïds alliés lui conseillèrent de prendre position avec ses forces et d'attendre l'attaque des gens de Si Zerdoud. Cette sage expectative n'était pas dans la manière du vieux brave. Il poursuivit sa route jusqu'à la place du Marché qu'il trouva vide; mais toutes les hauteurs qui l'entouraient étaient garnies d'hommes en armes, abrités derrière des murs de toub. Pour les en déloger, il engagea le combat. Son avant-garde gagna rapidement du terrain parce que l'ennemi rompait devant l'attaque. La tactique des Kabyles était d'allonger la colonne française pour se porter sur ses flancs et la couper en plusieurs tronçons. L'intrépide colonel, entraîné par son ardeur, faillit se laisser abuser par l'adversaire. Il sut cependant se reprendre, regrouper son monde et faire face à l'ennemi qui le harcelait. Le 4 mai, il ramenait sa colonne à Philippeville. Elle comptait neuf morts et cinquante-six blessés (51).
L'affaire ne pouvait être considérée comme un succès. Néanmoins le général de Négrier écrivait à Brice, le 11 mai, du camp d'Aïn-Babbouch « J'apprécie la vigueur dont les troupes sons vos ordres ont fait preuve et la manière dont vous avez su les conduire. » Cette favorable appréciation se modifia, lorsque le général apprit que, de son côté, Si Zerdoud se vantait d'avoir remporté une brillante victoire. La prétention du cheick était certainement injustifiée, mais il avait quelque motif de croire que le combat de Souk-el-Tleta avait tourné à son avantage.
Quoi qu'il en soit, cette affaire ne procura pas a Brice les bénéfices qu'il escomptait. Colonel, sinon depuis 1815 comme il le soutenait, du moins depuis 1830, les années passées dans ce grade le mettaient en droit d'obtenir les étoiles de maréchal de camp. Au lieu de la promotion attendue, il reçut une affectation nouvelle. Le 2 mai 1843, il était nommé commandant de la place et des forts d'Oran. Cette désignation à un poste éloigné de la zone des combats signifiait que le gouverneur de l'Algérie ne le croyait plus apte à diriger une colonne.
L'ancien chef de Partisans touchait à la soixantaine. Il était encore apprécié de ses chefs. Les notes que lui donna, en 1843, le lieutenant-général de Lamoriciére, commandant supérieur de la province, en sont la preuve. Les voici : « Moeurs très bonnes. - Conduite très bonne. - Principes bons. -Connaissances très bien. Manière de servir sert très bien et avec zèle et exactitude. » On dirait le bulletin d'un excellent élève. Malheureusement le colonel Brice avait atteint l'inexorable limite d'âge. Une ordonnance royale du 21 octobre 1844 le mettait à la retraite par ancienneté de services.
Deuxième mise à la retraite
On pourrait supposer qu'après une carrière marquée par tant de vicissitudes, Brice devait s'incliner devant cette mesure. Il n'en fut rien. Elle l'indigna plus qu'aucune de ses précédentes mises en retrait d'emploi. En guise de protestation, il écrivit au maréchal Soult, ministre de la Guerre, une lettre de menaces et d'insolences qu'il faut transcrire, au moins en partie, car il est impossible d'en imaginer le ton : « .Je me trouverai donc, à mon bien grand regret, dans la nécessité de publier un mémoire sur l'affaire de Strasbourg, mémoire qui, du reste, ne renfermera qu'un exposé succinct et vrai, sans commentaire aucun, sur la partie ignorée de cette affaire et dont la connaissance ne sera pas sans intérêt pour l'opinion publique. En cela, Monsieur le Maréchal, je ne ferai qu'imiter votre exemple; car, il me souvient qu'après la seconde Restauration, le parti qui applaudissait à nos désastres vous accusait d'avoir, étant ministre, favorisé le retour de l'Empereur de l'ile d'Elbe et, à cette occasion, vous fîtes un mémoire que j'ai lu, dans le temps, avec intérêt... L'affaire de Strasbourg, j'insiste toujours à le dire, et je n'avance rien qui ne fut vrai, y a des ramifications dans votre ministère, bien qu'alors, Monsieur le Maréchal, vous ne fussiez pas ministre... »
Ce cri de rage fut entendu avec beaucoup de calme. Soult aurait pu s'indigner et foudroyer l'impudent officier qui menaçait sa haute autorité d'une sorte de chantage. Il préféra s'en tenir à une fermeté indulgente dont l'expression ne manque pas d'ironie Je n'ai aucun motif d'empêcher le colonel Brice de publier le mémoire qu'il m'annonce sur l'affaire de Strasbourg. Quant à ses services, je suis dans la pensée qu'ils ont toujours été honorables et j'éprouve le regret que des circonstances qui me sont étrangères en aient arrêté le cours, mais ils ont eu une si longue durée qu'il doit trouver tout naturel que, dans l'impossibilité où j'étais de le proposer pour l'avancement, je l'ai proposé pour la retraite. Le flegme de cette réponse fit tomber la colère du colonel. Non seulement le mémoire ne fut pas publié, mais il ne fut jamais écrit.
Brice se résigna à la retraite. C'était un état dont il avait la pratique. Seulement, il pensa que, cette fois, sa séparation de l'armée était définitive. Il avait soixante ans et huit mois. Il ne songea pas à se retirer à Paris. Il prit le parti de ceux qui n'attendent plus rien de la vie. Son frère l'engageait à se fixer à Nancy auprès de lui. Il décida de revenir dans son pays natal pour y achever ses jours.
A l'encontre de son aine. Charles Brice avait mené une existence paisible. Licencié dans le grade de capitaine en 1815, il était retourné à Lorquin ; il s'y était marié l'année suivante avec une fille du pays, puis il s'était installé à Nancy. La royauté de Juillet l'avait replacé dans l'armée il avait demandé sa retraite à la fin de 1838, alors qu'il était chef d'escadrons de cuirassiers et il était venu habiter Nancy.
Le colonel Brice l'y rejoignit. Il y vécut trois années dont il n'y a rien à dire. Il se plaignait du malheur des temps, des injustices qu'il avait subies : ce sont les propos habituels des vieux soldats dont l'ambition a été déçue.
Le prince Louis Napoléon ne l'oubliait pas. Quelque temps après son évasion de la forteresse de Ham, il lui écrivit de Londres un mot d'affectueux souvenir. Mais Brice se désintéressait de la cause bonapartiste à laquelle il attribuait ses déboires militaires et, en haine de Louis-Philippe qui lui avait fendu l'oreille, il s'affirmait républicain.
ÉPILOGUE
La Mythologie a créé un personnage, Antée, qui reprend de nouvelles forces chaque fois qu'il touche la terre. La mise à la retraite produisait le même effet miraculeux sur la carrière de J. Brice. Il était retraité quand la Révolution de juillet en fit un colonel de cuirassiers, la Révolution de février 1848 devait le rappeler encore une fois à l'activité et lui donner enfin ce grade de général qu'il avait tant désiré.
Le 28 février, le Gouvernement provisoire siégeant à l'Hôtel de Ville arrêtait que le colonel de cavalerie Brice (Joseph-Nicolas-Noël) est nommé général de brigade ». Une lettre autographe du ministre de la guerre Subervie lui annonçait l'heureuse nouvelle. Elle spécifiait que cette nomination récompensait « les honorables services militaires et le patriotisme dont il avait donné des preuves réitérées ». En réalité, le Gouvernement provisoire ne se souciait pas uniquement de réparer les injustices de la royauté constitutionnelle, il désirait surtout s'appuyer sur ceux qu'elle avait mécontentés. Les nombreuses protestations du colonel Brice le désignaient à l'attention des adversaires de Louis-Philippe. Elles lui valurent des étoiles qu'il avait, par ailleurs, bien méritées.
Appelé d'abord au commandement militaire du département des Vosges (3 mars) le général Brice fut bientôt désigné (4 mai) pour exercer le commandement de la 4e subdivision de la 3e division militaire à Verdun. Le 10 décembre 1848, le prince Louis-Napoléon était proclamé par un plébiscite Président de la République. Le général Brice ne parut pas se réjouir de cet événement. Il n'était décidément pas bonapartiste, car sa rancune de l'équipée de Strasbourg ne s'effaçait pas devant le succès du prétendant. Le vieux soldat alliait le culte de Napoléon et les convictions républicaines selon la formule des premières années de l'Empire : République Française : Napoléon Empereur. Il avait passé de trop nombreuses années à maugréer contre le sort, à grogner contre les gens au pouvoir pour adresser au nouveau Président des félicitations enthousiastes. La lettre qu'il lui écrivit de Verdun, le 22 décembre 1848, est caractéristique de sa manière ; «
...Vous avez une sublime et immense mission à remplir. Aussi ai-je la conviction qu'en vous entourant d'hommes politiques probes, nouveaux surtout, vous ne ferez pas défaut au mandat que vos concitoyens vous ont décerné à une si grande majorité. Contribuez de tous vos efforts à taire triompher la prédiction lancée du haut du rocher de Sainte-Hélène par le Grand Homme, pour que l'Europe, dans un temps donné, soit plutôt républicaine que cosaque. En agissant en vue de la réalisation de ce pronostic, vous aurez un jour droit à la reconnaissance du monde entier... ».
Ce sermon ne pouvait pas être agréable au prince ambitieux qui n'avait jamais considéré la Présidence de la République que comme un accès au trône. Les représentations du grognard ne furent pas de son goût. Il comprit qu'il ne pourrait pas l'utiliser pour le coup d'État qu'il projetait et il s'en désintéressa.
Cependant, le général Brice se faisait encore illusion sur son avenir. Rappelé deux fois de la retraite, nommé officier général alors qu'il avait dépassé depuis deux ans la limite d'âge fixée par la loi, il croyait poursuivre le nouvel envol de sa carrière. Il éprouva une première déception lorsqu'il se présenta, en mai 1849, aux élections législatives dans la Meurthe. Il se flattait d'être populaire, et, à ce titre, comptait sur la réussite. Le comité dit napoléonien l'avait présenté en première ligne. Une circulaire faisait valoir ses mérites dans ces termes « Le Souvenir des Corps francs de 1815 l'a placé haut dans l'estime de tous les hommes qui ont admiré les derniers efforts du peuple français pour défendre le sol de la patrie contre l'envahissement de l'étranger; l'estime particulière que lui porte Louis-Napoléon, son exil, ses services en France et en Algérie depuis 1830 sont à la fois le meilleur éloge de son passé et la garantie de son avenir » Malgré ces titres, le général Brice n'obtint que 20.163 voix sur 84.134 votants. L'échec était honorable; mais il s'en irrita. L'ingratitude de ses compatriotes s'ajoutait à la série nombreuse de ses ressentiments.
Sa mise à la retraite d'office, le 15 mars 1850, dès qu'il eut accompli deux années dans le grade de général de brigade, fut le dernier coup qui l'accabla. De même que le gouvernement avait violé la loi en le nommant au-delà de la limite d'âge, de même Brice espérait une nouvelle promotion qui le maintiendrait dans les cadres. Le général d'Hautpoul, ministre de la guerre, lui écrivit une lettre de condoléances, expliquant qu'il était impossible de faire plus longtemps exception en sa faveur. Ce fut en vain le vieux brave crut à une disgrâce. Il l'attribua à la rancune du Prince-Président et déclara tout haut qu'il était victime de sa franchise.
La croix de commandeur de la Légion d'honneur qui lui fut donnée par décret, le 4 avril 1850, ne suffit pas à le consoler d'une retraite qui allait être la dernière.
Il revint à Nancy. Il prit un logement au n° 84 de la rue de l'Equitation et y vécut dans une paix bourgeoise. Il avait cessé de se plaindre des temps et des hommes. Ce soldat qui, au cours de trente-trois années de services, comptait dix-huit ans et demi de guerre, ne parlait jamais de son passé. Il ne souffrait pas qu'on l'interrogeât sur ses exploits. Il était devenu un grand silencieux. Peut-être ses heures de recueillement lui permettaient-elles de repasser les épisodes de sa vie - la charge d'Eylau dans la tourmente de neige, l'aride Sierra espagnole et les glaces meurtrières de la Bérézina, les partisans embusqués dans les forêts ombreuses, les mystérieuses réunions des carbonari, le grand soleil d'Algérie éclairant le blanc minaret des mosquées ? - Peut-être ne marquaient-elles que l'immense fatigue de celui qui, ayant vécu cette émouvante destinée, attendait de sang-froid l'assaut victorieux de la mort.
Elle ne tarda pas. Une année ne s'était pas écoulée depuis sa retraite qu'il décédait. le 3 février 1851, dans cette maison sur laquelle le Souvenir Français a apposé, depuis, une plaque commémorative. L'inscription qu'elle porte est la plus brève des biographies. On aurait pu la compléter ainsi
« Ce Lorrain au coeur ferme fut un ardent honnête homme et un héroïque soldat ».
Octobre-décembre 1922
Raoul Brice.
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