CONSIDERATIONS PATRIOTIQUES
D’UN CITOYEN
LEQUEL, par état et par amour pour le bien de la
chose publique, s’est depuis long-temps et particulièrement
occupé de ce qui peut y préjudicier ou y servir, et qui a publié
et adressé au Gouvernement plusieurs écrits relatifs à cet objet
d’utilité.
A STRASBOURG, DE L'IMPRIMERIE DE LEVRAULT.
MDCCLXXXIX
CONSIDÉRATIONS
PATRIOTIQUES.
Le salut de l’état est le salut de chaque
citoyen; chaque citoyen doit donc faire son possible et employer
ses forces et facultés pour le sauver, quand il est en danger.
Le péril existe, et l’état immensément endetté se trouveroit
bientôt privé de tout crédit, et obligé à une banqueroute qui le
deshonoreroit, s’il n’étoit secouru efficacement.
La nation doit donc voler à son secours ; elle doit faire son
affaire de la dette, user des moyens les plus convenables pour
l’acquitter, et, en remontant aux causes, prendre de sages
mesures pour empêcher à jamais un si grand mal.
Si la dette est prodigieuse, les ressources sont immenses.
La contribution des villes jusqu’à présent exemptes ; la
cessation de tous priviléges ; les offres de la nation, celles
faites par les deux premiers ordres de renoncer à leurs
immunités pécuniaires et de supporter les impôts à raison de
leurs richesses ; la justice qu’ils ont rendue au tiers en
reconnoissant, comme il est arrivé presque dans toutes les
provinces, que par ses services de tous genres, par ses
lumières, son utilité, son nombre, et par tant d’autres
endroits, il convient que dans les assemblées et les
délibérations nationales il ait un nombre de suffrages égal à
celui des deux autres ordres réunis : tous ces témoignages d’un
accord réciproque pour le bien de la chose commune et d’un
patriotisme aussi éclairé qu’il est universel, tous ces
accroissemens de puissance et de revenu public, sont l’aurore du
plus beau jour qui aura éclairé la France, et de la révolution
la plus mémorable pour la nation ; puisqu’elle lui permettra
non-seulement de libérer l’état, de rétablir ses finances, de
les porter sans efforts onéreux au plus haut point, d’en former
un fonds de réserve ou un trésor national, et de voter un
secours extraordinaire si justement dû à un père qui montre
autant d’amour pour ses enfans ; mais encore de travailler avec
succès à une constitution la plus sage possible, et assez
heureuse pour assurer au souverain ses droits et à la nation les
siens, et procurer à l’un et à l’autre toute la puissance, toute
la gloire, toute la prospérité et tout le bonheur désirables.
Cependant pour arriver à ce haut degré de splendeur, et vraiment
jouir d’une constitution et d’une révolution aussi heureuses, ne
le dissimulons pas, quelque sagement que seront établis et
répartis les impôts ; quelque prodigieux que sera
l’accroissement du revenu public ; quelque prudentes que seront
les mesures que l’on prendra à son égard, elles seront
très-insuffisantes, et ce qui constitue la gloire d’une nation
et la félicité publique ne sera jamais notre partage, si nous ne
faisons les plus puissans efforts pour empêcher, arrêter et
remédier à des désordres encore plus funestes pour un état que
celui de ses finances.
Tels sont l’irréligion, la dépravation des moeurs et le luxe,
calamités qui n’ont fait que trop de ravages parmi nous.
« Fils d’Ulisse, disoit Minerve à ce prince au moment de le
quitter, craignez les dieux; cette crainte est le plus grand
trésor du coeur de l’homme : avec elle viendront la sagesse, la
justice, la paix, la joie, les purs plaisirs, la vraie liberté,
la douce abondance et la ce gloire sans tache »
Le défaut de cette crainte ou l’irréligion est donc un obstacle
au bonheur et à la prospérité d’un peuple :
La dépravation lui est tout aussi funeste ; et véritablement des
hommes vicieux et corrompus doivent-ils jouir, sont-ils dignes
de la paix et de la gloire que procurent la vertu et les bonnes
moeurs ?
Quant au luxe, cet ennemi de l’agriculture et de l’agriculteur,
du bon ordre, de l’honnête modestie, de l’aimable pudeur et de
toutes les vertus ; ce pere de l’oisiveté, de la mollesse, de la
sotte vanité, de la profusion, de l'infidélité, et de cent
autres vices : quant à ce fléau, aussi contagieux qu’il est
redoutable, semblable à ces fièvres perfides qui, avec les
apparences de la bénignité, portent de toutes parts la mort et
la dévastation, il ruine, détruit et gangrène les empires ainsi
que les familles, dans le temps même qu’il leur donne l’éclat de
la prospérité, de l’abondance et de la santé.
Il importe donc à la nation, pour son bonheur, de remédier à
d’aussi grands désordres aussi bien qu’à celui de ses finances !
Espérons que la sagesse qui présidera aux règlemens que feront
ses représentans, en dictera les moyens, et qu’elle n’oubliera
aucune des réformes ni aucun des établissemens qui pourront
contribuer à notre gloire et à notre félicité.
Dans les réformes à faire, gardons-nous de quelques-unes qui ont
été proposées et publiées; elles mettroient le comble à nos maux
: celles qui concernent les institutions publiques et la santé,
méritent la plus grande attention ; il en est de même, ce me
semble, de certains articles des coutumes qui font loi, quoique
manifestement injustes. Tel est, dans cette province, celui qui,
pour ajouter à la douleur et à la perte des enfans à qui la mort
a enlevé leurs père et mère, les prive d’une hérédité que la
nature réclame à grands cris et qu’on lui refuse ou plutôt qu’on
lui dérobe malgré ses justes plaintes, et nonobstant toutes les
mesures prises par le testateur pour soustraire ses
arrière-neveux ou petits-neveux à une exhérédation qui répugne
autant à la raison qu’à l’équité naturelle.
Rien de plus cher pour un état que la santé des citoyens.
Cependant l’on ne peut se figurer les atteintes qui lui sont
portées, et surtout dans les campagnes, par une multitude de
téméraires qui, méprisant les ordonnances et se jouant de la vie
des hommes, ne se font aucun scrupule de donner, même dans les
maladies les plus graves, des remèdes, qui, sortis de pareilles
mains, deviennent bientôt de vrais poisons : hommes funestes !
que l’impunité rend de plus en plus osés et nombreux, au grand
préjudice et à la honte de l’humanité, se trouvant quelquefois,
dit-on, parmi eux jusqu’à des destructeurs de la virilité.
Instruit et sensiblement touché des maux que causent ces fléaux
de la société, non-seulement par les victimes que leur ignorance
précipite dans le tombeau, mais encore par la facilité et les
moyens qu’elle donne pour commettre le crime et détourner
l’opprobre, plus d’une fois j’ai élevé la voix, et j’ai
représenté l’horreur de tels brigandages ; mais les ordonnances,
mais les arrêts contre de si grands désordres, semblent être
tombés en caducité.
Je ne m’étendrai pas sur les établissemens à former pour le bien
de la chose publique ; et me contentant de faire des voeux pour
l’exécution de tous ceux qui pourront le procurer, je ne
parlerai que de deux.
Le premier a pour objet d’exciter à la vertu. A cet effet je
désirerois que l’on y attachât un prix ou une marque d’honneur,
et que la nation assemblée voulût statuer que dorénavant un
citoyen qui aura acquis de justes droits à l’estime et à la
reconnoissance publiques, pour avoir pendant un nombre d’années
rempli ses devoirs quelconques et servi la patrie avec
distinction, obtiendra la marque de mérite consacrée à son état
ou à son rang, et que le citoyen, ainsi décoré, sera
non-seulement considéré et traité avec honneur, mais encore aidé
dans sa viellesse, s’il en a besoin, par des secours efficaces
et non mendiés.
Le second servira à encourager les bons patriotes, à faire des
recherches et des observations utiles, à perfectionner les arts,
et notamment ceux qui importent le plus, comme l’agriculture et
tout ce qui y a rapport, soit par des découvertes, soit en
donnant la connoissance des abus ou des pratiques à réformer,
soit autrement.
Ce projet pourra facilement être exécuté par l’établissement,
dans chaque province, d’un bureau qui sera formé de quelques
membres choisis dans ses états ou dans le nombre de ses
académiciens. Ce bureau recevra les mémoires qui lui seront
adressés ; il en fera l’examen ou il les donnera à examiner ;
puis, s’ils sont jugés pouvoir être de grande utilité, il les
rendra publics en faisant l'éloge de leur auteur, et il en fera
distribuer gratuitement des exemplaires dans toutes les
communautés et partout où besoin sera, afin qu’ils soient connus
d’un chacun. Il me seroit aisé de produire plusieurs exemples en
preuve des grands avantages que pourra procurer un tel
établissement ; mais je n’en citerai qu’un. L’académie de cette
province ayant reçu, il y a quelques années, un recueil
d’observations par lesquelles il étoit démontré que par la
manière de traiter les avoines après la coupe, et de les
récolter, la Lorraine et les Trois-Evêchés en perdoient, si la
saison étoit devenue pluvieuse, jusqu’à huit cent mille sacs,
qu’il étoit très-possible de conserver par le moyen le plus
facile, et simplement en changeant de méthode : jugeant ces
observations des plus importantes, elle chargea l’un de ses
membres de les vérifier par des expériences semblables à celles
sur lesquelles étoit fondé le mémoire. Le résultat fut que la
perte étoit quelquefois plus considérable encore, et que pour
l’empêcher, le moyen proposé suffisoit. Quel fruit d’un seul
petit mémoire !
François, vous avez le meilleur des rois; vous êtes nés bons,
généreux, sensibles, compatissans, avides de la gloire,
admirateurs des belles actions, vaillants, industrieux, actifs
et patriotes zélés ; vous avez le germe de toutes les vertus:
soyez d’un accord parfait, réglez vos finances, usez en sages de
leur précieux accroissement, réformez les abus, faites de bons
établissements, épurez vos moeurs, ayez surtout cette crainte si
salutaire ; et bientôt la puissance, la gloire, la félicité de
votre roi et la vôtre, seront sans égales ; bientôt tous les
peuples diront : Heureux sont les François, parce qu’ils ont
connu leurs avantages :
Felices Galli quia sua bona norunt.
Puissent ces considérations et ces apperçus contribuer aux fins
que je me suis proposées !
Puissent mes voeux pour la félicité publique, pour la prospérité
et la splendeur de la nation, pour la gloire et le bonheur de
notre roi, être exaucés dans toute leur étendue !
LOTTINGER,
Ancien premier échevin et médecin pensionné de la ville de
Saarbourg, correspondant au cabinet du roi et de la société
royale de Paris, agrégé honoraire du collège royal des médecins
de Lorraine. |